Auteurs littéraires

compilation de tous les articles du mot-clé

articles associés

Carnets | août 2025

13 août 2025

Ça ne va toujours pas ; plus j’observe les imbrications d’un minuscule changement, plus j’entrevois de nouvelles pistes. En attendant, la base de données est réparée, en distant comme en local. À bien y penser, c’est plus un amusement qu’autre chose. Ces derniers jours, je me suis remis à écrire plus qu’à coder. Je me renferme, me recroqueville. Lectures intenses. J’ai trouvé [un site](https://freeread.de/) avec des textes originaux de Henry S. Whitehead que j’ai commencé à traduire (création d’une nouvelle rubrique : [traductions](https://ledibbouk.net/-traductions-122-.html)). La vision du monde tout autour est devenue si noire que je ne lis plus que des nouvelles fantastiques ou d’horreur de vieux auteurs du XIXe siècle, principalement américains. La langue, souvent archaïque, oblige à y pénétrer lentement, avec d’infinies précautions pour en démonter les structures, les rouages, le vocabulaire. Je n’entrevois pas d’usage pragmatique à cet exercice, sinon l’effet thérapeutique de soigner « le mal par le mal ». S’enfoncer dans l’horreur jusqu’au cou finit par déclencher un spasme, un sursaut, une petite pulsion de vie. Et celle-ci trouve sa fonction réparatrice quasi immédiate lorsqu’au petit matin j’arrose l’ampélopsis ou l’olivier de la cour. Comme si, enfermé dans l’horreur, s’en extraire soudain par une habitude — un simple geste d’emploi du temps — offrait un bref instant, suffisant pour recharger les batteries. Ce serait intéressant d’examiner les conditions les plus propices au plaisir d’être. Les générations précédentes en avaient une définition stricte : travailler beaucoup, se reposer peu, jouir de joies simples. Aujourd’hui, j’ai le sentiment que nous avons élevé le « jouir » à un tel point d’importance que nous en sommes devenus drogués ; et, comme les drogués, il faut chaque jour une dose plus forte. La grande gagnante, c’est notre indifférence presque totale aux autres, au monde, à l’univers. Ce ne sont pas quelques menues interactions numériques — cette illusion d’appartenir à une collectivité — qui y changeront quoi que ce soit. Quand je sors la tête à la fenêtre, pour voir la rue, la ville, les pays, les continents, je ne vois que bêtise, méchanceté, une humanité frelatée. Pathétique. Du coup, je rentre aussitôt la tête. Je ne vivrai sans doute pas aussi longtemps que les honorables tortues marines, mais je commence à éprouver une métamorphose, petit à petit. En me regardant par hasard dans la glace, de dos, j’ai vu que je me voûtais. À moins que ce ne soit la contrepartie inconsciente d’une coupe de cheveux. S. ne m’a pas laissé beaucoup de cheveux sur le crâne. Elle y est allée à la tondeuse. « Tu as dix ans de moins », a-t-elle conclu en coupant le moteur de l’engin, l’air satisfait. Des contreparties, toujours : que je le veuille ou non, il y en a et il y en aura. Si je jouis, il faut qu’à un moment je paie : c’est comme ça depuis le début, pas de risque que ça change. — - Il n’y a pas de fumée sans feu (et sans vouloir faire de mauvais jeu de mots, au vu des circonstances déplorables actuelles). Disons qu’une théorie étrange, aux limites de l’absurde — appelons-la l’hypothèse de « parasites » qu’on attraperait dans l’astral comme un mauvais rhume — aurait au moins le mérite de donner un sens à la folie actuelle. En nommant le site Dibbouk, j’anticipais peut-être déjà la suite de ce qui a commencé en 2019. Cette « chose » vient vous déranger, vous habiter, vous hanter, et ne vous lâche plus tant qu’elle n’a pas absorbé toute votre sève, votre énergie vitale. Je continue de publier des textes sur le site, mais, une fois publié, je referme aussitôt les onglets. Je ne flâne guère. Revient cette forme de béatitude offerte par l’étude, par la lecture, par l’enfouissement. Cela me rappelle un texte de Michaux : « enterrez-moi ». Jamais ces mots n’ont paru si clairs qu’aujourd’hui.|couper{180}

