27 août 2019

Comme il faut de la patience avant d’émettre un son juste », se disait le vieux Rahim qui tentait d’accorder sa guitare aux mécaniques rouillées. Une fois encore, on avait eu pitié et la rue s’était concertée pour l’inviter à sa table, dans le cœur de Téhéran, chez Monsieur Beruzi, pour l’anniversaire de sa seconde fille. Dans la cage accrochée à la fenêtre, le pinson s’agita quand il fit grimper la chanterelle aux abords de la rupture. Enfin, il plaqua un accord pour vérifier que tout était en ordre, enfila sa veste puis sortit de la petite chambre pour rejoindre la rue. C’était le soir et la lumière, adoucie par le sable qui flottait dans l’air, jetait sur les parois de pisé du quartier des tons chauds. Une odeur de bergamote descendait du ciel et, çà et là, des femmes finissaient par se confondre dans les ombres encore tranchantes. Rahim venait d’avoir 60 ans, il était conducteur de taxi quelques mois auparavant, et puis il y avait eu l’accident dans lequel il avait perdu son épouse ainsi que trois amis qui se trouvaient derrière, une hécatombe aussi soudaine qu’idiote… Le véhicule qui l’avait embouti était conduit par un jeune homme qui conduisait trop vite et qui n’était pas encore au fait des règles de conduite de la ville. Tué sur le coup également. Les gens du quartier l’avaient pris sous leur aile et l’invitaient régulièrement quand l’occasion se présentait, non parce qu’il était un grand musicien, mais simplement par compassion et aussi pour honorer le souvenir d’Azadeh, son épouse. On en profitait alors pour lui demander si tout allait bien chez lui, on lui proposait de nettoyer son linge. Azar, la femme qui habitait le rez-de-chaussée juste à côté, lui réservait aussi régulièrement une portion ou deux de boulettes de viande d’agneau accompagnées de riz. En tant que croyant, Rahim savait qu’il ne servait à rien de se rebeller contre la fatalité, et, s’il avait réussi à maîtriser peu ou prou la colère qu’il avait éprouvée contre le mauvais sort, rien n’empêchait la tristesse. Peu à peu, il se résignait et même sa guitare qui, autrefois, lui apportait la joie sonnait faux, car le cœur n’y était plus vraiment. Depuis la disparition de sa femme, tout allait à vau-l’eau, y compris son goût pour la musique. Quand il arriva à la maison des Beruzi, ce fut Anahita qui l’accueillit avec un bon sourire. -- Ah, comme tu es belle, alors dis-moi, c’est bien ton anniversaire, quel âge as-tu aujourd’hui ? Je ne me souviens plus très bien, dix ? onze ans ? -- Douze ans, Rahim, douze ans ! Et elle le débarrassa de sa veste et l’invita à entrer dans le grand salon où déjà un grand nombre d’invités se tenait. Quand il lui fut proposé de prendre sa guitare, Rahim pinça à nouveau les cordes pour vérifier l’accordage de son instrument. Il n’eut pas à retoucher les mécaniques cette fois. Heureux soudain parce qu’il imaginait Azadeh à ses côtés, il ferma les yeux et commença à jouer.

reprise nov.2025 Comme il faut de la patience avant d’émettre un son juste », se disait le vieux Rahim en tirant doucement sur les mécaniques rouillées de sa guitare. Dans la cage accrochée à la fenêtre, le pinson s’agita lorsqu’il fit grimper la chanterelle jusqu’aux abords de la rupture ; il plaqua un accord pour vérifier que tout tenait encore, enfila sa veste et sortit de la petite chambre pour rejoindre la rue. C’était le soir et la lumière, adoucie par le sable qui flottait dans l’air, jetait sur les parois de pisé du quartier des tons chauds ; une odeur de bergamote descendait du ciel et, çà et là, des silhouettes de femmes se confondaient déjà avec les ombres nettes. Rahim venait d’avoir soixante ans. Quelques mois plus tôt, il conduisait encore son taxi ; puis il y avait eu l’accident, la voiture venue trop vite, le choc, l’absurdité d’une hécatombe : son épouse à l’avant, trois amis à l’arrière, tous tués sur le coup, tout comme le jeune conducteur qui ne connaissait pas encore les règles de cette ville. Depuis, les voisins l’avaient pris sous leur aile. On l’invitait lorsqu’une fête se présentait, non parce qu’il était un grand musicien, mais pour qu’il ne reste pas seul et pour qu’Azadeh continue d’avoir sa place à la table, à travers lui. On lui demandait des nouvelles, on lui proposait de s’occuper de son linge ; Azar, au rez-de-chaussée, mettait de côté pour lui une portion de boulettes d’agneau et de riz. Rahim, croyant, savait qu’il ne servait à rien de se dresser contre ce qui était arrivé ; la colère avait fini par s’user, mais la tristesse, elle, tenait bon, et même sa guitare, autrefois source de joie, lui semblait sonner faux, le cœur n’y passant plus. Quand il arriva chez les Beruzi, ce fut Anahita qui lui ouvrit, un sourire large aux lèvres. « Ah, comme tu es belle… C’est bien ton anniversaire ? Quel âge as-tu aujourd’hui ? Je ne me souviens plus très bien, dix ? onze ans ? » — « Douze ans, Rahim, douze ans ! » dit-elle en riant, en le débarrassant de sa veste avant de l’entraîner vers le salon où les invités s’étaient déjà regroupés. Quand on lui demanda de prendre sa guitare, Rahim la posa sur ses genoux, pinça une à une les cordes : l’accord tenait, il n’eut pas à retoucher les mécaniques cette fois. Il resta un instant immobile, la main posée près de la rosace, puis ferma les yeux en imaginant Azadeh assise là, quelque part parmi ces chaises, et, ainsi, avec elle à sa place invisible, il commença à jouer.

