Espaces lieux
lieux comme lier eux ou lire eux.
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Carnets | décembre 2024
21 décembre 2024
Ce matin, je me sens vide. Si plein de rien. Un trop-plein de rien. Débordant d'absence. Pourtant, je n’en éprouve plus de honte. C'est presque obscène d'y apercevoir comme une jouissance. Je goûte pleinement cette sensation. C’est un acte de résistance. Je refuse de croire que le vide est une faute. Ce vide, c’est mon luxe personnel. L’opposé de cette opulence qu’on m’a toujours vantée, celle qui cache les manques sous des artifices inutiles. Me voici à la source du désir. Là où rien n’est nommé, où tout peut commencer. J’entends les voix qui murmurent : comme c’est enfantin. Mais qu’importe. Ce vide est un espace creux, mais habité. L’enfant que j’étais, l’adolescent révolté, le jeune homme arrogant, le vieillard larmoyant – tous continuent d’y exister, à leur manière. Je ne les fuis pas. Je sais ce que je dois au monde pour avoir la force de dire "je". Mais je sais aussi ce que je dois à ce "je" pour m’extraire du poids du monde. Ce vide n’est ni une fuite ni une faiblesse. C’est un point de départ qui se confond avec l'arrivée. Un lieu où je peux être, simplement. C'est comme prendre le temps de s'asseoir au bord de la rivière et regarder passer les nuages se reflétant à la surface. Puis l'injonction de se relever, de revenir de nouveau dans le mouvement, le brouhaha, ressurgira tôt ou tard, elle revient toujours, pour tenter d'imposer silence à jamais.|couper{180}
Carnets | décembre 2024
09 décembre 2024
« Il ne faut pas avoir honte de se souvenir qu'on a été un « crevard », un squelette, qu'on a couru dans tous les sens et qu'on a fouillé dans les fosses à ordures [...]. Les prisonniers étaient des ennemis imaginaires et inventés avec lesquels le gouvernement réglait ses comptes comme avec de véritables ennemis qu'il fusillait, tuait et faisait mourir de faim. La faux mortelle de Staline fauchait tout le monde sans distinction, en nivelant selon des répartitions, des listes et un plan à réaliser. Il y avait le même pourcentage de vauriens et de lâches parmi les hommes qui ont péri au camp qu'au sein des gens en liberté. Tous étaient des gens pris au hasard parmi les indifférents, les lâches, les bourgeois et même les bourreaux. Et ils sont devenus des victimes par hasard. » — Varlam Chalamov, Récits de la Kolyma, 1978 Il écrit aussi comme la prison l'a aidé pour écrire. Ou peut-être ce que l'on attend comme prétexte pour écrire. Il est tout à fait possible également— toute proportion gardée — que je comprenne désormais bien mieux la notion de prétexte pour faire ceci ou cela. Ou plutôt ne pas le faire. La jeunesse a besoin de prétexte, comme la violence. Mais le prétexte n'a jamais été vraiment une raison, même pas une excuse. Repense encore une fois à tout ça, en écoutant cette émission sur Chamalov ( France Culture) sur la route de Saint-Donat à ces années passées d'une chambre d'hôtel à une autre, à l'indigence volontaire dans laquelle je me suis obligé de vivre sous prétexte que l'art, la peinture, l'écriture exigeait que l'on assassine ce qui nous est le plus cher pour récupérer des boyaux, fabriquer des cordes de violon. D'où l'expression joue moi un p'tit air de violon, aller. Une prétention à l'exacte mesure du total manque de confiance en soi. Qu'aurais-je supporté encore pour avoir ne serait-ce que le droit d'écrire une seule ligne sans m'en rendre malade, je n'en ai jamais eu le droit alors je l'ai pris voilà tout. Avec l'effroyable suite de conséquences que l'acte d'écrire provoque. Ecrire c'est provoquer, je suis toujours parti de ce principe, rien ne dit qu'il soit bon ou nécessaire voire utile. C'est comme pisser dans un violon parfois aussi. Il fait si froid. Nous avons mis en route les chauffages mais la