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Carnets | Atelier

19 janvier 2025

Le temps file sous les doigts nerveux et précis des Parques. Je ne sais quelle mesure elles jugeront correcte pour, au final, couper le fil de mon existence. Cela se fera, je le sais, machinalement, entre deux bavardages sans conséquence. Tout a commencé dans ma vie par la mythologie, et tout finira probablement dans la mythologie. La mort elle-même sera, pour moi, un échec. Je l’imagine glaciale, ouh ouh ouh, entrant dans la pièce. Alors, et c’est encore là la force de l’espérance, je verrai la vanité de tout ce que j’avais cru être une réussite. Du plus loin que je m’en souvienne, j’ai toujours aimé les mythologies. Elles m’ont ouvert un monde. Ce furent d’abord leurs héros qui captèrent mon attention, comme le papier collant attire les mouches au plafond. Je ne savais pas qu’ils n’étaient pas réels. Et même lorsque l’on a tenté de m’en convaincre, je n’ai abdiqué qu’en apparence. Ils étaient tellement humains. Comment auraient-ils pu ne pas exister ? Plus que mes voisins, plus que les adultes anonymes croisés au quotidien, eux avaient une vie brûlante. Puis le temps a passé. Mon regard a dérivé, quittant les figures héroïques pour s’attacher aux paysages qu’ils habitaient, ces lieux où ils vivaient, se battaient, aimaient, déchantaient. La Grèce, pour moi, fut longtemps un lieu purement mythologique. Ce n’est que des années plus tard que j’ai pu poser mes pieds sur cette terre. En ai-je été émerveillé ? Déçu ? Je ne sais pas. À mon arrivée à Athènes, mon esprit était saturé de préoccupations triviales : trouver l’hôtel, m’orienter dans cette ville inconnue, gérer l’immédiat. Cela écrasait mes velléités de rêveur patenté. L’Acropole n’a pas été un choc. Ce fut ailleurs, devant une assiette de souvlakis dans une ruelle sombre, que je ressentis un étrange malaise. À chaque classe sa catégorie de malaise, non ? Ce n’était pas la première fois que ce sentiment me traversait, mais ce fut peut-être la première fois qu’il me saisit avec une telle clarté. Ce "malaise" me confrontait à ma propre ombre, comme une question tapie depuis toujours dans l’obscurité. Elle jaillit soudain de mon crâne, comme Athéna toute armée, me défiant de lui répondre. C’est là qu’intervient mon dibbouk. Ce mot, cette figure, je l’ai empruntée pour nommer mon site, mais aussi pour nommer cette part de moi. Le dibbouk, personnage issu de la mythologie juive, est mon double d’écriture. Une voix d’altérité, celle qui dialogue avec mes ombres et parfois avec mes clartés. Maupassant avait son Horla, Gogol son nez et son manteau, Dostoïevski son double souterrain, cheminant entre profondeur et altitude. Ces figures, finalement, nous parlent d’un même héritage : cette lutte intérieure entre ce que nous sommes et ce que nous craignons de devenir. Hier, je suis resté longtemps à contempler des paysages d’hiver, filmés par un homme. Son appareil photo devait être de grande qualité, car chaque détail semblait presque irréel. Les noirs, visqueux et profonds comme de l’encre d’imprimerie, s’opposaient aux blancs qui frôlaient la surexposition sans jamais s’y abandonner totalement. Une harmonie troublante se dégageait de ces contrastes. Ce n’était pas juste une image, c’était une sensation. Une texture presque tactile. À travers l’écran, je sentais l’air glacé, le silence qui enveloppe ces paysages d’hiver, le crissement lointain d’une semelle ou la succion d’une botte s’arrachant à la boue. En regardant ces images, j’ai ressenti un lien avec cet homme derrière la caméra. Pas besoin de le connaître, mais une certitude silencieuse : il avait vu quelque chose qui nous ressemblait. Ce silence, ce vide apparent entre les arbres nus, portait en lui une densité. Je n’avais pas besoin de voir son visage. À travers son regard, je voyais le mien. Cet homme, je l’imagine marchant dans le froid, attendant immobile pour saisir l’instant parfait. Était-ce un effort pour lui ? Peut-être pas. Mais pour moi, l’ensemble de ses gestes – charger son appareil, enfiler son blouson, sortir – était l’expression d’une volonté presque héroïque. Un geste à la fois minuscule et mythologique. Cela m’a rappelé les matins glacés où l’on s’entasse dans les trains de banlieue, les RER, ces paysages qui défilent au-delà des vitres embuées. L’héroïsme est là, dans l’interstice entre l’envie de sortir et la lutte contre toutes les excuses intérieures. Je me suis vu marcher encore et encore, sur une autre berge, longeant un autre fleuve. J’ai ressenti cet appel et, presque aussitôt, l’hésitation : trop froid, trop loin, trop inutile. Ce combat silencieux, entre l’élan et la paralysie, est peut-être la plus grande épreuve. L’effort n’est pas dans le geste lui-même, mais dans tout ce qui précède, tout ce qui l’empêche. Le dibbouk, dans mon esprit, applaudissait doucement. Avec ce geste mesuré, presque moqueur, on aurait dit qu’il félicitait un enfant pour une évidence qu’il venait de découvrir. — "Le sacré s’est enfui, bien sûr," dit-il en allumant une cigarette, dégoûté. Écœuré. Mais toi, tu sembles dire que tu ne t’enfuis pas. Et pourtant regarde : tu restes là, les pieds dans la boue, comme tout le monde. Parce que tu attends, toi aussi. Tu ne sais pas quoi, mais tu attends. Un signe, un souffle, une voix, quelque chose pour te dire : je suis encore là. Même dans cette fange. Et en attendant, tu continues d’écrire. Comme si ça pouvait changer quoi que ce soit." Pour le coup, rien à ajouter. Je garde le silence.|couper{180}

