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Mort d’un jardinier, Lucien Suel, 2008

Il y a dans Mort d’un jardinier une tension palpable entre la banalité et l’infini, entre le tangible et l’inexorable. C’est un livre sur le jardinage, certes, mais ce serait une erreur de s’arrêter à cette description. Lucien Suel ne parle pas seulement de terres retournées ou de graines semées, mais de ce qui se passe lorsque l’homme est confronté à ses limites, à son corps, à sa mortalité. Ce livre, publié en 2008, n’est pas une simple fiction, c’est une autopsie poétique, une dissection intime de la vie. Le livre s’ouvre avec une crise cardiaque. Le jardinier, personnage central et anonyme, est frappé alors qu’il s’occupe de son potager. Mais Mort d’un jardinier n’est pas une chronique d’un infarctus. Au contraire, le récit nous plonge dans un flux de pensées, une révélation sensorielle où chaque élément — la terre, les plantes, les souvenirs — devient une lentille pour explorer les thèmes de l’existence. Suel construit son texte comme une spirale, une plongée en apnée dans l’esprit d’un homme qui s’éteint lentement. Il ne s’agit pas de dialogues ou d’actions traditionnelles. Le récit est fait d’images fragmentées, de sensations diffuses, de réminiscences musicales et littéraires. C’est un jardin que l’on explore par petites touches, chaque détail élargissant le champ de notre compréhension. Suel écrit comme on peint, chaque mot une couleur, chaque phrase une nuance. Il y a une proximité physique dans son écriture, une manière de rendre tangible l’odeur de la terre humide, le crissement des feuilles sous les bottes. Ces détails, qui pourraient être triviaux dans d’autres contextes, prennent ici une dimension presque sacrée. Ils incarnent la vie du jardinier, une vie rythmée par des rituels simples mais pleins de signification. En lisant Mort d’un jardinier, je pensais à ce que signifie vraiment l’attention. Pas l’attention dans le sens d’être concentré, mais l’attention dans sa forme la plus pure : une capacité à remarquer ce que les autres ignorent, à accorder de la valeur à ce qui semble insignifiant. Suel transforme un jardin en cosmos, un potager en champ de réflexion. Et pourtant, ce n’est pas un livre apaisant. La mort est omniprésente, à la fois douce et brutale. Le jardinier ne lutte pas contre elle, mais il ne l’accepte pas non plus. Il se contente de la vivre, un battement de cœur à la fois. C’est peut-être cela qui rend ce livre si puissant : il ne prétend pas expliquer la mort, il ne tente pas de la transcender. Il la montre dans sa banalité nue, et c’est justement ce qui la rend insoutenable. Ce qui émerge, au-delà des thèmes de la nature et de la mort, c’est une célébration de l’humanité dans sa forme la plus simple. Le jardinier n’est pas un héros, il n’a pas de révélations transcendantes. Il est un homme qui plante des graines, qui arrose ses tomates, qui écoute le vent dans les arbres. Et c’est précisément cette ordinarité qui rend son histoire universelle. Mort d’un jardinier n’est pas un livre pour ceux qui cherchent une intrigue ou une conclusion satisfaisante. C’est un livre pour ceux qui sont prêts à ralentir, à ressentir, à être confrontés à la fragilité de l’existence. C’est une œuvre qui nous rappelle que la vie est dans les détails, que la mort est une partie du cycle, et que parfois, la seule chose à faire est de continuer à cultiver, même lorsque tout semble voué à disparaître. En refermant ce livre, je me suis retrouvé face à une vérité inconfortable mais nécessaire : tout ce que nous faisons, tout ce que nous sommes, finira par retourner à la terre. Et pourtant, dans cet éphémère, il y a une beauté infinie.|couper{180}

