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La rue Jobbé-Duval

Il y a cette rue, donc, dans le quinzième. Une rue comme les autres au premier regard, deux cent trente-huit mètres de long sur quinze de large, qui relie Dombasle aux Morillons. On pourrait passer à côté sans y penser, comme on passe à côté de tant de choses dans Paris. C'était en 1912, quelqu'un a eu l'idée de l'appeler Ballery. Pourquoi Ballery ? Personne ne s'en souvient vraiment. Puis on s'est ravisé, on a préféré Jobbé-Duval. Félix-Armand, le peintre. Un type intéressant d'ailleurs, ce Félix-Armand. Breton d'origine qui a passé quarante ans de sa vie dans le quartier. Le genre d'homme qui ne tenait pas en place : peintre le jour, politique le soir, à s'agiter sur les bancs du conseil municipal pour la laïcité, l'instruction gratuite, toutes ces choses qui semblaient importantes à l'époque. Au numéro 8-10, il y a ce bâtiment massif, l'ancien central téléphonique Vaugirard. Une construction de 1930, tout en béton et en métal, avec ces fenêtres démesurées qui avalent la lumière. On imagine les voix qui transitaient là, les conversations qui se croisaient, s'emmêlaient, se perdaient. Maintenant, le silence. Ou presque. Les plafonds sont hauts, comme si l'air avait besoin de tout cet espace pour circuler entre les étages. C'est une rue qui ne fait pas de bruit, qui ne cherche pas à se faire remarquer. Une rue qui attend peut-être qu'on raconte son histoire, même si elle n'est pas sûre d'en avoir une qui vaille la peine. Maurice ( qui ne s'appelle pas Maurice) habitait au 35, septième étage.|couper{180}

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Que c’est-il passé à Javel ?

detail-du-plan-de-roussel-paris-ses-fauxbourgs-et-ses-environs-1730-1739 Bon, il faut bien commencer quelque part, alors commençons par le début qui n'en est pas vraiment un. En 1860, quelqu'un a eu l'idée saugrenue de créer le 15ème arrondissement. Une sorte de patchwork territorial, si vous voulez, fait de bouts de communes qu'on a recousus ensemble comme un vieux manteau. Vaugirard d'un côté, Grenelle de l'autre, et puis des petits morceaux d'Issy qu'on a ajoutés pour faire bonne mesure. Avant ça, figurez-vous qu'on chassait le lièvre à Grenelle. Oui, le lièvre. Des types en redingote qui couraient après des bestioles à grandes oreilles, ça devait avoir de l'allure. La plaine s'appelait "garanella", ce qui voulait dire "petite garenne". Les lapins devaient bien rigoler de cette appellation contrôlée. Et puis il y a eu cette histoire d'eau de Javel. En 1777, des malins ont eu l'idée géniale d'installer une usine de produits chimiques. L'hypochlorite de potasse, ça vous parle ? Non ? Normal. Mais l'eau de Javel, ça oui. Le quartier s'est retrouvé avec un nom qui sent le propre, ce qui n'est pas donné à tout le monde. Tiens, parlons de Madame Necker. En 1778, elle se dit qu'un hospice pour les pauvres, ça ferait chic. Cent-vingt places, des religieuses aux commandes, le tout dans un ancien couvent. Son mari était ministre des Finances, ça aide pour les travaux. L'hôpital existe toujours, c'est dire si l'idée n'était pas si mauvaise. L'histoire du 15ème, c'est aussi celle d'un certain Violet qui s'associe avec un certain Letellier en 1824. Leur projet ? Découper la plaine de Grenelle en petits morceaux pour les vendre. Des entrepreneurs avant l'heure, des spéculateurs immobiliers qui ne savaient pas encore qu'ils l'étaient. Ils ont même eu droit à leur rue, la rue des Entrepreneurs. L'ironie ne s'invente pas. Et cette église Saint-Lambert, parlons-en. Au début, c'était juste une chapelle pour des gens qui trouvaient que marcher jusqu'à Issy, c'était trop fatiguant. En 1453, on leur refile les reliques d'un saint belge assassiné en 708. Saint Lambert, spécialiste des hernies et de la maladie de la pierre. Les ex-voto s'accumulent, les pèlerins affluent, l'argent rentre. Un business model médiéval qui fonctionnait plutôt bien. Sous la Révolution, l'église devient temple de la Raison. Un changement de cap radical, vous en conviendrez. Les hernies devaient se soigner toutes seules. Et puis il y a eu cette histoire de gare Montparnasse en 1859. On pose des rails, on construit un bâtiment, et voilà que les trains se mettent à arriver dans le 15ème. Les voyageurs aussi, par la même occasion. Certains sont restés, d'autres sont repartis. C'est le principe d'une gare. L'industrie, parlons-en. Des usines partout. Des chaudières, des locomotives, des ballons, des dirigeables. Même les ascenseurs de la tour Eiffel ont été fabriqués ici. Le 15ème, c'était le Silicon Valley de la vapeur et du métal. Après la Première Guerre mondiale, on s'est dit que des boulevards, ça ferait moderne. Les Maréchaux, qu'on les a appelés. Pas très original comme nom, mais ça pose son homme. Et puis dans les années 70, la tour Montparnasse est sortie de terre comme un champignon de béton. Les habitants ont fait la grimace, mais ils s'y sont habitués. C'est ça ou déménager. Aujourd'hui, le 15ème est le plus peuplé des arrondissements parisiens. Huit cent cinquante hectares de territoire, des milliers de vies qui s'entremêlent, des histoires qui s'empilent comme des couches géologiques. Des traces d'eau de Javel dans les sous-sols, des fantômes de lièvres qui courent encore dans les jardins, et cette tour Montparnasse qui joue les vigies de béton. C'est ça, le 15ème. Un grand puzzle urbain où les pièces ne s'emboîtent pas toujours parfaitement, mais qui tient debout quand même. Une sorte de miracle administratif et architectural qui continue de fonctionner sans que personne ne sache vraiment pourquoi ni comment. Et pendant que certains cherchent encore des hernies à faire guérir par Saint Lambert, d'autres inventent l'avenir dans des bureaux climatisés. Le temps passe, les usines deviennent des lofts, les chapelles des supermarchés, mais l'arrondissement reste là, imperturbable, avec ses secrets et ses contradictions. Comme dirait peut-être un ancien chasseur de lièvres de Grenelle : "C'est fou ce qu'on peut faire avec quelques communes mal assemblées et beaucoup d'imagination."|couper{180}