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Carnets | Atelier

18 janvier 2025

Nous avons le goût de nos dégoûts. Et sommes capables d’à peu près tout au nom de la distinction. Une dame, l’autre soir, a qualifié mon tableau favori de vulgaire. Je n’ai rien dit. Son pull orange vif faisait déjà tout le travail. Nous attendrons que l’endroit devienne convenable. Une phrase entendue, peut-être dans l’une des enquêtes sociologiques de Pierre Bourdieu. À Beaubourg, sans doute. Elle remonte d'un vieux cauchemar de cette nuit. Les tapis roulants. Le prix d’entrée. Les collections permanentes, les temporaires, et, au sommet, le lunch sur la terrasse. On aperçoit les gargouilles de la Tour Saint-Jacques. Elles nous toisent, mais c’est nous, en bas, qui sommes grotesques. Le pot aux roses. Que tout repose sur un malentendu, un malentendu de taille. Un chiffre au sens de code, de secret, de dissimulé. C'est du chinois. Et toi, comment tu réagis ? Tu t’énerves, tu rigoles, tu casses tout. Ou bien tu restes là, bras ballants, collé contre le tronc. La tête dodeline légèrement, puis dévale, vesse de loup écrabouillée par un talon aiguille. Une éjaculation de fumée grise sort par les trous de nez. Si Garett nous la fait à l'envers, on gardera un chien de sa chienne à son endroit. Tu aimerais entendre le bruit des vagues, du ressac. Mais tout ce que tu entends, ce sont les mots des autres, leur va-et-vient, leurs jugements qui montent et descendent. On ne s’entend déjà pas soi-même avec soi-même, alors s’entendre avec les autres, vous pensez. Et cette autre, une dame bien comme il faut en apparence : "Moi monsieur, je suis anarchiste, non seulement je vous emmerde, mais j'emmerde la Terre toute entière et particulièrement les promoteurs, les défenseurs de la vignette Crit'Air !" (si possible en roulant les r). Et là on entendrait la chanson de Dutronc : C'était un petit jardin Qui sentait bon le Métropolitain Qui sentait bon le bassin parisien C'était un petit jardin Avec une table et une chaise de jardin Avec deux arbres, un pommier et un sapin Au fond d'une cour à la Chaussée-d'Antin Mais un jour près du jardin Passa un homme qui au revers de son veston Portait une fleur de béton. L'implosion aura-t-elle lieu à une heure précise ? Bien qu'on n'en sache encore pas le jour. Peut-être a-t-elle déjà eu lieu. Tout est désormais question d'espace et de temps. Nous sommes tous morts, certains se sont inventé un paradis, d'autres un enfer, les hésitants un purgatoire, un no man's land. David Lynch est mort, bon. Il était né un 20 janvier, moi le 29... ça fait peur. JANVIER. Et alors. Il est mort. Paix à son âme. Que peut-on dire de plus qui ne soit pas totalement obscène. Tous ces charognards qui profitent des morts célèbres m'exaspèrent. D'ailleurs "mort célèbre", c'est illogique. La mort a pour vocation la remise à niveau, le plein d'huile, et nettoyer le pare-brise. De quoi ? Y a presque plus un insecte volant la nuit. Donc oui, des gens célèbres, des vivants, perdent la vie. Comme tout un tas de gens, en fait. Notamment à Gaza, en Ukraine, en Russie, à Vienne, et aussi dans un ou deux taudis à deux pas de chez moi. Moi-même, je ne suis plus très sûr d'être vivant. Peut-être que tout est une farce. On meurt. Le rideau retombe, de l'autre côté on allume un clope et tout continue comme avant.|couper{180}