résumé ce narrateur est quelqu’un qui croit à la force des gestes simples pour dire la douleur et le soutien. Il regarde le monde avec une attention lente, refusant les effets spectaculaires au profit de détails concrets qui portent, en sourdine, l’émotion. Il ne moralise pas la fatalité mais montre comment une existence s’y adapte tant bien que mal, aidée par une communauté fragile. Il confie à la musique le rôle de lieu où les morts continuent de tenir leur place, et c’est dans cette modestie-là que quelque chose en lui reste obstinément vivant.

Pour continuer

Carnets | Atelier

août 2019

1er août — Voix qui fait mal Cette voix ne va pas. Elle touche en moi quelque chose de souffrant que je ne veux pas entendre. Pour m'extraire de cette vulnérabilité, je dis que sa voix est fausse. Ces textes ne sont pas « aboutis », je ne sais même plus ce que ce mot peut vouloir dire. Je triche en tentant de réécrire des conneries sur des conneries. En vérité, je ne pousse pas les textes à bout, je me pousse moi, et c'est moi qui lâche le premier. 3 août — Profils Enfant, je voyais Dali surgir à la télé pour vendre du chocolat en expliquant que ça le rendait fou. Fernandel vantait des nouilles, Gainsbourg brûlait un billet de 500 francs. Quand j'ai ouvert un compte Facebook, ce n'était pas par goût mais parce que l'atelier débordait de toiles invendues. On m'a demandé de remplir mon « profil ». Le mot m'a arrêté : on ne me demandait pas qui j'étais, mais sous quel angle j'acceptais d'apparaître. J'ai commencé à poster et très vite j'ai pris goût au jeu. Je me fabriquais un personnage. Avec le temps, j'ai compris que cette impression de toute-puissance servait surtout à couvrir une impuissance plus triviale : la difficulté à rester là, sans rôle, devant la toile. 4 août — Ténacité L'autre soir, j'étais à table avec un collectif d'artistes. On riait beaucoup, et au milieu de cette bonne humeur, des morceaux de catastrophe tombaient comme si de rien n'était. Un couple de sculpteurs a évoqué deux cents pièces disparues avec un transporteur. Pas de procès : ils ont tout refait. Un peintre a parlé d'une série envolée chez un galeriste, puis d'un retour de toiles toutes griffées. Leur refrain silencieux me revenait : on refait, on recommence, on continue. En rentrant, je me suis demandé si, moi, j'avais cette corde-là. J'ai passé des années à me débrouiller pour tenir, mais sans jamais appeler ça de la ténacité. 5 août — Tristesse et joie Jeune homme, je traitais la tristesse comme une amante à conquérir. Je rêvais de la prendre, de la pénétrer si profondément qu'à force sa source se tarirait. Le temps est passé, et je n'ai jamais vu la tristesse se métamorphoser autrement qu'en elle-même. Alors je me suis tourné vers la joie, en m'attendant au même combat. Il ne s'est rien passé. La joie ne se laissait ni forcer ni délivrer. Ce jour-là, j'ai compris que ce n'était pas elle qui manquait, mais moi qui tournais en rond dans ma manière de vouloir les posséder toutes les deux. 7 août — Hospitalité On oublie qu'« hôte » désignait autrefois aussi bien celui qui ouvre sa porte que celui qui la franchit. Le même mot pour accueillir et être accueilli. Ce n'est pas tant la figure de l'hôte qui importe que ce qu'elle suppose : l'hospitalité comme espace commun, où personne n'est au-dessus de l'autre. Ce mot mériterait de revenir au centre, à une époque où il évoque plus volontiers les couloirs d'un service, un dossier médical, qu'une maison ouverte. 8 août — Algorithmes Jamais je n'aurais imaginé à quel point on pouvait me faire sentir en défaut sur les réseaux sociaux. Depuis quelque temps, c'est une pub pour un trépied photo qui revient sans cesse. Chaque fois, j'ai une seconde de piqûre : je souffre de ne pas posséder cet objet. Je sais que si cette pub revient, ce n'est pas par erreur. Il a suffi que je la regarde une fois jusqu'au bout pour que l'algorithme enregistre mon arrêt, ma curiosité. Ce qui me frappe, ce n'est pas seulement les stratégies pour créer l'envie, c'est le peu de choses qu'on m'a apprises pour reconnaître la mienne quand elle se déclenche. 10 août — Ironie et inceste Pendant des années, l'ironie a été ma compagne la plus fidèle. Une vraie mère juive : dès qu'un malheur pointait, elle me serrait dans ses bras et je repartais à l'assaut. J'excellais dans la diatribe, le trait acéré. Et puis je me retrouvais seul dehors, dans ces rues mornes où je tournais pour lui échapper. Je cherchais une femme douce, compréhensive, ou bien l'inverse absolu : une femme dure qui saurait dénouer ma libido. Entre la maman et la putain, l'ironie faisait office d'utérus. La peinture a bousculé ce dispositif. La dernière fois, c'est la toile elle-même qui s'est ouverte : la surface blanche m'a avalé tout entier. À la sortie, il restait moins de mots, plus de silence. 