Auteurs littéraires Autofiction et Introspection Technologies et Postmodernité

traductions

La Bête Noire

*Henry St. Clair Whitehead (5 mars 1882 – 23 novembre 1932) fut un écrivain américain de récits fantastiques et horrifiques, mais aussi un clerc épiscopal au parcours riche et atypique. Diplômé de Harvard en 1904 aux côtés de Franklin D. Roosevelt, il y fut un athlète reconnu avant de publier un journal politique à Port Chester, puis de diriger des initiatives sportives pour la AAU. Ordonné diacre en 1912, Whitehead embrassa une carrière religieuse qui le mena à devenir archidiacre des Îles Vierges de 1921 à 1929, notamment à Saint‑Croix. Ce séjour aux Antilles marqua son œuvre : il puisa dans les légendes, les croyances et les rituels vaudous de ces îles un matériau unique, imprégnant ses récits d’un exotisme envoûtant. Correspondant et ami d’H. P. Lovecraft, il contribua dès 1924 à Weird Tales, Strange Tales et autres pulps. Lovecraft lui-même évoqua ses nouvelles comme une « fiction étrange d’une puissance discrète et réaliste », saluant notamment The Passing of a God comme l’apogée de son génie. Après son retour aux États-Unis, Whitehead exerça à Dunedin (Floride), jusqu'à sa mort en 1932. Ses récits, collectés dans des volumes comme Jumbee and Other Uncanny Tales (1944) et West India Lights (1946), continuent d’être célébrés pour la finesse de leur atmosphère et la singularité de leur cadre caribéen.* — - ## La Bête Noire (traduction littérale) En diagonale, de l’autre côté du marché du dimanche de Christiansted, sur l’île de Santa Cruz, en face de la maison connue sous le nom d’Old Moore’s, où j’ai séjourné une saison — c’est-à-dire, le long du côté sud de l’antique place du marché de la vieille ville, bâtie sur l’emplacement abandonné de l’ancienne ville française de Bassin — se dresse, dans une austère grandeur fanée, une autre et bien plus vaste demeure ancienne connue sous le nom de « Gannett’s ». Pendant près d’un demi-siècle, la Gannett House est restée vide et inoccupée, sa solide façade de maçonnerie donnant sur la place du marché affichant un aspect morne et distant, avec ses rangées de fenêtres hermétiquement closes, ses pierres assombries et décolorées, et l’ensemble de son allure, sévère et rebutante. Durant ces cinquante années environ où elle était restée close, lançant un regard sombre et vide à la foule humaine qui passait devant sa masse imposante et ses portes closes et rébarbatives, divers individus avaient tenté, à maintes reprises, de la faire rouvrir. Une telle demeure — l’une des plus vastes résidences privées des Antilles, et aussi l’une des plus belles — ainsi fermée et inutilisée, simplement parce que telle était la volonté de son propriétaire absent, homme arbitraire et plutôt mystérieux, que l’île n’avait pas revu depuis la durée de vie d’un homme mûr, ne pouvait manquer de susciter l’intérêt de locataires potentiels. Je sais, parce qu’il me l’a raconté, que le Révérend Père Richardson, de l’Église anglicane, tenta de l’obtenir en 1926 pour y installer un couvent pour ses religieuses. Pour ma part, j’essayai d’en louer une partie pour la saison ; l’année où, faute d’y parvenir, je pris à la place Old Moore’s — maison aux ombres étranges, aux vastes pièces, aux portes immenses et hautes par lesquelles, d’innombrables fois, Old Moore lui-même, portant — si les rumeurs étaient vraies — un étrange fardeau d’appréhension mentale, avait glissé autrefois, dans un frisson d’anticipation terrible… Une enquête auprès des bureaux du Gouvernement révéla que le vieux Maître Malling, survivant du régime danois, vivant à Christiansted et d’une aide précieuse pour nos fonctionnaires lorsqu’il s’agissait de démêler de vieux documents danois, avait la charge de Gannett’s. Herr Malling, que j’allai voir à son tour, se montra courtois mais ferme : la maison ne pouvait être louée en aucune circonstance ; telles étaient ses instructions — des instructions permanentes, consignées dans ses dossiers. Non, c’était impossible, hors de question. Je me rappelai alors quelques vagues allusions que j’avais reçues à propos d’un vieux scandale. Et puis, soudain, l’occasion se présenta, totalement inattendue. Au début de l’année suivante, on m’informa que la maison avait été rouverte et qu’une dame, Mrs Garde, l’avait occupée, seule avec quelques domestiques. On me dit aussi qu’elle recevait volontiers, et que je pourrais, si je le souhaitais, la rencontrer. Je me rendis donc chez elle. Ce fut par un après-midi brûlant de la saison sèche. Les volets de la façade donnant sur la place étaient grands ouverts, laissant entrer des vagues de lumière dans les pièces immenses. Mrs Garde m’accueillit sur la large véranda, vêtue d’une robe légère aux tons pâles, le visage à la fois cordial et réservé. Elle me parla de son installation, des réparations qu’elle avait dû faire pour rendre la maison habitable, et, presque tout de suite, aborda ce que je n’osais espérer : la raison pour laquelle Gannett House était restée close si longtemps. Elle ne prétendait pas tout savoir, mais disait qu’il y avait « quelque chose » dans la maison. À ce stade, elle me proposa de revenir un soir, en compagnie de mon ami Haydon, pour en parler plus à loisir. Nous revînmes donc, Haydon et moi, deux jours plus tard, vers le milieu de l’après-midi. La chaleur semblait moins lourde que lors de ma première visite, et la véranda, baignée d’ombre, offrait un semblant de fraîcheur. Après quelques minutes de conversation sur des sujets banals, Mrs Garde prit un ton plus grave et commença son récit. — La première fois, dit-elle, c’était il y a plus de quinze ans. Mon mari vivait encore. C’était une nuit chaude, au cœur de la saison des pluies. La maison dormait, et j’étais assise là, justement, à cette place. La lune éclairait la cour, et je pensais à mille choses, quand j’ai senti… oui, senti d’abord, puis entendu… un souffle lourd, irrégulier. Elle hésita, comme si elle revivait l’instant. — J’ai cru qu’un animal s’était introduit. Mais quand j’ai levé les yeux, je n’ai rien vu… rien que l’ombre de l’arbre. Pourtant, le souffle continuait. Puis des pas se sont fait entendre. Lents. Lourds. Comme si quelque chose tournait autour de moi. Elle marqua un silence. — Depuis cette nuit-là, cela revient… sans prévenir. Parfois des mois passent. Parfois plusieurs fois dans la même semaine. Toujours le même ordre : le souffle, les pas… puis l’impression qu’une présence se penche sur vous. Elle nous invita alors à la suivre jusqu’à une aile latérale de la maison. Là, dans une pièce presque nue, elle s’arrêta et désigna le sol : — C’est ici que cela commence souvent. À cet instant, je crus percevoir une légère vibration dans l’air, comme si une onde invisible venait de traverser la pièce. Je ne fis aucune remarque, mais Haydon, qui se tenait à ma gauche, eut un petit mouvement de tête, comme s’il confirmait avoir perçu la même chose. Ce que Mrs Garde nous avait raconté était déjà assez étrange en soi. Mais plus tard, lorsque nous eûmes l’occasion d’examiner certains vieux papiers laissés dans la maison par la famille Gannett, nous trouvâmes quelque chose de plus étrange encore. Il s’agissait d’un cahier relié en cuir, terni et craquelé par le temps, dont le fermoir de cuivre portait une oxydation verte. C’était le journal d’Angus Gannett, daté des années 1840. Une entrée, en particulier, attira notre attention : « La nuit dernière, alors que je traversais la cour, je fus pris d’un malaise soudain. L’air semblait vibrer autour de moi, et je perçus un souffle rauque, proche mais invisible. Puis vinrent des pas, lents, pesants, dont je ne pus discerner la provenance. La lune éclairait la cour, mais je n’y vis aucune créature. Les chiens, habituellement prompts à aboyer, restèrent muets, les oreilles basses. Je crois qu’ils savaient. » D’autres passages du journal décrivaient des incidents similaires, espacés parfois de plusieurs mois. Gannett mentionnait aussi les rumeurs persistantes parmi les esclaves : celles d’un « esprit animal » lié à une cérémonie vaudoue ayant mal tourné, bien avant que la propriété ne passe aux mains de sa famille. Mrs Garde referma le journal avec précaution. — Comme vous le voyez, dit-elle, ce n’est pas un phénomène récent. Et depuis tout ce temps, personne n’a jamais pu le voir clairement… mais tous ceux qui l’ont senti savent qu’il est là. Le soir même, nous restâmes à dîner chez Mrs Garde. La chaleur devint lourde, et un ciel noir comme de l’encre s’abattit sur la plantation. Vers minuit, un bruit soudain rompit le silence : un mugissement puissant, suivi d’un fracas métallique. — Le taureau ! s’exclama Mrs Garde. Nous courûmes jusqu’à l’enclos. Sous la lumière de la lune, le grand taureau noir de la plantation se cabrait, frappant de ses cornes les barrières de bois. Ses yeux roulaient de frayeur, et sa respiration haletante ressemblait à celle d’un animal traqué. Haydon tenta de l’approcher pour le calmer, mais l’animal reculait, évitant quelque chose que nous ne voyions pas. Puis, soudain, il chargea un coin sombre de l’enclos… vide. Le bois éclata, et le taureau s’échappa dans la cour avant de disparaître entre les manguiers. À cet instant, je sentis distinctement ce que Mrs Garde avait décrit : un souffle chaud, animal, mais dont la source restait invisible. Puis un bruit de pas lourds, comme en procession, contournant la maison. Nous suivîmes ces pas jusqu’au vieux jardin, à l’endroit où, selon les anciens, se trouvait jadis un cercle de pierres. C’est là que nous entendîmes, étouffés mais distincts, le battement d’un tambour, le cliquetis métallique d’instruments rituels, et une sorte de chant monotone. Mais il n’y avait personne. La lune éclairait des pierres moussues qui semblaient former un dessin oublié. L’air vibrait comme chauffé par une source invisible. Puis, sans transition, tout s’arrêta : plus de pas, plus de souffle, plus de sons. Les jours suivants furent calmes. Pas de souffle, pas de pas, pas d’agitation chez les animaux. Pourtant, l’impression d’une présence latente persistait. Une semaine plus tard, au matin, un domestique nous prévint qu’il avait trouvé quelque chose au pied des vieux manguiers, près du cercle de pierres. Nous découvrîmes le corps du taureau noir, étendu dans l’herbe humide. Aucune trace de lutte, aucune blessure. Ses yeux ouverts semblaient figés dans une vision d’horreur. Mrs Garde se signa lentement. — C’est terminé, dit-elle d’une voix basse. Pour cette fois. Le taureau fut enterré à l’ombre des manguiers. Ce soir-là, la maison sembla plus légère, comme débarrassée d’un poids invisible. Mais en me couchant, je pensai aux mots d’Angus Gannett dans son journal : « Ce n’est pas une bête ordinaire. C’est un souvenir. Et les souvenirs ne meurent pas vraiment. » Depuis ce jour, je ne suis jamais retourné à la plantation Gannett. Mais parfois, dans mes rêves, il me semble entendre, quelque part dans l’obscurité, ce souffle rauque et ces pas lents qui contournent ma chambre. Et je me réveille, le cœur battant, à l’affût du silence.|couper{180}