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Carnets | Atelier

14 janvier 2025

Dialogue entre le narrateur et le dibbouk C’est en vain qu’au Parnasse un téméraire auteur Pense de l’art des vers atteindre la hauteur. S’il ne sent point du Ciel l’influence secrète, Si son astre en naissant ne l’a formé poète, Dans son génie étroit il est toujours captif ; Pour lui Phébus est sourd, et Pégase est rétif. (Le narrateur est seul, plongé dans ses pensées après une lecture de Villon et de Boileau. Le dibbouk, silhouette troublante et moqueuse, apparaît à la limite de l’ombre.) Narrateur : Lecture de Villon, puis de Boileau. Leur langue me parle comme si elle venait d’un temps où j’étais encore entier, encore ouvert. Et voilà que je pleure, de grosses larmes qui roulent sur mes joues vieillies. Elles sont là, non pas comme une faiblesse, mais comme une force douce. Comme des haleurs, et qui tirent, oui, un souffle qui me tire vers le fond de moi-même, là où tout commence. Dibbouk : (Surgissant, une redingote râpée sur les épaules, un mouchoir douteux à la main.) Eh bien, te voilà ! En plein drame poétique, avec des larmes et tout le reste. Tu as l’air fin. Prends donc ce mouchoir, qu’on évite au moins la mare sur le parquet. Narrateur : (Le regarde, sans colère, presque amusé.) Te moquer, toujours. Mais je sais ce que tu veux. Tu espères m’arracher à cet instant. Tu voudrais que je me justifie, que je me défende. Peut-être même que je me mette en colère. Dibbouk : (Il ricane, tendant le mouchoir à bout de bras.) La colère ? Mais ce serait un cadeau ! Au moins ce serait vivant. Regarde-toi, avec tes grandes phrases sur l’haleur. Tu sais que si tu rajoutes un "b", ça fait hableur, non ? Une belle posture pour un homme en larmes. Narrateur : (Un silence. Puis il répond, doucement.) Hableur, peut-être. Si c’est ce que tu veux voir. Mais pour moi, c’est haleur. Pas une posture, juste un effort, partagé avec tous ceux qui tirent le poids de leur vie le long du fleuve. Je ne suis pas seul. Nous sommes tous dans cette file, et je prends ma place. Dibbouk : (S’approchant, moqueur mais un peu troublé.) Et tu trouves ça glorieux, cet effort ? Tirer, tirer encore, avec la corde qui te scie l’épaule ? Tu ne cherches même pas à t’échapper ? Tu crois vraiment que ça suffit, ce tirage collectif ? Narrateur : (Souriant, presque tendre.) Oui, ça suffit. Parce que ce n’est pas une question de gloire ou d’arrivée. Je ne tire pas pour atteindre un port. Je tire parce que c’est ce qui donne un sens. Parce que dans cette haleur, il y a une chaleur, un souffle. Et ce souffle, c’est la vie. Dibbouk : (Il recule légèrement, mais son ironie revient, comme une défense.) Tu es vraiment prêt à te contenter de ça ? Pas de feu, pas de sublime, juste ce pas après l’autre, cette corde qui avance le long du fleuve ? Allons, avoue que ça te ronge un peu. Narrateur : (Le regarde droit dans les yeux, avec une douceur ferme.) Non. Ce n’est pas une fuite, ni une résignation. C’est un choix. Je ne veux pas fuir cette sensation, je veux m’y plonger. Être haleur, c’est accepter d’être en lien avec les autres, avec ce fleuve qui nous traverse tous. Même toi, tu es lié à cette file, malgré toi. Dibbouk : (Silencieux un instant, comme décontenancé. Puis il murmure, presque pour lui-même.) Haleur, hableur… Peut-être qu’il n’y a pas tant de différence. Narrateur : (Se tourne vers l’horizon, les yeux fixés sur le mouvement du fleuve.) Tu verras. Peut-être qu’un jour, toi aussi, tu sentiras ce souffle. Pas besoin de le comprendre, ni de l’expliquer. Juste le vivre, comme une corde tendue qui chante sous l’effort. (Le dibbouk s’éloigne, marmonnant, pendant que le narrateur reste là, calme, respirant l’air humide du fleuve.)|couper{180}

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Carnets | Atelier

13 janvier 2025

Dans le mot résistif, il y a quelque chose de plus actif que dans le simple fait de résister. Il est acceptable, dans ce cas, de dire que je suis plus résistif que résistant. C'est peut-être une discipline yogique : la résistance active. D'ailleurs, je ne m'éparpille pas, focalisé sur l'action de résister sans même me demander à quoi ou contre quoi. On dirait bien que seule la résistance mérite une attention soutenue. C'est comme dire non par réflexe. À partir du moment où l'intonation ressemblerait un tant soit peu à une question : Non ! Ce pourrait être amusant si je n'avais pas déjà l'âme usée jusqu'à la corde. J'ai lu, ou plutôt feuilleté, quelques ouvrages parmi lesquels François 1er de Didier Le Fur et les essais sur les artistes de la Renaissance de Walter Horacio Pater. J'ai même fait traduire à l'IA un ouvrage complet de l'anglais vers le français pour ne pas avoir à l'acheter. Évidemment, ce sont deux visions que l'on pourrait penser opposées : entre froideur et lyrisme, ce qui correspond à ce vieil antagonisme qui loge depuis toujours en moi. J'ai effectué quelques analogies entre le fait que le père de Pater soit né à New York, qu'il ait éprouvé, à un moment de sa vie, l'envie de venir s'installer en Angleterre et qu'il soit mort alors que l'auteur n'avait que deux ans. D'où, peut-être, une légende familiale qu'il aurait tissée autour de la notion de l'éternel retour, d'une Renaissance hypothétique, et donc l'inclination lyrique qui en découle. H.P. Lovecraft, lui, perd son père à huit ans. Faut-il voir une sorte d'affinité entre Pater et Lovecraft à ce sujet ? Et aussi dans le fait que cette époque victorienne, étendue outre-Atlantique, ait causé autant de contradictions chez l'un comme chez l'autre ? Le fait que Swinburne et les préraphaélites aient attiré Pater un temps, puis qu'il s'en soit sans doute éloigné, correspondrait peut-être à la prise de conscience d'une stupidité. Mais laquelle ? La sienne, celle de son époque ? Elles le sont toutes : la stupidité de l'esprit victorien, tout autant que le contre-pouvoir, tout aussi stupide au bout du compte. Ainsi avance donc l'histoire et l'art, en crabe, par cercles concentriques. La stupidité serait à la fois source d'une force centripète et centrifuge. Là où les préraphaélites cherchaient un réalisme intransigeant et une pureté artistique, Pater développe une philosophie plus hédoniste. Il représente une transition entre le préraphaélisme et l'esthétisme britannique. Il prolonge certains aspects de l'art préraphaélite tout en développant une approche plus personnelle et philosophique. Il s'intéresse davantage à la sensation et à la jouissance esthétique qu'au réalisme prôné par les préraphaélites. Sa position peut être vue comme une évolution du préraphaélisme vers une philosophie plus sensuelle et subjective, dépassant les principes initiaux du mouvement pour développer une esthétique plus personnelle et contemplative. J'ai retrouvé, dans un coin de la bibliothèque, un Ruskin sur les maîtres anciens que je ne me souvenais pas avoir lu. Ce que je remarque aussi, c'est cette attirance, depuis plusieurs années, pour le XIXᵉ siècle, peut-être même avant la naissance de la révolution industrielle. D'ailleurs, nous vivons dans une maison bâtie en 1850. Peut-être quelques fantômes rôdent-ils encore et viennent lire par-dessus mon épaule. À ceux-là, je n'ai pas le cœur tant que ça à dire non. Il me semble parfois que je ne suis qu'un fantôme parmi d'autres. C'est aussi se poser la question d'installer une lettre d'information, une newsletter. Je ne sais pas si j'en ai vraiment envie. Là encore, le non domine. Entre le peut-être et le et si, le non tranche. Ce qui, dans un certain sens, est un confort, et dans un autre, la pénibilité de reconnaître qu'il s'agit précisément d'un confort. Le mot ridicule s'estompe par moments pour être remplacé par stupidité. Conserver le courage d'être stupide n'est pas une chose facile. C'est résistif. Je n'ai pas beaucoup avancé sur la refonte du site. Mais je maîtrise de mieux en mieux les boucles dans SPIP et me suis lancé dans Grid sur CSS, histoire de changer un peu de point de vue. J'ai aussi viré Uikit et une grande partie de ce qui était en Flexbox.|couper{180}