13 août — Usines à peindre Les temps changent. Dans certains ateliers d'Asie, on peint déjà des paysages à la chaîne. J'ai vu des catalogues : on y choisit un « artiste » comme on choisit une police de caractère. Louise pour les marines, Chloé pour les scènes de café. Derrière, personne à rencontrer. Pendant ce temps, les musées continuent de programmer les mêmes noms prestigieux pendant que la majorité des vivants rame. Ce qui me dérange le plus, ce n'est pas que certaines toiles soient fabriquées en série, c'est la petite voix qui me demande quelle place j'occupe, moi, là-dedans. 15 août — Héroïsme Le premier héros que j'ai connu n'avait pas de stade ni de caméra. C'était mon père, debout dans l'entrée, ses chaussures posées devant moi. Chaque soir, il me demandait de les cirer. Je frottais en silence en me sentant plus domestique que fils. Un merci aurait suffi. Plus tard, j'ai essayé de regarder la même scène autrement. Il a fallu que je dénoue un à un les fils pour comprendre que mon ressentiment ne voyait qu'une partie du tableau. Héroïsme, pour moi, ne rime plus avec décor de film. Je le vois dans ces gestes modestes qui se répètent sans applaudissements. 16 août — Double contrainte Double contrainte à tous les étages : « je t'adore » suivi d'une claque. « Touche pas à la vaisselle, tu ne sais pas faire », puis « viens me faire un baiser dans le cou », « frappe un peu, tu es trop mou », « prends-moi », « arrête, lâche-moi ». À force, tu te tiens tranquille. Tu avales. Tu laisses descendre les larmes, tu avales les cris. Petit à petit, il ne reste plus qu'un masque : un sourire bien dessiné. De l'extérieur, ça fait « mec posé ». À l'intérieur, tu es juste devenu assez calme pour qu'on puisse tout te faire sans que tu bronches. 19 août — Copier, interpréter, créer Au fil des années, j'ai réduit mon vocabulaire à trois mots pour parler de peinture : copier, interpréter, créer. La copie me sert à nettoyer l'illusion de savoir. L'interprétation me sert à chercher la justesse du ton. Créer, c'est le moment où il faut lâcher prise. Dès les premières séances de cours, je commence par la fin : un exercice de création brute. Je leur demande de définir un « désordre personnel » et de le mettre sur la feuille. Au fond, ce qui m'intéresse, c'est le moment où, dans l'atelier, un silence se fait. Sans lui, aucune musique ne se compose, aucun tableau ne prend forme. 21 août — Guerriers de l'art La guerre la plus tenace ne passe plus par les journaux télévisés. Elle cogne dans la poitrine, comme un second cœur. Certains la déposent sur les autres sous forme de blessures. D'autres la traînent dans leur atelier et la passent à la couleur. Ceux-là ont connu le goût métallique de la haine, le désir de casser. Puis un jour, au lieu d'aller cogner, ils se plantent devant une toile. Ils prennent ce cœur jumeau, celui de la guerre, et ils le font dégorger en aplats rouges, en jaunes acides. Ça ne sauve personne, mais ça évite qu'un peu de ce mal se transforme en coups ou en balles. 22 août — Célébrer On a fini par réserver « célébrer » aux grandes messes : mariage, enterrement. Entre deux, on avale les jours sans rien marquer. Puis j'ai découvert qu'il existait une autre façon de célébrer, sans annonces, sans témoins : des petites cérémonies privées. Tu te fais un café, tu t'assois cinq minutes de plus, tu te dis : « J'ai traversé ça, et je suis encore là. » Personne n'applaudit, mais tu viens de t'accorder une petite minute de reconnaissance. Dans les périodes où tout ressemble à une guerre larvée, ces minuscules rites sont la seule chose qui m'ait évité de glisser dans la résignation. 29 août — Gentillesse Depuis quelques mois, je me suis mis à devenir gentil, histoire de voir ce que ça donne. J'essaie de rester cool parce qu'un coach m'a dit que « la colère fait de toi une victime ». Le problème, c'est que je vois bien l'effet secondaire : dès que je reste dans cette version soft, la prose ne décolle plus. La gentillesse ne me donne que des phrases flasques. Récupérer sa morgue dans l'écriture, pourtant, c'est contre-indiqué si tu veux passer une bonne journée de gentil : ce que tu utilises comme énergie se propage et te pourrit le cœur pour plusieurs jours. 31 août — Catastrophe L'air est déjà à la catastrophe ; elle n'est pas à venir, elle est là, et fait partie intégrante de la création : sans catastrophe, sans effondrement, il n'y a pas de renouveau. Cézanne ne commençait pas un tableau sans avoir traversé deux ou trois désastres préalables. Pour éviter le confort du cliché, il faut accepter ce passage par l'informe. Le retour à une case départ, au bout de l'effondrement, devient un rituel plus qu'un échec : on y redescend pour aller chercher une vérité gagnée de haute lutte contre soi.|couper{180}