Auteurs littéraires documentation fantastique fictions brèves

traductions

Qu’était-ce ? Un mystère

*Fitz-James O’Brien (1828-1862) reste l’un des écrivains les plus singuliers de la littérature fantastique américaine du XIXᵉ siècle. Né en Irlande, il émigre à New York dans les années 1850 et se fait remarquer par ses nouvelles mêlant imagination scientifique et atmosphère surnaturelle, publiées dans les revues littéraires de l’époque (Harper’s Monthly, Atlantic Monthly). Précurseur de la science-fiction et du fantastique modernes, il explore des thèmes comme l’invisibilité, les automates ou les expériences étranges, souvent avec une précision quasi scientifique. Mort jeune, à trente-quatre ans, des suites d’une blessure reçue pendant la guerre de Sécession, il laisse une œuvre brève mais influente. Sa nouvelle What Was It ? A Mystery (Qu’était-ce ? Un mystère), publiée en 1859, est considérée comme l’un des tout premiers récits mettant en scène une créature invisible — bien avant H.G. Wells.* Pour une version plus *contemporaine" c'est [ici](https://ledibbouk.net/qu-etait-ce-un-mystere-2.html) — - ## Qu’était-ce ? Un mystère J’avoue qu’avec une certaine appréhension, je me décide à relater l’histoire étrange qui suit. Les faits que je vais exposer sont si extraordinaires, si inédits, que je m’attends d’avance à susciter incrédulité et moqueries. J’accepte tout cela sans broncher. J’ose espérer avoir le courage littéraire d’affronter l’incrédulité. Après mûre réflexion, j’ai résolu de raconter, aussi simplement et directement que possible, quelques événements survenus sous mes yeux au mois de juillet dernier, et qui, dans les annales des mystères de la science physique, n’ont absolument aucun équivalent. J’habite au numéro ---- de la Vingt-Sixième Rue, dans cette ville. La maison, à bien des égards, est singulière. Depuis deux ans, elle traîne la réputation d’être hantée. C’est une grande et belle demeure, autrefois entourée d’un jardin, aujourd’hui réduit à un simple enclos herbeux servant à faire sécher du linge. La vasque asséchée d’une ancienne fontaine, et quelques arbres fruitiers effilochés, non taillés, témoignent qu’il fut jadis un agréable refuge ombragé, parfumé de fleurs et animé du doux murmure de l’eau. L’intérieur est spacieux : un vaste hall ouvre sur un grand escalier en spirale s’élevant en son centre, et les différentes pièces sont d’une ampleur imposante. Elle fut construite il y a une quinzaine ou une vingtaine d’années par M. A----, un marchand new-yorkais bien connu, qui, il y a cinq ans, jeta le monde des affaires dans la stupeur par une fraude bancaire retentissante. M. A----, comme chacun le sait, s’enfuit en Europe, où il mourut peu après, le cœur brisé. Presque aussitôt la nouvelle de sa mort confirmée, le bruit courut dans la Vingt-Sixième Rue que le numéro ---- était hanté. Des procédures légales avaient dépossédé la veuve du propriétaire, et la maison n’était plus occupée que par un gardien et sa femme, placés là par l’agent immobilier qui en avait la charge pour la louer ou la vendre. Ces derniers affirmèrent être tourmentés par des bruits surnaturels. Des portes s’ouvraient sans qu’on puisse en voir l’auteur. Le maigre mobilier resté épars dans les pièces se retrouvait, au matin, empilé les uns sur les autres par des mains invisibles. On entendait, même en plein jour, des pas descendre et monter l’escalier, accompagnés du froissement de robes de soie inexistantes et du glissement de doigts impalpables le long de la rampe. Le couple assura qu’il ne resterait pas une semaine de plus. L’agent immobilier se moqua d’eux, les congédia et plaça d’autres locataires à leur place. Les phénomènes se répétèrent. Le quartier reprit l’histoire à son compte, et la maison resta inoccupée trois ans durant. Plusieurs personnes se montrèrent intéressées pour l’acquérir ; mais toujours, avant que la transaction ne soit conclue, elles entendaient ces rumeurs inquiétantes et se retiraient. C’est dans cet état de choses que ma logeuse — qui tenait alors une pension dans Bleecker Street et souhaitait s’installer plus au nord — eut l’idée audacieuse de louer le numéro ---- de la Vingt-Sixième Rue. Elle avait sous son toit une clientèle plutôt hardie et philosophique, et nous exposa franchement tout ce qu’elle avait entendu sur le caractère “hanté” de la maison où elle voulait nous emmener. À l’exception de deux pensionnaires timorés — un capitaine de marine et un Californien fraîchement revenu — qui annoncèrent aussitôt leur départ, tous les hôtes de Mme Moffat déclarèrent qu’ils l’accompagneraient dans cette incursion chevaleresque au royaume des esprits. Notre déménagement eut lieu au mois de mai, et nous fûmes tous enchantés de notre nouvelle demeure. La portion de la Vingt-Sixième Rue où elle se trouve — entre la Septième et la Huitième Avenue — est l’un des quartiers les plus agréables de New York. Les jardins à l’arrière des maisons, qui descendent presque jusqu’à l’Hudson, forment, l’été, une véritable allée de verdure. L’air y est pur et vivifiant, venant droit des hauteurs de Weehawken. Même le jardin mal entretenu qui bordait notre maison sur deux côtés, bien qu’un peu encombré de cordes à linge les jours de lessive, nous offrait un carré d’herbe à contempler et un coin frais, le soir, où nous fumions nos cigares dans le crépuscule, en regardant les lucioles allumer et éteindre leurs lanternes dans l’herbe haute. À peine installés au numéro ---- que nous guettions déjà les fantômes. Nous attendions leur apparition avec une impatience presque enfantine. À table, les conversations tournaient invariablement au surnaturel. L’un des pensionnaires, qui avait eu l’imprudence d’acheter La face cachée de la nature de Mrs. Crowe pour sa lecture personnelle, devint l’ennemi public : on lui reprochait de ne pas en avoir acheté vingt exemplaires. Sa vie fut un enfer : s’il posait le livre un instant et quittait la pièce, il se retrouvait aussitôt subtilisé et lu à voix basse, en comité restreint, dans un coin. Pour ma part, je devins rapidement un personnage important, car il avait filtré que j’étais assez versé dans l’histoire du surnaturel et que j’avais autrefois publié, dans Harper’s Monthly, une nouvelle intitulée Le Pot de tulipes, dont le point de départ était un fantôme. Si une table craquait ou si un panneau de lambris se déformait alors que nous étions réunis dans le grand salon, le silence se faisait aussitôt, et chacun se préparait à entendre le cliquetis des chaînes ou à voir surgir une silhouette spectrale. Après un mois de cette excitation psychologique, il fallut bien reconnaître, non sans dépit, que rien, absolument rien, d’approchant le surnaturel ne s’était manifesté. Seul le majordome noir assura qu’une bougie s’était éteinte toute seule pendant qu’il se déshabillait pour la nuit. Mais comme il m’était déjà arrivé de le surprendre dans un état où une bougie lui apparaissait en double, je supposai que, s’il avait poussé ses libations un peu plus loin, il avait pu inverser le phénomène et ne plus en voir du tout là où il y en avait une. Les choses en étaient là lorsqu’un événement survint, si terrible et inexplicable que ma raison vacille encore au souvenir de cette nuit. C’était le 10 juillet. Après le dîner, je me rendis avec mon ami, le docteur Hammond, dans le jardin pour fumer notre pipe du soir. Nous étions d’humeur étrangement philosophique. Allumant nos larges fourneaux d'écume de mer , bourrées d’un fin tabac turc, nous nous mîmes à marcher de long en large en discutant. Une étrange force semblait détourner notre conversation de toute légèreté. Impossible de rester sur les sujets lumineux où nous voulions l’amener. Inévitablement, nos pensées glissaient vers des rives sombres et désertes, où flottait une pénombre oppressante. Nous avions beau évoquer, comme à notre habitude, les bazars éclatants de l’Orient, la splendeur du règne de Haroun, les harems et les palais dorés, des ifrits noirs, tels celui que le pêcheur libéra de sa jarre de cuivre, se dressaient sans cesse dans nos propos, grandissaient jusqu’à occulter toute clarté. Peu à peu, nous cédâmes à cette influence obscure et nous nous laissâmes aller à des spéculations lugubres. Nous parlâmes de la tendance humaine au mysticisme et de l’attrait presque universel pour le Terrible, quand Hammond me demanda soudain : — Selon toi, quel est l’élément le plus effrayant qui soit ? La question me prit au dépourvu. Certes, beaucoup de choses sont effrayantes : trébucher sur un cadavre dans le noir ; voir, comme il m’est arrivé, une femme emportée par un fleuve rapide, les bras tendus, le visage déformé d’horreur, criant jusqu’à se briser la voix, pendant que, figés derrière la vitre d’une fenêtre surplombant de vingt mètres la rivière, nous la regardions sombrer sans pouvoir lever le moindre geste… Ou encore croiser, en mer, l’épave d’un navire sans âme qui vive, flottant comme au hasard : l’ampleur du drame qu’elle suggère, voilée par l’absence de témoins, glace le sang. Mais je compris pour la première fois qu’il devait exister une incarnation suprême de la peur, un “roi des terreurs” auquel toutes les autres se soumettent. Quel pouvait-il être ? De quelles circonstances naîtrait-il ? — Je n’y ai jamais réfléchi, répondis-je. Qu’il existe une chose plus terrifiante que toutes les autres, je le crois. Mais impossible d’en donner ne serait-ce qu’une esquisse. — Je suis un peu comme toi, Harry, dit Hammond. Je sens que je pourrais éprouver une frayeur encore jamais conçue par l’esprit humain… quelque chose qui mêlerait, dans une union monstrueuse, des éléments qu’on croyait incompatibles. Les voix dans Wieland de Charles Brockden Brown sont terribles ; l’apparition du “Gardien du Seuil” dans Zanoni de Bulwer-Lytton l’est tout autant… mais il y a pire encore. — Écoute, Hammond, épargnons-nous ce genre de propos, veux-tu ? — Je ne sais pas ce que j’ai ce soir, répondit-il, mais mon esprit ne cesse d’aller vers des visions étranges et effrayantes. Je crois que je pourrais écrire une histoire à la manière de Hoffmann, si seulement je maîtrisais assez bien le style. — Dans ce cas, repris-je, je te souhaite bonne nuit. Il fait une chaleur étouffante. — Bonne nuit, Harry. Que tes rêves soient agréables. — À toi aussi, sinistre compagnon… afrits, goules et enchanteurs compris. Nous nous séparâmes et chacun gagna sa chambre. Je me déshabillai rapidement et me glissai dans mon lit, emportant, comme à mon habitude, un livre que je lisais jusqu’à sombrer dans le sommeil. À peine avais-je posé la tête sur l’oreiller que j’ouvris l’ouvrage… pour le lancer aussitôt à l’autre bout de la chambre. C’était