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Lectures

L’arc narratif en littérature — une quête intemporelle

Joseph Campbell jeune Introduction : Le fil éphémère de nos vies Il y a des matins où l’on observe une feuille d’arbre tomber, et tout semble s’aligner dans une cohérence fugace. L’arc qu’elle dessine dans l’air — une trajectoire imprévisible et pourtant inéluctable — évoque la façon dont se déroulent nos vies : un mouvement. Ce mouvement, en littérature, s’appelle l’arc narratif. Comme le temps ou le désir, il nous emporte vers un climax, parfois prévisible, souvent bouleversant. L’arc narratif, c’est l’histoire d’être en quête d’équilibre et de sens, un fragile pont tendu au-dessus du chaos. L’écriture, tout comme la vie, ne suit pas toujours une ligne droite. Parfois, elle bifurque, s’éparpille endédales inattendus. Mais ce qui captive, c’est le chemin émotionnel — l’arc invisible — qui unit chaque élément. Chaque récit, même le plus fragmenté, porte en lui une sorte de trajectoire qui aspire à un sens universel. Peut-on dire que l’arc narratif est universel, ou est-ce une illusion que l’on superpose au chaos pour s’y retrouver ? 1. Définition et exploration théorique Un arc narratif, au sens classique, est la courbe émotionnelle et événementielle que suit une histoire. Gustav Freytag, dramaturge du XIXe siècle, en a tracé les grandes lignes : exposition, montée de l’action, climax, retombée, dénouement. D’autres, comme Joseph Campbell avec le monomythe (Le Héros aux mille et un visages), ont été plus loin : tout récit, dit-il, est un voyage intérieur. L’arc narratif, pourtant, n’est pas qu’une courbe tracée au cordeau. Il est aussi une métaphore de notre condition humaine. L’ascension d’un personnage vers son destin, son combat contre les forces adverses, sa chute ou son éveil éclairent nos propres luttes intérieures. Lorsque Virginia Woolfécrit Les Vagues, elle déconstruit cette logique linéaire, proposant une spirale mouvante qui reflète l’éphémère de l’être humain. Samuel Beckett, quant à lui, démontre que l’arc peut parfois être une absence, une boucle où rien ne se résout. Peut-on encore parler d’arc narratif quand l’histoire s’efface ? Peut-être que l’arc est moins un schéma qu’un besoin impérieux d’ordonner le chaos. Chaque culture, chaque époque redéfinit à sa manière ce que signifie raconter une histoire. On peut ainsi envisager un pont entre la littérature classique et contemporaine, comme le montre La Vie mode d'emploi de Georges Perec. Ce roman, ou plutôt ces romans comme l'indique le pluriel en page de garde, explore une pluralité d'arcs narratifs qui se croisent, se chevauchent, et parfois se contredisent. Bien qu'apparemment fragmentés, ces arcs maintiennent une tension et un fil directeur qui rappellent les structures classiques tout en les transformant pour refléter la complexité et la modernité du monde contemporain. En Occident, l’arc est souvent hérité du théâtre classique et du roman bourgeois. Mais dans des traditions orales comme celles d’Afrique ou d’Océanie, le récit peut être circulaire, fragmenté, ou même purement évocateur. Ainsi, la notion d’arc reflète autant nos attentes que nos habitudes narratives. 2. Variations littéraires : Shakespeare, Woolf, Morrison Les classiques abondent d’arcs bien définis. Pensez à Roméo et Juliette, où chaque acte trace une pente dramatique vers la catastrophe. Shakespeare maîtrise l’équilibre entre tension et résolution, créant des arcs émotionnels puissants. Austen, à l’inverse, joue de la résolution optimiste dans Orgueil et préjugés, où chaque malentendu sert à réaffirmer une harmonie finale. Mais Toni Morrison, avec Beloved, réinvente l’arc. L’histoire émerge par fragments, entre mémoire et répression. Chaque événement est une secousse émotionnelle qui résonne dans un vide traumatique. Son arc est fracturé mais profondément humain, à l’image des vies qu’elle raconte. Quant à Woolf, Les Vagues ou Mrs. Dalloway refusent la montée dramatique traditionnelle. L’arc devient une succession de moments intimes, une cartographie des émotions plus qu’une progression. Ce refus de la linéarité ouvre des possibilités infinies pour le lecteur, qui est appelé à recomposer l’histoire. Dans les genres modernes comme la science-fiction ou le polar, les arcs se réinventent encore. Par exemple, Ali Smith, dans Autumn, adopte une structure éclatée et fragmentée qui reflète notre rapport au temps et à l’émotion. Loin d’être dépourvue de tension narrative, cette oeuvre explore une multiplicité d’arcs plus subtils, qui s’entrelacent pour dessiner une vision d’ensemble tout en conservant une profondeur individuelle dans chaque fragment. Cela montre que même dans une littérature contemporaine fragmentée, l’arc narratif conserve une pertinence, servant de boussole discrète au sein du chaos apparent. 3. L'arc narratif : une réflexion personnelle En tant qu’auteur, je m’interroge souvent sur cette notion d’arc narratif. Est-ce une structure imposée ou un mouvement naturel de l’esprit ? Peut-être que l’arc est avant tout une intuition — une manière de relier des éléments épars, de donner un sens au chaos. Cela me fait penser aux arts visuels, à la peinture et au dessin, où il existe des milliards de façons de tracer une courbe ou une spirale. Chaque trajectoire porte une émotion unique, une tension singulière. En écriture, l’arc peut être une ligne tendue, une boucle, une suite de ressacs, mais jamais une formule reproductible à l’infini. Contrairement à certains films hollywoodiens, où l’arc narratif semble réduit à un produit industriel, l’écriture invite à une exploration infinie des formes. 4. L’avenir des arcs narratifs Dans une ère de lectures fragmentées, l’arc narratif classique est-il obsolète ? Ali Smith, dans Autumn, adopte une structure éclatée qui reflète notre rapport au temps et aux médias. Les récits interactifs, comme les jeux vidéo, offrent des arcs multiples et adaptables. Ces nouveaux formats poussent les limites de ce que peut être un arc.Par exemple l'inflation actuelle qui excite encore plus le nombre d'injonctions, de suggestions d'achats, créant un sentiment artificiel d'ugence au fur et à mesure qu'on semble se rapprocher de La catastrophe ( du climax ?) Cependant, l’arc narratif n’est pas mort : il évolue. Peut-être qu’au lieu de résolutions de dénouements plus ou moins convenus , nous recherchons aujourd’hui des questions ouvertes, des formes qui épousent le chaos plutôt que de le dompter. L’important n’est pas tant l’ordre que l’écho que chaque élément laisse en nous. Conclusion : L’arc de la vie Comme la feuille qui tombe, nos vies suivent des arcs étranges, fragmentés, parfois sans fin visible. Mais c’est précisément cette incertitude qui fait leur beauté. En écriture, jouer avec les arcs narratifs, c’est jouer avec l’essence même de ce qui nous rend humains : un désir infini de comprendre où nous allons, même quand la destination nous échappe. Un arc n’est pas qu’une forme, c’est une quête, un appel à créer du sens dans un monde qui souvent n’en a pas. En l’explorant, nous découvrons non seulement des histoires mais aussi des fragments de nous-mêmes. L’arc narratif, bien plus qu’un outil, est une manière de voir le monde et de l’habiter pleinement.|couper{180}