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quête de célébrités dans le 15ème

Biographie de Georges Perec, de Claude Burgelin (détail de couverture) © Gallimard Commençons par le plus évident, qui ne l'est pas tant que ça : le 15ème arrondissement existe. On pourrait en douter certains jours de brume, quand la tour Montparnasse joue à cache-cache avec les nuages, mais non, il est bien là. Un type que je connais, appelons-le Maurice (ce n'est pas son nom), s'est mis en tête de recenser tous les grands hommes qui y ont vécu. Une sorte de manie, si vous voulez. Il passe ses journées à scruter les plaques commémoratives, le nez en l'air, se cognant régulièrement dans les poteaux. Maurice a commencé par Louis Pasteur, évidemment. Pas le plus discret des résidents. Son institut trône encore rue du Docteur Roux, comme une énorme pâtisserie scientifique posée là par un géant distrait. Pasteur y a fait des choses avec des microbes. Des trucs importants, paraît-il. Maurice a noté dans son carnet : "A sauvé des gens qui ne le savaient pas encore". C'est pas faux. Plus tard, beaucoup plus tard, André Citroën a eu la brillante idée d'installer ses usines sur le quai de Javel. L'endroit sentait l'eau de Javel, ce qui était logique vu le nom, mais ça ne dérangeait personne. Les ouvriers fabriquaient des voitures qui ressemblaient à des boîtes de conserve roulantes, mais ça marchait. Aujourd'hui, il reste un parc. Les enfants jouent là où on assemblait des carburateurs. L'histoire a de ces ironies. Maurice continue sa quête. Il tombe sur la trace d'Antoine Bourdelle, le sculpteur. Celui-là vivait dans son atelier, aujourd'hui musée, entouré de statues qui le regardaient dormir. Il paraît qu'il parlait avec elles la nuit. Maurice a noté : "Conversation nocturne avec du bronze = normal pour un artiste". Il met beaucoup de points d'égalité dans ses notes, allez savoir pourquoi. Dans les années folles, un certain Robert Desnos habitait rue Blomet. Il écrivait des poèmes surréalistes en dormant, ce qui est plus productif que de ronfler simplement. Les voisins s'en plaignaient moins. Maurice a retrouvé l'immeuble, mais pas les rêves. Ils se sont évaporés avec le temps, comme la fumée des cigarettes que Desnos fumait en écrivant. Plus près de nous, Georges Perec a vécu rue de l'Assomption. Il comptait les lettres, les mots, inventait des contraintes pour mieux s'en libérer. Maurice a essayé de compter les fenêtres de son immeuble, mais il s'est perdu après la vingtième. Ce n'était pas son truc, les mathématiques littéraires. Il y a eu aussi Raymond Queneau, qui habitait rue des Morillons. Il regardait passer les gens à la station Pernety et en faisait des personnages. Maurice a tenté de faire pareil, mais les gens qu'il observe ont l'air terriblement ordinaire. Il leur manque peut-être ce petit grain de folie que Queneau savait voir. Dans les années 60, Marguerite Duras écrivait dans son appartement de la rue Saint-Benoît. Elle buvait du vin rouge et tapait sur sa machine à écrire des histoires d'amour impossible. Maurice a noté : "Écrivait = buvait = écrivait". Encore ces points d'égalité. Le compositeur Erik Satie a vécu rue Cortot, dans un minuscule appartement où il empilait les pianos droits les uns sur les autres. Il sortait la nuit, marchait jusqu'à l'aube, rentrait épuisé mais content. Maurice fait pareil, sans les pianos. Il dit que ça l'aide à réfléchir. Il y a eu d'autres grands hommes, bien sûr. Des scientifiques, des artistes, des écrivains. Certains sont restés quelques mois, d'autres toute leur vie. Ils ont laissé des traces, des œuvres, des souvenirs. Maurice les collectionne comme d'autres collectionnent les timbres ou les capsules de bière. Le 15ème continue d'attirer les créateurs, les penseurs, les rêveurs. Ils s'installent dans des appartements trop chers, regardent la tour Eiffel depuis leur fenêtre (quand ils ont de la chance), écrivent des histoires ou peignent des tableaux. Maurice les observe de loin, note leurs habitudes dans son carnet. Il attend qu'ils deviennent célèbres pour ajouter une page à sa collection. Parfois, le soir, quand la lumière devient orange et que les ombres s'allongent sur les trottoirs, Maurice s'assoit sur un banc du parc André Citroën. Il sort son carnet, relit ses notes. Les grands hommes du 15ème défilent dans sa tête comme un générique de film muet. Il se dit qu'il devrait peut-être écrire un livre. Mais il préfère continuer à chercher, à observer, à noter. C'est son territoire à lui, sa façon de faire partie de l'histoire. Et puis, comme dit Maurice (qui n'est toujours pas son vrai nom) : "Les grands hommes, c'est comme les pigeons. Ils laissent des traces partout, mais on ne sait jamais vraiment où ils vont atterrir."|couper{180}

