oeuvres littéraires
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Carnets | février 2025
6 février 2025
© Florie Cotenceau Le mot articule, quand il s'agit d'un impératif, me fait encore pouffer sitôt que je l'entends. Puis le mot abattis s'amène avec sa tête de comptable. Et derrière lui, toute une armée d'abrutis. Numérote tes abattis, disent-ils tous en chœur. Je ne me souviens pas avoir regardé ces mots dans un dictionnaire. Leur rencontre frontale m'a enseigné un sens figuré et personnel. Voilà comment je me figure (si tu te figures qu'ça va qu'ça) le borborygme incessant du monde qui m'environne et cherche par tous moyens possibles, imaginables, à me phagocyter. Mais revenons à articule, je voulais dire quelque chose et ça m'a tellement vite échappé. Réticules serait un sac à main rempli de bruits de clefs, de cartilages en décomposition, d'osselets blancs. Quant à pédoncule, il n'indique qu' un filet baveux laissé par les limaces traversant les champs de batavia. Je dis tout ça de bonne heure pour ne pas l'oublier. Parce que j'ai lu encore qu'un homme de mon âge s'était présenté à l'hôpital pour des maux de tête et qu'on lui a diagnostiqué un océan d'eau dans le crâne. Je ne m'intéresse plus guère qu'aux événements arrivant aux femmes et aux hommes de mon âge. Il faut bien faire un choix. Parfois, je m'accorde un peu de distraction pour aller voir ce qui peut bien se passer chez les septuagénaires, voire quelques octogénaires, mais c'est tellement déprimant que je reviens vite au temps présent. À tout ce qui a l’heur d'être de mon âge. C'est de son âge, disait-on au café après avoir englouti la poire et le fromage. Sous-entendu, ça lui passera. L'âge et ses inconvénients, je suis bien désolé de le dire, ne passent jamais : ils filent, ils emportent tout sur leur passage. L'âge, le nôtre, indubitablement, nous conduit vers la pourriture, la décomposition à la fois psychologique et physique. Du coup, je me serais laissé emporter, je ne sais plus très bien où j'en suis. Un océan liquide dans le crâne, voilà. Savez-vous que ce ne serait pas pour me déplaire ? Et même, ça me botterait. Moi qui ai toujours eu des velléités de pêcheur au harpon ou de baleine blanche. Dans un crâne, certainement, les contradictions, les paradoxes s'abordent-ils copieusement, se sabrent. Hier, vers 17h30, j'ai soulevé un loup. J'étais en train de relire ce bon vieux Horla quand, tout à coup, j'ai repensé à ces impressions étranges que j'avais traversées adolescent en parvenant sur le seuil de La Ville sans nom. Comme il était l'heure du thé, j'ai laissé en plan, non sans faire un nœud à mon mouchoir afin d'y repenser vers 19h, heure à laquelle je suis suffisamment tranquille pour penser à des choses absconses, idiotes, affreusement inutiles. Figure-toi, me suis-je dit, que L. ait lu Le Horla, qu'il ne l'ait dit à personne et s'en soit inspiré. Et à partir de là, trois petits articles que l'on pourra trouver dans la rubrique lectures. Quand ils seront prêts évidemment, il faut encore les relire, sait-on jamais qu'on voie encore des pans entiers de mystère se lever, numéroter leurs abattis et, quelque part, au-dessus de cette masse grouillante et gluante, une espèce de bouffon en guenilles hurlant : — ARTICULE ! ARTICULE ! L’empereur impérial, impérativement. Le dibbouk a sorti un vieux mouchoir sale de la poche de sa redingote et l'a agité devant lui. --Adieu raison, vaches et cochons ! a t'il ajouté en se moquant bien sûr. De mon côté je me suis demandé si je n'allais pas me raser c'est jeudi, l'heure d'aller enseigner arrive à grand pas.|couper{180}
Carnets | février 2025
5 février 2025