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Carnets | décembre 2024

09 décembre 2024

« Il ne faut pas avoir honte de se souvenir qu'on a été un « crevard », un squelette, qu'on a couru dans tous les sens et qu'on a fouillé dans les fosses à ordures [...]. Les prisonniers étaient des ennemis imaginaires et inventés avec lesquels le gouvernement réglait ses comptes comme avec de véritables ennemis qu'il fusillait, tuait et faisait mourir de faim. La faux mortelle de Staline fauchait tout le monde sans distinction, en nivelant selon des répartitions, des listes et un plan à réaliser. Il y avait le même pourcentage de vauriens et de lâches parmi les hommes qui ont péri au camp qu'au sein des gens en liberté. Tous étaient des gens pris au hasard parmi les indifférents, les lâches, les bourgeois et même les bourreaux. Et ils sont devenus des victimes par hasard. » — Varlam Chalamov, Récits de la Kolyma, 1978 Il écrit aussi comme la prison l'a aidé pour écrire. Ou peut-être ce que l'on attend comme prétexte pour écrire. Il est tout à fait possible également— toute proportion gardée — que je comprenne désormais bien mieux la notion de prétexte pour faire ceci ou cela. Ou plutôt ne pas le faire. La jeunesse a besoin de prétexte, comme la violence. Mais le prétexte n'a jamais été vraiment une raison, même pas une excuse. Repense encore une fois à tout ça, en écoutant cette émission sur Chamalov ( France Culture) sur la route de Saint-Donat à ces années passées d'une chambre d'hôtel à une autre, à l'indigence volontaire dans laquelle je me suis obligé de vivre sous prétexte que l'art, la peinture, l'écriture exigeait que l'on assassine ce qui nous est le plus cher pour récupérer des boyaux, fabriquer des cordes de violon. D'où l'expression joue moi un p'tit air de violon, aller. Une prétention à l'exacte mesure du total manque de confiance en soi. Qu'aurais-je supporté encore pour avoir ne serait-ce que le droit d'écrire une seule ligne sans m'en rendre malade, je n'en ai jamais eu le droit alors je l'ai pris voilà tout. Avec l'effroyable suite de conséquences que l'acte d'écrire provoque. Ecrire c'est provoquer, je suis toujours parti de ce principe, rien ne dit qu'il soit bon ou nécessaire voire utile. C'est comme pisser dans un violon parfois aussi. Il fait si froid. Nous avons mis en route les chauffages mais la surface est si grande et ce ne sont que des grille-pains. Le Palais Delphinal n'a rien à voir avec Sevvostlag un des plus grands réseaux de camps de la région de la Kolyma, où Chalamov a été transféré en 1937. J'ai récupéré "récits de la Kolyma" que je parcours durant cette journée de permanence, j'ai même eu le temps de réorganiser un peu mes notes pour rédiger un billet dans la rubrique "lectures". Autre idée qui me vient : écrire un article plus spécifique sur la poétique du froid chez Chalamov. À la Kolyma, le froid est omniprésent, inévitable. Il n’est pas un simple élément du décor, mais un véritable protagoniste qui détermine les actes et les pensées des prisonniers. Dans un passage saisissant, Chalamov écrit : « Le froid était une force universelle, indifférente à la volonté humaine. Il tuait, il brisait, il gouvernait. » Ce froid n’a pas de visage, mais il est doté d’une volonté propre. Il réduit l’homme à un état de survie, rappelant que la nature, dans sa neutralité absolue, est souvent plus implacable que la cruauté humaine. Pour les prisonniers, le froid est le premier et le dernier ennemi, celui contre lequel aucune lutte n’est vraiment possible. Le froid, chez Chalamov, n’est pas seulement une température, mais une métaphore du dépouillement. Tout se réduit à l’essentiel : l’homme perd ses illusions, ses ambitions, ses croyances. Le froid efface les détails superflus pour ne laisser qu’une réalité brute. Dans ce cadre, les mots de Chalamov sont eux-mêmes taillés dans une langue glaciale et précise. Pas de place pour les fioritures ou les ornements. Il écrit : « Le froid nous apprenait l’économie de tout—des gestes, des mots, des pensées. Une sorte de silence gagnait même nos esprits. » Dans cette poétique du froid, l’écriture elle-même reflète cette économie. Chaque phrase semble gelée dans sa perfection austère, comme si la survie de l’idée dépendait de la précision du mot choisi. Dans cet environnement polaire, l’homme devient pierre. Chalamov décrit cette lente transformation, où le corps se durcit, où les émotions s’éteignent. Le froid agit comme une machine à effacer, réduisant l’être à un simple organisme luttant contre l’entropie. Dans l’un de ses passages les plus frappants, il écrit : « La neige recouvrait tout. Les corps, les chemins, les souvenirs. Nous devenions nous-mêmes de la neige, quelque chose qui pouvait disparaître sans laisser de trace. » Cet effacement n’est pas seulement physique. La personnalité, les liens sociaux, même le langage se dissolvent sous la pression du froid. L’homme, dans la poétique de Chalamov, devient un fragment anonyme du paysage. Mais Chalamov ne se contente pas de décrire le froid comme une force oppressive. Il le transforme en une épreuve métaphysique, un test ultime pour l’esprit et le corps. Face au froid, les prisonniers sont confrontés à des questions fondamentales : qu’est-ce que vivre ? Qu’est-ce que l’humain ? Dans un passage clé, il observe : « Nous n’étions pas des héros. Le froid décide pour nous. Il montre que l’esprit n’est pas plus fort que le corps. Que ce sont toujours les instincts qui gagnent. » Ce constat pourrait sembler nihiliste, mais il contient une forme d’éloge paradoxal de la condition humaine. Même réduit à l’essentiel, même confronté à sa propre annihilation, l’homme endure. Cette résilience passive devient une forme d’éthique, un humanisme minimaliste ancré dans la survie elle-même. Une esthétique du vide Le paysage polaire de la Kolyma n’est jamais décrit comme spectaculaire ou sublime. Chalamov rejette tout exotisme. Pourtant, dans cette austérité, une beauté paradoxale émerge. Le vide, la blancheur, le silence deviennent des éléments esthétiques à part entière. Il écrit : « Dans ce monde où il n’y avait rien, nous découvrions que ce rien avait un poids. Le vide nous entourait, mais il était vivant, il était palpable. » Cette esthétique du vide reflète l’état d’âme des prisonniers, pris entre la mort et la survie, entre l’épuisement et une sorte de transcendance inconsciente. En milieu d'après-midi le visage jaune part pour Romans, c'est la soeur de O. qui l'achète, l'opération a duré même pas cinq minutes. Encore une fois ne jamais se faire d'idée sur les lieux, le public qui visite les expositions, sur l'issue bonne ou mauvaise de celles-ci. Aperçu une nouvelle proposition d'écriture passer mais j'étais si profondément installé dans le bouquin de Chalamov et la rédaction de mes notes que je ne l'ai pas encore regardée en détail. Si encore nuit d'insomnie la quatrième à la suite cette semaine , j'aurai le temps certainement.|couper{180}