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Commençons par le 15ème

cite-verte-paris-mademoiselle On pourrait commencer par traverser ce quinzième, le plus vaste des arrondissements parisiens, si vaste qu’on finirait peut-être par ne jamais en sortir, absorbé dans ses marges, englué dans son urbanisme hésitant. Une sorte de ville dans la ville, effectivement, qui s’étire vers le sud-ouest avec l’air de ne pas trop savoir où elle va. Les rues y sont d’humeur changeante, passant sans transition d’une discipline haussmannienne à des poussées d’Art Déco, avant de s’effondrer, sans préavis, dans une modernité de hasard, une façade vitrée ou un immeuble sans charme mais fonctionnel, ce qui n’est déjà pas si mal. Au nord, vers la Tour Eiffel, on frôle l’opulence, les façades cossues semblent attendre quelque chose, peut-être un futur acquéreur ou un ambassadeur en détresse. Plus au sud, vers la Porte de Versailles, le béton prend ses aises, façon brave type qui étale ses affaires un peu partout. La rue du Commerce, elle, s’applique à faire semblant d’être une bourgade, ses boutiques bien alignées, alignement auquel personne ne prête attention mais qui rassure, allez savoir pourquoi. Du côté de Necker, l’hôpital insuffle un rythme plus nerveux, un ballet de blouses blanches qui vont et viennent, pressées, concentrées, réglées comme du papier à musique, une musique néanmoins un peu trop rapide. On quitte ces grands axes, on emprunte des passages plus discrets, on se faufile dans ces interstices que la ville oublie parfois. Villa Santos-Dumont, cent dix mètres de pavés qui s’entêtent à ne pas ressembler au reste, où l’on se surprend à ralentir sans s’en rendre compte. Les glycines prospèrent en silence, suspendues aux façades comme des spectatrices attentives. Derrière les verrières, des artistes s’obstinent, on ne sait trop à quoi. Impasse des Thermopyles, décor rural improbable qui persiste contre toute attente. Les glycines, encore elles, s’accrochent aux gouttières avec une obstination admirable. Sous leurs arches improvisées, quelques habitants cultivent des tomates cerises dans des caisses récupérées, ce qui leur donne l’impression d’être plus à la campagne que dans un arrondissement dont le code postal continue d’indiquer Paris. Chaque mercredi, un accordéoniste répète, ses mélodies hésitantes flottant entre les murs, s’accrochant aux pavés avant de s’évanouir sous les assauts d’une cantine scolaire en pleine effervescence. Passage de la Sucrerie, vestige d’un passé industriel dont il ne reste que quelques inscriptions effacées, des flèches pointant vers nulle part, un entrepôt reconverti en atelier. Un sculpteur y découpe du métal et fabrique des mobiles sonores, qui tintent doucement quand le vent décide d’animer le porche. Parfois, on croit entendre un fracas plus lointain, mais c’est juste un livreur qui s’engage mal dans une ruelle trop étroite. Le soir, les terrasses s’animent rue de la Convention, les conversations s’entrelacent sans jamais se rejoindre, les verres s’entrechoquent, les assiettes glissent sur les tables, le tout formant un bourdonnement d’arrière-plan qui ressemble vaguement à une forme de vie. Le soleil décline et caresse les façades Art Déco, les angles se précisent, les ombres s’allongent, donnant à la scène des allures de polar, ou du moins quelque chose qui y ressemble. Paris s’effiloche par endroits, se désagrège sans s’écrouler, tient encore par des fils ténus, quelques rituels, quelques visages qui persistent à ne pas changer malgré tout. Villa Quintinie, les maisons basses s’alignent avec cette docilité propre aux espaces oubliés. Un ancien professeur de mathématiques y collectionne les baromètres, il en a soixante-trois, en parfait état de marche, mais tous en désaccord. Sa voisine, qui fut peut-être danseuse, arrose ses géraniums en chaussons de ballet, perpétuant un geste dont elle seule connaît encore l’origine. Et ainsi va ce quinzième, morceaux juxtaposés, archipel sans logique apparente où chacun semble suivre un scénario dont il ignore pourtant la fin.|couper{180}

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le rituel ou la mémoire en boucle

"On pensait que Staline n'avait laissé derrière lui aucun écrit. Soixante-huit ans après sa mort, une trouvaille exceptionnelle a eu lieu grâce à un ouvrier russe, Stepan Gernelov, dans le plancher de la datcha de Kountsevo, à Moscou, où le dictateur avait rendu son dernier soupir le 5 mars 1953. C'est probablement lorsqu'il fit ajouter en 1943 un étage supplémentaire que le dictateur eut l'idée de ménager une cachette pour un texte à venir. De nouveaux travaux dans la datcha, qui menace de s'effondrer, ont mis au jour ce texte demeuré enfoui pendant de nombreuses décennies. Celui-ci consiste en deux cahiers rédigés d'une écriture grossière et que l'ouvrier vient de proposer à une grande maison d'édition américaine, après avoir quitté précipitamment le territoire. D'après l'éditeur, qui tient pour l'heure à conserver l'anonymat, Staline avoue dès les premières pages avoir fait lentement empoisonner Lénine après que celui-ci avait rédigé son testament où il faisait de lui son héritier. Les drogues toxiques auraient fini par déclencher les attaques cérébrales qui furent fatales au premier maître bolchevique du Kremlin. « Il donne même le nom, précise l'éditeur, de la désomorphine importée d'Allemagne. » extrait d'un article du Point Par François-Guillaume Lorrain Publié le 31/03/2021 "Les mémoires secrets de Staline découverts dans sa datcha"|couper{180}

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Carnets | février 2025

02 février 2025

Visionné Le Journal du regard ( janvier 2025) de Pierre Ménard et redécouvre la ville telle que j'ai l’impression de l’avoir laissée depuis 1990. Peut-être un petit temps d’adaptation. Mais ces promenades sont les mêmes. Le texte lu me rappelle cruellement à la perte de mes carnets Clairefontaine. Mais ce n’est qu’un fantasme d’imaginer que j’écrivais à l’époque de telles choses. Bien sûr que non. C’était une autre errance. Peut-être que toutes les errances écrites, à la fin, se valent. S’intéresser aux travaux des autres me dédouanerait de leur adresser la parole, me prodiguerait bonne conscience. Si j’avais encore besoin d’une bonne conscience. Non, ce n’est pas ça. Le solipsisme ne fonctionne que lorsqu’on est encore jeune, vigoureux, bon marcheur. La vérité est que je ne peux me passer des autres et que je ne peux en même temps aller vers eux. Pour quoi faire ? Pour quoi dire ? Juste l'impression d'une présence fantome, la mienne, la leur, la nôtre. J’ai repensé à la rue Custine, que j’empruntais beaucoup dans les années 80, puis en 85 et encore en 90, trois époques de ma vie parisienne. Je me souviens que, sitôt que je m’y engouffrais — peut-être pour me rendre à Jules Joffrin, peut-être vers Montmartre —, je renouais avec d’autres époques encore bien plus lointaines que je n’avais pas vécues dans cette vie. Pur fantasme, bien sûr. Et je pensais que nous avions été nombreux à voir les platanes reverdir, à projeter leurs ombres rafraîchissantes, l’été. Il me semble que si je devais choisir un lieu qui caractérise au mieux l’impermanence, l’intemporel, ce serait celui-ci : la rue Custine, ses platanes — à moins que ce ne fussent des tilleuls. Et voilà comment on revient au présent : par le doute. Il semble, par ces temps d’apocalypse, que tout a été dit, que l’on n’a plus tant besoin de les entendre, ces dits, que de les partager. Pas tous. Certains. Le choix effectué en dira encore long sur ce que l’on tait, ce que l’on fait parfois semblant d’entendre, comme on fait semblant de vivre pour ne pas disparaître au premier coin de rue qui s’offre, telle une opportunité. Musique : Méditation from Thaïs|couper{180}

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"Less is more" chronique d’une révolution silencieuse