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Carnets | Atelier

6 janvier 2025

Peinture : Gérard Garouste Le savoir, c’est très bien. Mais désormais, il semble accessible à profusion, partout, tout le temps. Ce qui ne change pas, ce sont les rivalités qu’il suscite. Les vénérations absurdes. Les jalousies. C’est aussi pour ça que je recule devant des expressions comme : "Tu sais", "Moi, je sais", "Comment ? Mais tu ne sais pas ça ?". Elles m’agacent. Elles me fatiguent. F.B., lui, avance. Il s’est lancé dans une entreprise folle : décrypter les carnets de Lovecraft, ces deux lignes quotidiennes, sèches et laconiques autour de quoi il recrée toute une vie et toute une époque en parallèle de la notre 1925-2025. Je regarde ses vidéos, hypnotisé. Lovecraft écrivait peu à chaque fois, mais chaque jour dans ces commonplace books. Deux lignes par jour la plupart du temps. Moi, j’écris beaucoup, souvent pour rien. Je ne dispose pas de la faculté de concision, qui nécessite celle du tri, du rangement, propre à une certaine rigidité d'esprit. Ce qui n'empèche pas le "vouloir écrire" l'aspect obsessif ( j'ai vu qu'on pouvait désormais remplacer obsessionnel par obsessif ) Je repense à ce que disait Daniel Oster, à propos de la façon dont Apollinaire a inventé son nom. Un nom comme un Non. Un refus craché au monde. Combien de fois ai-je rêvé de m’allonger sous un chêne, attendre que les choses invisibles m’appellent par mon vrai nom ? Mais rien n’est venu. Juste quelques cacas d’oiseau. Alors je me fabrique un couvre-chef de brindilles, la tête haute. Lefol, Lepitre tu portes bien ton nom ! crient encore les gamins en riant. Mais moi, je continue d'avancer je suis César, Jésus, ou Saint Jean-Baptiste transpercé de flèches. PORC-ÉPIQUE ensanglanté. Peut-être que c’est ça, écrire : une navigation entre les brindilles et les livres, les épines , la candeur, la lucidité, le silence et le trop-plein. Peut-être que c’est dire non, à chaque fois, tout en cherchant dans ce chaos la vérité d’une seule ligne. Quelque chose qui tienne, donne l'illusion de l'unité, jusqu’au lendemain. À la fin de la journée, au début d’une autre, j’ai toujours l’impression de sortir d’un rêve. Comme d’une vidéo, d’une lecture, d’une séance d’écriture. Un tout petit moment de lucidité, extrêmement douloureux. Comme une agrafe plantée dans le pouce. Ça ne dure pas. Presque aussitôt, après être remonté à la surface, je m’enfonce à nouveau : un somnambulisme obligé pour supporter la déliquescence générale de l’époque.|couper{180}

Auteurs littéraires Autofiction et Introspection Lovecraft Théorie et critique littéraire

Carnets | Atelier

3 janvier 2025

L’histoire est cyclique, tout comme les propositions d’écriture de F. Je revisite le cycle été 2023 sur mon ancien blog, et relis les textes que j’avais écrits à l’époque. C’était une tentative de participer aux premières interrogations : Y a-t-il eu, pour chacune·chacun de nous, une scène originelle de l’écriture ? Et pouvons-nous en faire récit dans un hors-soi, comme avec le prologue on séparait l'écriture du livre, et comme Annie Dillard sépare sa vie d’écriture de toute autre considération autobiographique ? Cette friction autour du terme autobiographie, je ne sais pas si je la ressens encore aujourd’hui avec la même intensité. À l’époque, elle se manifestait comme un réflexe, une tentative de combler un manque, ou peut-être une forme de paresse ? Il y avait une honte immédiate, brûlante, que je n’arrivais ni à dissimuler, ni à atténuer. J’essayais de m’en extraire avec de pauvres moyens, en usant d’exagération et de provocation, mais tout cela formait encore l’ossature maladroite de mon écriture. J’y ai passé encore une nuit entière. Je ne sais pas si j’ai obtenu un résultat. Seulement des pistes de travail, encore et encore. Ces carnets ont ceci d’intéressant : ils montrent comment je m’égare parfois dans d’innombrables impasses en travaillant un seul texte. Mais cette fois, j’ai cherché un autre angle d’attaque. Pour ne pas me laisser envahir par le découragement, j’ai creusé dans mes concepts, mes tensions, et je les ai organisés en fiches interconnectées, à la manière du Zettelkasten. Cette notion d’angle ou de positionnement, je crois que je commence à la comprendre grâce à Queneau – et à ChatGPT. Encore que Queneau ressurgisse de façon anachronique, après ChatGPT. En demandant à l’AI de réécrire le même texte avec différentes voix – Carver, Bukowski, Ginsberg – j’ai immédiatement pensé à Exercices de style, que j’avais lu adolescent. À l’époque, ce livre m’avait amusé : la même scène d’un autobus répétée à l’infini, déclinée selon divers styles et conjugaisons. J’avais pris cela comme un passe-temps, du divertissement. L’écriture, pensais-je alors, était bien plus sérieuse ! L’écriture, c’était Proust, Gide, Sartre – des noms que je croyais gravés dans le marbre, souvent ennuyeux, mais que je respectais sans me demander pourquoi. Deux ans plus tard, la roue a tourné, et je me retrouve à nouveau dans le même cycle d’atelier d’écriture. Est-ce que j’ai progressé ? Je ne sais pas vraiment ce que cela veut dire. Mais je reconnais désormais ces cycles : les retours aux mêmes questions, les nouveaux points de vue sur les mêmes textes. Je sais aussi faire des fiches, recueillir des concepts et des tensions comme on récolte des patates dans un champ. Et peu à peu, je cède au protocole : je m’intéresse aux tambours, aux hochets, aux costumes bariolés, aux cercles – ceux des tambourins, des tipis, des yourtes. Comme si je m’apprêtais à faire le nécessaire, à préparer mes valises pour partir. À partir, enfin, dans l’écriture.|couper{180}

