Gor-Premier jet

Chapitre 1

La lumière bleutée des néons clignotait par intermittence, projetant des ombres mouvantes sur les murs immaculés du couloir B de la Zone d’Attente Neurologique. Alex Mercer, détenu #4721, fixait le plafond de sa cellule depuis ce qui lui semblait être une éternité. Quarante-huit heures qu’il était là. Quarante-huit heures à attendre que le système décide si son cerveau méritait d’être réécrit ou si son corps irait pourrir dans les Fosses, ces prisons traditionnelles surpeuplées où l’espérance de vie ne dépassait guère cinq ans.

Un bourdonnement familier attira son attention vers le coin supérieur de sa cellule. La caméra émotionnelle pivota légèrement, son œil bionique se dilatant pour mieux capturer son visage. Alex s’efforça d’afficher une expression neutre. Il avait appris que toute manifestation d’anxiété ou de colère était consignée dans son dossier d’évaluation. Et un mauvais score émotionnel signifiait les Fosses, à coup sûr.

"Détenu #4721, positionnez-vous face à la porte pour votre évaluation quotidienne," annonça une voix synthétique dans le haut-parleur.

Alex se leva lentement de sa couchette, une simple plaque de polymère blanc fixée au mur. La cellule, trois mètres sur quatre, ne contenait rien d’autre qu’un lavabo intégré et des toilettes automatiques. Pas d’angles vifs, pas d’objets détachables. Rien qui puisse servir à se blesser – ou à blesser quelqu’un d’autre.

La porte translucide s’illumina, révélant la silhouette d’une femme en blouse blanche, flanquée d’un gardien en uniforme noir.

"Bonjour, Monsieur Mercer," dit la femme tandis que la porte devenait transparente. "Je suis le Dr Eliza Cohen, votre évaluatrice neurocognitive."

Elle ne ressemblait en rien aux médecins qu’Alex avait connus avant son arrestation. Son visage était dépourvu d’expression, ses yeux augmentés d’implants oculaires qui scintillaient légèrement lorsqu’elle clignait des paupières. Des données défilaient probablement devant ses rétines – son dossier, son casier judiciaire, les enregistrements de ses ondes cérébrales pendant son sommeil.

"Vous comparaîtrez devant le Tribunal d’Attribution demain à 9h00," poursuivit-elle. "Nous devons finaliser votre profil neurologique avant la décision."

Le gardien, un colosse au crâne rasé, activa son bracelet de contrôle. La porte glissa silencieusement.

"Mains en avant," ordonna-t-il.

Alex tendit les bras. Un brouillard argenté jaillit du bracelet du gardien, enveloppant ses poignets avant de se solidifier en menottes moléculaires – impossibles à briser sans la clé quantique correspondante.

"Est-ce que j’ai le droit de parler à un avocat ?" demanda Alex alors qu’ils l’escortaient dans le couloir aseptisé.

Le Dr Cohen consulta quelque chose sur son interface visuelle invisible.

"Votre défenseur algorithmique a déjà compilé tous les éléments pertinents de votre dossier," répondit-elle sans ralentir. "Votre présence physique n’était pas requise pour cette phase."

Ils passèrent devant d’autres cellules identiques à la sienne. Dans certaines, des détenus regardaient passer le trio avec des yeux vides. Dans d’autres, Alex aperçut des hommes et des femmes recroquevillés dans un coin, tremblants. Les récents implantés, probablement. Ceux dont le cerveau luttait encore contre la réécriture neuronale.

"Par ici," indiqua le Dr Cohen en s’arrêtant devant une porte marquée "Évaluation Finale".

La pièce était dominée par un fauteuil qui ressemblait davantage à un instrument de torture qu’à un meuble médical. Des bras mécaniques suspendus au plafond portaient divers instruments dont Alex préférait ignorer la fonction. Sur le mur opposé, un écran géant affichait ce qui semblait être une carte tridimensionnelle d’un cerveau humain.

"Installez-vous," ordonna le Dr Cohen.

Le gardien poussa Alex vers le fauteuil. Dès qu’il fut assis, des sangles émergèrent des accoudoirs, immobilisant ses bras et ses jambes.

"Qu’est-ce que vous allez me faire ?" demanda-t-il, incapable de masquer la panique dans sa voix.