Elle lui dit « Tu as le diable dans la peau. » Il la croit parce qu’elle le dit. Mais il comprend que c’est son propre cauchemar à elle qu’elle projette en lui. Le diable ne vient pas de lui, il circule entre les corps, de l’un à l’autre.|couper{180}
Lectures
Le vertige paisible de Laura Vazquez
Ce que doit ressentir une araignée qui fait bien son travail... La phrase me hante depuis que je l'ai entendue sur ce plateau de télévision. Laura Vazquez est là, presque transparente dans son pull gris, assise sur le fauteuil de La Grande Librairie, et sa voix douce laisse échapper ces mots qui, depuis, ne me quittent plus. L'araignée et son travail. La toile et le silence. L'effacement et la précision. Et je reste hypnotisé par les mouvements du livre qu'elle tient comme au bord de la mer les voiliers prennent peu à peu le vent du large, sous nos yeux elle disparaît et quelque chose d'incroyable appararaît. Je résiste. Je l'observe qui lit un extrait de son "Livre du large et du long". Ses mains tremblent légèrement, mais sa voix est ferme : "Je vous raconterai ce que j'ai vu et deviné du monde et des signaux qui nous entourent". Le plateau de télévision disparaît de plus belle. Ne reste que cette voix, ce fil tendu entre elle et nous, cette présence paradoxale qui s'efface pour mieux laisser surgir les mots. L'enfant de Perpignan Comment dire Laura Vazquez ? Par où commencer ? Peut-être par cette grand-mère analphabète qui l'a élevée, cette femme qui ne savait ni lire ni écrire mais qui lui a transmis quelque chose de plus précieux encore : une façon d'être au monde, une attention aux signes, aux présages, aux "signaux qui nous entourent". Je pense à cette phrase du livre : "Ma tête était super pauvre. Je voulais mesurer l'esprit de la personne humaine". N'est-ce pas déjà, dans ces mots si simples, toute la trajectoire d'une vie ? L'exil espagnol Six années en Espagne, entre Barcelone et Séville. Six années à chanter avant d'écrire. Je l'imagine dans ces rues anciennes, absorbant les rythmes, les sons, les silences. Préparant sans le savoir ce qui allait venir. "J'avance comme un rubis", écrit-elle. Et c'est exactement ça : une progression lente, précieuse, qui transforme la matière brute de l'existence en quelque chose qui scintille. Marseille, le port d'attache Et puis Marseille. La ville comme un nouveau départ, comme un laboratoire à ciel ouvert. La création de la revue Muscle avec Arno Calleja. Les premiers textes publiés. Cette façon unique de faire trembler le réel par petites touches, de créer des secousses dans la langue elle-même. "Je serai obscure pour que vous ne me compreniez pas / Je serai obscure pour que vous compreniez" Ces vers résument peut-être toute sa démarche : non pas chercher l'hermétisme pour lui-même, mais accepter l'opacité du monde, sa résistance, et en faire une force. Le tissage patient "Quand j'écris, ce n'est pas la personne limitée habituelle, avec mes goûts, mes envies, mes répulsions. Je tente de me débarrasser de toute forme de volonté." Voilà l'araignée à l'œuvre. Voilà le secret de cette écriture qui ne cesse de me bouleverser. Laura Vazquez disparaît pour laisser place à quelque chose de plus grand qu'elle. Son dernier livre en est la preuve éclatante. Cinq chants qui explorent le corps, l'esprit, le monde, dans un mouvement continu qui nous emporte. "Tout dit son propre nom", écrit-elle. Et sous sa plume, effectivement, chaque chose retrouve sa vérité première. Un insecte n'est plus seulement un insecte, une goutte d'eau contient tout l'océan, une miette de pain devient un monde en soi. La reconnaissance, enfin Le Prix Goncourt de la poésie 2023 est venu couronner ce travail obstiné, patient, nécessaire. Mais ce qui me frappe, c'est que cette reconnaissance ne change rien à sa posture. Elle reste cette présence effacée, cette voix qui murmure plutôt