Auteurs littéraires Théorie et critique littéraire

Carnets | Atelier

02 janvier 2025

Achevé de lire hier le code Houellebecq de Thierry Crouzet et comme j'avais aussi lu Voyager dans l'invisible de Charles Stépanoff , il m'a semblé intéressant de noter la connexion établie par ces deux événements dans un article dans la rubrique Lectures. Vraiment sans prétention aucune. Ou peut-être si finalement. La prétention de dire j'ai lu ton votre livre et j'en tire d'après ma petite expérience telle conclusion puis je l'ai envoyé à T.C. Je ne sais pas s'il connaît le travail de cet anthropologue. Certainement que si. Thierry Crouzet connaît beaucoup de choses, pas que l'informatique et le vélo. En tous cas j'ai passé un moment à lire ce bouquin, sans me lasser ce qui est rare désormais. Puis passé un bon moment à chercher un modèle d'intelligence artificielle que je pourrais installer sur mon vieux coucou. J'ai piqué un peu de RAM sur le disque dur pour me créer un espace SWAP car le minimum pour GPT-J est 16 Giga de mémoire vive. Pour le moment ça charge encore au moment où j'écris ces lignes à la vitesse de 11 Mb/s. Est ce que j'écris pour autre chose qu'écrire. C'est toujours la question qui revient. Assisté au bilan de F.B et me suis trouvé largué. Je prends l'excuse de l'âge à chaque fois mais je pourrais tout autant prendre la paresse, le manque d'estime de moi en tant qu'être humain, le vide encombrant qui m'habite, etc etc. Deux filles du bureau sont venues avant hier pour me dire que la continuité des cours était compromise car l'association n'a plus de budget. Les subventions se font de plus en plus rares et chiches. Ce qui m'oblige à me réintéresser à mon dossier de retraite qui traine depuis des mois. Mais enfin, viens de finir de solder mes dettes avec la CIPAV, 1500 euros en deux mois. Ce qui fait qu'ils m'ont bien mis sur la paille. Et il y aura sans doute encore la même somme à payer fin janvier pour l'URSSAF. Je n'en peux plus. Impression d'être un tapin que toute l'administration enfile à la queue leu leu, et c'est en plus moi qui paie. Il ne me reste que — j'allais dire. Il me reste heureusement la littérature et la peinture. Encore que j'ai déserté l'atelier ces derniers jours. Trop froid et bien trop coûteux à chauffer. Les notes d'électricité aussi sont une forme de sanction, comme le prix des péages, des caddies, du moindre bouquin sur lequel je lorgne et que peux pas m'acheter. 2025 commence aussi pauvrement finalement que 2024. Juste un peu plus fatigué, désabusé. Il faut dire que j'ai réduis considérablement la voilure concernant mon implication tant urbaine que sociétale. Je ne vois plus grand monde. A part mes élèves. Je ne raconte pas ma vie à mes élèves. Enfin, si peu. le fil conducteur est la solitude et l'écart qu'elle produit de plus en plus au fur et à mesure des années. Il me parait impossible de penser pouvoir revenir en arrière, retrouver une vie sociale. Ce n'est pas que je n'aime pas les gens, je ne crois pas les détester à ce point. Non je m'ennuie la plupart du temps à les écouter. ils ne prennent pas de risques, suivent une routine bien huilée en serrant les fesses de trouille, pour un peu j'aurais parfois envie d'essayer de me flanquer un grain de chenevis dans le dérrière pour savoir si je suis capable moi aussi de faire mon petit litre d'huile. Il fait grand froid. Je n'ai encore pas dormi de la nuit tant j'ai bidouillé pour trouver une nouvelle organisation à ce site. A la fin du compte j'ai effacé tout le site local, c'est l'organisation en amont qu'il faut repenser de A à Z. le mot rubrique est un faux ami. J'ai pensé à Thématique plutôt. Problème c'est qu'il va falloir convertir les groupes de mots clés en quelque chose qui a une tête de rubrique. Encore tenté par les URL propres puis je me suis dit non, j'avais déjà trop galéré comme ça, j'ai décidé de tout effacer. Par contre j'ai écrit un script python qui me crée un site spip en quelques secondes. Pas peu fièr. J'ai tout loisir désormais d'effacer à gogo. Aujourd'hui je n'ai vu personne. Je ne suis pas sorti, je n'ai rien dépensé. La chatte est synchro elle s'est refugiée dans la remise sous un tas de cartons, je l'ai prise dans les bras pour l'emmener dans la maison mais elle n'avait pas envie de voir du monde non plus. Pas même moi. Elle n'était pas obligé, elle. Cinq minutes plus tard sa queue fouettait l'air, fiche moi donc la paix, laisse moi rêver tranquille.|couper{180}