Dan Flavin, épiphanies Introduction Le minimalisme. On en parle comme d'une évidence, d'un mouvement qui aurait traversé les années 80, qui aurait marqué toute une génération d'écrivains. Mais qu'est-ce que ça veut dire, au juste, minimalisme ? Les mots sont là, sur la page, réduits à leur plus simple expression. Comme si on voulait dire le monde avec moins, toujours moins. Comme si la phrase elle-même devait se dépouiller, se débarrasser du superflu, aller chercher l'os sous la chair des mots. Je me souviens de ces années Minuit, de ces textes qu'on disait impassibles. De cette façon qu'on avait eu de découper le réel en tranches fines, en morceaux serrés. De cette obsession du détail, du fragment. De cette manière de faire entrer le quotidien dans la littérature, mais par la petite porte, celle des arrière-cours, des parkings déserts, des zones commerciales abandonnées. Alors voilà, il faut y revenir. Comprendre ce que c'était, ce minimalisme. Pas comme un mouvement figé dans le temps, mais comme une façon de regarder le monde. Une façon de dire ce qui nous entoure avec moins de mots, mais des mots plus denses, plus lourds de sens. Et peut-être qu'au fond, le minimalisme n'a jamais existé. Peut-être qu'il n'y avait que des écrivains, chacun dans sa solitude, cherchant à dire le monde avec les moyens du bord. Mais ça, c'est une autre histoire. L'excès. On en crève, pas vrai ? Les écrans qui débordent d'images, les réseaux qui vomissent leurs flux continus, la pub qui gueule ses slogans. Et nous, au milieu de tout ça, qui cherchons encore à écrire. Le minimalisme, c'est peut-être d'abord ça : une résistance. Une façon de dire non à la surenchère. De revenir à l'os des choses, à leur structure première. Comme Beckett l'avait fait, comme d'autres après lui ont tenté. Dans les années 80, d'aucuns ont voulu en faire une école. Les "minimalistes de Minuit" qu'ils disaient. Mais c'était plus compliqué que ça. Plus profond aussi. Il y avait cette façon de regarder le quotidien, de le décortiquer jusqu'à ce qu'il devienne étrange. De prendre les lieux les plus banals - un arrêt de bus, un lampadaire, une poubelle en grillage vert - et d'en faire surgir quelque chose. Ce n'était pas une question de faire court, non. Plutôt une manière d'être au plus près du réel. De le nommer avec une précision chirurgicale. De faire confiance aux mots nus, sans artifice3. Comme si le trop-plein du monde ne pouvait se dire que par soustraction. Et aujourd'hui ? Le minimalisme reste peut-être notre seule chance de dire ce monde qui déborde. De le tenir à distance. De le comprendre, aussi, en le réduisant à ses lignes de force. Pas pour faire joli, non. Pour tenir debout, dans le vacarme. Les Origines du minimalisme Il y a ces moments, dans l'histoire de l'art, où tout bascule. Comme si le monde d'avant ne suffisait plus. Comme si les formes anciennes s'épuisaient d'elles-mêmes. 1915. La guerre déchire l'Europe et Malevitch pose un carré noir sur un fond blanc. Un geste simple, radical. Une bombe silencieuse dans l'histoire de la peinture. Plus besoin de représenter le monde, dit-il. Plus besoin de s'accrocher au réel. Juste des formes pures, des sensations brutes. Et puis il y a ces Hollandais, Mondrian et les autres, qui lancent leur revue De Stijl en 1917. Ils cherchent autre chose : l'harmonie universelle, disent-ils. Plus de baroque, plus d'ornements. Juste des lignes droites, des angles droits, des couleurs primaires. Comme si la peinture devait se réinventer à partir de rien. Entre les deux, des échos, des résonances. Le même désir de nettoyer la toile de tout ce qui n'est pas essentiel. Mondrian qui traque l'abstraction comme on traque une vérité. Malevitch qui pousse son art jusqu'au blanc absolu. Et le Bauhaus, qui arrive après, comme une synthèse. Qui prend ces recherches et les transforme en quelque chose de plus large : un art total, qui va de l'architecture au design, de la peinture à la vie quotidienne. C'était ça, les origines du minimalisme : pas juste un style, mais une façon de repenser le monde. De le réduire à ses lignes de force. De chercher l'essentiel sous le chaos des apparences. Le minimalisme en peinture (années 60) Frank Stella et les "Blacks paintings" Un gamin de vingt-deux ans débarque à New York avec ses pinceaux de peintre en bâtiment. Il s'appelle Frank Stella. Et il va tout chambouler, tout remettre à plat. Les Black Paintings. Des bandes noires, méthodiques, obsessionnelles. Comme si la peinture devait se débarrasser de tout le reste. Plus d'émotion, plus de mystère. Juste le geste, répété, obstiné. Le pinceau qui trace son chemin sur la toile. Carl Andre, il avait tout compris. Il disait : "L'art exclut le superflu". Les bandes de Stella, c'était ça : des chemins qui ne mènent qu'à la peinture. Pas ailleurs. Pas dans les grands discours sur l'art. Juste là, dans la matière même. "Ce que vous voyez est ce que vous voyez". C'est devenu son mantra. Comme une gifle aux beaux parleurs, aux théoriciens de l'art. La peinture réduite à sa plus simple expression. À sa vérité nue. Et puis il y a eu "Die Fahne Hoch !", "The Marriage of Reason and Squalor II". Des titres qui claquent comme des portes qu'on ferme. Des toiles qui vous regardent en face, sans concession. Sans échappatoire. C'était ça, la révolution Stella. Pas besoin d'aller chercher midi à quatorze heures. La peinture suffisait. La peinture toute seule, dans sa brutalité première. Donald Judd Donald Judd. Un nom qui claque comme une porte d'atelier. 1928-1994. Missouri. New York. Marfa. Trois points sur la carte d'une vie qui a changé notre façon de voir. Faut imaginer ce type-là, d'abord critique d'art, qui écrit sur les autres. Qui regarde. Qui observe. Et puis un jour, la rupture. Plus possible de continuer comme avant. La peinture ? Non. La sculpture traditionnelle ? Non plus. Il lui faut autre chose. Alors il invente ces objets. Des boîtes, des cubes, des structures géométriques qui ne racontent rien, qui ne représentent rien. Juste là, dans l'espace, comme des questions posées au regard. Des trucs en aluminium, en acier, en Plexiglas. Des matériaux industriels, sans âme dit-on. Mais c'est tout le contraire. Et puis il y a ce bâtiment, 101 Spring Street. Une vieille bâtisse en fonte à SoHo qu'il achète en 68 pour presque rien. Cinq étages qu'il va transformer, étage par étage, année après année. Comme un manifeste en trois dimensions. Comme si l'art devait sortir des musées, envahir la vie. "Ce que vous voyez est ce que vous voyez." Il répétait ça. Pas de mystère. Pas de symbolisme. Juste la présence brute des choses. Ses objets posés à même le sol, sans socle, sans piédestal. Faut les regarder en face. Pas le choix. Ils sont là, ils existent, ils occupent le même espace que nous. C'était ça, Judd. Une façon de nettoyer le regard. De nous forcer à voir vraiment. Pas ce qu'on croit voir. Pas ce qu'on voudrait voir. Juste ce qui est là, dans sa présence