l’Histoire des monstres de Goudon, un curieux volume français que j’avais récemment rapporté de Paris. Dans l’état d’esprit où je me trouvais, c’était tout sauf une lecture apaisante. Je résolus donc de dormir immédiatement. J’abaissai le bec de gaz jusqu’à ce qu’il ne reste plus qu’un minuscule point bleu à son sommet, et je me mis en quête du repos. La chambre était dans une obscurité totale ; cette lueur résiduelle n’éclairait pas à plus de trois centimètres autour du brûleur. Je passai mon bras sur mes yeux, comme pour me protéger même de cette ténèbre, et tentai de ne penser à rien. En vain. Les thèmes qu’Hammond et moi avions effleurés au jardin revenaient sans cesse. J’essayai de dresser des murailles mentales pour les écarter, mais ils se faufilaient malgré tout. Je restai immobile comme un cadavre, pensant que l’inaction physique hâterait le repos de l’esprit… C’est alors qu’un incident effroyable survint. Quelque chose tomba, apparemment du plafond, droit sur ma poitrine. L’instant d’après, deux mains osseuses m’encerclèrent la gorge et serrèrent pour m’étrangler. Je ne suis pas un lâche et je possède une certaine force physique. L’attaque, loin de me paralyser, me mit les nerfs en tension maximale. Mon corps réagit avant que mon esprit n’ait le temps de mesurer l’horreur de la situation : j’enroulai mes bras autour de la créature et la pressai contre ma poitrine de toutes mes forces. En quelques secondes, les mains lâchèrent ma gorge et je pus à nouveau respirer. Alors commença une lutte d’une intensité inouïe. Plongé dans une obscurité absolue, ignorant tout de la nature de mon assaillant, je sentais ma prise glisser sans cesse, comme si sa peau était nue et lisse. Je reçus des morsures aiguës à l’épaule, au cou et à la poitrine. Il me fallut protéger ma gorge contre ces mains agiles et puissantes que je n’arrivais pas à immobiliser. La combinaison de ces facteurs exigeait toute ma force, toute ma ruse, toute mon endurance. À force d’efforts presque surhumains, je parvins enfin à le renverser. Genou sur ce qui semblait être sa poitrine, je sus que j’avais l’avantage. Je repris mon souffle. Je l’entendais haleter dans le noir, sentais les battements précipités de son cœur. Épuisé, il l’était autant que moi — un maigre réconfort. Je me rappelai alors que je gardais toujours sous mon oreiller un grand mouchoir de soie jaune pour la nuit. Je le trouvai à tâtons et parvins, tant bien que mal, à lui entraver les bras. Je me sentais enfin relativement en sécurité. Restait à allumer le gaz pour voir la créature et alerter la maison. Sans lâcher prise, je le tirai hors du lit et, pas à pas, atteignis le bec de gaz. D’une main, j’ouvris brusquement le robinet. Une lumière vive emplit la pièce. Je me retournai vers mon prisonnier… Et je ne vis rien. Impossible de décrire mes sensations à cet instant. Je crois que j’ai dû pousser un cri, car moins d’une minute plus tard, ma chambre était pleine de monde. Je frémis encore en pensant à ce moment : j’avais un bras enserrant fermement une forme tangible, respirante, haletante ; ma main droite serrait une gorge chaude, apparemment de chair et de sang… et pourtant, sous cette lumière éclatante, je ne voyais rien. Pas même un contour. Pas l’ombre d’une vapeur. Je ne peux toujours pas, même aujourd’hui, reconstituer mentalement la situation. L’imagination s’y brise. La chose respirait ; je sentais son souffle chaud sur ma joue. Elle se débattait avec force. Ses mains me saisissaient. Sa peau était lisse comme la mienne. Elle pesait de tout son poids contre moi… et pourtant elle était invisible. Je m’étonne de ne pas avoir perdu connaissance ou la raison sur-le-champ. Au lieu de relâcher ma prise, une force étrange sembla m’envahir, et je serrai encore plus fort, jusqu’à sentir la créature frissonner de douleur. À ce moment, Hammond entra, suivi de quelques pensionnaires. En me voyant, il se précipita : — Par le ciel, Harry ! Qu’est-ce qui se passe ? — Hammond ! Accours ! C’est… c’est affreux ! J’ai été attaqué dans mon lit par… quelque chose… je le tiens… mais je ne peux pas le voir ! Les autres, massés derrière lui, laissèrent échapper des rires nerveux. Cette moquerie me rendit fou de rage. Qu’on se moque d’un homme dans ma situation ! Un instant, j’aurais voulu les voir frappés de la même terreur. — Hammond, pour l’amour de Dieu, aide-moi ! Je ne pourrai pas le retenir longtemps… Il m’épuise ! Il s’approcha, d’abord sceptique. Mais lorsqu’il posa la main à l’endroit que je lui indiquais, il poussa un cri d’horreur. Il l’avait senti. En un instant, il trouva une corde dans la chambre et, sans lâcher prise, commença à ligoter le corps invisible. — C’est bon, Harry. Laisse-le, maintenant. Il ne peut plus bouger. Brisé de fatigue, je relâchai enfin mon étreinte. Hammond tenait les extrémités de la corde, enroulées autour de ses mains. Devant lui, les nœuds et les boucles dessinaient un vide, comme si elles emprisonnaient un fantôme. Les spectateurs, malgré la peur qui se lisait sur leur visage, n’osèrent pas s’approcher. Certains s’enfuirent. Les autres restèrent agglutinés près de la porte, incapables de se décider à avancer. Ils doutaient, mais n’osaient vérifier par eux-mêmes. Alors Hammond et moi, surmontant notre répugnance, soulevâmes ensemble la créature et la déposâmes sur mon lit. Elle pesait à peu près comme un adolescent de quatorze ans. — Regardez bien, dis-je. Vous allez voir que c’est un corps solide, quoique invisible. Observez le matelas. À un signal, nous lâchâmes prise. On entendit le bruit mat d’un corps tombant sur le lit, les ressorts gémirent, et un creux net se forma sur l’oreiller et la couverture. Un cri collectif retentit… et ils s’enfuirent tous, nous laissant seuls avec le mystère. Nous restâmes un moment silencieux, écoutant la respiration irrégulière de la créature sur le lit et observant les draps qui frémissaient sous ses efforts pour se libérer. Puis Hammond parla : — Harry… c’est effroyable. — Oui… effroyable. — Mais pas inexplicable. — Pas inexplicable ? Comment peux-tu dire ça ? Jamais rien de tel n’est arrivé depuis que le monde existe. Je ne sais pas quoi penser. Par Dieu, pourvu que je ne sois pas fou, que tout ceci ne soit pas un délire ! — Raisonnons, Harry. Voilà un corps solide, que nous touchons, mais que nous ne voyons pas. C’est si inhabituel que cela nous terrifie. Mais n’existe-t-il pas des parallèles ? Prenons un morceau de verre pur : il est tangible et transparent. Théoriquement, on pourrait fabriquer un verre si homogène qu’il ne réfléchirait pas un seul rayon, comme l’air que nous sentons mais ne voyons pas. — D’accord, mais le verre ne respire pas, l’air non plus. Cette chose a un cœur qui bat, des poumons qui fonctionnent, une volonté. — Tu oublies les phénomènes dont on parle aux séances de spiritisme : ces mains invisibles qu’on sent parfois, chaudes, palpables… et pourtant qu’on ne voit pas. — Tu penses donc que… — Je ne sais pas ce que c’est, répondit-il gravement. Mais, par les dieux, avec ton aide, je compte bien l’étudier à fond. Nous veillâmes toute la nuit, fumant pipe sur pipe, près de ce corps invisible qui finit par s’apaiser et, à en juger par sa respiration lente et régulière, s’endormit. Le lendemain, toute la maison était en émoi. Personne, à part nous, n’osait entrer dans la chambre. Les draps bougeaient tout seuls, preuve que l’être était réveillé et se débattait. Ce spectacle, ces signes indirects d’une lutte invisible, étaient d’une horreur difficile à décrire. Hammond et moi avions cherché, pendant la nuit, un moyen de découvrir son apparence. En le palpant, nous avions constaté que sa forme était humaine : une tête ronde, lisse, sans cheveux ; un nez à peine saillant ; des mains et des pieds semblables à ceux d’un adolescent. D’abord, nous songeâmes à tracer son contour sur une surface plane, comme un cordonnier dessine un pied. Mais cela ne donnerait qu’une silhouette inutile. Alors, une idée me vint : prendre un moulage en plâtre de Paris. On obtiendrait ainsi une reproduction exacte. Restait à résoudre un problème : il fallait qu’il tienne immobile. Nous décidâmes de l’endormir au chloroforme. Hammond fit venir le docteur X----, qui, après un moment de stupeur, procéda à l’anesthésie. En trois minutes, la créature était inconsciente. Nous retirâmes ses liens et, aidés d’un mouleur renommé, recouvrîmes son corps invisible d’argile humide pour former le moule. Quelques heures plus tard, nous tenions enfin sa reproduction : un être de petite taille, trapu, à la musculature impressionnante, mais au visage d’une laideur inimaginable. Une sorte de caricature humaine, qui rappelait vaguement l’idée qu’on se ferait d’un goule, apte à se nourrir de chair humaine. Une fois notre curiosité satisfaite, et après avoir lié tous les habitants de la maison au secret, restait à décider du sort de l’énigme. Il était impensable de la garder parmi nous, et tout aussi impensable de la relâcher dans le monde. Pour ma part, j’aurais voté sans hésiter pour sa destruction, mais qui accepterait d’en assumer la responsabilité ? Jour après jour, nous délibérâmes. Les pensionnaires finirent par partir un à un. Madame Moffat, désespérée, menaça Hammond et moi de poursuites si nous ne débarrassions pas sa maison de « l’Horreur ». Nous répondîmes : « Nous pouvons partir, si vous voulez, mais nous n’emmènerons pas cette chose. C’est chez vous qu’elle est apparue. C’est donc à vous d’agir. » Évidemment, elle n’avait pas de réponse. Et elle ne trouva personne — pas même contre rémunération — prêt à approcher la créature. Le plus étrange, c’est que nous ignorions totalement de quoi elle se nourrissait. Nous lui présentâmes toutes sortes d’aliments, en vain. Jour après jour, nous assistions au spectacle des draps qui se soulevaient, des respirations haletantes, et nous savions qu’elle dépérissait. Dix jours passèrent. Puis douze. Puis deux semaines. Elle vivait toujours, mais le battement de son cœur faiblissait, sa respiration se faisait rare. Elle mourait de faim. Cette agonie invisible me hantait. Aussi horrible qu’elle fût, il était insupportable de la voir — ou plutôt de ne pas la voir — souffrir ainsi. Un matin, elle était morte. Froide et raide, sans souffle, sans battement. Hammond et moi l’enterrâmes aussitôt dans le jardin. Ce fut un enterrement étrange : un corps invisible glissé dans un trou humide. Quant au moulage, je l’offris au docteur X----, qui le conserva dans son cabinet de curiosités, dixième rue. Aujourd’hui, à la veille d’un long voyage dont je pourrais ne pas revenir, j’ai consigné par écrit ce récit, le plus singulier de toute mon existence.|couper{180}