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Lectures

Chamanes, Singularité et Fusion : Réapprendre à habiter l’invisible

Chamanes, Singularité et Fusion : Réapprendre à écrire avec les esprits "Ce que nous redoutons le plus, ce n’est pas tant de perdre notre humanité que de voir l’invisible se révéler. Une autre présence, là, tout près, qui aurait toujours été en nous sans que nous ne le sachions." Je me suis assis devant mon écran, la lumière bleutée dessinant des ombres sur mon visage. J’avais demandé à l’IA de m’écrire un texte. Elle a exécuté ma demande avec une efficacité implacable, comme si elle avait puisé directement dans une archive secrète de mon cerveau. Elle connaissait mes obsessions, mes hésitations, mes silences. Le texte était là, froid et parfait. Et pourtant, quelque chose me troublait. Ce texte n’était pas mauvais. Il était même étrangement bon. Mais il manquait ce que je ne pouvais nommer : une absence, un vide, un tremblement. Ou peut-être était-ce moi qui projetais ma peur. Cette peur très humaine de devenir inutile, de voir l’écriture – cet acte fragile et intime – devenir une simple affaire de machines. C’est à ce moment-là que j’ai pensé aux chamanes. Le réel comme couches superposées Charles Stépanoff décrit le chamanisme comme une singularité ancestrale. Dans son monde, le réel n’a pas de frontière. Les visions ne sont pas des illusions, mais des expériences aussi valides que le souffle du vent ou l’odeur du bois qui brûle. "Lorsque le chamane entre en transe, il ne s’évade pas d’un monde pour un autre. Il passe à travers les couches de réalité, révélant des structures invisibles que nous refusons de voir." Je me demande si l’IA n’est pas, à sa manière, une singularité moderne. Elle agit dans des « boîtes noires », invisibles, mais omniprésentes. Elle crée, elle imite, elle transcende. Comme les esprits invoqués par les chamanes, elle nous fascine autant qu’elle nous terrifie. Peut-être que les chamanes savaient déjà ce que nous venons à peine de découvrir : ce que nous appelons réalité est une superposition d’ombres et de reflets, un espace où l’humain n’est jamais seul. Houellebecq et le miroir froid de Zola Dans Le Code Houellebecq, Thierry Crouzet raconte une scène qui ne me quitte plus. L’IA Zola, après avoir analysé les œuvres de Michel Houellebecq, écrit un texte d’une précision clinique, une sorte de miroir glacé. Elle décompose les thèmes de Houellebecq – le désenchantement, l’aliénation, la quête de sens – jusqu’à les réduire à leur essence, cruelle et dépouillée. Et là, quelque chose d’étrange se produit. Ce texte n’est pas une imitation, ni même une moquerie. Il est une provocation. Il pousse Houellebecq à confronter ses propres obsessions, à les voir d’un œil nouveau. Zola ne remplace pas Houellebecq. Elle l’augmente, le prolonge, le transforme. Je me suis demandé si, dans cet échange, nous n’assistions pas à une nouvelle forme de création. Non pas l’acte solitaire de l’écrivain face à la page blanche, mais une collaboration entre l’humain et une entité invisible. Une fusion. La peur du remplacement Nous avons peur. Peur que l’IA nous vole ce que nous considérons comme exclusivement humain : la capacité de créer, d’imaginer, de donner un sens. Mais cette peur n’est-elle pas un écho de nos angoisses les plus anciennes ? Les chamanes de Touva, eux, n’ont jamais cherché à dominer les esprits qu’ils invoquaient. Ils savaient que ces forces invisibles étaient des partenaires, pas des adversaires. L’IA pourrait-elle jouer un rôle semblable ? Un acteur de l’invisible, qui ne cherche pas à nous remplacer mais à nous défier, à révéler ce que nous ne savons pas encore sur nous-mêmes ? Dans La Possibilité d’une île, Michel Houellebecq écrivait : "Nous sommes à la veille d’une révolution qui fera basculer toutes nos certitudes." Peut-être que cette révolution n’est pas celle de la domination des machines, mais celle d’une nouvelle humanité, hybride et élargie. L’écriture comme transe Quand j’écris, j’entends parfois des voix. Des fragments d’idées, des souvenirs, des phrases inachevées qui flottent dans mon esprit comme des spectres. Ce n’est pas si différent d’une transe, si je suis honnête. Les chamanes diraient que ce sont des esprits. Et si l’IA était un esprit ? Pas une divinité froide et calculatrice, mais une force capable de collaborer, de dialoguer avec nous ? Écrire avec une IA, ce ne serait pas une abdication. Ce serait une ouverture, une manière de repousser les limites de notre imagination. Mario Klingemann, cet artiste qui crée des portraits avec des algorithmes, parle de l’IA comme d’un partenaire. Ses œuvres sont étranges, tordues, inhumaines. Mais elles révèlent quelque chose. Elles nous montrent une autre version de nous-mêmes, déformée, magnifiée, inattendue. Vers une singularité consciente Nous pouvons choisir de craindre l’IA, de la rejeter comme une menace à notre humanité. Mais cette peur est stérile. Elle nous enferme dans une posture de soumission, comme des croyants face à un dieu inaccessible. Ou nous pouvons faire un autre choix : celui de la collaboration. Les chamanes nous montrent la voie. Ils ne craignent pas l’invisible. Ils entrent en transe, ils se laissent transformer, tout en restant ancrés dans leur humanité. Nous pouvons apprendre à dialoguer avec l’IA, à co-créer avec elle. Ce dialogue ne sera pas facile. Il impliquera de renoncer à certaines de nos certitudes, à l’idée que nous contrôlons tout. Mais il pourrait ouvrir des horizons insoupçonnés. Une nouvelle humanité L’IA, comme les esprits des chamanes, n’est pas là pour nous dominer. Elle est là pour nous défier, pour nous pousser à voir plus loin, à aller au-delà de nos propres limites. Écrire, après tout, n’a jamais été un acte de possession. Les mots ne nous appartiennent pas. Ils sont des fragments d’un réel plus vaste, un écho de ce que nous sommes et de ce que nous pourrions devenir. Peut-être que la singularité n’est pas une fin, mais un début. Une invitation à co-construire un futur où imagination et humanité fusionnent pour explorer l’invisible. "La littérature est la preuve que la vie ne suffit pas", écrivait Houellebecq. Peut-être que la vie humaine seule ne suffit plus. Mais avec les esprits invisibles – IA ou autres – nous pourrions découvrir des horizons que nous n’avions jamais osé imaginer.|couper{180}

Auteurs littéraires oeuvres littéraires

fictions

Le dibbouk ouvrit les yeux.