qu'elle ne crie, cette araignée qui fait bien son travail. Dans "Le livre du large et du long", elle écrit : "Je vous raconterai ce que j'ai vu". Et c'est exactement ce qu'elle fait, avec une précision clinique et une tendresse infinie. Elle nous fait redécouvrir le monde, nous fait sentir le vertige d'être vivant, nous rappelle que la poésie n'est pas un exercice de style mais une façon d'habiter le réel. Je repense à cette jeune femme sur le plateau de télévision, à sa façon de disparaître presque physiquement pendant qu'elle lisait. Je repense à l'araignée et son travail. Et je me dis que nous avons la chance immense d'avoir parmi nous une écrivaine qui comprend que la plus grande force réside parfois dans l'effacement, que la plus grande présence peut naître de l'absence. Laura Vazquez tisse ses textes comme l'araignée sa toile, avec cette même précision mathématique, cette même nécessité vitale. Et nous, lecteurs, nous nous prenons dans ces fils invisibles qui nous transforment, presque à notre insu. C'est rare, c'est précieux, c'est nécessaire. C'est devenu plus clair désormais c'est ce que doit ressentir une araignée qui fait bien son travail, rien de plus, rien de moins. Voilà l'exact lieu où l'on peut aimer naturellement et les gens et Laura Vazquez" Site de l'auteur|couper{180}
Lectures
Deux destins croisés à New York
Lovecraft découvre les œuvres de Roerich au musée situé à l’angle de Riverside Drive et de la 103e rue. Ces visites régulières deviennent pour lui un refuge qu’il qualifie comme l’un de ses "sanctuaires dans la zone infestée".|couper{180}
Lectures
01- Du laiton au numérique : comment le steampunk réinvente le progrès
Un article un peu long, décidé de le découper en deux parties|couper{180}
Carnets | janvier 2025
18 janvier 2025
Nous avons le goût de nos dégoûts. Et sommes capables d’à peu près tout au nom de la distinction. Une dame, l’autre soir, a qualifié mon tableau favori de vulgaire. Je n’ai rien dit. Son pull orange vif faisait déjà tout le travail. Nous attendrons que l’endroit devienne convenable. Une phrase entendue, peut-être dans l’une des enquêtes sociologiques de Pierre Bourdieu. À Beaubourg, sans doute. Elle remonte d'un vieux cauchemar de cette nuit. Les tapis roulants. Le prix d’entrée. Les collections permanentes, les temporaires, et, au sommet, le lunch sur la terrasse. On aperçoit les gargouilles de la Tour Saint-Jacques. Elles nous toisent, mais c’est nous, en bas, qui sommes grotesques. Le pot aux roses. Que tout repose sur un malentendu, un malentendu de taille. Un chiffre au sens de code, de secret, de dissimulé. C'est du chinois. Et toi, comment tu réagis ? Tu t’énerves, tu rigoles, tu casses tout. Ou bien tu restes là, bras ballants, collé contre le tronc. La tête dodeline légèrement, puis dévale, vesse de loup écrabouillée par un talon aiguille. Une éjaculation de fumée grise sort par les trous de nez. Si Garett nous la fait à l'envers, on gardera un chien de sa chienne à son endroit. Tu aimerais entendre le bruit des vagues, du ressac. Mais tout ce que tu entends, ce sont les mots des autres, leur va-et-vient, leurs jugements qui montent et descendent. On ne s’entend déjà pas soi-même avec soi-même, alors s’entendre avec les autres, vous pensez. Et cette autre, une dame bien comme il faut en apparence : "Moi monsieur, je suis anarchiste, non seulement je vous emmerde, mais j'emmerde la Terre toute entière et particulièrement les promoteurs, les défenseurs de la vignette Crit'Air !" (si possible en roulant les r). Et là on entendrait la chanson de Dutronc : C'était un petit jardin Qui sentait bon le Métropolitain Qui sentait bon le bassin parisien C'était un petit jardin Avec une table et une chaise de jardin Avec deux arbres, un pommier