Auteurs littéraires fantastique

Lectures

H. P. Lovecraft : lire pour écrire — de la quête au système

Carte interactive Lovecraft Introduction La littérature de Lovecraft ne naît pas dans un vide : elle s’appuie sur une culture accumulée avec méthode. Lui qui se disait « amateur d’antiquités, de science et de rêves » a développé, au fil des années, une véritable stratégie de recherche de lectures. De Providence à New York, ses lieux de prédilection, ses outils et ses habitudes évoluent, passant de l’errance curieuse à une maîtrise méthodique de ses sources. I. Providence : le creuset initial Lieux de lecture : Providence Public Library (225 Washington St.) : terrain de chasse principal pour la littérature, l’histoire et les sciences. Bibliothèque de Brown University (John Hay Library) : accès indirect grâce à des amis, pour consulter des ouvrages plus rares. Librairies d’occasion : Snow & Farnham, petites échoppes du centre-ville. Prêts d’amis et de correspondants : certains envoient des livres par la poste. Matériel à Providence : Carnets de notes : blocs lignés bon marché (Dennison, Eaton’s) pour griffonner résumés et citations. Stylos : Waterman’s Ideal et Sheaffer Lifetime. Papier : Eaton’s Highland Linen pour correspondance soignée, papier générique ivoire pour notes brutes. Organisation : rangement des notes et extraits dans des chemises manille thématiques. II. New York : la boulimie ciblée (1924-1926) Lieux de lecture : New York Public Library (5th Ave & 42nd St.) : accès gratuit, collections massives en histoire, science, folklore. Librairies de 4th Avenue (Book Row) : une dizaine de bouquinistes où il chine éditions anciennes et ouvrages de niche. Wanamaker’s et McBlain’s Stationery : papeterie, parfois rayon livres. Bibliothèques de quartier à Brooklyn Heights et Red Hook. Matériel à New York : Carnets portables : petits blocs spiralés ou cousus (Dennison, Globe-Wernicke). Encre : Carter’s Ink ou Sanford’s (moins chère). Organisation : méthode nomade, notes regroupées dans enveloppes kraft ou chemises, souvent renvoyées à Providence. III. Retour à Providence : la maîtrise (1926-1937) Lieux de lecture : Providence Public Library. John Hay Library pour ouvrages rares. ( à voir le site Tiers-livre pour des images de celle-ci ) Bouquinistes pour constituer sa bibliothèque personnelle. Matériel à Providence (maturité) : Carnets par sujet (science, histoire, etc.). Classement intégré : notes vers chemises manille thématiques, intégrées à la correspondance et réutilisées en fiction. Papier carbone Carter’s Midnight Blue pour conserver un double des notes. Stylos : préférence finale pour le Sheaffer Lifetime. IV. Lire sans moyens : la stratégie d’un pauvre érudit Lovecraft vécut presque toute sa vie dans une grande pauvreté. Pourtant, il lut et posséda un nombre impressionnant de livres, grâce à plusieurs stratégies : Priorité absolue à la lecture, en réduisant toutes les autres dépenses. Achat d’occasion. Échanges et dons d’amis et correspondants. Prêts à long terme. Éditions bon marché comme Everyman’s Library ou Modern Library. Accès massif aux bibliothèques publiques et universitaires. V. De l’amateur au méthodicien Avant 1924 : lectures guidées par le hasard, notes éparses. 1924-1926 : phase boulimique, accès illimité aux grandes bibliothèques, accumulation massive. 1926-1937 : sélection plus ciblée, intégration dans un système épistolaire et thématique. Conclusion Lovecraft n’a jamais cessé de lire, mais il a appris à canaliser ses lectures et à les fixer matériellement pour mieux les exploiter. Sa pauvreté ne l’a pas empêché de se constituer une culture immense — elle l’a forcé à l’ingéniosité.|couper{180}

Auteurs littéraires Lovecraft

fictions

Dans la langue de l’autre

Józef avait huit ans quand son père se mit à traduire Shakespeare. C'était à Vologda, dans cette ville du nord de la Russie où l'on vous envoie quand vous avez eu des idées, des idées sur la Pologne par exemple, ou sur la liberté, enfin des idées qui dérangent. Apollo Korzeniowski en avait eu, des idées. Résultat : l'exil. Avec femme et enfant, s'il vous plaît, parce que dans ce genre de situation on ne vous fait pas de cadeau. La tuberculose, ça ne pardonne pas non plus. Ewa Korzeniowski mourut en 1865, laissant Apollo seul avec le petit Józef dans cette ville aux consonnes impossibles. Alors Apollo se mit à traduire. Pour gagner trois kopecks, d'abord, parce qu'il faut bien vivre. Mais aussi, on peut le supposer, pour ne pas devenir fou. Traduire Shakespeare en polonais quand on est coincé au fin fond de la Sibérie occidentale, c'est une forme de résistance. Ou de folie douce. Les deux peut-être. Józef regardait son père penché sur ses dictionnaires. Apollo avait cette manie de lire à voix haute en traduisant, testant les sonorités, cherchant le rythme juste. "To be or not to be", puis quelque chose en polonais que l'enfant ne retenait pas, puis de nouveau "To be or not to be". L'anglais s'incrustait dans la tête du gamin comme une mélodie étrange. Plus tard, beaucoup plus tard, Józef devenu Joseph Conrad écrira que sa première rencontre avec l'anglais eut lieu dans cette baraque de Vologda, par l'intermédiaire d'Hamlet et d'un père qui traduisait pour ne pas sombrer. Apollo traduisait aussi Victor Hugo. Les Travailleurs de la mer, tiens, comme c'est curieux. Hugo écrivant son roman sur une île - Guernesey - pendant son propre exil, Apollo le traduisant dans le sien. Deux îles d'exil qui se parlent à travers les langues. Le petit Józef entendait défiler les tempêtes, les pieuvres géantes, les marins perdus. Il ne savait pas encore qu'il passerait sa vie sur des bateaux, que la mer deviendrait son métier, son obsession, sa métaphore de prédilection pour dire l'inquiétude humaine. Inquiétude, inquietudo en latin. Négation du repos. Apollo ne trouvait pas le repos, comment l'aurait-il transmis à son fils ? Dans les dernières années à Vologda, puis après l'amnistie quand ils purent s'installer à Cracovie, Apollo ressemblait à ces personnages de Conrad qui ne tiennent plus en place, qui sont hantés par quelque chose d'innommable. Le petit Józef l'observait. Il apprenait, sans le savoir, ce que c'est qu'un fugitif. Apollo mourut en 1869. Józef avait onze ans. L'orphelin fut confié à son oncle Tadeusz, homme raisonnable qui trouvait que les Korzeniowski avaient décidément le sang trop chaud. "Ton père était un rêveur", répétait-il au gamin. Sous-entendu : toi, ne rêve pas, sois pragmatique, trouve-toi une belle situation dans l'administration autrichienne. Józef hochait la tête. Mais il pensait à autre chose. Aux bateaux, par exemple. Aux îles lointaines. À l'anglais d'Hamlet qui résonnait encore dans sa tête. En 1874, à seize ans, il fila à Marseille. Comme ça, du jour au lendemain. L'oncle Tadeusz n'y comprenait rien. Le gamin avait pourtant tout pour réussir : intelligence, éducation, relations. Mais non, il voulait naviguer. "C'est le sang Korzeniowski", soupirait l'oncle. Le sang des rêveurs, des exilés volontaires, de ceux qui ne tiennent pas en place. À Marseille, Józef découvrit le français. Nouvelle langue, nouvelle personnalité. Il s'adapta, comme il avait appris à s'adapter en Russie, puis en Autriche-Hongrie. Les langues, c'était son affaire. Il en collectionnait les accents, les tournures, les façons de dire le monde. Le polonais pour l'enfance et la douleur, le français pour l'aventure et l'élégance, l'anglais pour... eh bien, on verrait. En 1878, nouveau départ : l'Angleterre. Józef ne parlait que quelques mots d'anglais, ceux d'Hamlet resurgi du passé. Mais il apprit vite. Il apprit en naviguant, en écoutant les ordres, en lisant Dickens et Thackeray pendant les longues traversées. Il apprit comme on apprend une musique, par imprégnation. Sauf que cette musique-là, il la parlait avec un accent impossible. Toute sa vie, on se moquera de son anglais. Tant mieux : cet anglais d'étranger, c'était son style. Vingt ans de marine marchande. Vingt ans à accumuler les histoires, les types louches, les situations impossibles. Un jour à Bangkok, un autre à Sydney, un troisième au Congo. Józef observait, notait mentalement. Il ne savait pas encore qu'il deviendrait écrivain, mais il stockait déjà la matière première. Ces marins alcooliques, ces administrateurs coloniaux, ces indigènes mystérieux - tout cela finirait dans des livres. Dans des livres en anglais, s'il vous plaît. Parce que entre-temps Józef était devenu Joseph Conrad, citoyen britannique et futur maître de la prose anglaise. L'ironie de l'histoire. En 1889, Conrad commença Almayer's Folly. Premier roman, première expérience de l'écriture en anglais. Il traduisait littéralement ses pensées du français vers l'anglais, créant au passage une langue impossible, un anglais teinté de gallicismes et d'étrangeté polonaise. Les éditeurs ne savaient qu'en penser. Ce type écrivait comme personne, mais vraiment comme personne. C'était exaspérant et fascinant. Conrad lui-même ne comprenait pas très bien ce qui lui arrivait. Il se retrouvait à Londres, dans un petit appartement de célibataire, en train d'inventer des histoires. Lui qui avait passé sa vie à fuir - la Pologne, puis la France, puis la routine de la marine marchande - il se retrouvait assis à une table, immobile pour la première fois de son existence. Mais l'inquiétude était toujours là. Elle avait simplement changé de forme. Dans Tales of Unrest, son premier recueil de nouvelles, Conrad mit en scène des fugitifs. Karain, ce chef malais hanté par ses fantômes. L'administrateur colonial d'An Outpost of Progress qui devient fou dans la brousse africaine. Tous ces personnages que quelque chose poursuit, quelque chose d'invisible et d'inexorable. Conrad savait de quoi il parlait. Il avait grandi avec un père fugitif, il était lui-même un fugitif, un apatride qui avait trouvé refuge dans l'anglais. L'anglais de Conrad n'appartenait à personne. Ce n'était ni l'anglais d'Oxford ni celui de la rue. C'était une langue d'invention, forgée par quelqu'un qui pensait en trois langues à la fois. Quand il écrivait "the horror, the horror" dans Heart of Darkness, on entendait derrière toute l'histoire de l'Europe, les exils, les révolutions ratées, les empires qui s'effondrent. Kurtz au Congo, c'était aussi Apollo à Vologda : le même isolement, la même dérive vers l'innommable. Les critiques anglais ne savaient que faire de Conrad. Trop compliqué pour les amateurs d'aventures maritimes, trop exotique pour les littéraires. Mais Henry James avait compris tout de suite. Lui aussi venait d'ailleurs, lui aussi écrivait dans une langue qui n'était pas tout à fait la sienne. Ils se rencontrèrent, se reconnurent. James disait que Conrad avait "le génie de l'inquiétude". Conrad répondait que James était "trop gentil". Ils se comprenaient. En 1914, Conrad retourna en Pologne pour la première fois depuis quarante ans. Avec sa femme anglaise et ses fils qui ne parlaient pas polonais. Étrange retour aux sources : les sources avaient changé, lui aussi. Il se promenait dans Cracovie comme un touriste dans sa propre jeunesse. L'oncle Tadeusz était mort depuis longtemps. Apollo aussi, évidemment. Ne restait que la maison où l'enfant avait entendu traduire Shakespeare. La guerre éclata pendant qu'ils étaient là. Les Conrad durent rentrer en catastrophe en Angleterre. Nouveau départ, nouvelle fuite. Conrad avait soixante ans, il était devenu un écrivain respecté, mais il était toujours en mouvement. L'inquiétude, ça ne se soigne pas. Il mourut en 1924, citoyen britannique célébré par toute l'Europe littéraire. Ses funérailles furent suivies par des délégations venues de partout. On traduisait ses livres dans toutes les langues, y compris en polonais. Le gamin de Vologda était devenu un classique. Mais au fond, il était resté fidèle à son héritage : comme son père Apollo, comme Hugo à Guernesey, comme Byron en Italie, il avait fait de l'exil une force créatrice. Il avait prouvé qu'on peut écrire de grands livres dans la langue de l'autre, à condition d'y mettre toute son inquiétude. L'exil, au final, c'était peut-être ça : apprendre à habiter la langue comme on habite un pays qui ne vous appartient pas tout à fait, mais où l'on peut quand même construire quelque chose de durable. Conrad y était arrivé. Il avait fait de l'anglais sa patrie définitive, sans pour autant oublier d'où il venait. Une belle revanche sur l'histoire, une victoire par K.O. de la littérature sur le déracinement. Voilà. L'histoire d'un homme qui a passé sa vie à traduire, d'une langue à l'autre, d'un pays à l'autre, de l'expérience vécue aux mots écrits. Un homme qui a fait de son exil sa signature, de son accent impossible son style. Au fond, tous les écrivains sont des traducteurs. Conrad l'était juste plus littéralement que les autres.|couper{180}