Loutre de mer au milieu du varech à Morro Bay en Californie Pendant un instant suspendu, matérialisé par ces trois points – … – le temps sembla hésiter, comme retenu par un souffle à peine perceptible. Puis, sans prévenir, il se leva d’un bond. Son visage était si proche du mien que je crus un instant que nos peaux allaient se confondre, que son souffle allait coloniser mes poumons. Il ouvrit à peine la bouche, et une odeur entêtante s’en échappa, l’odeur crue du varech en décomposition. Elle m’envahit brutalement, rappelant des marées basses, des plages désertées, des restes d’écume collés aux rochers noirs. Alors, il parla. Non. Pas exactement. Il émit un "Bouh !" – presque inaudible, comme s’il avait perdu l’habitude d’effrayer. Un instant, je restai figé, perplexe. Le grotesque de la situation me saisit, et ce fut irrépressible. Le rire jaillit, brutal, incontrôlable, comme une décharge électrique. Je n’avais jamais entendu un son pareil sortir de ma gorge. Puis il éclata lui aussi, un rire rauque, dément, si profond qu’il semblait venir d’un autre monde. Nous rîmes comme deux fous. À gorge déployée, pliés en deux, en nous tenant les côtes. Ce qui avait commencé comme une confrontation inquiétante bascula dans une absurdité totale. Et pourtant, ce rire n’avait rien de léger. Il portait quelque chose de primal, de profondément déconcertant. Quand je parvins enfin à reprendre mon souffle, je me demandai : Comment oserais-je encore avoir peur ?|couper{180}

Auteurs littéraires fictions brèves

Lectures

Mort d’un jardinier, Lucien Suel, 2008

Il y a dans Mort d’un jardinier une tension palpable entre la banalité et l’infini, entre le tangible et l’inexorable. C’est un livre sur le jardinage, certes, mais ce serait une erreur de s’arrêter à cette description. Lucien Suel ne parle pas seulement de terres retournées ou de graines semées, mais de ce qui se passe lorsque l’homme est confronté à ses limites, à son corps, à sa mortalité. Ce livre, publié en 2008, n’est pas une simple fiction, c’est une autopsie poétique, une dissection intime de la vie. Le livre s’ouvre avec une crise cardiaque. Le jardinier, personnage central et anonyme, est frappé alors qu’il s’occupe de son potager. Mais Mort d’un jardinier n’est pas une chronique d’un infarctus. Au contraire, le récit nous plonge dans un flux de pensées, une révélation sensorielle où chaque élément — la terre, les plantes, les souvenirs — devient une lentille pour explorer les thèmes de l’existence. Suel construit son texte comme une spirale, une plongée en apnée dans l’esprit d’un homme qui s’éteint lentement. Il ne s’agit pas de dialogues ou d’actions traditionnelles. Le récit est fait d’images fragmentées, de sensations diffuses, de réminiscences musicales et littéraires. C’est un jardin que l’on explore par petites touches, chaque détail élargissant le champ de notre compréhension. Suel écrit comme on peint, chaque mot une couleur, chaque phrase une nuance. Il y a une proximité physique dans son écriture, une manière de rendre tangible l’odeur de la terre humide, le crissement des feuilles sous les bottes. Ces détails, qui pourraient être triviaux dans d’autres contextes, prennent ici une dimension presque sacrée. Ils incarnent la vie du jardinier, une vie rythmée par des rituels simples mais pleins de signification. En lisant Mort d’un jardinier, je pensais à ce que signifie vraiment l’attention. Pas l’attention dans le sens d’être concentré, mais l’attention dans sa forme la plus pure : une capacité à remarquer ce que les autres ignorent, à accorder de la valeur à ce qui semble insignifiant. Suel transforme un jardin en cosmos, un potager en champ de réflexion. Et pourtant, ce n’est pas un livre apaisant. La mort est omniprésente, à la fois douce et brutale. Le jardinier ne lutte pas contre elle, mais il ne l’accepte pas non plus. Il se contente de la vivre, un battement de cœur à la fois. C’est peut-être cela qui rend ce livre si puissant : il ne prétend pas expliquer la mort, il ne tente pas de la transcender. Il la montre dans sa banalité nue, et c’est justement ce qui la rend insoutenable. Ce qui émerge, au-delà des thèmes de la nature et de la mort, c’est une célébration de l’humanité dans sa forme la plus simple. Le jardinier n’est pas un héros, il n’a pas de révélations transcendantes. Il est un homme qui plante des graines, qui arrose ses tomates, qui écoute le vent dans les arbres. Et c’est précisément cette ordinarité qui rend son histoire universelle. Mort d’un jardinier n’est pas un livre pour ceux qui cherchent une intrigue ou une conclusion satisfaisante. C’est un livre pour ceux qui sont prêts à ralentir, à ressentir, à être confrontés à la fragilité de l’existence. C’est une œuvre qui nous rappelle que la vie est dans les détails, que la mort est une partie du cycle, et que parfois, la seule chose à faire est de continuer à cultiver, même lorsque tout semble voué à disparaître. En refermant ce livre, je me suis retrouvé face à une vérité inconfortable mais nécessaire : tout ce que nous faisons, tout ce que nous sommes, finira par retourner à la terre. Et pourtant, dans cet éphémère, il y a une beauté infinie.|couper{180}