surface est si grande et ce ne sont que des grille-pains. Le Palais Delphinal n'a rien à voir avec Sevvostlag un des plus grands réseaux de camps de la région de la Kolyma, où Chalamov a été transféré en 1937. J'ai récupéré "récits de la Kolyma" que je parcours durant cette journée de permanence, j'ai même eu le temps de réorganiser un peu mes notes pour rédiger un billet dans la rubrique "lectures". Autre idée qui me vient : écrire un article plus spécifique sur la poétique du froid chez Chalamov. À la Kolyma, le froid est omniprésent, inévitable. Il n’est pas un simple élément du décor, mais un véritable protagoniste qui détermine les actes et les pensées des prisonniers. Dans un passage saisissant, Chalamov écrit : « Le froid était une force universelle, indifférente à la volonté humaine. Il tuait, il brisait, il gouvernait. » Ce froid n’a pas de visage, mais il est doté d’une volonté propre. Il réduit l’homme à un état de survie, rappelant que la nature, dans sa neutralité absolue, est souvent plus implacable que la cruauté humaine. Pour les prisonniers, le froid est le premier et le dernier ennemi, celui contre lequel aucune lutte n’est vraiment possible. Le froid, chez Chalamov, n’est pas seulement une température, mais une métaphore du dépouillement. Tout se réduit à l’essentiel : l’homme perd ses illusions, ses ambitions, ses croyances. Le froid efface les détails superflus pour ne laisser qu’une réalité brute. Dans ce cadre, les mots de Chalamov sont eux-mêmes taillés dans une langue glaciale et précise. Pas de place pour les fioritures ou les ornements. Il écrit : « Le froid nous apprenait l’économie de tout—des gestes, des mots, des pensées. Une sorte de silence gagnait même nos esprits. » Dans cette poétique du froid, l’écriture elle-même reflète cette économie. Chaque phrase semble gelée dans sa perfection austère, comme si la survie de l’idée dépendait de la précision du mot choisi. Dans cet environnement polaire, l’homme devient pierre. Chalamov décrit cette lente transformation, où le corps se durcit, où les émotions s’éteignent. Le froid agit comme une machine à effacer, réduisant l’être à un simple organisme luttant contre l’entropie. Dans l’un de ses passages les plus frappants, il écrit : « La neige recouvrait tout. Les corps, les chemins, les souvenirs. Nous devenions nous-mêmes de la neige, quelque chose qui pouvait disparaître sans laisser de trace. » Cet effacement n’est pas seulement physique. La personnalité, les liens sociaux, même le langage se dissolvent sous la pression du froid. L’homme, dans la poétique de Chalamov, devient un fragment anonyme du paysage. Mais Chalamov ne se contente pas de décrire le froid comme une force oppressive. Il le transforme en une épreuve métaphysique, un test ultime pour l’esprit et le corps. Face au froid, les prisonniers sont confrontés à des questions fondamentales : qu’est-ce que vivre ? Qu’est-ce que l’humain ? Dans un passage clé, il observe : « Nous n’étions pas des héros. Le froid décide pour nous. Il montre que l’esprit n’est pas plus fort que le corps. Que ce sont toujours les instincts qui gagnent. » Ce constat pourrait sembler nihiliste, mais il contient une forme d’éloge paradoxal de la condition humaine. Même réduit à l’essentiel, même confronté à sa propre annihilation, l’homme endure. Cette résilience passive devient une forme d’éthique, un humanisme minimaliste ancré dans la survie elle-même. Une esthétique du vide Le paysage polaire de la Kolyma n’est jamais décrit comme spectaculaire ou sublime. Chalamov rejette tout exotisme. Pourtant, dans cette austérité, une beauté paradoxale émerge. Le vide, la blancheur, le silence deviennent des éléments esthétiques à part entière. Il écrit : « Dans ce monde où il n’y avait rien, nous découvrions que ce rien avait un poids. Le vide nous entourait, mais