Auteurs littéraires fictions brèves

Carnets | juin 2025

28 juin 2025

À droite de l'écran se dresse d'abord un mur vert percé d'une fenêtre grande ouverte en raison de la chaleur que l'on cherche à expulser pour la remplacer par la fraîcheur matinale. Considérations climatiques futiles qui m'auront échappées puisque j'étais parti pour décrire les lieux. Mais j'y reviendrai peut-être. Sur le climat. Donc, nous avons une fenêtre de forme rectangulaire, il est rare par ici de voir des fenêtres carrées. Les rondes ou en losange sont encore plus rares. Ici aussi je crois qu'on pourra se passer de la géométrie. Au-delà de la fenêtre, un mur qui monte jusqu'à une ligne taillée en biseau, et qui est tout simplement le fait souligné d'une ombre encore plus noire que la pénombre. Si l'on veut laisser l'œil s'élever encore on peut avoir un triangle de ciel gris bleu dans la partie supérieure de la fenêtre. Avec peut-être une légère nuance purpurine. Description qui n'est que l'écho d'une page lue ce matin. Ce qui me fait penser à Laurent Mauvignier quand on lui demande quels sont les auteurs qui l'ont inspiré. Il parle de cet écho chez d'autres auteurs d'un quelque chose qu'il cherche à dire. Est-ce cela l'inspiration, je ne sais pas. Peut-être que ça parle de solipsisme prometteur plutôt. Comme si à la lecture on avait franchi un mur. On aurait découvert cette percée, cette fenêtre que j'évoque au début, on passerait par celle-ci et l'on se retrouverait dans un jardin, dans une ville, dans ce que l'on voudra, une bibliothèque. La seule chose dont on ne pourrait plus douter c'est que c'est à soi de s'occuper des lieux. Car pas de jardinier ici, pas d'éboueur pour ramasser les ordures, pas de bibliothécaire pour épousseter les ouvrages, balayer les sols. Tout nous appartiendrait, d'accord. Mais nous serions les seuls responsables à la fois des merveilles qu'on y trouve comme des dégâts qu'on y cause. Une idée fugace passe, laisse-la passer, ne la retiens pas. Patience. Si elle revient une seconde fois note qu'elle se représente avec un léger étonnement. Mais laisse-la passer encore. La troisième fois cependant note-la car il y a de grandes chances qu'elle ne se représente plus. Cet espoir de retrouver goût à la lecture lui tomba dessus comme la grâce. Qu'allait-il en faire lui qui dans chaque espoir décelait déjà les prémisses d'une deception à venir. Donc le mot propriété revient par la bande. C'est à dire que tu lis un livre, tu le lis parfois plusieurs fois, tu t'en imprègnes et à la fin de voici étrangement devenu son propriétaire . Je ne parle pas de placer le livre sur l'étagère de la bibliothèque, évidemment. Je parle de cette sorte d'avidité incroyable au fond de soi qui s'accapare le monde de toutes les manières dont on peut imaginer que le monde se présente à soi. Que ce soit une rue que l'on arpente à période régulière et dont on fait sa familère, comme jadis on parlait de favorite. Que ce soit les fleurs du jardin que l'on arrose le matin pour qu'elles ne dépérissent pas trop vite. Que ce soit les livres que l'on lit et dans lesquels parfois on se reconnaît plus ou moins. L'idée d'être assisté pour respirer. Par une machine. L'agacement soudain s'additionne à la chaleur, se cumule, s'amplifie. Vers 23h j'arrache le masque. C'est à dire que le confort au bout d'un moment m'est tout aussi insupportable que tout le reste. C'est à ce moment, ne parvenant plus à dormir que j'ouvre les Nouvelles Complètes de Conrad, chez Quarto. Je n'avais jamais lu la préface de Jacques Darras. Il évoque la présence de Rimbaud et de Jozef Konrad Korzeniowski au même moment à Marseille, en 1875. Et surtout cet attrait des deux jeunes hommes pour les langues étrangères notamment l'anglais et le français pour le jeune polonais. "L'oreille devient organe majeur, les recherches linguistiques saussuriennes sont proches d'une formulation théorique". Hier encore je m'interrogeai sur l'utilité d'un récit de voyage et aussitôt que je lis ces pages ce sont les noms de lieux qui attirent l'oeil. l'île de Bangka au nord de Sumatra Semarang Singapour et Bornéo Aden Kinshasa Stanley Falls Harar L'hôpital de la Conception à Marseille.|couper{180}

Auteurs littéraires Autofiction et Introspection réflexions sur l’art

Lectures

note de lecture_Le Temps et les Dieux de Dunsany

Note de lecture : Time and the Gods de Lord Dunsany Lord Dunsany (Edward John Moreton Drax Plunkett, 18e baron de Dunsany, 1878-1957) possède un style tout à fait distinctif dans la littérature fantastique qui a profondément influencé le genre. Son écriture se distingue par une prose lyrique et archaïsante, empreinte d'une solennité biblique. Dunsany emploie délibérément un langage soutenu, parfois archaïque, qui évoque les textes sacrés ou les chroniques anciennes. Cette tonalité confère à ses récits une dimension mythique et intemporelle. Ses textes fonctionnent souvent comme des poèmes en prose. Il crée des mythologies complètes avec leurs panthéons de dieux aux noms évocateurs (Mana-Yood-Sushai, Pegāna). Son style reflète cette ambition démiurgique : il écrit comme un chroniqueur des temps primordiaux, rapportant des légendes d'un monde parallèle. Ses récits sont imprégnés d'une nostalgie particulière, celle des civilisations perdues et des beautés évanescentes. Le style traduit cette mélancolie par des cadences musicales et des images de splendeur fanée. Ce style unique a directement inspiré H.P. Lovecraft, Clark Ashton Smith et toute une génération d'écrivains fantastiques qui ont adopté sa manière de créer des mondes mythologiques par la seule force du verbe. Les ritournelles dunsaniennes L'usage de la répétition comme d'un motif musical me rappelle Gertrude Stein, bien que les intentions diffèrent. Je me suis procuré l'édition Gollancz Fantasy Masterworks datant de 2000 pour consulter le texte original. Dunsany emploie des structures répétitives qui créent un effet d'incantation quasi-liturgique. On trouve des formules récurrentes comme "And it was so" ou des variations sur "In the days when..." qui ponctuent ses récits cosmogoniques. Ces répétitions fonctionnent comme des refrains bibliques, renforçant la dimension sacrée de ses mythologies. Comme Stein, Dunsany joue sur la répétition-variation, mais là où Stein déconstruit le langage pour explorer sa matérialité pure ("Rose is a rose is a rose"), Dunsany utilise la répétition pour construire du mythe. Ses ritournelles visent l'hypnose mystique plutôt que l'expérimentation linguistique. Les deux auteurs créent une temporalité particulière par la répétition : Stein suspend le temps narratif traditionnel, Dunsany évoque le temps cyclique des cosmogonies anciennes. Chez lui, la répétition mime les cycles éternels des dieux et des mondes. La question du souffle et de la période Il faut le lire à haute voix pour comprendre quelque chose de la période. De même que Lovecraft, cela demande du souffle. Ce n'est pas le même air que ces poumons charrient. Je me fais cette réflexion alors que je corrige quelques textes de 2019 où j'avais encore de bons poumons — des longues phrases bourrées de virgules. Ce n'est plus le cas. Que penser de cela ? De la notion de période dans l'écriture ? Les temps actuels semblent plus propices à la phrase courte, au staccato. Ce qui, sans doute, paraîtra tout aussi étrange à des lecteurs de l'avenir, s'ils existent. Néanmoins, il doit y avoir certaines formules qui persistent dans la durée, dans le temps — autrement dit, des structures qui résistent à l'entropie. La musique pure permet cela. Est-ce que lorsque j'écoute Bach ou Mozart je suis dans leur époque, dans la mienne ? Non, je ne le crois pas. Je suis ailleurs. Dans un ici et maintenant qui absout la durée. Mieux : c'est la musique dans son déroulement qui est passé, présent, avenir — trois axes qui convergent dans l'instant où l'on écoute. Donc l'écriture essaie de reproduire ce phénomène, c'est désormais une évidence. C'est sans doute la raison pour laquelle certains textes résistent à l'entendement. On y cherche du sens alors qu'il faut simplement les éprouver.|couper{180}