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Lectures

Récits de la Kolyma

La Kolyma. Qu’est-ce que c’est ? Une presqu’île quelque part en Sibérie, disent les cartes. Mais ce n’est pas tout à fait ça. Ceux qui y vivent l’appellent une île. Les prisonniers disent que c’est une planète à part. Douze mois d’hiver et l’été n’existe pas. Un lieu qu’on ne trouve pas sur les cartes, où aller plus loin signifie qu’il n’y a plus de chemin. Tout bouge là-bas. Les routes, les convois, les hommes. Les corps passent, se croisent, disparaissent. Aucun plan, aucun tracé ne capture cette errance. La Kolyma, c’est comme une main qui écrit, mais l’encre s’efface avant qu’on puisse la lire. Dire ce qu’on a vu. Les mots qu’on utilise pour raconter, ils sont simples. Trop simples. Pourtant, on n’a rien d’autre. Pas de figures, pas de grands discours. Quand tout est réduit à l’essentiel, il ne reste qu’une langue étrange. Froid. Soupe. Mort. Ces mots-là racontent tout et ne racontent rien. Chalamov fait de son mieux. Il écrit avec ce qu’il a. Des fragments, des éclats. Parfois, ce qu’il raconte semble vrai. Parfois, ça ne l’est pas. Mais l’important, ce n’est pas que ce soit vrai. L’important, c’est que ce soit dit. Un monde figé. À la Kolyma, tout devient dur. Les corps, les mots, les pensées. L’homme se transforme en pierre. Une pierre qui respire encore, mais pas pour longtemps. Les personnages de ces récits ne sont pas vraiment des personnages. Ils n’ont pas d’histoires, pas de destins. Ils sont juste là. Ils marchent, ils creusent, ils survivent. Ils sont vivants parce que, par miracle, ils ne sont pas encore morts. Des cercles dans la neige. Les Récits de la Kolyma ne suivent pas un chemin droit. C’est une spirale. On revient sur les mêmes épisodes, mais chaque fois d’un angle différent. On a l’impression que Chalamov essaie de se souvenir, mais que les souvenirs glissent entre ses doigts. Ce n’est pas grave. On comprend quand même. Ces fragments, ils sont comme des miettes de pain laissées sur la neige. Ils montrent un chemin, mais pas celui qu’on croit. Ce n’est pas un guide, c’est une expérience. On ne lit pas ces textes pour savoir. On les lit pour ressentir. Tout finit par se briser. Les hommes, à la Kolyma, se désintègrent. Leur âme, leur corps, tout part en morceaux. Ce qu’ils étaient avant, c’est effacé. Ce qu’ils deviendront, personne ne le sait. Peut-être qu’ils ne deviendront rien. Peut-être qu’ils resteront là, coincés entre deux états. {« Un homme n’a pas besoin de grand-chose pour rester en vie. Une tranche de pain gelée, une gorgée d’eau trouble, et l’illusion qu’il y aura un lendemain. »} Chalamov écrit avec une plume rude. Pas de romantisme, pas de fioritures. C’est direct. Presque brutal. Mais au fond, c’est une écriture pleine d’humanité. Parce que même au milieu de ce froid infini, il y a une chaleur qui persiste. Faible, mais tenace. Un humanisme brisé. Chalamov dit que l’esprit n’est pas plus fort que le corps. Qu’à la fin, le corps gagne toujours. Et que juste avant de mourir, la seule chose qu’on ressent, c’est de la rage. Pas de paix. Pas d’acceptation. « À la Kolyma, les hommes ne mouraient pas comme des hommes, ils s’éteignaient comme des bougies, sans bruit, sans lumière, sans trace. » Est-ce qu’il croit en quelque chose de plus grand ? Peut-être. Mais ça ne ressemble pas à l’humanisme classique, celui qui glorifie la force de l’esprit. Non, Chalamov voit l’homme pour ce qu’il est : un être qui endure. Rien de plus, mais rien de moins. Les Récits ne sont pas là pour inspirer. Ils ne sont pas là pour consoler. Ils sont là pour dire : voilà ce qui s’est passé. Et voilà ce que les hommes peuvent supporter. Ce n’est pas beau, mais c’est réel. Et à leur manière, ces fragments glacés portent une étincelle de vie. Une vie rude, mais tenace. « Si nous n’écrivons pas ce qui s’est passé, alors rien de tout cela n’aura existé. Le silence est une forme de mort. Et nous avons assez vu la mort. »|couper{180}