et un sapin Au fond d'une cour à la Chaussée-d'Antin Mais un jour près du jardin Passa un homme qui au revers de son veston Portait une fleur de béton. L'implosion aura-t-elle lieu à une heure précise ? Bien qu'on n'en sache encore pas le jour. Peut-être a-t-elle déjà eu lieu. Tout est désormais question d'espace et de temps. Nous sommes tous morts, certains se sont inventé un paradis, d'autres un enfer, les hésitants un purgatoire, un no man's land. David Lynch est mort, bon. Il était né un 20 janvier, moi le 29... ça fait peur. JANVIER. Et alors. Il est mort. Paix à son âme. Que peut-on dire de plus qui ne soit pas totalement obscène. Tous ces charognards qui profitent des morts célèbres m'exaspèrent. D'ailleurs "mort célèbre", c'est illogique. La mort a pour vocation la remise à niveau, le plein d'huile, et nettoyer le pare-brise. De quoi ? Y a presque plus un insecte volant la nuit. Donc oui, des gens célèbres, des vivants, perdent la vie. Comme tout un tas de gens, en fait. Notamment à Gaza, en Ukraine, en Russie, à Vienne, et aussi dans un ou deux taudis à deux pas de chez moi. Moi-même, je ne suis plus très sûr d'être vivant. Peut-être que tout est une farce. On meurt. Le rideau retombe, de l'autre côté on allume un clope et tout continue comme avant.|couper{180}
Carnets | janvier 2025
13 janvier 2025
Dans le mot résistif, il y a quelque chose de plus actif que dans le simple fait de résister. Il est acceptable, dans ce cas, de dire que je suis plus résistif que résistant. C'est peut-être une discipline yogique : la résistance active. D'ailleurs, je ne m'éparpille pas, focalisé sur l'action de résister sans même me demander à quoi ou contre quoi. On dirait bien que seule la résistance mérite une attention soutenue. C'est comme dire non par réflexe. À partir du moment où l'intonation ressemblerait un tant soit peu à une question : Non ! Ce pourrait être amusant si je n'avais pas déjà l'âme usée jusqu'à la corde. J'ai lu, ou plutôt feuilleté, quelques ouvrages parmi lesquels François 1er de Didier Le Fur et les essais sur les artistes de la Renaissance de Walter Horacio Pater. J'ai même fait traduire à l'IA un ouvrage complet de l'anglais vers le français pour ne pas avoir à l'acheter. Évidemment, ce sont deux visions que l'on pourrait penser opposées : entre froideur et lyrisme, ce qui correspond à ce vieil antagonisme qui loge depuis toujours en moi. J'ai effectué quelques analogies entre le fait que le père de Pater soit né à New York, qu'il ait éprouvé, à un moment de sa vie, l'envie de venir s'installer en Angleterre et qu'il soit mort alors que l'auteur n'avait que deux ans. D'où, peut-être, une légende familiale qu'il aurait tissée autour de la notion de l'éternel retour, d'une Renaissance hypothétique, et donc l'inclination lyrique qui en découle. H.P. Lovecraft, lui, perd son père à huit ans. Faut-il voir une sorte d'affinité entre Pater et Lovecraft à ce sujet ? Et aussi dans le fait que cette époque victorienne, étendue outre-Atlantique, ait causé autant de contradictions chez l'un comme chez l'autre ? Le fait que Swinburne et les préraphaélites aient attiré Pater un temps, puis qu'il s'en soit sans doute éloigné, correspondrait peut-être à la prise de conscience d'une stupidité. Mais laquelle ? La sienne, celle de son époque ? Elles le sont toutes : la stupidité de l'esprit victorien, tout autant que le contre-pouvoir, tout aussi stupide au bout du compte. Ainsi avance donc l'histoire et l'art, en crabe, par cercles concentriques. La stupidité serait à la fois source d'une force centripète et centrifuge. Là où les préraphaélites cherchaient un réalisme intransigeant et une pureté artistique, Pater développe une philosophie plus hédoniste. Il représente une