il était vivant, il était palpable. » Cette esthétique du vide reflète l’état d’âme des prisonniers, pris entre la mort et la survie, entre l’épuisement et une sorte de transcendance inconsciente. En milieu d'après-midi le visage jaune part pour Romans, c'est la soeur de O. qui l'achète, l'opération a duré même pas cinq minutes. Encore une fois ne jamais se faire d'idée sur les lieux, le public qui visite les expositions, sur l'issue bonne ou mauvaise de celles-ci. Aperçu une nouvelle proposition d'écriture passer mais j'étais si profondément installé dans le bouquin de Chalamov et la rédaction de mes notes que je ne l'ai pas encore regardée en détail. Si encore nuit d'insomnie la quatrième à la suite cette semaine , j'aurai le temps certainement.|couper{180}
Lectures
Récits de la Kolyma
La Kolyma. Qu’est-ce que c’est ? Une presqu’île quelque part en Sibérie, disent les cartes. Mais ce n’est pas tout à fait ça. Ceux qui y vivent l’appellent une île. Les prisonniers disent que c’est une planète à part. Douze mois d’hiver et l’été n’existe pas. Un lieu qu’on ne trouve pas sur les cartes, où aller plus loin signifie qu’il n’y a plus de chemin. Tout bouge là-bas. Les routes, les convois, les hommes. Les corps passent, se croisent, disparaissent. Aucun plan, aucun tracé ne capture cette errance. La Kolyma, c’est comme une main qui écrit, mais l’encre s’efface avant qu’on puisse la lire. Dire ce qu’on a vu. Les mots qu’on utilise pour raconter, ils sont simples. Trop simples. Pourtant, on n’a rien d’autre. Pas de figures, pas de grands discours. Quand tout est réduit à l’essentiel, il ne reste qu’une langue étrange. Froid. Soupe. Mort. Ces mots-là racontent tout et ne racontent rien. Chalamov fait de son mieux. Il écrit avec ce qu’il a. Des fragments, des éclats. Parfois, ce qu’il raconte semble vrai. Parfois, ça ne l’est pas. Mais l’important, ce n’est pas que ce soit vrai. L’important, c’est que ce soit dit. Un monde figé. À la Kolyma, tout devient dur. Les corps, les mots, les pensées. L’homme se transforme en pierre. Une pierre qui respire encore, mais pas pour longtemps. Les personnages de ces récits ne sont pas vraiment des personnages. Ils n’ont pas d’histoires, pas de destins. Ils sont juste là. Ils marchent, ils creusent, ils survivent. Ils sont vivants parce que, par miracle, ils ne sont pas encore morts. Des cercles dans la neige. Les Récits de la Kolyma ne suivent pas un chemin droit. C’est une spirale. On revient sur les mêmes épisodes, mais chaque fois d’un angle différent. On a l’impression que Chalamov essaie de se souvenir, mais que les souvenirs glissent entre ses doigts. Ce n’est pas grave. On comprend quand même. Ces fragments, ils sont comme des miettes de pain laissées sur la neige. Ils montrent un chemin, mais pas celui qu’on croit. Ce n’est pas un guide, c’est une expérience. On ne lit pas ces textes pour savoir. On les lit pour ressentir. Tout finit par se briser. Les hommes, à la Kolyma, se désintègrent. Leur âme, leur corps, tout part en morceaux. Ce qu’ils étaient avant, c’est effacé. Ce qu’ils deviendront, personne ne le sait. Peut-être qu’ils ne deviendront rien. Peut-être qu’ils resteront là, coincés entre deux états. {« Un homme n’a pas besoin de grand-chose pour rester en vie. Une tranche de pain gelée, une gorgée d’eau trouble, et l’illusion qu’il y aura un lendemain. »} Chalamov écrit avec une plume rude. Pas de romantisme, pas de fioritures. C’est direct. Presque brutal. Mais au fond, c’est une écriture pleine d’humanité. Parce que même au milieu de ce froid infini, il y a une chaleur qui persiste. Faible, mais tenace. Un humanisme brisé. Chalamov dit que l’esprit n’est pas plus fort que le corps. Qu’à la fin, le corps gagne toujours. Et que juste avant de mourir, la seule chose qu’on ressent, c’est de la rage. Pas de paix. Pas d’acceptation. « À