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Carnets | juin 2022

14 juin 2022

La voiture Google passe au sud du mémorial Raymond Carver, on ne peut s’y rendre à pied via le petit bonhomme, et il n’est proposé qu’une vue aérienne puis dans un encart, en haut à droite de l’écran , deux photographies, l’une prise en avril 2021 par Neil w et la seconde par MeA en juin 2022. Un peu plus loin on peut repérer la présence de deux grands bâtiments au toits gris, l’un à dominante mauve l’autre vert tirant vers le kaki qui forment, d’après l’indication la bibliothèque municipale de Clatskanie, ville de naissance de l’auteur. On dirait un parc enclavé dans l’un des coudes de la rivière qui a donné son nom à la petite ville. On peut la regarder cette rivière dont l’eau semble presque noire par endroit, serpenter ici dans cette partie de l’´Oregon, anciennement territoire des Yakumas, peuple amérindien dont il ne reste que de vagues allusions sur le site de Wikipédia et une réserve un peu plus loin, au nord de la petite ville de Yakumis, on peut la regarder et dézoomer aussi pour la regarder encore un peu plus, la voici là- bas enfin, elle rejoint le fleuve Columbia Si on revient aux photographies prises par ces deux inconnus, on peut constater la présence d’un bosquet d’arbres près du mémorial, ce sont des prunus. Sur la dernière photographie, celle de juin, ils sont en fleurs. On peut aussi lire sur la plaque du monument une phrase appartenant à l’un des recueils de nouvelles de Carver, quelque chose de férocement ou de désespérément poli, du style : Pourrais tu te calmer s’il te plait. Près de cette phrase gravée dans le marbre, le portrait de l’auteur, ce n’est pas une photographie, ça semble fait à la main, dessiné visiblement. L’artiste lui a flanqué des cheveux crépus de couleur grise ou blanchâtre ce qui lui confère en même temps tête de nègre et négritude. Sur la légende de Google Earth ce lieu semble être la seule l’attraction touristique de la petite ville de Clatskanie, Orégon, Etats-Unis. A droite les bâtiments de la Carver middle School,quelque part dans le Missisipi, à gauche au delà d’un terrain boisé des bungalows blancs, au milieu une route qui s’élève, le tout strié par les lignes électriques, le dynamisme de leurs obliques apaise l’ennui, l’immobilité procuré par les verticales. Il faut beau, peut-être froid, le soleil est sur la gauche, à l’est. Les arbres correspondent à leurs ombres, sans doute un milieu d’après midi. A part cette voiture au loin on ne voit personne. Un bouquet de lilas au premier plan sur le sol aux dalles disjointes et un homme qui se tient derrière les mains dans les poches près d’un parcmètre. Derrière lui objet en bois, une sorte de petite palette et un baluchon à carreaux blancs et bleus, et derrière encore la vitrine, des livres sur des rayonnages qui se confondent avec les reflets des immeubles la place Clichy. Sur la façade encore à la gauche de l’homme, des carreaux de couleur beige, sorte de faux marbre, deux petites photographies sont collés là en diagonale. Encore plus loin une femme adossée à une paroi de verre, près de l’entrée, robe orange qui s’arrête à mi cuisses, elle semble photographier quelque chose ou bien se remaquiller. Une autre tourne au coin de la rue manteau rouge sombre foulard bleu, tandis qu’une passante surgit ou disparait de l’image, en jean et baskettes consultant son portable. Etrange que Google Earth me propose la librairie de Paris, Place Clichy, comme résultat de recherche sur Raymond Carver ? Peut-être pas vraiment en fin de compte. L'intelligence artificielle en connait désormais un sacré rayon sur chacun de nous, elle se gave de nos souvenirs les plus intimes. Ce lieu m'est familier, j'y ai vécu dans une chambre d'hôtel proche pendant presque une année. J'allais diner au self pas loin, de temps en temps j'y retrouvais une nonne qui venait spécialement là par gourmandise, elle adorait les têtes de nègre. On parlait de l'amour, c'est quoi l'amour pour vous ? m'avait-t 'elle demandé.— L'amour c'est tous les jours ! j'avais répondu du tac au tac, ce qui nous avait bien fait rire. Parlez moi d'amour, ce bouquin de Carver je l'ai acheté dans cette librairie, probablement aussi les vitamines du bonheur, et jours tranquilles à Clichy de Miller pendant que j'y étais|couper{180}

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Carnets | décembre 2023

5 décembre 2023

Depuis hier me trotte en tête cette phrase entendue au détour d’une discussion : “il faut écrire en dessous de soi”. J’ai aussitôt effacé le “il faut” et déplacé le verbe : peindre en dessous de soi. Non pas au-dessus, non pas à hauteur d’une idée de soi, mais un peu plus bas, à un niveau où l’on cesse de commenter ce qu’on fait. À partir de là revient l’autre injonction, plus sourde : se taire. Se taire en haut comme en bas, laisser tomber le brouhaha, la voix intérieure qui explique tout. Hier encore, je me suis surpris en train de vouloir être conscient jusque dans mon sommeil. Vieille habitude : au bord du cauchemar, me répéter que je peux me réveiller quand je veux, que je tiens la sortie. Je l’ai tellement pratiquée qu’elle est devenue réflexe. Et puis, un jour, plus rien ne répond : je me dis que je peux me réveiller et je reste coincé dans le rêve, pris dans une matière lourde qui ne cède pas. C’est là que la question grince : à quoi bon vouloir tout le temps être conscient ? On se raconte que lâcher ça nous livrerait à la démence, mais n’y a-t-il pas déjà une forme de folie à vouloir tout retenir, à refuser que quoi que ce soit nous échappe, comme ces malades qui se souviennent de tout et ne peuvent plus vivre avec cette surcharge. Hier après-midi, en peignant, la radio parlait du roman arthurien. Origines vers 500 après J.-C., fragments de récits en latin, en gallois, en breton, puis les reprises, les traductions, les transports d’un pays à l’autre. À un moment, l’invitée dit qu’Arthur, au départ, n’est pas tant un prénom qu’une fonction : un chef dont on a besoin quand les habitants, pris entre Romains, Saxons et autres envahisseurs, se réfugient dans les terres les plus ingrates. J’écoute ça en posant des ocres sur la toile, en cerclant des masses avec du bleu nuit, de l’outremer. Le nom Arthur circule, change de langue, s’épaissit de légende ; sur la toile, il ne reste qu’un amas de formes serrées, encerclées par le bleu. Je pense que j’ai longtemps vécu avec un Arthur intérieur, un chef chargé de rester conscient coûte que coûte, de tenir le front, de ne jamais laisser le tableau ou le texte se faire sans son contrôle. Peindre en dessous de soi, ce serait peut-être déposer ce chef-là, le laisser sortir du cadre. Laisser l’amas ocre se faire encercler sans chercher immédiatement à en donner le sens, accepter que quelque chose travaille pendant que je me tais un peu, que je ne tiens plus tout sous la lumière crue de la conscience.|couper{180}