têtue, irréductible. Dan Flavin Dan Flavin. Un type qui a commencé par vouloir être prêtre, puis météorologue dans l'armée. Et qui finit par bricoler avec des tubes fluorescents. Comme quoi les chemins de l'art sont pas toujours ceux qu'on croit. Faut se remettre dans le contexte. New York, début des années 60. Il bosse comme gardien au MoMA, fait l'ascensoriste. C'est là qu'il croise Sol LeWitt, Lucy Lippard. Des rencontres qui changent une vie. Et puis un jour de 1961, il se met à bidouiller avec des néons. Des trucs industriels, des tubes qu'on trouve dans n'importe quel magasin de bricolage. Rien de noble là-dedans. Rien de précieux. Juste de la lumière crue, violente, qui transforme l'espace. Ce qu'il fait, c'est pas de la sculpture, pas de la peinture non plus. C'est autre chose. La lumière qui mange les coins des pièces, qui redessine l'architecture. Qui vous force à voir autrement. Pas besoin d'explications. Pas besoin de discours. Juste être là, dans cette lumière qui n'est plus tout à fait de la lumière. Il disait qu'il était "maximaliste". Ça fait sourire. Lui qui travaillait avec presque rien. Des tubes standard, des couleurs standard. Mais c'est ça qui est fort : prendre le plus banal, le plus industriel, et en faire quelque chose qui vous prend aux tripes. Quand il est mort en 96, il avait changé notre façon de voir. Pas avec des grands gestes. Pas avec des théories. Juste avec ces tubes de lumière qui continuent de nous regarder en face. La forme Pure Alors voilà, on en arrive à ça : la forme pure. Comme si tous ces types-là, Stella, Judd, Flavin, ils cherchaient la même chose. Comme s'ils voulaient nettoyer l'art de tout ce qui n'était pas nécessaire. La forme pure, c'est pas un truc abstrait, pas une théorie. C'est ce qui reste quand t'as tout enlevé. Quand t'as gratté jusqu'à l'os. Les bandes noires de Stella, les boîtes de Judd, les tubes fluorescents de Flavin. Trois façons différentes de dire la même chose : "Ce que tu vois est ce que tu vois". Faut imaginer ces gars-là, dans le New York des années 60, qui débarquent avec leurs matériaux de bricolage. De la peinture industrielle, des néons de supermarché, des plaques de métal. Pas du matériel noble. Pas des trucs d'artiste. Des matériaux de tous les jours qu'ils transforment en quelque chose d'autre. C'était ça, la recherche de la forme pure. Pas un truc intellectuel. Plutôt une façon de regarder le monde en face. De le réduire à ses lignes de force. De dire : voilà, c'est tout ce qu'il nous faut. Le reste, c'est du baratin. Faut voir comment ça s'est propagé, cette histoire du minimalisme. Comme une tache d'huile. Comme si d'un coup, tout le monde sentait le besoin de faire le ménage. Le Corbusier, Mies van der Rohe. Des types qui ont compris que l'architecture, c'était pas une question de décoration. "Less is more", qu'il disait, Mies. Une machine à habiter, qu'il voulait, Le Corbusier. Faut imaginer le choc. Des bâtiments qui assumaient leur structure. Qui montraient leurs os. Plus besoin de cacher les poutres sous des moulures en plâtre. Et puis la musique. Philip Glass, Steve Reich. Des gars qui ont tout nettoyé aussi. Plus de grand orchestre romantique. Plus de mélodie qui part dans tous les sens. Juste des motifs qui se répètent, qui se transforment petit à petit. Comme une respiration. Comme une machine qui tourne. Glass avec ses orgues, ses saxophones. Reich avec ses percussions, ses marimbas. Raymond Carver en littérature. Ses nouvelles comme des coups de poing. Pas un mot de trop. Pas une phrase qui dépasse. Des vies ordinaires racontées avec une précision chirurgicale. Comme si les mots eux aussi devaient être réduits à leur plus simple expression. Et Dieter Rams dans le design. Dix principes pour dire ce que devait être un objet. Le bon design est aussi peu design que possible, qu'il disait. Faut voir ses radios Braun. Des trucs qui ont l'air de rien. Qui font exactement ce qu'ils doivent faire. Rien de plus. C'était ça, l'extension du minimalisme. Pas une mode. Pas un style. Une façon de penser le monde. De le nettoyer de tout ce qui n'était pas nécessaire. Comme si on avait besoin de ça. De revenir à l'essentiel. Influence contemporaine Et maintenant, 2025. Le minimalisme, il a muté. S'est transformé. Comme si le numérique l'avait avalé pour le recracher autrement. Faut voir ces interfaces qu'ils nous pondent. Plus un pixel qui dépasse. Plus une animation gratuite. Tout est pensé, calculé, optimisé. Les espaces blancs sont devenus des zones stratégiques. Le vide qui fait sens. Même les transitions sont épurées, comme si le mouvement lui-même devait se faire discret. Dans la vie de tous les jours, c'est pareil. Les gens se mettent à faire le tri. Pas juste dans leurs placards. Dans leurs têtes aussi. "Less is more", qu'ils répètent. Comme un mantra. Comme une bouée de sauvetage dans ce monde qui déborde. Ils cherchent à se débarrasser de la surcharge d'informations, du trop-plein de notifications, de cette accumulation qui étouffe. Et l'art contemporain, il suit le mouvement. Plus besoin de remplir l'espace. Plus besoin de crier pour se faire entendre. Les artistes travaillent sur l'essentiel. Sur ce qui reste quand on a tout enlevé. C'est plus une question de style, c'est devenu une nécessité. Une façon de résister au chaos. Même les grandes marques s'y sont mises. Apple en tête, comme toujours. Des produits nets, propres, sans fioriture. Une esthétique qui s'est répandue partout. Dans nos maisons, nos bureaux, nos écrans. Comme si le monde entier avait besoin de faire le ménage. C'est ça, le minimalisme d'aujourd'hui. Plus une mode, plus un style. Une façon de survivre dans le bruit. De garder la tête hors de l'eau. De respirer encore un peu. Pour conclure Voilà, on arrive au bout de cette histoire du minimalisme. Une histoire qui continue de nous travailler, de nous questionner. Parce que c'est ça qui est fort : plus on avance dans le temps, plus on a besoin de faire le vide. De nettoyer. De revenir à l'essentiel. Comme si le monde d'aujourd'hui, avec ses écrans qui débordent, ses notifications qui n'en finissent pas, nous poussait à chercher le silence. L'espace blanc. La respiration. Le minimalisme, il est partout maintenant. Dans nos téléphones qui se font de plus en plus fins. Dans nos maisons qui se vident des objets inutiles. Dans notre façon de penser le monde. Plus une mode, plus un style. Une nécessité. Stella, Judd, Flavin, ils avaient vu juste. L'art, il doit nous aider à voir. À voir vraiment. Pas à nous noyer sous les symboles, les métaphores, les discours. Juste nous mettre face à ce qui est là. Face à nous-mêmes aussi, peut-être. Alors oui, le minimalisme continue. Il mute, il se transforme. Mais au fond, c'est toujours la même chose : cette recherche de l'essentiel. Cette façon de dire que moins, c'est plus. Que le vide peut être plein. Que le silence peut être une réponse. Et ça, c'est pas près de finir.|couper{180}