Auteurs littéraires fragment réflexions sur l’art

Carnets | juin 2025

25 juin 2025

Vivre sans peur et sans désir. Voilà à peu près le tableau. S'habituer au manque afin que rien ne nous manque. Une mythridatisation. Avoir satisfait les désirs les plus bas, de nombreuses fois. Ces venins bénins. Sans doute pas non plus les plus triviaux. Des désirs assez ordinaires, des désirs faciles. Puis décréter — quel ennui —, avec ce petit air suffisant. Peut-être est-ce une astuce finalement. Les rêves n'en reviennent que mieux à la charge durant la nuit. Les cauchemars également. Les uns ne pouvant être sans les autres. Une part enfouie, très enfantine la nuit. L'enfant serait-il l'unique personnage, le démiurge fabriquant ses créatures ? Et la dernière étape serait-elle d'ouvrir en grand les yeux et de s'apercevoir qu'il ne s'agit pas de la nuit mais du néant ? Que resterait-il encore comme solution ? Contre quoi luttes-tu vraiment ? L'ennui de l'ennui, l'habitude d'être toi, la fatigue des répétitions incessantes, les murs du labyrinthe, les pancartes « sortie » qui ne sont que des voies sans issue. Égalisation. Ça pourrait rappeler égalité mais c'en est loin. Qui égalise, qui se retrouve égalisé sans le vouloir, sans rien demander ? La liberté des uns commence désormais où s'achève celle des autres. Quant à la fraternité, on a inventé la pudeur afin d'en finir avec ses manifestations intempestives. Les cars de CRS, les coups de matraque, les décrets, les amendements, l'information. Pourtant, il me semblait bien avoir vu de mes yeux vu des gens joyeux un jour. Des rues pavoisées, des foules insouciantes, des bals de pompiers, des confettis et le petit vin blanc coulant à flot en bord de Marne ou de Seine. L'ai-je rêvé ça aussi ? Quelle morosité. Le ton n'est pas à l'amusement mais à la contrition. Arborez, arborez, arborez. On peut arborer avec tout ce que l'on nous aura poussés à déraciner. Quel cynisme. Le mot « insupportable » lui aussi se vide de son sens à force qu'on l'use. Une nuit sans rêve, ce n'est pas une nuit sans rêve. Une nuit sans rêve, c'est une nuit dont tu ne te souviens pas de tes rêves, comme si quelque chose t'en avait privé. Et de t'interroger si ce quelque chose est à l'intérieur de toi ou bien s'il fait partie de la nouvelle mise en place du monde. Il y a longtemps que je n'avais pas vu d'huissier. Celui-là dégoulinait de sueur devant la porte et la feuille qu'il m'a tendue était humide. 1 200 euros. Toujours la même embrouille de la part de la Maison des artistes, de l'Urssaf du Limousin. Je tente d'expliquer que c'est une erreur. C'est une erreur. Le type ne m'écoute pas, il s'en fout. Il dit : « C'est comme ça. » Passé mon après-midi d'hier à démêler une fois encore cette histoire. Des gens sympas au téléphone du reste. Tant à l'Urssaf qu'à la Sécurité sociale des artistes. C'est ça le pire. On ne peut en vouloir à personne. On ne peut engueuler quiconque. Toute la violence du choc, on la prend dans le bide et on gère comme on peut. 1 200 balles, une vraie rafale pour le coup. Temps de guerre, pas pour rien. Pour en finir, j'ai envoyé les documents comptables que j'ai retrouvés par miracle par mail à tout le monde. Plus de vie privée. Tout le monde le saura que je n'ai plus la queue d'un. La belle affaire. Le plus surréaliste fut la voix charmante de mon interlocutrice du cabinet d'huissiers. Je veux dire que j'avais l'impression d'avoir une copine au téléphone. « Ne vous inquiétez pas, tout va s'arranger. » Avec même un petit rire complice. Et moi de marcher dans la combine, allez. « Tout ça n'est pas bien grave, on en verra d'autres. » Ce qui fait que la journée entière fut étrange, encore une fois. Le matin, le technicien Free résout la panne en quinze minutes, montre en main. Puis je me rends à la clinique du sommeil de B. Je m'attendais à repartir avec la machine sous le bras, pas du tout. Juste des prospectus, et un bilan comme quoi oui, il faut vraiment que je fasse quelque chose car la bécane a mesuré un taux d'apnée anormalement élevé. Il paraît que je peux y laisser ma peau. Ce serait intéressant. J'ai pensé à une mue quand le docteur R. a prononcé ces mots. Puis il m'a montré un tableau de montagne parce que sa femme l'emmène voir des expositions — ça ne l'intéresse pas trop, mais ce tableau tout de même, regardez ça. « C'est vers Chamonix, j'adore la montagne. » Et effectivement, c'est un tableau de montagne très bien fait. La neige n'est pas blanche comme il se doit, les ombres sont profondes, le ciel est bleu et les rochers paraissent bien coupants. J'ai pensé aussitôt à l'Antarctique, aux Montagnes de la folie. Ce n'était pas le moment. « Ça vous fera trente-six euros. » Tiens, le tarif a augmenté. Le soir même, reçu un coup de fil du technicien qui doit venir m'expliquer le fonctionnement de la machine. Voix amicale, encore un copain. Dans le fond, je me fais peut-être du cinéma pour rien. Le monde est amical et moi je ne suis qu'un vaurien. S. revient en rogne de chez E. « Je ne la supporte plus », dit-elle en posant ses clefs sur la table. Et de lui dire pile-poil qu'un huissier était passé — j'ai trouvé que c'était le bon moment. Comme ça, c'est fait. Je veux dire qu'on est tellement fatigués par tout, y compris la chaleur, assommés, qu'un coup en plus sur la tête... Le reste de la soirée s'est passé sans heurt. J'ai créé un nouveau site local pour classer toutes les photos que j'ai scannées ces derniers jours. Il faudra que je note les codes au cas où sur un post-it, sur un mur. J'ai pensé qu'il faudrait un peu d'ordre, un peu d'organisation : ranger, classer, trier. Au cas où, soudain, je ne sois plus là. Repas frugal. Tarte aux poireaux délicieuse rapportée de Caluire par S. Encore écrit un peu après le dîner. Un essai sur l'idée d'un monde truqué que j'avais commencé le matin mais qui reste encore bancal. Enfin, j'ai tout éteint et suis parti dans Dunsany Le Temps et les Dieux Et sa petite ritournelle m'a endormi rapidement.|couper{180}

Auteurs littéraires relevé rêves

Carnets | avril 2023

04 avril 2023

Lecture de Rabelais, souvenir de Musil, pensée du chat maigre et digestion lente du désastre : ce journal du 3 avril explore la perte de repères, la fragmentation, le doute, avec l’humour grave d’un homme à l’écoute du monde — même quand il est en miettes.|couper{180}