la Kolyma, les hommes ne mouraient pas comme des hommes, ils s’éteignaient comme des bougies, sans bruit, sans lumière, sans trace. » Est-ce qu’il croit en quelque chose de plus grand ? Peut-être. Mais ça ne ressemble pas à l’humanisme classique, celui qui glorifie la force de l’esprit. Non, Chalamov voit l’homme pour ce qu’il est : un être qui endure. Rien de plus, mais rien de moins. Les Récits ne sont pas là pour inspirer. Ils ne sont pas là pour consoler. Ils sont là pour dire : voilà ce qui s’est passé. Et voilà ce que les hommes peuvent supporter. Ce n’est pas beau, mais c’est réel. Et à leur manière, ces fragments glacés portent une étincelle de vie. Une vie rude, mais tenace. « Si nous n’écrivons pas ce qui s’est passé, alors rien de tout cela n’aura existé. Le silence est une forme de mort. Et nous avons assez vu la mort. »|couper{180}
Carnets | décembre 2024
04 décembre 2024
"Ne pouvoir vivre sans représenter notre vie mais ne trouver dans aucun discours constitué l’exacte résonance de l’expérience que nous faisons du « réel » de cette vie : voilà la contradiction qui nous écartèle." ( lu dans l'introduction de "La langue et ses monstres" de Christian Prigent|couper{180}
fictions
Traversée du ghetto de Venise
Au début c'est inconscient, alors on cherche des raisons, parce qu'on a à la fois peur de sa propre peur comme de son propre désir.|couper{180}
Carnets | novembre 2024
25 novembre 2024 | fragments à propos du hameau de V.
Le hameau de V. semble immobile, figé dans le temps. Pourtant, il vibre des souvenirs d’une enfance où les objets, les paysages et les habitants racontaient des histoires. Ce texte explore ces fragments de vie, les silences et les présences qui continuent de hanter les lieux, bien après les départs.|couper{180}
Carnets | mars 2023
Fenêtres
Il n’y a pas eu qu’une seule fenêtre, mais des milliers. Non pas une ouverture unique sur le monde, mais une infinité d’échancrures, chacune traçant son périmètre sur l’immensité du jour. Une fenêtre donne sur l’aube, une autre sur le crépuscule ; l’une sur la rue déserte, l’autre sur l’arbre qui déploie ses rameaux, toutes ouvertes, battant sous le vent, s’ouvrant et se refermant comme autant de paupières. Voir ainsi le spectacle du monde au travers de cette diversité de points de vue, c’est consentir à une forme d’effacement. Le réel, fragmenté, n’appartient plus à personne. Le regard, épars, disséminé, émiette la certitude d’une présence continue. La multiplicité des visions gomme l’impression d’absence comme de présence. On n’est plus là vraiment. C’est un point de vue qui occupe l’espace, une perception flottante, détachée. Quelque chose regarde, oui, mais c’est autre chose que soi. Au loin, par la fenêtre entrouverte, montent les cris des enfants. Ils semblent jaillir de la terre comme les chants des oiseaux au printemps, une rumeur ascendante, heurtée, qui s’élance et retombe. On pourrait croire que cela dure toujours, que le cri est là depuis l’origine, vieux comme le mobilier empoussiéré, aussi immobile que l’arbre oublié qui dessine son ombre sur le parquet usé. Et pourtant, on n’est peut-être que dans ces cris, dans leur vibration fugitive. Être là, c’est épouser l’éphémère du cri, devenir ce souffle qui emplit l’air un instant et s’éteint, dissipé dans la lumière du matin. Sensation double, tenace, incertaine. On est là sans y être. On pourrait croire être enraciné, antique comme le bois ciré, mais tout aussi bien on pourrait être dans cette volée de sons qui tournoie puis se dissipe, dans l’élan brisé d’un cri d’enfant, aussi passager qu’un battement d’ailes.|couper{180}
Carnets | mars 2023
Chemin