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Illya Kouriakine

utilisation de "il y a", succession d'images.|couper{180}

Espaces lieux fictions brèves Théorie et critique littéraire

Carnets | janvier 2025

22 janvier 2025

Admettons que les idées ne soient à personne. Qu’elles flottent, se diluent, se propagent dans l’air du temps, dans les blogs, les bouquins, les conversations anonymes. Ce qu’on croyait sien, unique, devient banalité partagée. Et si ce n’était pas grave. Si, au contraire, c’était la preuve qu’on est humain, pas cinglé, que nos obsessions résonnent avec celles des autres. si on voyait là, une forme de récompense discrète, comme un prix littéraire qu’on n’aurait jamais cherché à obtenir pas plus d'aller chercher. Une consolation collective. Pourtant, il reste ce vertige : mes rêves sont derrière moi. Je devrais m’en réjouir, m’alléger, mais non. Je reste là, immobile, figé dans cet entre-deux qui n’en finit pas. Ce matin, le brouillard. Blanc, dense, immobile lui aussi. Voulu aller à Emmaüs, mais pas de chance c’était fermé. Aléas et vicissitudes d'un vieux schnock. Devant la porte, un type penché sur un vélo me l’a annoncé avant même que je pose la question. C'est fermé. Alors je me suis dirigé vers LIDL. J’ai arpenté les rayons : des épluche-légumes, des perceuses sans fil, des racle-vitre électriques, des vestes polaires. Le genre de choses qui semblent toujours remplies de promesses et d'inutilités à venir mais sur quoi on mise afin d' un changement minuscule dans la routine. Je n’ai rien acheté. J’ai juste tué le temps, sans conviction. Ma mère faisait cela aussi, avec les lapins. ça la faisait suer mais il fallait bien que quelqu'un le fasse. À la caisse, une autre scène : je sens des regards glisser sur moi. Des regards de méfiance. On m’observe comme si j’avais voler quelque chose, comme si j’avais l’air de quelqu’un capable de franchir une limite absurde à tout moment. Moi aussi, je m’y attends, à cette alarme qui se déclencherait pour rien, à la bande vigiles baveux surgissant de nulle part. véritable visage dissimulé dans les réserves des grandes surfaces. Voilà où nous en sommes. Je ne pense pas à demain. Ni à après-demain. Ni Hier. Me cramponne. Essaie d'oublier toutes ces fictions . Mais ce que je n’avais pas prévu, c’est cette sensation étrange : un présent sans relief, sans direction, où l’ennui s’installe parfois comme un vieil ami. Presque complice. Tous les projets ont l’air de farces. Des corps d’anguille qui ondulent et se dérobent. Des regards trop accrocheurs , insistant , avec des cils d’eucaryote déglingué ; ce sont choses vivantes mais bancales, au final irréels. Cette nuit, un cauchemar. L’appartement de Simplon. Une voix surgit dans mon sommeil, et je sais que c’est lui. Lui, sans visage, sans nom. L’angoisse me prend à la gorge, mais je me lève malgré tout, effort surhumain, traverse l’appartement jusqu’à la porte d’entrée. J’ouvre. Rien. Personne. Mais ce rien n’est pas vide : c’est Lui, je le sens. Il s’est infiltré dès que j’ai entrouvert la porte. Sa présence est là, intangible, oppressive. Je hurle et me réveille en sueur, incapable de dissiper l’angoisse. Longtemps cru que c'était le dibbouk mais plus probable en y repensant que c'est un ange venu me rejoindre dans mon nulle part. Ce qui n'empêche aucunement l'éffroi, l'augmente. Et ce matin, je me surprends à regretter ce cuit-vapeur en inox repliable que j’ai vu chez LIDL. Je l’imagine rangé dans le tiroir de la cuisine, je m'imagine l'utilisant, transformant de banals légumes en une promesse succulente. Des brocolis bien verts, une vapeur douce et bienfaisante. Et pourquoi pas du colin pendant que j'y suis. Comme si cela pouvait conjurer le gris du quotidien. Évidemment, ce n’est qu’un prétexte. Ce n’est pas pour les légumes. Pour le poisson. C’est pour m’accrocher à quelque chose. Des légumes verts qui, à la cuisson, restent verts, Un poisson qu'on ne regarde jamais dans les yeux. c'est loin d'être rien. Je me dis qu’il me reste encore des choses à faire. Avant de devenir gâteux. Mais lesquelles ? Faire une liste, peut-être. Écrire noir sur blanc ce que je pourrais encore accomplir, transformer en actes ce magma bouillonnant de pensées. Oui, une liste. Mais je n’en fais rien. Je reste là, planté dans le brouillard intérieur à me demander encore et encore pourquoi je n'ai pas acheté ce cuit vapeur repliable etc, etc|couper{180}