Carnet mensuel résumé

Carnets | Atelier

31 août 2019

L’air est à la catastrophe ou la catastrophe est dans l’air. Elle n’est pas à venir, elle est toujours là, soit en toi ou à l’extérieur de toi. La catastrophe fait partie intégrante de la création, sans catastrophe, sans effondrement aucun renouveau. Paul Cézanne ne « démarrait » pas un tableau sans avoir au moins essuyé deux ou trois catastrophes préalables. Et plus loin on apprendra aussi qu’il doit arriver un moment où tous les plans s’effondrent les uns sur les autres. C’est que, pour éviter le cliché, force est de constater qu’il faut se tordre la tête et se vriller l’œil bien souvent pour laisser à la main sa propre intelligence. Ainsi le retour à une case départ au bout de tout effondrement semble être une sorte de rituel ou tout du moins un passage obligé pour qui veut aller puiser une vérité au fond d’un puits qui se trouve être généralement, sans fond. Le mot « vérité » ici n’étant pas universel bien sûr mais il est tout de même possible qu’une vérité obtenue de haute lutte envers soi, touche l’autre resté tout en haut à contempler l’eau luisante en bas. reprise nov. 2025 L’air est déjà à la catastrophe ; elle n’est pas à venir, elle est là, en toi comme dehors, et fait partie intégrante de la création : sans catastrophe, sans effondrement, il n’y a pas de renouveau. Paul Cézanne ne commençait pas un tableau sans avoir traversé deux ou trois désastres préalables, ces moments où l’ensemble ne tient plus, où les plans s’écrasent les uns sur les autres et où ce qui s’organisait se défait brusquement. Pour éviter le confort du cliché, il faut accepter ce passage par l’informe, se tordre la tête, se fatiguer l’œil jusqu’à laisser enfin à la main sa propre intelligence. Le retour à une case départ, au bout de l’effondrement, devient alors un rituel plus qu’un échec : on y redescend pour aller chercher une vérité qui n’a rien d’universel, mais qui a été gagnée de haute lutte contre soi. Parfois, cette vérité arrachée au fond du puits — ce fond qui se dérobe toujours — rejoint tout de même quelqu’un resté là-haut, penché sur l’eau luisante, sans savoir exactement ce qui insiste en dessous. résumé : En quelques phrases : ce narrateur est quelqu’un qui ne croit pas aux œuvres lisses et aux réussites immédiates. Il se méfie du cliché, de l’aphorisme confortable, et tente de faire du ratage un passage obligé. Il se traite lui-même avec une sévérité constante, préférant l’effort, la lutte, la reprise, à la facilité d’un sens déjà donné. Il sait que la vérité n’est ni universelle ni stable, mais il continue à descendre au fond du puits, convaincu que ce mouvement, même incertain, reste la seule manière de rester vivant dans son travail.|couper{180}