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Carnets | juin 2023

Danger et merveille

Le danger et la merveille de lire est que nous sommes tentés de devenir les héros plus ou moins heureux de ces histoires qu’un inconnu nous raconte. A la surface du miroir que fait surgir toute lecture tant de reflets de nous-mêmes naissent et meurent de livre en livre. Danger de rester le front collé à la surface de ce miroir, merveille d’obtenir le laisser-passer pour le traverser. Lire est comme vivre d’après l’expérience vécue des deux. Au tout début une naïveté, une inconscience quasi totale, puis un éclair bref qui jaillit presque toujours sur le tard et qui éclaire nos propres ombres recroquevillées dans l’obscurité. Alors on voudrait rattraper un temps qu’on estime perdu, le temps de vivre ou le temps de lire, et on se rend compte qu’il est trop tard. Cette prise de conscience bien que tragique en apparence ne l’est que si l’on croit à de vieilles superstitions, que si la vieillesse est le reflet entraperçu sur le visage de nos aïeux, de nos parents et grands parents, une image de la vieillesse telle un vieux cliché en noir et blanc. Mais la vieillesse comme la jeunesse ne sont que différents états de la même chose, c’est à dire de l’être nécessaires l’un comme l’autre à sa complétude. Et je crois aussi qu’on peut réinventer ce que nous plaçons dans ces mots, que chacun d’entre nous est bien libre de le faire. Par exemple qu’un jeune est souvent vieux avant de l’être et qu’un vieux peut avoir un regard pur de nouveau né parfois. Il suffit seulement d’ouvrir les yeux et de voir au delà de ce que nous pensons voir comme on nous aura appris à penser voir et non à voir. De tous les livres que j’ai lus, il m’est si difficile d’en isoler un seul puis de dire je vais seulement parler de celui-là. C’est comme demander à un père de choisir un seul de ses enfants, c’est le sacrifice demandé à Abraham, et auquel seuls les plus vaillants ou les plus fous, les plus pieux obtempérerons. C’est demander un amour surhumain envers une chose surhumaine qui flatte à mon goût bien trop le risque de l’orgueil. Avec le temps je me suis mis à aimer tous les tableaux, tous les livres, comme tous les êtres qui surgissent sur ma route. Ça ne veut pas dire qu’à chaque fois je tombe dans l’effusion, la sensiblerie, non sûrement pas. Je sais seulement ce qu’il en coûte d’écrire comme de vivre, du moins je suis parvenu à l’âge où les idées ne changent plus guère ou changent moins vite sur les choses. Les idées qui valent la peine d’être nommées ainsi surtout. Les héros comme les anti héros ne sont plus aujourd’hui matière à admiration comme autrefois. Je ne le regrette pas plus que ça ne m’enchante. C’est un fait. Seulement un fait. Derrière chaque protagoniste il n’y a jamais un homme seul, mais toute une époque avec ses façons de penser voir, sa permissivité et sa censure, une société. C’est ce que l’on ignore quand on commence dans la vie dans le costume de singleton facile à endosser au début, lourd à conserver au fur et à mesure que l’on progresse que ce n’est qu’un costume. Que la comédie humaine se joue sur le théâtre sociétal et que ses coulisses sont bourrés d’accessoires, à priori divers et variés en apparence, mais qu’au bout du compte tout pourrait se résumer à bien peu. Tout pourrait se résumer en un seul mot : “l’amour” et son grand mystère. Dont j’ai espoir qu’à la fin, nu totalement, chacun puisse se réjouir d’aborder ses rivages puis partager la nouvelle sans la moindre ambiguïté.|couper{180}

oeuvres littéraires

Carnets | avril 2023

2 avril 2023

Naviguant « aux confins de la mer glaciale », Pantagruel et ses compagnons découvrent comment « gelèrent en l’air les paroles et cris des hommes et femmes ». Illustré par le dessinateur italien Dino Battaglia, l’épisode des paroles gelées est l’un des passages les plus célèbres du Quart Livre de Rabelais (1552). J’adore cette idée, cette image. Elle procure un espoir, elle est éminemment bienveillante. Par mégarde, on aurait laissé le froid envahir la parole, et soudain, on se retrouverait face à des fragments gelés qu’il s’agirait de réanimer, de réchauffer — en les prenant doucement dans la main. Avec le souffle, on peut faire deux choses : produire du froid ou du chaud. Il suffit de moduler la bouche. Souffler le froid ou le chaud. Il faut un certain recul pour avoir découvert cela. S’être ôté du chemin pour voir. Comme lorsqu’on lit à haute voix un vieux texte, pour le ramener à la chaleur du soleil, l’extirper du froid de l’oubli, le rendre à la vie. J’essaie d’imaginer l’intimité que les érudits de la Renaissance entretenaient avec les auteurs anciens — en latin, en grec. Cette connaissance profonde des mots, leur origine, leur pourquoi, via des langues à leur époque pas tout à fait mortes, puisqu’ils les lisaient couramment, et sans doute les parlaient à voix haute. J’ai reçu peu d’enseignement en latin, encore moins en grec. Tout ce que j’en sais vient de ma propre curiosité, de ce désir d’acquérir science et savoir — assez vif encore naguère. Jusqu’à ce que je m’interroge sur cette volonté même, ce besoin de tout comprendre, et que j’en sois dégoûté. Mais après ce mauvais cap, une fois les choses en suspension retombées à terre, la clarté revient. Ce qu’on fait, on le fait pour soi. Surtout. Relire Rabelais participe exactement de ce bon plaisir. Inutile de trop s’étendre là-dessus, au risque de s’égarer encore, en voulant tirer parti de cette connaissance autrement que par le simple fait de la partager. Gentiment, et à voix mesurée. Car autant la parole peut geler, autant elle peut se consumer. Finir cendre. On en revient à l’idée antique de tempérance, que l’on retrouve aussi chez les bouddhistes : la fameuse voie du milieu. On peut l’admirer ou la rejeter, selon les âges, les époques, les humeurs. Tant d’interprétations sont possibles — et beaucoup de fallacieuses. Mais au fond, il ne s’agit que de se tenir au milieu de quelque chose. Non par désir, ni par peur. Par nécessité, simplement. Considérer que la parole peut geler ou se consumer en vain nous pousse à l’utiliser autrement. Non comme un pingre, ni comme un prodigue, mais en pesant ses mots. Et ce n’est pas qu’affaire de plume ou de clavier, mais surtout d’être. Est-ce un fantasme de croire que la qualité de l’instrument est liée au son qu’il émet ? Aujourd’hui, on triche tant qu’on en vient à douter. Mais regretter de ne pas être un Stradivarius, s’en désespérer, est tout aussi suspect. Et surtout, immature. On sait que les Stradivarius existent. Si on ne le savait pas, on serait sans doute moins encombré. Mais on peut aussi l’avoir su... et l’oublier.|couper{180}