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Errance et effacement

1. La ville : un labyrinthe d’ombres et de lumière Des heures à marcher dans la ville, à perdre volontairement son chemin. Les ruelles se croisent, les immeubles se succèdent, et l’œil absorbe tout sans jamais s’arrêter, sans jamais trier. Une ivresse , un plein sensoriel . Le pas marque le rejet silencieux de l’urgence, de la quête de trophées, de ce qui consume les autres. Marcher, juste marcher, sans but, comme si avancer se suffisait en soi. Une suffisance associée à l'avancée. Mais sous cette errance se cache quelque chose, le pressentiment de n'appartenir à rien. C’est ta ville de naissance, et pourtant elle t’est étrangère. Rien ne s’y accorde à toi. Ce hiatus te brûle, te ronge. Pour calmer ce malaise, tu reviens à la chambre. Tu t'invente un hâvre de paix. Tu refermes la porte sur l’incompréhensible et t’écroules sur le lit. Ce lit n’est pas un lieu de repos, mais une île. Tu y restes des heures, parfois des jours, hors du temps, à attendre que ce dernier s’achève de lui-même – et toi avec lui. 2. Le travail : une mécanique d’effacement Quand vient l’heure de repartir, tu évites le métro. Le métro, c’est le cauchemar : un long tube peuplé de zombis, les yeux vides, absorbés dans leur néant personnel. Alors tu marches encore, de Château-Rouge à Montrouge, en surface, toujours. Traverser la ville à pied est moins un choix qu’une nécessité : sentir l’air, voir le ciel, même s’il est gris, plutôt que de s’enfouir sous la terre avec ces ombres. Au bureau, l’effacement continue. Enquêtes téléphoniques : un métier d’apparence neutre, presque parfait pour disparaître. Ta voix, tu la lisses, tu l’aplatis. Il ne reste rien de toi dans ces "oui" et ces "non" que tu récoltes, encore et encore. Qu’importe la réponse : tu n’en retiens rien. Ce travail est une érosion, une manière de t’entraîner à devenir une silhouette, un murmure. Les pauses ? Tu les fuis. La machine à café, cette comédie de la convivialité, te vide plus qu’elle ne te nourrit. Alors tu restes à ta place, face à l’écran, silencieux, immobile. L’étude de l’indifférence devient ton projet : supprimer toute empathie à peine elle surgit, pour toi un réflexe de survie. Ces heures passées là ne sont rien de plus qu’un tribut au croquemitaine, une obligation que tu remplis le plus poliment possible, sans conviction. 3. Les ombres des fenêtres La nuit est tombée quand tu repars. Toujours à pied. Toujours la ville comme horizon. Mais le paysage a changé : les façades se sont enfoncées dans l'ombre de la ville lumière , les fenêtres s’allument. Par les quartiers choisis sur l'itinéraire, éclairages chiches. Derrière ces rectangles de lumière se joue une vie ordinaire, répétitive, presque rassurante. Parfois, tu envies ces scènes : une table dressée, une télé qui murmure, ombres chinoises qui passent. Souvent, elles te repoussent. Elles te rappellent que tu n’en fais pas partie, que ce théâtre n’est pas le tien. Tu n'es pas même ombre parmi les ombres. Mais il y a quelque chose, dans cette nuit, qui t’appelle. Sorte de second souffle. Les trottoirs te portent comme un marathonien en quête de son dernier effort. Tu danses presque, guidé par un élan inexplicable, par ce besoin de continuer à avancer, encore et encore, jusqu’à l’hôtel. 4. La chambre : un espace hors du monde Enfin, la loge de la concierge, les escaliers, la porte. Et derrière elle, le lit. Pas pour dormir, non. Dormir est secondaire. Le lit est un espace de travail, un lieu où tu creuses. Là, tu t’allonges et tu te concentres sur ton souffle, cet outil si dérisoire et pourtant essentiel. Avec lui, tu apprends à ralentir le rythme, à réduire les battements de ton cœur. C’est un exercice étrange, épuisant, presque chamanique. Allongé, immobile, tu te sens à la fois lourd et léger, comme si tu tentais de t’extraire du poids des murs, des immeubles, de la ville entière. Ce n’est pas une fuite, pas tout à fait. Plutôt une négociation silencieuse avec toi-même, un effort pour apprivoiser le béton, l’acier et tout ce qu’ils représentent. 5. Une quête d’invisibilité Chaque journée ressemble à la précédente, et pourtant tu continues. Marcher, observer, disparaître un peu plus. Tu t’entraînes à vivre dans les marges, dans les interstices de cette ville trop grande, trop étrangère. Peut-être est-ce cela que tu cherches depuis le début : un espace où la douleur du décalage n’a plus d’importance, où l’indifférence devient un refuge. Une existence fluide, sans heurts, où tu pourrais enfin te fondre, te dissoudre dans la ville comme une ombre parmi les ombres.|couper{180}

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Carnets | janvier 2025

17 janvier 2025

Il n’y a rien. Pas d’idée, pas de phrase. Juste le vide. Je regarde l’écran, la fenêtre. Il fait nuit. J’attends. Rien ne bouge. Les mots ne viennent pas. Je cherche, je force un peu, mais tout reste bloqué. Chaque fois que je commence une phrase dans ma tête, elle s’efface. Ce n’est pas la première fois que ça arrive. Ce ne sera pas la dernière. Et chaque fois, le doute revient. Stupeur et tremblements. Je me demande si ça reviendra, si je vais pouvoir continuer. Aller, un peu de drama, histoire d’exalter mes globules sanguins slaves. Mais je reste. Je connais la musique. J’attends encore un peu. Je pose une phrase. "Il n’y a rien." Voilà la phrase. Elle flotte. Elle baigne comme un vieux mégôt dans une flaque de café froid. Je la regarde. Elle ne s’enfonce pas sous la surface. Elle surnage. Ça pourrait être une île. Une autre arrive. Elles ne se répondent pas vraiment. Ce sont des îles isolées, le début d’un archipel, ou ce qu’il reste d’un continent englouti. Je les observe. D’autres affleurent de ce prétendu néant. Elles s’accrochent l’une à l’autre. Le vide recule un peu. Tout commence comme ça. Pas avec des idées claires. Pas avec des mots précis. Seulement avec un geste. Celui d’écrire une phrase, même si elle vacille. Puis une autre. C’est tout. Le rien, on le fuit. On le prend pour une impasse. Mais ce n’est pas ça. C’est un espace. Un endroit où quelque chose peut naître. Il ne faut pas le forcer. Juste rester. Laisser les mots venir. Je pense à Beckett. "Fail again. Fail better." Ce n’est pas une leçon. C’est une méthode. Recommencer. Accepter que rien ne soit parfait. Écrire mal. Écrire quand même. Perec fait ça aussi. Il regarde les objets, les gestes simples, ce qui ne semble pas compter. Il commence par rien. Et ce rien devient quelque chose. Les jours comme aujourd’hui, je fais pareil. Je n’attends pas l’inspiration. Je ne cherche pas la phrase juste. J’avance dans le brouillard. Je pose des mots. Ils ne me paraissent pas bons. Tant pis. Ce n’est pas important. Ce qui compte, c’est qu’ils soient là. Qu’un acte soit posé. Au bout d’un moment, ça change. Rien de spectaculaire. Ce n’est pas rapide. Ce n’est pas extraordinaire. Il faut évacuer cette idée d’extraordinaire, je crois. La chasser, plisser un peu les yeux. Quelque chose bouge. Les phrases s’alignent. Comme les déchets que l’on voit flotter dans un bassin. Ce n’est pas pour rien qu’on dit que les choses qui se ressemblent s’assemblent. Il faut des heures à ne rien faire, des jours, des années, peut-être une vie entière pour voir ça. Les choses s’assemblent par nature. Les phrases aussi. Elles trouvent leur rythme. Elles poussent. Je ne sais pas comment ça arrive. Ça vient juste parce que je décide de résister à la résistance. Je regarde le texte. Il tient debout. Pas comme je l’aurais voulu. Pas comme je l’avais imaginé. Mais il est là. Je pose une phrase. Il n’y a rien. Et cette fois, je sais que c’est faux.|couper{180}