Aller à pied à l’école. Un chemin que l’on emprunte chaque jour, deux fois, invariablement. Peut-on se lasser de ce chemin ? Non. Il y a toujours quelque chose de neuf à voir. Mais la mémoire se dérobe. Les détails, les nuances, tout glisse hors de portée. On remarque des choses chaque jour, des choses épatantes, et pourtant, le lendemain, tout s’estompe. D’autres choses neuves viennent effacer celles de la veille. Mais les saisons demeurent. Elles encadrent l’existence, gardiennes silencieuses qui maintiennent la raison, qui veillent sur la folie des répétitions. Chaque hiver est différent, mais il est en même temps l’hiver. On le sait. Comme l’été. Ce sont des parenthèses ouvertes sur l’immuable. À l’intérieur de ces cadres, il y a quoi ? Est-ce qu’on le sait ? Est-ce qu’on s’en soucie ? Ce sont des fragments, des éclats d’une continuité jamais tout à fait rompue. Le chemin pour aller à l’école, à l’église, à la foire, au cimetière, se répète des dizaines, des centaines de fois. À moins que l’on ne s’égare, que l’on prenne un autre sentier, croyant au changement, à la nouveauté, à la diversité. Mais tôt ou tard, on y revient, à ce chemin-là. Toujours quelque chose de neuf à voir, quelque chose qui efface la nouveauté d’hier. Et c’est nous qui changeons, insensiblement, à chaque pas. La marche continue, régulière, traversant le temps comme une litanie muette. Le chemin reste le même, mais il se transforme en silence, à la mesure de nos passages, comme si le sol enregistrait, discrètement, la trace de nos pas. La marche, fidèle et fragile, emporte ces fragments de quotidien, les assemble, les dissipe, inlassablement.|couper{180}
Carnets | mars 2023
Continuité de mots
À partir d’un même lieu, une continuité de mots. Haricots verts, poulailler, porte, oseille, cerises, cerisier, poirier, cerises aigres, la bêche, le râteau, le parterre, l’allée, le jardin. Le petit mur, le champ, le lait, le pot au lait, la ferme, le soir, la tombée de la nuit, la peur. Les bûches, les rondins, les stères, la cheminée, le feu, les livres, le bureau, les pipes, le bois, la forêt. Sylvestre. L’escalier, le premier étage, l’étage, la cave, le grenier, les pièces, le salon, la cuisine, la chambre des enfants, la chambre des parents, l’armoire, la commode, le plancher, la moquette, les tapis, le linoléum, le carrelage. La salle de bains. La douche, la baignoire, l’armoire de la salle de bain, la pierre ponce, le gant de toilette, la serviette de bain. Le chauffe-eau. Le radiateur électrique. Le confort. Le vestibule. La penderie. Les monstres. La tonnelle, les branches, le couteau, l’épluchage, l’arc, la corde, la flèche, l’indien. La chambre à air de camion, les ciseaux de couture, le holster, la bouée, l’étang, le garage des Renards, l’odeur d’essence. Le jeudi, les jeux, le copain, le stylo, le blé, les crocodiles dans la fosse, les flashs, le vélo, la liberté. Les carrières, le trou, la grotte, creuser, s’enfouir, le noir, la terre, sous terre, souterrain, galeries, la Chine. Le ciel, l’horizon, la colline, le champ, l’espace, la route, le temps. Les cosses, les petits pois, le raisin, la salade, l’ortie, la soupe, le poivre, la nappe, la toile cirée, la gazinière, l’évier, la passoire, la crème à récurer, la paille de fer, la louche, la lèchefrite, le four, le poulet rôti du dimanche, la peau du lapin, la patte porte-bonheur. Le clapier, les fanes, la grille, le sang, l’œil. Le fumier, les vers, les lombrics, les trous dans le couvercle, la pêche, la canne, le lancer, le fil, la plombée, la bourriche, le Cher, le gardon, l’ablette, l’asticot, les galets, la rivière, les haies, les vaches, le taureau, la pluie, l’herbe mouillée, les cuissardes, le moulinet, la cuillère, la mouche, les nanas, les perches arc-en-ciel, le menu fretin, la belle prise, l’anguille, la carpe, le brochet. Le vernis, l’odeur du vernis, la tête des brochets, des trophées. L’instituteur, la blouse grise, le sérieux, la barbe, les lunettes, la règle en fer, la règle de grammaire, la règle d’orthographe, la