palimpsestes

Carnets | Atelier

29 août 2019

Depuis quelques mois, je me suis mis à devenir gentil, juste pour tester cette version de moi et aussi soulager quelques acidités d’estomac. Donc je tente de rester cool à peu près en toutes circonstances parce qu’un putain de coach, quelque part sur la toile, m’a dit : « la colère fait de toi une victime » et, par orgueil, comme je ne veux pas être une victime, je me suis enfilé comme j’ai pu par le chas de l’aiguille de l’humilité. Pas simple, de prime abord, quand on ne croit pas à grand-chose, je te le concède. Mais le jeu a toujours été un de mes péchés mignons. Voilà exactement comment je suis devenu addicted à la gentillesse, à ma façon. L’un des principaux effets secondaires de la gentillesse que je détecte malgré tout, c’est la difficulté à s’envoler en prose. Tu me diras que tu t’en fous si tu n’écris pas, mais moi, ça m’importe, car j’adore écrire. La gentillesse ne produit guère que des choses flasques dans l’écriture, je m’en aperçois. Si je publiais un jour tout cela, je n’aurais en gros que quelques grenouilles de bénitier, quelques putes repenties, et le reste, ma foi, serait du tout-venant. Récupérer sa morgue dans l’écriture, cependant, est contre-indiqué si on veut passer une bonne vieille journée de « gentil ». Ce que l’on utilise comme énergie se propage à la vitesse de la lumière dans les veines et pourrit le cœur pour des jours, parfois. Une voyante, de mes amies, m’a assuré que ça ne faisait aucun doute pour elle : j’étais un peu trop sensible aux étoiles filantes de Dzika… et que j’aurais bien besoin d’un « bouclier de glace » pour les contrer. Moyennant quelques euros, je me tâte et, comme d’habitude, je laisse tomber : je veux bien essayer d’être gentil, mais, de là à devenir con, il y a quand même de la marge. reprise nov.2025 Depuis quelques mois, je me suis mis à devenir gentil, histoire de voir ce que ça donne et, au passage, de calmer deux ou trois acidités d’estomac. J’essaie de rester cool à peu près en toutes circonstances parce qu’un putain de coach, quelque part sur la toile, m’a balancé que « la colère fait de toi une victime » et que, par orgueil, comme je refuse ce rôle-là, je me suis faufilé comme j’ai pu par le chas de l’aiguille de l’humilité. Pas simple, de prime abord, quand on ne croit pas à grand-chose, je te le concède, mais le jeu a toujours été un de mes péchés mignons, alors j’ai joué le jeu de la gentillesse jusqu’à m’y rendre presque addict, à ma façon. Le problème, c’est que je vois bien l’effet secondaire : dès que je reste dans cette version « soft » de moi, la prose ne décolle plus. Tu peux t’en foutre si tu n’écris pas, mais moi ça m’emmerde, parce que j’adore écrire et que la gentillesse ne me donne que des phrases flasques. Si je publiais tout cela tel quel, je récolterais quelques grenouilles de bénitier, deux ou trois putes repenties, et le reste, ma foi, serait du tout-venant. Récupérer sa morgue dans l’écriture, pourtant, c’est contre-indiqué si tu veux passer une bonne vieille journée de « gentil » : ce que tu utilises comme énergie se propage à la vitesse de la lumière dans les veines et te pourrit le cœur pour plusieurs jours. Une voyante parmi mes amies m’a juré que ça ne faisait pour elle aucun doute : je serais trop sensible aux étoiles filantes de Dzika et j’aurais besoin d’un « bouclier de glace » pour les contrer. Moyennant quelques euros, je pourrais m’en offrir un, je me tâte toujours, mais comme d’habitude je laisse tomber : je veux bien essayer d’être gentil, oui, mais de là à devenir con, il y a encore de la marge. résumé : ce narrateur est un joueur fatigué qui teste sur lui-même des postures morales comme on essaie des médicaments. Il craint autant la position de victime que celle du cynique rance, et tente de trouver un passage étroit entre les deux. Il sait que sa colère nourrit son écriture mais l’abîme ailleurs, dans le corps et dans la vie ordinaire. Il préfère pour l’instant garder cette tension plutôt que choisir franchement un camp, convaincu qu’entre « gentil » et « con », il lui reste encore une bande étroite où tenir debout et écrire.|couper{180}