Autofiction et Introspection Espaces lieux Essai sur la fatigue

Photographie

Venise 1979

Photographie datant de 1979. A l'époque mon premier appareil, un Nikkormat acheté à tempérament l'année précédente avant de partir en Irlande ( Pâques 1978 ?) Je n'ai pas retrouvé les diapositives couleurs datant de cette époque. J'imagine que P. les a emportées avec elle. Pour en revenir à cette photo, je crois que j'avais peu avant de partir acheté un téléobjectif de médiocre qualité. Cette image doit avoir été prise avec. En revanche bien que la composition de l'image ne soit pas catholique il me semble que je la redécouvre après l'avoir écartée autrefois. L'aspect mal cadré comme a pu en tirer partie le peintre Gerhard Richter dans les années ( 80 ???) le peintre allemand Gerhard Richter et dont j'ignorais totalement l'existence à l'époque. Je retrouve cette tension entre l'idée que je me faisais d'une "belle photographie" et ma révolte aussitôt concernant cette "belle image". En saccageant les règles de la composition à la prise de vue, il me semblait possible ensuite de composer uniquement par les valeurs de gris sous l'agrandisseur. Mais j'étais pas mal influencé par Ansel Adams Cette photographie en noir et blanc, prise par toi en 1979, t’évoque une scène animée sur un bateau, où des silhouettes humaines se mêlent à une composition que tu qualifierais volontiers d’imparfaite. Tu te souviens des circonstances de la prise de vue : ton premier appareil, un Nikkormat, acheté à crédit l’année précédente, et ce téléobjectif, pas vraiment à la hauteur, que tu venais d’acquérir. À l’époque, ce cliché te semblait raté, loin de l’idéal de "belle photographie" que tu poursuivais alors. Tu l’avais écarté, presque oublié. Mais aujourd’hui, en le redécouvrant, tu te surprends à voir autre chose : un potentiel artistique que tu n’aurais pas soupçonné à l’époque. Tu ressens dans cette image une tension qui te ramène à tes propres dilemmes de jeune photographe. D’un côté, tu admirais Ansel Adams, sa rigueur, son génie des contrastes, et cette quête de la perfection technique qu’il incarnait. De l’autre, une rébellion grondait en toi, un refus des règles strictes de la composition, un désir de déconstruire ce qui semblait trop ordonné. Avec ce cliché, tu avais tenté, consciemment ou non, de saboter les conventions : un cadrage malhabile, un désordre assumé, qui te laissait ensuite le soin de rééquilibrer tout cela sous l’agrandisseur, par le jeu des gris et des contrastes. Et puis il y a cette autre influence, que tu n’as comprise qu’avec le recul : Gerhard Richter. À l’époque, tu ignorais son existence, mais aujourd’hui, tu vois dans ton image une résonance avec ses peintures, ses photographies floues ou mal cadrées qu’il a su transformer en art. Comme lui, tu cherchais peut-être, sans le savoir, à transcender les imperfections, à donner du sens à l’accidentel. Cette photographie te rappelle la quête esthétique d'une époque. Alors que tu pensais toujours être décalé, finalement tu ne l'étais peut-être pas tant. Cette photo, mal cadrée mais étrangement vivante, transporte quelque chose que tu n’avais pas perçu à l’époque : une vérité brute, un instantané de vie sans fard, un désordre qui raconte mieux que n’importe quelle composition parfaite. Tu te rends compte aujourd’hui que c’est ce qui te parle, ce qui donne à cette image sa valeur. Et toi, où étais-tu dans tout ça ? Tu te vois, jeune, tiraillé entre tes aspirations artistiques et tes frustrations face à des résultats trop froids, trop "bien faits". Tu t’accrochais à l’idée qu’en "saccageant" volontairement les règles, tu pouvais trouver autre chose : une beauté intuitive, une entitée sauvage, libérée des carcans. Et cette photographie, que tu avais rejetée autrefois, devient aujourd’hui pour toi une sorte de réconciliation. Elle incarne ce moment où tu te débattais avec ton regard, où tu apprenais à te libérer des modèles imposés pour chercher ta propre voie. elle est étrangement calme cette image. Comme on est calme lors d' un accident de voiture. Tu ne peux t’empêcher de penser à cette époque où tu as aussi perdu quelque chose : ces diapositives couleurs, probablement emportées par "P.". Ce détail te touche, comme si cette absence symbolisait tout ce que tu n’as pas pu retenir de ces années. Ce noir et blanc, c’est tout ce qui te reste, mais il suffit à raviver les fragments d’une époque révolue. Avec le recul, tu comprends que cette photographie est plus qu’une image. C’est un instant, une tension, un écho de ton évolution artistique et personnelle. Elle te rappelle que l’art est souvent un processus fait de tâtonnements, de révoltes et de hasards, et que le regard qu’on porte sur une œuvre change avec le temps.|couper{180}

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