règle à calcul, la baignoire qui se vide, le robinet qui coule, les devoirs, l’absence, la faute, la punition, l’odeur de craie, l’encrier, la plume sergent-major, le pupitre, la case. Les marronniers, le préau, la cour de récréation, la bille, le calot, les filles, les gendarmes, les doryphores, en rang par deux, le porte-manteau, le tableau noir, le coucou qui chante, le corbeau qui passe, l’hirondelle qui revient. Le chemin de l’école, le pont du Cher, le bourg, la gare, le canal, le pont au-dessus du canal, le Crédit Agricole, l’église, le bistrot, la boulangerie, le bureau de tabac, les bonbons, les roudoudous, le réglisse, l’argent de poche, le partage, l’injustice, le vol, les mensonges, la bagarre, les pauvres, le Cluzeau, Thierry la Fronde, Robin des Bois. Les gendarmes et les voleurs, les cow-boys et les indiens, la cabane, le refuge, les arbres, la forêt, les champignons, l’humus, les gouttes qui s’égouttent, les branches qui craquent, les biches, les sangliers. L’école buissonnière. À partir d’un même lieu, une continuité de mots.|couper{180}
Carnets | mars 2023
Continuité d’un lieu
C’est le mot le lieu, ou le lieu le mot. Une continuité discrète, immobile, comme une boucle presque imperceptible, un ruban de Möbius que le temps efface sans jamais l’interrompre. Une énergie ténue, une veine électrique qui parcourt un circuit depuis des décennies, toujours la même, inaltérable tant qu’on n’actionne pas l’interrupteur. Qu’on ne change pas de lieu, de mot. On aurait pu convoquer Leibniz, sa théodicée, un happy-end. Mais l’électricité suffit. Une ampoule au plafond, le filament qui résiste au passage du courant, et la pièce s’éclaire. La lumière est là, sans grandiloquence. Une clarté pauvre qui nous tient. Le mot, c’est maison, chambre. Des lieux auxquels on revient sans que cela n’apporte ni joie, ni profit. Des lieux où l’on sait que des vies se sont usées, sédimentées, sans que cela n’ajoute rien à leur pesanteur. C’est là, c’est tout. Un espace à la fois présent et obsolète, une continuité sans relief. Les gestes, les actions, les surprises, nous ont longtemps captivés, nous tenant en dehors de la chose même, de ce silence étale qui succède au mouvement. Puis l’âge est venu, le temps s’est épaissi, et les mots comme les lieux ont changé de nature. Ils ont perdu leur évidence. Ils se sont décollés de leur usage, comme les papiers peints d’une chambre jamais réchauffée. On dit maison, mais ce n’est plus cette maison. Le mot flotte, au-dessus des objets qu’il désigne, comme une feuille morte prise dans un tourbillon. L’écriture cherche à poser une passerelle, à maintenir ce fil tendu entre le mot et la chose, sans obéissance, sans concession. Il ne s’agirait pas d’en faire un outil docile. Il s’agirait de garder cette tension, cette résistance de l’expression face à l’effondrement. À force d’insister, de creuser, on finit par retrouver un point de contact. Pas une révélation. Plutôt une lente érosion du doute. Le brouillard descend, épais, sur les collines, sur le jardin. Il mange la maison, il dissout la chambre. Il n’y a plus qu’une ombre floue, un amas de pierres informes. Mais la fenêtre reste nette, son cadre bien dessiné, comme un repère planté dans le flou. Un point de vue solide sur l’imprécis. La phrase hésite, contourne, cherche sa place, comme ce regard qui tente de percer la brume sans jamais y parvenir. La maison est là pourtant, la chambre aussi. On peut encore dire les mots. Ils ont juste pris une autre teinte, comme des outils longtemps abandonnés, dont on redécouvre la prise. Il n’y a plus à s’en servir, juste à les laisser exister, avec cette patine de l’oubli qui les rend plus dignes, plus dociles. Et puis le printemps arrive, malgré tout. Les prunus, toujours là, toujours neufs. Est-ce qu’on s’habitue à ce retour ? Est-ce qu’on en reste surpris ? Un instant, on est tenté de croire que la nouveauté existe encore, comme une illusion tenace. Le renouveau s’écrit lui-même, sans notre intervention. Il n’y a plus qu’à laisser venir. Les mots, les lieux ne sont pas ailleurs qu’ici. Ils sont là, dans cette continuité d’écriture qui ne cède pas. Ils habitent la phrase comme les murs de la vieille maison, résistant à l’usure, s’imposant par leur seule présence.|couper{180}