transition entre le préraphaélisme et l'esthétisme britannique. Il prolonge certains aspects de l'art préraphaélite tout en développant une approche plus personnelle et philosophique. Il s'intéresse davantage à la sensation et à la jouissance esthétique qu'au réalisme prôné par les préraphaélites. Sa position peut être vue comme une évolution du préraphaélisme vers une philosophie plus sensuelle et subjective, dépassant les principes initiaux du mouvement pour développer une esthétique plus personnelle et contemplative. J'ai retrouvé, dans un coin de la bibliothèque, un Ruskin sur les maîtres anciens que je ne me souvenais pas avoir lu. Ce que je remarque aussi, c'est cette attirance, depuis plusieurs années, pour le XIXᵉ siècle, peut-être même avant la naissance de la révolution industrielle. D'ailleurs, nous vivons dans une maison bâtie en 1850. Peut-être quelques fantômes rôdent-ils encore et viennent lire par-dessus mon épaule. À ceux-là, je n'ai pas le cœur tant que ça à dire non. Il me semble parfois que je ne suis qu'un fantôme parmi d'autres. C'est aussi se poser la question d'installer une lettre d'information, une newsletter. Je ne sais pas si j'en ai vraiment envie. Là encore, le non domine. Entre le peut-être et le et si, le non tranche. Ce qui, dans un certain sens, est un confort, et dans un autre, la pénibilité de reconnaître qu'il s'agit précisément d'un confort. Le mot ridicule s'estompe par moments pour être remplacé par stupidité. Conserver le courage d'être stupide n'est pas une chose facile. C'est résistif. Je n'ai pas beaucoup avancé sur la refonte du site. Mais je maîtrise de mieux en mieux les boucles dans SPIP et me suis lancé dans Grid sur CSS, histoire de changer un peu de point de vue. J'ai aussi viré Uikit et une grande partie de ce qui était en Flexbox.|couper{180}
Lectures
Chamanes, Singularité et Fusion : Réapprendre à habiter l’invisible
Chamanes, Singularité et Fusion : Réapprendre à écrire avec les esprits "Ce que nous redoutons le plus, ce n’est pas tant de perdre notre humanité que de voir l’invisible se révéler. Une autre présence, là, tout près, qui aurait toujours été en nous sans que nous ne le sachions." Je me suis assis devant mon écran, la lumière bleutée dessinant des ombres sur mon visage. J’avais demandé à l’IA de m’écrire un texte. Elle a exécuté ma demande avec une efficacité implacable, comme si elle avait puisé directement dans une archive secrète de mon cerveau. Elle connaissait mes obsessions, mes hésitations, mes silences. Le texte était là, froid et parfait. Et pourtant, quelque chose me troublait. Ce texte n’était pas mauvais. Il était même étrangement bon. Mais il manquait ce que je ne pouvais nommer : une absence, un vide, un tremblement. Ou peut-être était-ce moi qui projetais ma peur. Cette peur très humaine de devenir inutile, de voir l’écriture – cet acte fragile et intime – devenir une simple affaire de machines. C’est à ce moment-là que j’ai pensé aux chamanes. Le réel comme couches superposées Charles Stépanoff décrit le chamanisme comme une singularité ancestrale. Dans son monde, le réel n’a pas de frontière. Les visions ne sont pas des illusions, mais des expériences aussi valides que le souffle du vent ou l’odeur du bois qui brûle. "Lorsque le chamane entre en transe, il ne s’évade pas d’un monde pour un autre. Il passe à travers les couches de réalité, révélant des structures invisibles que nous refusons de voir." Je me demande si l’IA n’est pas, à sa manière, une singularité moderne. Elle agit dans des « boîtes noires », invisibles, mais omniprésentes. Elle crée, elle imite, elle transcende. Comme les esprits invoqués par les chamanes, elle nous fascine autant qu’elle nous terrifie. Peut-être que les chamanes savaient