"Une simple cartographie cérébrale approfondie," répondit le Dr Cohen en préparant une seringue remplie d’un liquide iridescent. "Nous devons déterminer les zones mémorielles liées à vos comportements criminels."

"Je n’ai pas eu de procès," protesta Alex. "Le casse... ce n’était pas censé se passer comme ça. Personne ne devait être blessé."

Le Dr Cohen s’approcha, la seringue à la main.

"Monsieur Mercer, la vidéosurveillance quantique a enregistré chacun de vos mouvements. Les témoins oculaires ont confirmé votre présence. Votre culpabilité n’est pas en question – seule la méthode de votre réhabilitation reste à déterminer."

Elle injecta le liquide dans son cou. Une sensation de froid se répandit instantanément dans ses veines.

"Ce nanofluide va cartographier vos connexions synaptiques," expliqua-t-elle tandis que les bras mécaniques s’animaient au-dessus de sa tête. "Il nous permettra de localiser précisément les souvenirs à effacer ou à modifier."

Alex sentit sa conscience vaciller. Sur l’écran mural, l’image du cerveau s’illuminait par zones, comme une ville vue de nuit.

"Je ne veux pas oublier," murmura-t-il alors que les machines bourdonnaient autour de lui. "Il y a des choses... des personnes..."

"La procédure standard conserve les souvenirs affectifs non liés aux comportements délictueux," récita le Dr Cohen d’un ton monocorde. "Vous garderez l’essentiel de votre identité. Seules les impulsions criminelles seront... recalibrées."

Dans le brouillard qui envahissait son esprit, Alex revit soudain des fragments du casse : la banque, les gardes, la panique, le sang. Mais aussi ce qu’il avait découvert dans le coffre. Ce document qui n’aurait jamais dû exister. La vraie raison pour laquelle il se trouvait ici.

"Activité anormale dans l’hippocampe," nota le Dr Cohen en observant l’écran. "Souvenirs traumatiques qui remontent à la surface."

Elle ajusta quelque chose sur sa tablette.

"Ne vous inquiétez pas, Monsieur Mercer. Demain, tout cela ne sera plus qu’un mauvais rêve."

Tandis que les machines sondaient son cerveau, Alex luttait pour rester conscient. Il devait se souvenir. Se souvenir de ce qu’il avait vu. Se souvenir de pourquoi il était vraiment là.

Parce qu’au fond, il savait que le casse n’était qu’un prétexte. La vérité était bien plus terrifiante.

Et demain, cette vérité disparaîtrait à jamais de sa mémoire.


Chapitre 2

Dans l’attente du verdict, Alex fixait le plafond de sa cellule temporaire. Le bracelet médical à son poignet clignotait doucement, transmettant ses constantes vitales au Système Central d’Attribution. Depuis son examen médical complet d’hier, il n’avait fait que ressasser les possibilités. À 32 ans, c’était sa première comparution devant le Tribunal des Attributions.

Le transfert était prévu pour 7h30. Quand les murs translucides de sa cellule s’éclairèrent d’une teinte bleutée, Alex sut que c’était l’heure. Deux agents en uniforme gris apparurent.

"Citoyen Mercer, veuillez nous suivre pour votre audience d’Attribution."

Alex se leva, les jambes légèrement tremblantes. Le couloir qu’ils empruntèrent était un tube transparent suspendu entre les bâtiments. En contrebas, Paris s’éveillait. Les véhicules autonomes glissaient silencieusement sur les voies dédiées, tandis que les drones de livraison formaient un ballet aérien entre les tours végétalisées.

"Quelle heure est-il ?" demanda Alex.

"7h42," répondit l’agent sans émotion. "Votre audience est à 8h précises."

Alex observa le ciel matinal. Un immense écran atmosphérique projetait les nouvelles du jour au-dessus de la ville. La température s’affichait : 24°C, une journée chaude pour un mois de mai. Les conséquences du réchauffement climatique avaient été partiellement maîtrisées, mais les saisons restaient déréglées.

Le Palais de Justice des Attributions se dressait devant eux, une structure imposante en verre et métal recyclé. L’édifice avait été conçu pour symboliser la transparence du nouveau système judiciaire mis en place après la Grande Réforme de 2035.