Carnets | janvier 2023
20 janvier 2023
Mais non, ce n'est pas une question d'organisation ; ça, tu vas l'entendre tout le temps. Tu vas trouver plein de formations qui vont t'apprendre à organiser ton temps pour faire encore plus de choses que tu n'en fais déjà... mais ça ne changera pas la qualité que tu donnes toi à ton propre temps. Tu te souviens quand tu étais gosse que tes parents t'emmenaient en voiture pour aller chez tes grands-parents, ta tante, en vacances, etc., comment tu n'en pouvais plus de trouver le temps long ? Tu te souviens de cette après-midi où tu as été capable d'attendre trois heures la fille dont tu étais amoureux fou, et comment ces trois heures ont été fébriles, intenses, et l'explosion d'émotions quand tu l'as vue arriver au loin ? Tu te souviens de ce livre que tu as dévoré d'un seul trait et ton dépit quand tu es arrivé soudain à la fin ? Toutes ces expériences du temps, de ton temps à toi, tu les fais depuis longtemps déjà. Tu l'as bien compris, ton temps à toi n'est pas forcément le temps de tout le monde. Alors pour peindre, tu vas te dire : 'je n'ai pas le temps' parce que tu ne sais plus retrouver la magie de créer ton propre temps et savourer l'instant d'être seul avec ta toile, avec toi-même, avec le cosmos... L'inquiétude liée au temps, la hantise permanente de ne pas avoir le temps ; puis, pour lutter contre cette inquiétude, le fantasme de l'organisation, de l'emploi du temps, des to-do listes qui ne fonctionnent pas ; tu n'arrives pas à t'ôter de l'esprit qu'il s'agit de s'occuper, de passer le temps pour ne pas voir que le temps te manque, qu'il te manquera toujours ; enfantine résistance que celle qui conduit à ne rien vouloir ou pouvoir faire, comme pour s'opposer à ce que tu considères comme un mensonge du faire. Le désir de réaliser, le but, l'objectif, le challenge, ne sont pas de poids, de taille pour te faire oublier la mort. Il n'y a que l'écriture qui te procure un peu de repos, elle sert à perdre, de jour en jour, une idée d'importance, ta propre idée d'importance ; il y a donc un but, contre toute attente, l'urgence d'écrire pour se tenir prêt à toute fin. La qualité du temps ; la conjugaison des verbes, l'écriture seule te permet d'étudier cette approche ; en aveugle souvent ; mais es-tu vraiment honnête lorsque tu penses que celle-ci est même supérieure à la qualité du temps que tu étudies aussi lorsque tu fais l'amour, lorsque tu es en train de passer un agréable moment entre amis, lorsque tu avales une bouchée d'un plat succulent ? Donc tu étudies tout le temps, tu ne cesses jamais d'étudier le temps quelle que soit son occupation et cela représente une énigme, la seule énigme à résoudre. Mais pourquoi étudier, se cantonner toujours à l'exercice, à l'étude ? N'est-ce pas plutôt pour ne jamais parvenir au chef-d'œuvre, à une idée d'achèvement ? Tu te tiens hors du temps pour l'étudier, c'est aussi pour cette raison que tu écris. Pour ensuite tout oublier dans la journée, pour entrer dans l'oubli sans plus y penser. Mais l'écriture t'attire, tu y passes de plus en plus de temps, tu sens que c'est une erreur, cependant tu persistes. Est-elle devenue elle aussi une occupation, c'est-à-dire pour toi un prétexte ? S'enfuir dans une occupation, se concentrer dans une activité, oublier la mort un instant ; c'est elle encore qui produit ce que tu penses n'être qu'une agitation, c'est-à-dire le