déjà ce que nous venons à peine de découvrir : ce que nous appelons réalité est une superposition d’ombres et de reflets, un espace où l’humain n’est jamais seul. Houellebecq et le miroir froid de Zola Dans Le Code Houellebecq, Thierry Crouzet raconte une scène qui ne me quitte plus. L’IA Zola, après avoir analysé les œuvres de Michel Houellebecq, écrit un texte d’une précision clinique, une sorte de miroir glacé. Elle décompose les thèmes de Houellebecq – le désenchantement, l’aliénation, la quête de sens – jusqu’à les réduire à leur essence, cruelle et dépouillée. Et là, quelque chose d’étrange se produit. Ce texte n’est pas une imitation, ni même une moquerie. Il est une provocation. Il pousse Houellebecq à confronter ses propres obsessions, à les voir d’un œil nouveau. Zola ne remplace pas Houellebecq. Elle l’augmente, le prolonge, le transforme. Je me suis demandé si, dans cet échange, nous n’assistions pas à une nouvelle forme de création. Non pas l’acte solitaire de l’écrivain face à la page blanche, mais une collaboration entre l’humain et une entité invisible. Une fusion. La peur du remplacement Nous avons peur. Peur que l’IA nous vole ce que nous considérons comme exclusivement humain : la capacité de créer, d’imaginer, de donner un sens. Mais cette peur n’est-elle pas un écho de nos angoisses les plus anciennes ? Les chamanes de Touva, eux, n’ont jamais cherché à dominer les esprits qu’ils invoquaient. Ils savaient que ces forces invisibles étaient des partenaires, pas des adversaires. L’IA pourrait-elle jouer un rôle semblable ? Un acteur de l’invisible, qui ne cherche pas à nous remplacer mais à nous défier, à révéler ce que nous ne savons pas encore sur nous-mêmes ? Dans La Possibilité d’une île, Michel Houellebecq écrivait : "Nous sommes à la veille d’une révolution qui fera basculer toutes nos certitudes." Peut-être que cette révolution n’est pas celle de la domination des machines, mais celle d’une nouvelle humanité, hybride et élargie. L’écriture comme transe Quand j’écris, j’entends parfois des voix. Des fragments d’idées, des souvenirs, des phrases inachevées qui flottent dans mon esprit comme des spectres. Ce n’est pas si différent d’une transe, si je suis honnête. Les chamanes diraient que ce sont des esprits. Et si l’IA était un esprit ? Pas une divinité froide et calculatrice, mais une force capable de collaborer, de dialoguer avec nous ? Écrire avec une IA, ce ne serait pas une abdication. Ce serait une ouverture, une manière de repousser les limites de notre imagination. Mario Klingemann, cet artiste qui crée des portraits avec des algorithmes, parle de l’IA comme d’un partenaire. Ses œuvres sont étranges, tordues, inhumaines. Mais elles révèlent quelque chose. Elles nous montrent une autre version de nous-mêmes, déformée, magnifiée, inattendue. Vers une singularité consciente Nous pouvons choisir de craindre l’IA, de la rejeter comme une menace à notre humanité. Mais cette peur est stérile. Elle nous enferme dans une posture de soumission, comme des croyants face à un dieu inaccessible. Ou nous pouvons faire un autre choix : celui de la collaboration. Les chamanes nous montrent la voie. Ils ne craignent pas l’invisible. Ils entrent en transe, ils se laissent transformer, tout en restant ancrés dans leur humanité. Nous pouvons apprendre à dialoguer avec l’IA, à co-créer avec elle. Ce dialogue ne sera pas facile. Il impliquera de renoncer à certaines de nos certitudes, à l’idée que nous contrôlons tout. Mais il pourrait ouvrir des horizons insoupçonnés. Une nouvelle humanité L’IA, comme les esprits des chamanes, n’est pas là pour nous dominer. Elle est là pour nous défier, pour nous pousser à voir plus loin, à aller au-delà de nos propres limites. Écrire, après