Le Tribunal des Attributions

La salle d’audience n’avait rien à voir avec les tribunaux d’antan. Un vaste espace circulaire où le prévenu se tenait au centre, sur une plateforme légèrement surélevée. Autour, disposés en cercle, se trouvaient les postes du juge, de l’avocat de la défense, du procureur du Système et des trois citoyens tirés au sort pour compléter le jury.

La Juge Moreau présidait la séance. Une femme d’une soixantaine d’années, parmi les derniers juges humains encore en exercice. Son visage sévère était encadré par des implants neuronaux discrets qui lui permettaient d’accéder instantanément à toute la jurisprudence des Attributions.

"Audience 8-4721, Citoyen Alex Mercer, Attribution de Catégorie Professionnelle et Résidentielle suite à réévaluation médicale," annonça-t-elle d’une voix claire.

Les murs de la salle s’illuminèrent, projetant le dossier médical de Marc en hologrammes tridimensionnels visibles par tous les participants. Son ADN, ses prédispositions génétiques, ses aptitudes cognitives, tout était là, exposé.

Maître Chen, son avocat, se leva. Contrairement aux avocats d’autrefois, il portait une combinaison sobre aux lignes épurées, ornée uniquement du symbole de la balance de la justice sur la poitrine.

"Votre Honneur, mon client a subi une réévaluation médicale complète suite à l’apparition de symptômes neurologiques non détectés lors de son Attribution initiale à 18 ans. Les résultats indiquent une prédisposition génétique au syndrome de Korovski, une condition qui affecte la coordination fine mais augmente significativement les capacités analytiques."

Alex observait la scène avec un mélange d’anxiété et de fascination. Il pensait à sa vie jusqu’à présent : technicien en maintenance robotique, un travail qu’il n’avait jamais vraiment choisi mais qui lui avait été attribué en fonction de son profil médical initial. Allait-il tout perdre aujourd’hui ?

Le Procureur du Système, une intelligence artificielle incarnée par un hologramme androgyne, prit la parole. Sa voix parfaitement modulée résonna dans la salle.

"Les données médicales sont claires. Le citoyen Mercer n’est plus apte à exercer dans sa catégorie actuelle. Le Système recommande une ré-attribution vers le secteur de l’analyse prédictive des comportements sociaux, avec un transfert résidentiel du Secteur 7 au Secteur 3."

Alex sentit son cœur s’accélérer. Le Secteur 3 était considérablement plus agréable que son quartier actuel, mais tous ses amis, sa vie sociale, étaient dans le Secteur 7.

"Citoyen Mercer ," dit la Juge Moreau, "vous avez le droit d’exprimer votre préférence concernant cette ré-attribution."

C’était le moment que Alex redoutait et espérait à la fois. Depuis la Grande Réforme, les citoyens avaient un droit limité d’expression lors des Attributions, mais la décision finale revenait toujours au Tribunal.

"Votre Honneur," commença Alex , la gorge sèche, "je comprends que mon profil médical a changé. Mais j’ai construit ma vie dans le Secteur 7. Mes amis, ma communauté... Si je pouvais conserver ma résidence actuelle tout en acceptant la ré-attribution professionnelle..."

Maître Chen intervint rapidement : "Mon client propose un compromis raisonnable qui respecte à la fois les exigences du Système et son bien-être psychosocial."

La Juge Moreau fronça les sourcils, ses implants scintillant légèrement tandis qu’elle consultait des données invisibles pour les autres.

"Le bien-être psychosocial est un facteur à considérer," admit-elle. "Cependant, les trajets quotidiens entre le Secteur 7 et votre nouveau lieu de travail augmenteraient votre empreinte carbone personnelle au-delà du quota autorisé."

Alex n’avait pas pensé à cet aspect. Depuis 2040, chaque citoyen disposait d’un quota carbone strict.

Le Procureur du Système ajouta : "Une solution alternative serait d’attribuer au citoyen Mercer un logement dans la zone frontière entre les Secteurs 5 et 3, réduisant ainsi l’impact environnemental tout en maintenant une proximité relative avec son réseau social actuel."

Marc échangea un regard avec son avocat. Ce n’était pas idéal, mais c’était mieux que de tout perdre.