Auteurs littéraires Narration et Expérimentation poésie du quotidien

Carnets | mai 2025

15 mai 2025

S. ronflait. C’était une impression bizarre que d’essayer de me concentrer sur la lecture de Knausgaard tout en voulant faire abstraction de ce bruit sourd, rythmé, comme une machine qui s'emballe puis ralentit. La tension s’installait dans ma nuque, une raideur sourde qui, en un éclair, me fit comprendre pourquoi cette vie me pesait tant. Mais c’était rapide, trop rapide, un de ces éclats d’intuition qui surgissent puis s'évaporent sans prévenir, comme quand on tente de rattraper le fil d’un rêve juste après le réveil. Peut-être que l'agacement n'était pas vraiment dû au ronflement mais à ce passage du livre, une phrase précise qui aurait résonné trop fort, trop vrai. À moins que ce ne soit cette chaleur dérangeante elle aussi , les jambes dehors, la couette coincée sous moi. Il faisait trop chaud dans la chambre, je le réalisai d’un coup. Nous n’avions pas encore changé la couette, c'était encore celle d’hiver. Le corps — mon corps — s’était assis sur le bord du lit, comme une entité à part entière, échappée du sommeil. J’ai regardé l’heure. Les chiffres rouges du réveil indiquaient 23:48. Je ressentis un désir vif de lire encore, au moins une petite heure, pour essayer de reconstituer puis de savourer ce moment si intime qu'est la lecture d'un bon livre, avant que le lendemain n’efface tout. Je craignais de m’endormir. Le lendemain serait jeudi, et ces jours qui passent de plus en plus vite me font peur. À vrai dire, à part lire et écrire, tout me fait peur et m’agace. Comme si mon corps réagissait quand moi je suis incapable de le faire. Et puis, sans savoir vraiment pourquoi, j’avais dû me lever, marcher à tâtons vers la chambre d’amis, emportant l'IPad et le fichier Epub de l'Etoile du matin, comme un talisman contre le sommeil. Quand je me suis réveillé à 4h, le noir était complet. J'ai tourné la tête pour chercher l'heure, mais aucune lueur rouge cette fois. Juste le silence, sans le ronflement, mais sans l’assurance non plus d’être exactement là où je pensais être. Ce matin, la fatigue avait une texture particulière. Les muscles semblaient plus lourds, les articulations moins souples. Je m’étais levé avec cette impression de peser plus que d’habitude, comme si le corps, même après une nuit de sommeil, refusait de se délier. J’ai cherché mes lunettes qui avaient glissé de mon nez dans l'obscurité. L'Ipad était là et j'ai senti la fraîcheur de la dalle du plat de la main. Machinalement, j'ai tapoté dessus et l'invitation à entrer le mot de passe est apparue. Mais je n'avais plus envie de lire. Ou bien cette histoire de mot de passe m'agaça. Cet agacement se rattacha à celui de la veille. Le bruit des ronflements, la tension dans la nuque. Peut-être même le livre de Knausgaard qui n’apaisait rien. Cette jalousie en lisant certains auteurs, me disant que j'aurais très bien pu m'y coller avec des si jusqu'à l'infini... Je pensais que la lecture calmerait quelque chose, mais c’était l’inverse : tout semblait s’imbriquer pour créer ce nœud intérieur. Et cette fatigue, cette lourdeur dans les bras, me rappelait les jours où je me levais à cinq heures pour attraper le bus. Ces boulots que je trouvais par l’intérim, manutentionnaire, préparateur de commandes. Des journées à soulever des caisses de conserves, à empiler des cartons jusqu’au plafond. J’avais choisi ces boulots parce que je ne voulais pas être fatigué intellectuellement. Ce n'était pas par hasard même si à cette époque je n'utilisais pas le terme choisir. J’écrivais le soir, et je ne voulais pas épuiser ma cervelle dans un travail plus exigeant. La journée, c’était les bras, les jambes, les reins qui travaillaient, la tête restait en arrière, comme en hibernation. La vraie vie commençait le soir, quand la fatigue du corps n’empêchait pas encore les mots de venir. Mais souvent, la lassitude s’incrustait. Souvent dans le métro, dans le RER, et aussi dans tous ces trains de banlieue que j'ai empruntés. Je m’imaginais écrire une phrase, puis je m’endormais en rêvant que cette phrase se diluait dans le sommeil. Le lendemain, il ne restait que des bribes, une sensation de quelque chose d’inachevé. Cette raideur est sans doute l’héritage de cette époque ancienne. L'empreinte qu'aura laissée l'apparente absence de choix, de projet de vie. La trace de cette résistance farouche à m'engager dans n'importe quel projet de vie. Comme si le corps, même libéré des tâches physiques, conservait en lui une trace de cette lutte contre la fatigue. Une résistance qui, avec le temps, s'érode. Je me suis soudain mis à penser aux falaises d'Étretat, en Normandie, dont j'ai appris récemment que le calcaire qui les constitue est en réalité un agglomérat de milliards de minuscules organismes. J'ai pensé à toute cette vie qui s’est déposée là inexorablement, prodiguant ainsi comme une idée de patience à la falaise même. Patience qui, de nos jours, poussée sans doute à bout par l'érosion des pluies acides, s'écroule par pans entiers. Et encore maintenant, à ce moment même, en faisant un travail tellement différent, enseigner, il arrive que l’épuisement surgisse d’un coup, sans prévenir, comme une réminiscence de ces années où je portais plus que je n’écrivais.|couper{180}

Auteurs littéraires Autofiction et Introspection Narration et Expérimentation rêves traces

Lectures

Premières pages

Karl Ove Knausgård, dans les premières pages de Mon combat, pose d’emblée la question de la mort, avec cette brutalité d’un homme qui arrache un pan de toile pour faire apparaître la trame sous l’image. La mort de son père, c’est la mort des certitudes, celle du monde tel qu’il était perçu dans l’enfance. Une figure de granit qui peu à peu s’effrite sous les coups de l’existence. Cette figure du père, Knausgård la revoit dans le jardin, frappant une pierre. Geste usuel, quotidien, mais qui prend une ampleur inédite à la lumière du récit. Le père était solide, enraciné dans le réel, enseignant connu et reconnu, arpentant son territoire avec la certitude de celui qui sait le monde, qui le possède par la connaissance, par la répétition des gestes et des mots. Mais ce même homme s’effondre lentement, comme la pierre frappée jusqu’à l’érosion. La solidité n’est qu’un leurre, l’apparence d’un ancrage. Knausgård écrit pour ne pas perdre, écrit pour lutter contre l’oubli. Mais cette entreprise est dérisoire, et il le sait. On ne garde rien, ou si peu. Parler de la mort du père, c’est déjà accepter que la mémoire échoue, que la figure se dissolve. Pourtant, l’écriture est ce dernier recours, cet ultime effort pour maintenir vivant ce qui va disparaître. Knausgård choisit de tout dire, sans masquer, sans omettre. Cette sincérité totale a un prix, et l’écrivain semble prêt à le payer. Mais la liberté qu’il s’offre se révèle vite illusoire : une fois que tout est dit, il ne reste que la conscience amère d’avoir épuisé le matériau brut de la vie. Après Mon combat, il se tourne vers la fiction. Un retour vers l’artifice peut-être, après l’absolu du vrai. Cette œuvre gigantesque n’est pas tant un monument qu’un amas de traces éparses. Chaque page, chaque fragment de vie consigné n’est qu’une tentative désespérée de retenir ce qui s’en va. Une fois le dernier mot posé, il ne reste que la fatigue de celui qui a vidé ses mots et se retrouve devant l’étendue blanche de la page suivante, celle qu’il devra encore noircir pour ne pas sombrer. Écrire est alors un combat permanent contre la disparition. Mais au fond, quel est ce combat que mène Knausgård ? Est-ce réellement un combat contre soi-même, une lutte intérieure pour se purger de ce qui le hante, ou bien est-ce un effort désespéré pour atteindre les autres, les rejoindre par l’excès de sincérité, par l’authenticité brute ? Peut-être cherche-t-il à épuiser quelque chose en lui, cette image de soi trop lourde à porter, cette mémoire envahissante qu’il veut vider pour pouvoir enfin se libérer. Et lorsqu’il prend conscience de la vanité de cette entreprise, de l’inutilité même de cette quête d’absolu, il se tourne vers la fiction comme pour reconquérir une part de légèreté, un espace où l’invention supplante le témoignage. Au final, son combat n’est-il pas celui de tout écrivain ? Celui de lutter contre l’oubli en sachant que le texte, aussi dense soit-il, ne saurait contenir toute la vérité.|couper{180}

Auteurs littéraires oeuvres littéraires

Lectures

La sincérité en équilibre sur le fil du doute

La sincérité, Montaigne en a fait son affaire. Il s’est promis, d’entrée de jeu, de se livrer tout entier, sans fioritures ni artifices, comme un acrobate qui, suspendu dans le vide, exhiberait chaque muscle, chaque tension, sans filet pour rattraper la chute. Mais se livrer, ce n’est pas encore se comprendre. Et surtout, se comprendre ne garantit pas l’authenticité. Pourtant, le vieux Montaigne ne manque pas de conviction : il affirme, il avoue, il se dit, et le lecteur, fasciné, se laisse prendre au jeu de cette transparence calculée. Parce que la sincérité, quand on y pense, c’est un peu comme ces boutiques aux vitrines impeccables et aux arrière-boutiques sombres, où l’on entasse ce qui ne doit surtout pas se voir. On s’y croit bien reçu, mais quelque chose échappe toujours. En fait, le doute persiste : et si Montaigne jouait avec nous ? Et si ce grand projet d’authenticité n’était qu’un masque littéraire, une manière discrète de se dérober tout en se montrant ? Après tout, la sincérité, c’est peut-être ça : un mouvement perpétuel entre la confession et l’esquive, une construction savamment décousue, qui laisse planer le soupçon que tout cela n’est qu’un tour, ou plutôt un détour. Montaigne, on le sait, n’est pas homme à tricher. Lui-même le dit : "Je me contredis quelquefois, mais la vérité, je ne la contredis point" (Essais, Livre III, Chapitre 2). Tout de suite, il annonce la couleur : il va parler de lui, sans détour, sans fard, en toute honnêteté. Ce qui déjà soulève un doute : peut-on, en écrivant, être parfaitement honnête ? À peine commence-t-il à tracer ses phrases que l’on sent bien que quelque chose résiste. Car l’écriture, Montaigne le sait, c’est déjà une forme de mise en scène. Un dispositif où chaque mot prend la pose, où chaque réflexion trouve sa place dans un jeu d’équilibre savamment orchestré. Et voilà Montaigne qui s’attaque à ce grand chantier de soi-même, avec la conviction naïve de pouvoir capturer ses pensées comme on attrape des papillons. Mais le filet est percé, et les idées s’échappent. Qu’à cela ne tienne, il persiste. La sincérité, chez lui, n’est pas ce jaillissement brut qui aurait pu fleurir sous d’autres plumes, plus spontanées. Non, ici c’est autre chose : un effort intellectuel, un projet réfléchi. Il veut tout dire, certes, mais il sait bien qu’écrire, c’est aussi choisir, trier, oublier. Et il n’est pas dupe. Nuancer la sincérité chez Montaigne revient à accepter que cette quête de transparence soit aussi une construction littéraire. La mise en scène n’est pas forcément un mensonge, mais une manière de mieux cerner une vérité insaisissable. Il ne s’agit pas d’un masque pour tromper, mais d’un procédé pour explorer les contours d’un moi changeant. Finalement, cette sincérité littéraire, si elle est une mise en scène, n’est pas une stratégie de manipulation, mais un geste d’honnêteté complexe, où le masque sert à révéler plus qu’à cacher. Montaigne joue avec ses contradictions pour mieux nous inviter à réfléchir à la nôtre, et dans cette mise en abîme, il ne cesse de se questionner avec cette humilité qui fait sa grandeur. Plus largement, cette manière montaignienne de cultiver le doute résonne étonnamment avec notre époque, où l’authenticité est sans cesse revendiquée mais rarement atteinte. À l’heure des récits autofictionnels et des réseaux sociaux, cette sincérité fluctuante, mouvante, prend une valeur d’exemple. Peut-être est-ce là la modernité radicale de Montaigne : avoir su anticiper que la quête de soi est toujours un peu un jeu de masques.|couper{180}

Auteurs littéraires oeuvres littéraires Théorie et critique littéraire