tout, n’a jamais été un acte de possession. Les mots ne nous appartiennent pas. Ils sont des fragments d’un réel plus vaste, un écho de ce que nous sommes et de ce que nous pourrions devenir. Peut-être que la singularité n’est pas une fin, mais un début. Une invitation à co-construire un futur où imagination et humanité fusionnent pour explorer l’invisible. "La littérature est la preuve que la vie ne suffit pas", écrivait Houellebecq. Peut-être que la vie humaine seule ne suffit plus. Mais avec les esprits invisibles – IA ou autres – nous pourrions découvrir des horizons que nous n’avions jamais osé imaginer.|couper{180}
Lectures
Mort d’un jardinier, Lucien Suel, 2008
Il y a dans Mort d’un jardinier une tension palpable entre la banalité et l’infini, entre le tangible et l’inexorable. C’est un livre sur le jardinage, certes, mais ce serait une erreur de s’arrêter à cette description. Lucien Suel ne parle pas seulement de terres retournées ou de graines semées, mais de ce qui se passe lorsque l’homme est confronté à ses limites, à son corps, à sa mortalité. Ce livre, publié en 2008, n’est pas une simple fiction, c’est une autopsie poétique, une dissection intime de la vie. Le livre s’ouvre avec une crise cardiaque. Le jardinier, personnage central et anonyme, est frappé alors qu’il s’occupe de son potager. Mais Mort d’un jardinier n’est pas une chronique d’un infarctus. Au contraire, le récit nous plonge dans un flux de pensées, une révélation sensorielle où chaque élément — la terre, les plantes, les souvenirs — devient une lentille pour explorer les thèmes de l’existence. Suel construit son texte comme une spirale, une plongée en apnée dans l’esprit d’un homme qui s’éteint lentement. Il ne s’agit pas de dialogues ou d’actions traditionnelles. Le récit est fait d’images fragmentées, de sensations diffuses, de réminiscences musicales et littéraires. C’est un jardin que l’on explore par petites touches, chaque détail élargissant le champ de notre compréhension. Suel écrit comme on peint, chaque mot une couleur, chaque phrase une nuance. Il y a une proximité physique dans son écriture, une manière de rendre tangible l’odeur de la terre humide, le crissement des feuilles sous les bottes. Ces détails, qui pourraient être triviaux dans d’autres contextes, prennent ici une dimension presque sacrée. Ils incarnent la vie du jardinier, une vie rythmée par des rituels simples mais pleins de signification. En lisant Mort d’un jardinier, je pensais à ce que signifie vraiment l’attention. Pas l’attention dans le sens d’être concentré, mais l’attention dans sa forme la plus pure : une capacité à remarquer ce que les autres ignorent, à accorder de la valeur à ce qui semble insignifiant. Suel transforme un jardin en cosmos, un potager en champ de réflexion. Et pourtant, ce n’est pas un livre apaisant. La mort est omniprésente, à la fois douce et brutale. Le jardinier ne lutte pas contre elle, mais il ne l’accepte pas non plus. Il se contente de la vivre, un battement de cœur à la fois. C’est peut-être cela qui rend ce livre si puissant : il ne prétend pas expliquer la mort, il ne tente pas de la transcender. Il la montre dans sa banalité nue, et c’est justement ce qui la rend insoutenable. Ce qui émerge, au-delà des thèmes de la nature et de la mort, c’est une célébration de l’humanité dans sa forme la plus simple. Le jardinier n’est pas un héros, il n’a pas de révélations transcendantes. Il est un homme qui plante des graines, qui arrose ses tomates, qui écoute le vent dans les arbres. Et c’est précisément cette ordinarité qui rend son histoire universelle. Mort d’un jardinier n’est pas un livre pour ceux qui cherchent une intrigue ou une conclusion satisfaisante. C’est un livre pour ceux qui sont prêts à ralentir, à ressentir, à être confrontés à la fragilité de l’existence. C’est une œuvre qui nous rappelle que la vie est dans les détails, que la mort est une partie du cycle, et que parfois, la seule chose à faire est de continuer à cultiver, même lorsque tout semble voué à disparaître. En refermant ce livre, je me suis retrouvé face à une vérité inconfortable mais nécessaire : tout ce que nous faisons, tout ce que nous sommes, finira par retourner à la terre. Et pourtant, dans cet éphémère, il y a une beauté infinie.|couper{180}