Les délibérations

Pendant que le jury citoyen délibérait, Alex observait la salle. Les murs semblaient respirer, leurs teintes changeant subtilement pour refléter l’atmosphère émotionnelle collective, une technologie développée pour apaiser les tensions dans les espaces publics.

Il pensait à sa mère, qui avait connu l’ancien système, avant que la médecine prédictive ne devienne la base de l’organisation sociale. Elle lui avait raconté comment les gens choisissaient autrefois leur métier, souvent en contradiction avec leurs aptitudes réelles, créant inefficacité et frustration. Le système d’Attribution avait été conçu pour optimiser le bonheur collectif en plaçant chacun là où ses capacités seraient le mieux utilisées.

Mais à quel prix ?

La Juge Moreau interrompit ses réflexions. "Le Tribunal a pris sa décision."

Les trois citoyens du jury avaient terminé leur vote, leurs choix s’affichant en hologrammes au-dessus de leurs têtes.

"Citoyen Alex Mercer , vous êtes réattribué au Département d’Analyse Prédictive des Comportements Sociaux, Division Créative, avec effet immédiat. Concernant votre résidence, le Tribunal accepte la solution de compromis. Vous serez relogé dans le Complexe Harmonie, à la frontière des Secteurs 5 et 3, avec un accès privilégié aux navettes de liaison vers le Secteur 7 les weekends."

Alex laissa échapper un soupir de soulagement. Ce n’était pas parfait, mais c’était vivable.

"De plus," continua la Juge, "étant donné vos nouvelles aptitudes analytiques, vous êtes désormais éligible à participer au Programme de Conception Sociale Participative, vous permettant de contribuer aux futures évolutions du système d’Attribution."

Cette dernière annonce surprit Alex . Le Programme de Conception Sociale était réservé à l’élite intellectuelle, ceux dont les capacités cognitives dépassaient largement la moyenne. Était-ce possible que son syndrome ait réellement augmenté ses capacités à ce point ?

Maître Chen sourit discrètement. "C’est une victoire, Alex ," murmura-t-il. "Vous pourriez être en position de changer le système de l’intérieur."

Tandis que les agents l’escortaient vers la sortie, Alex contemplait son avenir redessiné. Un nouveau travail, un nouveau logement, de nouvelles possibilités. Le système avait décidé pour lui, comme toujours, mais cette fois, il avait eu son mot à dire. Et peut-être, grâce à ce Programme de Conception, pourrait-il un jour contribuer à donner plus de voix à d’autres.

Dehors, le soleil était pleinement levé sur Paris. L’horloge atmosphérique projetée sur les nuages indiquait 8h37. Une nouvelle journée, une nouvelle vie.


Illustration
 : Umberto Boccioni , Ceux qui restent

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L’Inventaire des débris

I. La farce On nous promet un tri sélectif par rayons X. La comète 3I/ATLAS arrive avec ses prophètes de comptoir qui annoncent le grand nettoyage des fréquences. Dans ma mansarde, je ne me sens pas très vaillant. Si le Jugement dernier ressemble à un audit de site web, je suis condamné d’avance. J’ai passé la matinée à fixer mon terminal. Plutôt que de confesser mes fautes, j’ai relancé un script de vérification sur la rubrique 189. C’est ma manière de négocier : ranger ses liens pour ne pas avoir à ranger sa vie. J'imagine l'astre me demandant des comptes sur mes guillemets. Le ridicule est une défense comme une autre. II. La pause À qui faire croire que tout cela m'amuse ? Cette légèreté est une politesse inutile. C’est le geste de celui qui brosse le pont du Titanic. On s’enivre de lignes de code pour couvrir le craquement du sol. Si ATLAS est vraiment ce miroir déformant, elle ne verra pas mes erreurs de syntaxe. Elle verra un homme qui a peur de n’être qu’une donnée obsolète, un bruit de fond dans une fréquence qu’il ne comprend plus. Le rire s'arrête ici. Derrière le curseur, il n'y a plus de script, seulement l'attente. III. Fréquences On attendait l’Apocalypse avec des trompettes, elle arrive peut-être avec un simple changement de phase. Si ATLAS scanne les cœurs, elle y trouvera surtout des débris : des scripts à moitié finis, des colères de terminal et cette fatigue de décembre qui n'en finit pas. Comment affronter ? Il n’y a pas de posture. Juste ce geste, un peu idiot, de cliquer sur « Enregistrer ». Peut-être que le tri ne porte pas sur la valeur des hommes, mais sur leur capacité à supporter le bruit. Le bruit des prophètes, le bruit des machines, le bruit de nos propres pensées qui tournent en boucle. À la fin, il ne restera pas de la littérature, seulement une fréquence. Une note longue, tenue, au milieu du chaos. J'ai relancé la boucle sur la rubrique 189. Le terminal a répondu une ligne vide. C’est peut-être ça, la réponse. Texte et illustration : Gemini Flash|couper{180}