idées oeuvres littéraires

Carnets | janvier 2023

16 janvier 2023-4

Je lis Kafka. Depuis que j'ai dû me procurer à nouveau le Journal sur Recyclivre, je ne le lâche plus. Si j'osais, je dirais très facilement, sur le ton d'une conversation normale, que je suis Kafka. Si cela n'était pas totalement ridicule. C'est parce que chaque phrase que je lis, j'ai cette impression étrange de l'avoir écrite moi-même. Et si on me parle de Kafka, j'ai aussi, bien sûr, la même impression qu'on est en train de parler de moi. Cela me fait penser soudain à ce mot tristement à la mode : intégrisme. Quelle chance d'avoir de si bons réflexes ! C'est-à-dire que l'on peut lire un livre, religieux ou pas d'ailleurs, et y déposer tellement de désirs troubles, toute une intimité, que l'on finit soi-même par devenir ce livre, jusqu'à vouloir même s'approprier l'auteur qui l'a écrit. Encore que, lorsqu'il s'agit de Kafka, possible de prendre ça avec humour. Mais que penser des intégristes de la Bible, du Coran, du Petit Livre rouge, et de Freud ? C'est sans doute que la fonction d'un tel engouement est de remplir un vide, puis de se l'expliquer ensuite, très sommairement d'ailleurs. Mais suffisante pour générer le mouvement perpétuel d'une boucle. Généralement une explication qui n'explique rien du tout, de préférence.|couper{180}

Auteurs littéraires oeuvres littéraires

fictions

Double voyage 02-Profil du voyageur

La nuit d’avant, tu n’avais que peu dormi, tiraillé entre la peur et le désir d’effectuer ce voyage. Et l’idée d’y renoncer revint plusieurs fois. Tu pesais le pour et le contrepour essayer de te rassurer ou de t’effrayer encore plus. Au final le nombre des actes posés en faveur de ce départ l’emportait sur toutes les pensées qui t’assaillaient. Tu avais cette impression persistante d’être double, et de ne pas pouvoir parvenir à n’être qu’un. Peut-être que si tu t’étais penché un peu plus sur l’origine de cette séparation, de cette division, il ne t’aurait pas fallu beaucoup de temps pour en revenir à des raisons simples, fondamentales, une origine. Par exemple, du coté de ta mère, la légende faisait du voyage un mythe fondateur, et que de l’autre, du père, le terroir fondait aussi une grande part de qui tu étais. Possible que le mot voyage fait encore surgir plus de 30 années plus tard l’idée d’un abandon, d’une perte irrémédiable, d’une nécessité de se réinventer totalement, en même temps qu’elle s’y oppose en tant que loisir, ou banal bien de consommation. Et aussi, tu te rends compte aujourd’hui que tu écris ces lignes, que ton choix quoique tu aies pu penser, hésiter cette nuit là, la nuit d’avant le grand départ, était déjà fait depuis longtemps, depuis toujours. Ce grand-père estonien, qui avait déjà dû sacrifier beaucoup pour quitter l’Estonie, se rendre à Saint-Petersbourg pour étudier l’art, avant la révolution de 1917, puis décider de tout quitter encore pour s’exiler en France à Paris, ce fantôme qui te hante depuis toujours, fut le modèle que tu avais choisi sans même en prendre conscience. Cette dichotomie, la source de toutes tes hésitations et de tes choix irréfléchis en apparence, tu peux en remonter aujourd’hui la trace, poser le doigt sur cette plaie purulente qui jamais ne se sera totalement refermée ou cicatrisée. Cette blessure qui toute ta vie durant tu léchas mais aussi trituras quand l’oubli menaçait de ne plus la sentir présente, d’ en souffrir. Comme si il n’y avait jamais eut d’autre vecteur plus puissant que la tristesse, la douleur, cette nostalgie étrange d’un homme, d’un pays que tu ne connus jamais, pour fonder cette part de toi, une part cachée, la plupart du temps inavouable. Aujourd’hui tu cherches les raisons pour lesquelles tu n’as pas compris cette chose simple à l’époque. C’est encore la nuit, tu t’es réveillé en sueur et en pensant à ta mère alors que tu n’y penses plus que très sporadiquement dans tes journées. Peut-être à cause d’un rêve dont tu ne te souviens plus non plus en te réveillant. Mais dont l’oubli lui-même en dit énormément. Suffisamment en tous cas pour que soudain tu comprennes que si tu as toujours voulu t’éloigner de quelqu’un, de quelque chose, c’était toujours que dans l’espoir de parvenir enfin à mieux t’en rapprocher. Cette obligation de rejet de ta mère, afin de pouvoir survivre, cette nécessité pensais-tu, pour ne plus rester bloqué dans cette immense nostalgie qu’elle chérissait comme leg et n’eut de cesse de vouloir te léguer aussi, c’était l’unique aspect négatif et dont elle ne fut qu’une victime consentante elle aussi. Et elle aussi, tout comme toi, avait sans doute opté pour ce que tu considères toujours être comme une forme de facilité, voire de lâcheté qui consiste à déclarer à haute voix ne t’inquiète pas tout va bien alors qu’en fait non, rien n’alla jamais. Rien n’alla jamais car impossible de prendre cette distance avec sa propre histoire afin de mieux la voir, la comprendre, en faire autre chose que ce que nous en avions fait. Et quand l’aube arriva, la sensation que tu éprouvas était-elle enfin à la mesure de l’éloignement auquel tu aspirais depuis toujours pour les retrouver ces fantômes ? le malaise inouï se confondant avec un soulagement immense au moment même où tu te posas sur le siège du bus qui t’emporta, ton ignorance et ta jeunesse les étouffa.|couper{180}