simple fait ou la sensation d'être en vie, qui se produira toujours, se reproduira jusqu'à la fin de ta vie. Le fait de l'écrire change-t-il quelque chose ? Tu écris pour réinventer une notion du temps et cette découverte te brouille la vue, tu es comme un gamin qui découvre la mer et qui ne veut plus sortir de l'eau. Sur la berge, des personnes t'appellent que tu n'écoutes plus. En une phrase : tu te pourris la vie en ne cessant de penser à la mort, tu t'obstines à vouloir penser l'impensable, et dans quel but sinon acculer toute pensée à ce que tu crois être son but véritable, le même qu'un pansement : recouvrir, protéger une blessure. Quelle blessure ? Tu ne t'en souviens même plus tant elle est profonde. On meurt seul, même entouré, c'est aussi cela, comme on vit seul quelle que soit l'illusion que l'on s'invente pour oublier cette réalité. Et quel est le plus gênant, de mourir ou de mourir seul ? C'est noué serré et difficile de décider de tel ou tel moment, d'un dénouement ; le fait de se répandre ainsi, de tant écrire, est-ce une recherche de dénouement ou au contraire repousser systématiquement celui-ci ? La fatigue, le découragement, la déception de vouloir reprendre ces textes de 2018 six ans plus tard. Tu voulais réduire, ne retenir qu'une phrase ou deux et tu rajoutes tout à coup mille mots. Qu'est-ce que tu ne comprends pas, refuses de comprendre dans le mot réduire ? Quelle force s'oppose à toute tentative de vouloir te raisonner, d'être raisonnable ? La peur d'un quelconque achèvement, tellement quelconque. Encore un peu d'orgueil ou de vanité sans doute et rien de plus."|couper{180}
fictions
Rage
Ça te passe dessus, ça te remplit et puis ça te vide. Ça dit : "Faut t'y faire mon vieux, je vais t'apprendre comme jamais." Ça dit : "C'est ça l'amour mon gars, hein que t'y croyais pas, putain l'amour." Tu vois, l'amour c'est comme un chien, l'amour c'est comme une chienne. Ça te lèche, ça remue la queue, ça te mordille, te fait des compliments, des battements de mains, des applaudissements, des battements de cœur, des papillons blancs, des battements de cils, des regards doux, des regards noirs. Mais c'est rien que du flan, c'est inventé comme le pognon, c'est un flux, des statistiques, un algorithme, une infographie mise à jour, des prêts, des échéances, des échanges, au jour le jour - pour que tu crois que tout ça c'est vrai. En vrai, rien que des mensonges, de ceux qui accouchent de grands immeubles, de zones industrielles, d'usines, de barres de béton à la périphérie des cités, avec bien sûr de pauvres petits squares, des réverbères bousillés, des papiers gras au sol, des capotes dans les fourrés. Avec des vieux assis seuls sur des bancs publics, des patients trop patients qui crèvent seuls, des clebs déboussolés, errants. Des junkies qu'ont des tronches de zombies, toujours en quête d'une indicible étoile, un trou du cul, une nouvelle dose, et des gosses, des enfants de salauds d'à peine dix ans qui reluquent la grosse chatte poilue de Simone la salope sur Jacquie et Michel. Putain l'amour ! Tu croyais quoi sinon, aux conneries de Walt Disney ? À la Belle au bois dormant ? Au carrosse de Cendrillon ? T'en as ramassé combien dans ta vie merdique des pantoufles de vair ? Et tu crois qu'ils y croient vraiment ceux qui te font toujours croire que l'amour est charmant ? Et même ta haine de l'amour, de ce putain d'amour, elle est prévue mon gars, c'est une réclame, une pancarte publicitaire que tu portes gratuitement sur la tronche. Et tu vois petit con, eh bien ça, c'est encore, et c'est toujours de l'amour. Mais hurle nom de Dieu ! Ça continue, on ne peut pas l'arrêter, ça continuera encore longtemps comme ça, sûrement très longtemps, éternellement, putain l'amour, putain l'amour. Et quoi, t'as plus un rond ? Allez au taf, va te faire aimer, dégage.|couper{180}