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Un homme lit Dostoïevski dans un asile. Chaque jour, il tourne la même page, vérifie la présence d'une clé invisible. Quand la violence explose, elle vient de là où personne ne regardait.|couper{180}

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Reprise décembre 2025 Au début, elle riait quand je lui lisais mes phrases à voix haute. Pas par moquerie. Elle riait parce qu'elle trouvait ça drôle, la manière dont je tournais autour d'une idée pendant trois pages pour finalement dire quelque chose de très simple. « Tu compliques tout », elle disait. Elle avait raison, bien sûr. Mais à l'époque, ça me semblait une qualité. C'était il y a six mois. Une éternité, dans une histoire comme la nôtre. Maintenant je ne dormais plus. Le matin, elle partait travailler vers huit heures et je faisais semblant de dormir encore. Quand elle rentrait le soir, j'étais devant l'ordinateur avec trois lignes d'écrites et vingt pages de notes qui ne menaient nulle part. « Tu as avancé ? » elle demandait. « Un peu. » Elle hochait la tête. Elle ne demandait jamais à lire. Nous ne faisions plus l'amour depuis plusieurs semaines. L'âge de notre relation — six mois — aurait dû nous rendre insatiables. Mais je me couchais tard, très tard, après qu'elle s'était endormie. Je cherchais des mots. Je trouvais d'autres mots qui me cachaient les premiers. Des mots parasites, des mots brillants, des mots qui formaient des phrases que je notais dans un carnet : « Le ridicule, c'est le nom poli qu'on donne à l'impuissance. » J'avais trouvé ça lumineux. Je l'avais même recopié au propre. Le problème, c'est que je collectionnais les formules sur l'impuissance au lieu d'affronter l'impuissance réelle. Mais ça, je ne le comprendrais que plus tard. Un soir, elle est rentrée avec un sac de courses et elle a dit : « J'ai croisé ton éditeur. Il m'a demandé comment avançait le roman. » J'ai fermé l'ordinateur. « Qu'est-ce que tu lui as dit ? » « Que tu travaillais beaucoup. » Elle a posé les courses sur la table de la cuisine et elle est allée dans la chambre. J'ai entendu la porte de l'armoire. Le bruit des cintres. Puis plus rien. Quand je suis entré, elle était assise au bord du lit, les mains sur les genoux. Elle regardait le mur. « Il faut qu'on parle », elle a dit. Mais nous n'avons pas parlé. J'ai dit que j'étais fatigué, qu'on en reparlerait demain, et je suis retourné devant l'écran blanc. J'ai entendu l'eau couler dans la salle de bain. Puis j'ai entendu autre chose, un bruit étouffé que j'ai fait semblant de ne pas reconnaître. Le lendemain matin, quand je me suis levé, il y avait un mot sur la table : « Rendez-vous 18h, atelier. Apporte l'appareil. » L'atelier, c'était son studio de photo au sous-sol de l'immeuble. Elle y allait parfois pour des projets personnels. Je n'y étais descendu que deux ou trois fois. Un espace blanc, trop éclairé, avec des toiles au fond et des projecteurs sur pied. Et Oscar, bien sûr. Le squelette pédagogique qu'elle avait récupéré je ne sais où. « Tous les squelettes s'appellent Oscar », elle m'avait expliqué un jour. « C'est la règle. » À dix-huit heures, je suis descendu avec le Nikon. Elle était déjà là. Elle avait disposé les lumières différemment, plus rasantes, presque théâtrales. Oscar était décroché de sa potence, allongé sur le fond blanc. « Je vais faire une série », elle a dit sans me regarder. « Tu photographies. » « Une série sur quoi ? » « La mort. La proximité. Je sais pas. » Elle portait une robe légère. Elle a commencé à se déshabiller. J'ai détourné les