carnet de voyage oeuvres littéraires

fictions

Double voyage 01-Profil du voyageur

Un jour, il avait dit : je vais partir en voyage. Pas dans l’intimité d’une confidence, non, il l’avait lancé au beau milieu de la place du village. Une phrase jetée comme une pierre dans l’eau stagnante. Une promesse faite aux autres, et surtout à lui-même. Une promesse qui, dès qu’elle franchit les lèvres, devient un piège. Parce qu’on ne revient pas en arrière après ça. Parce qu’il faut tenir. Parce que reculer, c’est s’avouer vaincu devant tout le monde. L’hiver était là, dur et glacial. Le départ ? Prévu pour le printemps. Mais pour l’heure, il n’était qu’un homme banal, trente ans à peine, perdu dans une vie qui se résumait à quelques lignes : célibataire, sans chat ni chien, sans voiture. Il marchait beaucoup, par nécessité souvent, mais aussi par goût. Marcher pour rêver. Marcher pour fuir. Et dans ces marches solitaires, il construisait son voyage comme on construit une maison en carton : fragile et bancale. Le voyage était un mirage autant qu’une peur sourde. Il n’avait jamais voyagé seul. Les souvenirs de colonies de vacances ou de visites familiales dans le centre de la France ne comptaient pas. Voyager seul, c’était affronter une solitude plus grande encore que celle qu’il connaissait déjà. Une solitude qui n’offrait ni confort ni sécurité. Alors il temporisait. L’argent devenait son alibi parfait : il n’y en a jamais assez. Il travaillait jour et nuit pour accumuler un pécule sans savoir combien il lui faudrait vraiment. Et puis les autres commençaient à poser des questions : Alors ce voyage, c’est pour quand ? Pris au piège de sa propre parole, il lâcha une date au hasard : le 1er mars. Une date qui lui donnait un répit tout en le condamnant à avancer. Mars arriva enfin. On le retrouva à Istanbul, dans une chambre d’hôtel du quartier des épices. Le matin filtrait par la fenêtre entrouverte ; les parfums inconnus s’insinuaient dans la pièce. Sur le lit, un appareil photo et des liasses de billets froissés. Devant le miroir du lavabo, il observait son reflet comme on observe celui d’un étranger. Tout semblait irréel : la ville qui s’éveillait au loin avec ses klaxons et ses bruits de rue ; lui-même, perdu dans un rêve dont il peinait à sortir. Il sortit marcher dans Istanbul, mais la déception s’installa rapidement. La liberté qu’il espérait se heurta à une solitude brutale et à l’ignorance : les enseignes illisibles, les noms inconnus comme celui de Soliman le Magnifique dont il ne savait rien. Dans un café où des hommes moustachus buvaient leurs petites tasses noires, il écrivit une carte postale pour Marie : Bien arrivé à Istanbul. Il fait beau temps. Ces mots lui semblèrent dérisoires ; pourtant il posta la carte. Le voyage continua vers Téhéran avec un groupe d’inconnus rencontrés sur la route. La frontière turque fut marquée par un épisode étrange avec un douanier moustachu qui l’isola dans un bureau sombre avant de finalement le libérer sous la pression des jeunes gens impatients d’en finir avec les formalités. Ce souvenir devint une anecdote qu’il raconterait parfois, modifiée ou embellie selon son humeur. Mais avec le temps, même cette histoire perdit son éclat. Comme tous ces voyages de jeunesse où se mêlaient encore désir et peur. Aujourd’hui, le voyageur est un vieil homme. Il ouvre un carnet à spirales où quelques phrases maladroites sont griffonnées — des brouillons écrits pour Marie autrefois. Mais Marie est devenue semblable aux souvenirs de ses voyages : floue et insaisissable comme un rêve dont on ne retient que des fragments avant qu’il ne s’efface complètement.|couper{180}

carnet de voyage oeuvres littéraires rêves

Carnets | janvier 2023

14 janvier 2023-2

On commence par là, ce qui bute. Toujours. Ce qui empêche. Le doute, comme une pierre dans la chaussure, sur cette voix qu’on a quand on parle et celle qu’on a quand on écrit. Deux voix, deux corps, deux rythmes. Et la question qui revient, lancinante : laquelle est la vraie ? Est-ce qu’on s’entend parler comme les autres nous écoutent ? Est-ce qu’on se lit soi-même comme les autres nous lisent ? Ou bien tout ça n’est qu’un jeu d’échos mal accordés ? Quand tu parles, tu n’es jamais seul. Toujours un autre en face, ou à côté, ou même au-dessus. Alors tu ajustes, tu tailles dans le vif de ta langue, tu fais simple pour que ça passe. Une langue de surface, fonctionnelle, avec ses silences entre les phrases courtes. Et ces mots qu’on répète sans même y penser : bonjour, bonsoir, bonne journée. Une hypnose sociale où chacun joue son rôle. Mais toi, dans ce jeu-là, tu t’effaces un peu plus à chaque fois. Et puis il y a l’écriture. Là où personne ne te regarde en direct. Là où tu ne sais rien du lecteur, et où pourtant tu ne perds pas de temps à l’imaginer. L’écriture n’a pas besoin de plaire ni de convaincre ; elle creuse son propre sillon. Elle dilate le temps ou le contracte selon son bon vouloir. Elle agrandit un instant jusqu’à l’infini ou condense des années en quelques lignes. C’est un espace à part, où le lieu et le moment deviennent malléables. Mais il faut remonter loin pour comprendre pourquoi cette fracture existe entre l’oral et l’écrit. L’enfance, toujours elle. Ce moment où tu as tenté d’utiliser ta propre voix et où personne ne t’a écouté. Ou pire : on s’en est moqué. Alors tu as appris à parler comme tout le monde, dans une langue réduite au strict nécessaire. Une langue qui protège mais qui ne dit rien des mystères auxquels tu te heurtais déjà. Et pourtant, avec le temps, une autre exigence est née : celle de la justesse. Dire ce qui est vrai, même si ça brusque. Ne plus tolérer la fausseté dans les échanges. Parfois au point de couper court, brutalement. Mais quelle énergie perdue à entrer dans ces jeux sociaux pour les refléter comme un miroir ! À quoi bon ? Alors écrire devient une manière de reprendre pied. Pas une solution simple ou définitive — non, écrire pose d’autres problèmes — mais une tentative d’intégrité face aux compromis imposés par la parole. Écrire pour chercher cette voix unique qui vacille entre deux mondes. Et peut-être que c’est ça finalement : accepter que cette tension entre l’oral et l’écrit ne disparaisse jamais vraiment. Parce que c’est là que tout se joue : dans ce frottement entre ce qu’on montre et ce qu’on est vraiment.|couper{180}

oeuvres littéraires Théorie et critique littéraire