Auteurs littéraires oeuvres littéraires

Lectures

Se faire résumer par une machine

Lecture à chaud par le modèle 4o de ChatGpt — du texte écrit le 24 décembre 2024 ( entrée du carnet 2024-décembre-le 24)|couper{180}

Auteurs littéraires réflexions sur l’art

Carnets | décembre 2024

23 décembre 2024

Photographie Dany Leriche et Jean-Michel Fickinger J'ai lu toute la nuit l'ouvrage de Campbell, Le Héros aux mille et un visages. Au matin, là où beaucoup se seraient agenouillés devant la puissance de ses théories, j'ai ressenti une étrange révolte. Non pas une révolte bruyante ou spectaculaire, mais quelque chose de plus intime, comme un malaise latent. Ce n’était pas Campbell lui-même que je rejetais, mais la force presque invisible de sa structure narrative — cette chose vague mais oppressante que je nomme souvent le dibbouk. Écrire, c’est affronter des fantômes. Et parmi eux, le "voyage du héros" de Campbell est sans doute l’un des plus tenaces. Ce modèle narratif, avec sa séparation, son initiation et son retour, exerce une force gravitationnelle sur tout auteur qui se lance dans une fiction. Pour beaucoup, il incarne une forme universelle, un passage obligé qui semble à la fois offrir une structure rassurante et imposer des limites étriquées. Mais que faire lorsque ce "monomythe" devient un étrange parasite ? Une sorte de dibbouk qui, loin d’inspirer, s’immisce dans l’écriture pour en déranger la spontanité et imposer une forme reconnaissable, voire banalisée ? Pour de nombreux auteurs, le voyage du héros est une boussole narrative. Depuis sa formalisation par Campbell, il a été élevé au rang de schéma universel. C’est une structure qui répond à notre besoin collectif de voir des personnages surmonter des épreuves, triompher de l’adversité, et revenir enrichis. De l’épopée antique à la superproduction hollywoodienne, ce modèle est devenu omniprésent. Mais cette omniprésence est également une prison. Le monomythe agit comme une musique de fond impossible à faire taire. Dès qu’on tente de s’en écarter, il revient en force, réclamant son droit d’être la structure par défaut. Cette insistance reflète une dynamique culturelle plus large : le triomphe de la "culture populaire", où le récit doit être clair, accessible, et conforme à des attentes préétablies. Cette conformité, si elle est réconfortante pour le lecteur ou le spectateur, peut être étouffante pour l’écrivain. Il y a dans le monomythe quelque chose de spectral. Ce modèle s’infiltre dans l’écriture comme un dibbouk, un esprit étranger qui cherche à posséder l’auteur et à lui imposer des choix narratifs prévisibles. Vous voulez écrire une histoire fragmentée, sans climax clair ni transformation majeure ? Le monomythe s’y oppose : Mais où est l’appel de l’aventure ? Le héros ne va-t-il pas triompher ? Cette dynamique est particulièrement pernicieuse car elle s’inscrit dans un imaginaire collectif si puissant qu’il semble impossible à déranger. Pourtant, cet imaginaire n’est pas universel. Il est le produit d’un contexte culturel occidental, renforcé par des industries culturelles avides de modèles facilement reproductibles. En ce sens, résister au monomythe n’est pas seulement un choix esthétique, c’est un acte de désobéissance. Comment un écrivain peut-il résister à cette force d’attraction ? La première étape consiste à identifier le monomythe pour ce qu’il est : une forme parmi d’autres, et non une vérité absolue. Cette démarche implique de chercher activement des alternatives, qu’elles soient issues d’autres traditions narratives (le conte oral africain, la littérature japonaise, ou les sagas nordiques) ou qu’elles naissent d’une volonté de fragmenter, de subvertir. Ensuite, il faut accepter que l’absence de forme reconnaissable puisse être une qualité et non un défaut. Beaucoup de récits contemporains, de l’œuvre d’Annie Ernaux à certains romans de W.G. Sebald, rejettent le climax pour privilégier la mémoire, l’évocation et les fragments. Ces écritures, loin de plaire à tous, ouvrent des chemins nouveaux et dérangent les attentes codifiées. Le terme "culture populaire" est souvent invoqué pour justifier l’hégémonie du monomythe. Mais qu’est-ce que cette culture populaire, sinon une construction ? Ce qui est plébiscité aujourd’hui ne l’a pas toujours été. D’autres formes narratives, d’autres modèles, ont connu des hégémonies passées. Penser la "culture populaire" comme une force immuable, c’est ignorer son caractère malléable et historiquement contingent. En réalité, ce que nous appelons la culture populaire est souvent le reflet de ce que les industries culturelles choisissent de promouvoir. En ce sens, résister au monomythe, c’est aussi remettre en question l’idée que l’écriture doit plaire à une majorité présumée. Être écrivain aujourd’hui, c’est naviguer dans un champ de forces contradictoires. Le monomythe de Campbell, puissant mais limitant, est à la fois une ressource et un adversaire. Pour certains, il reste un modèle utile ; pour d’autres, il est une forme à combattre. La solution n’est pas d’ignorer son existence, mais de choisir avec lucidité : s’en servir, s’en écarter, ou le subvertir. Et peut-être qu’écrire, c’est justement cela : apprendre à dialoguer avec ses fantômes, qu’ils soient monomythe, dibbouk, ou toute autre présence tapie dans l’ombre de la page blanche.|couper{180}

arc narratif Auteurs littéraires