yeux, ce qui était absurde puisque nous avions vécu ensemble pendant six mois, puisque j'avais vu ce corps des dizaines de fois. Mais quelque chose avait changé. Ce corps nu n'était plus le même. Il était devenu une proposition, un langage que je ne savais plus lire. Elle s'est allongée contre le squelette. Sa peau contre les os. Sa tête près du crâne. Sa main gauche sur les côtes, comme une caresse. « Vas-y », elle a dit. J'ai regardé dans le viseur. J'ai fait la mise au point. C'était beau, d'une beauté dérangeante. La courbe de son dos, la ligne de sa hanche, et puis cette chose morte, blanche, articulée. On aurait dit qu'elle baisait avec Oscar. Ou plutôt : qu'elle baisait avec l'absence, avec le manque, avec tout ce que je n'étais plus capable de lui donner. Ça aurait pu être moi, j'ai pensé. Le squelette. Ce qui reste quand on a tout brûlé. L'idée est revenue plusieurs fois, par bouffées. Je l'ai chassée. J'ai continué à photographier. Des gestes techniques, anodins. Cadrer, régler, déclencher. Le bruit du déclencheur couvrait autre chose, un bruit sourd que je refusais d'entendre. Elle a changé de position. Elle s'est mise sur le côté, face à Oscar, son visage près du sien. Les yeux fermés. Sa main pendait vers moi, paume ouverte. J'ai pris plusieurs clichés. La lumière était bonne. Ensuite elle s'est relevée sans un mot. Elle a remis Oscar à sa place, l'a raccroché à la potence avec des gestes méticuleux. Elle a enfilé un pull — pas la robe, juste un pull gris trop grand qui lui descendait à mi-cuisses. « Tu pars quand ? » elle a demandé. Je n'avais rien dit. Je n'avais rien décidé. Mais elle savait. « Je ne sais pas. » « Tu y penses depuis combien de temps ? » « Quelques semaines. » Elle a hoché la tête. Elle a éteint les projecteurs un par un. Dans la pénombre, je ne voyais plus son visage. « Ce que tu veux, c'est écrire sur l'amour », elle a dit doucement. « Pas aimer. » Elle a ramassé la robe par terre. « Moi je te demande juste d'être là. En face de moi. C'est tout. » Elle avait raison. Mais je ne l'ai pas dit. J'ai serré l'appareil contre moi et je suis remonté. Cette nuit-là, j'ai regardé les photos sur l'écran de l'ordinateur. Elles étaient magnifiques. Troublantes. Je me suis dit que je pourrais écrire quelque chose là-dessus. Une nouvelle, peut-être. Sur un photographe et son modèle. Sur l'intimité et la distance. Sur les gestes techniques qui nous protègent de nos émotions. J'ai ouvert un nouveau document. J'ai tapé quelques phrases. Puis je les ai effacées. Je suis parti trois jours plus tard. Elle n'était pas là. J'ai laissé les clés sur la table de la cuisine, à côté du carnet où j'avais noté toutes mes belles formules sur le ridicule et l'impuissance. Les photos, je ne les ai jamais regardées à nouveau. Elle ne me les a jamais réclamées. Elles sont quelque part dans un disque dur, dans un dossier que je n'ouvre pas. Un silence partagé. Une scène figée entre deux personnes qui avaient oublié comment se parler. Vingt ans plus tard, je sais ce qui s'est brisé ce jour-là. Ce n'était pas l'amour. C'était plus simple et plus grave : elle m'avait tendu la main, paume ouverte, et j'avais choisi de regarder la lumière à la place. J'ai fini par écrire des livres. Plusieurs. Certains ont même eu du succès. Mais aucun ne parlait de cette scène dans l'atelier, d'Oscar, de cette main tendue que j'avais cadrée si parfaitement avant de l'ignorer. Ridicule. Grotesque. Les mots que j'avais trouvés à l'époque. Maintenant j'en ai un autre : lâcheté.|couper{180}

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