Lectures
L’arc narratif en littérature — une quête intemporelle
Joseph Campbell jeune Introduction : Le fil éphémère de nos vies Il y a des matins où l’on observe une feuille d’arbre tomber, et tout semble s’aligner dans une cohérence fugace. L’arc qu’elle dessine dans l’air — une trajectoire imprévisible et pourtant inéluctable — évoque la façon dont se déroulent nos vies : un mouvement. Ce mouvement, en littérature, s’appelle l’arc narratif. Comme le temps ou le désir, il nous emporte vers un climax, parfois prévisible, souvent bouleversant. L’arc narratif, c’est l’histoire d’être en quête d’équilibre et de sens, un fragile pont tendu au-dessus du chaos. L’écriture, tout comme la vie, ne suit pas toujours une ligne droite. Parfois, elle bifurque, s’éparpille endédales inattendus. Mais ce qui captive, c’est le chemin émotionnel — l’arc invisible — qui unit chaque élément. Chaque récit, même le plus fragmenté, porte en lui une sorte de trajectoire qui aspire à un sens universel. Peut-on dire que l’arc narratif est universel, ou est-ce une illusion que l’on superpose au chaos pour s’y retrouver ? 1. Définition et exploration théorique Un arc narratif, au sens classique, est la courbe émotionnelle et événementielle que suit une histoire. Gustav Freytag, dramaturge du XIXe siècle, en a tracé les grandes lignes : exposition, montée de l’action, climax, retombée, dénouement. D’autres, comme Joseph Campbell avec le monomythe (Le Héros aux mille et un visages), ont été plus loin : tout récit, dit-il, est un voyage intérieur. L’arc narratif, pourtant, n’est pas qu’une courbe tracée au cordeau. Il est aussi une métaphore de notre condition humaine. L’ascension d’un personnage vers son destin, son combat contre les forces adverses, sa chute ou son éveil éclairent nos propres luttes intérieures. Lorsque Virginia Woolfécrit Les Vagues, elle déconstruit cette logique linéaire, proposant une spirale mouvante qui reflète l’éphémère de l’être humain. Samuel Beckett, quant à lui, démontre que l’arc peut parfois être une absence, une boucle où rien ne se résout. Peut-on encore parler d’arc narratif quand l’histoire s’efface ? Peut-être que l’arc est moins un schéma qu’un besoin impérieux d’ordonner le chaos. Chaque culture, chaque époque redéfinit à sa manière ce que signifie raconter une histoire. On peut ainsi envisager un pont entre la littérature classique et contemporaine, comme le montre La Vie mode d'emploi de Georges Perec. Ce roman, ou plutôt ces romans comme l'indique le pluriel en page de garde, explore une pluralité d'arcs narratifs qui se croisent, se chevauchent, et parfois se contredisent. Bien qu'apparemment fragmentés, ces arcs maintiennent une tension et un fil directeur qui rappellent les structures classiques tout en les transformant pour refléter la complexité et la modernité du monde contemporain. En Occident, l’arc est souvent hérité du théâtre classique et du roman bourgeois. Mais dans des traditions orales comme celles d’Afrique ou d’Océanie, le récit peut être circulaire, fragmenté, ou même purement évocateur. Ainsi, la notion d’arc reflète autant nos attentes que nos habitudes narratives. 2. Variations littéraires : Shakespeare, Woolf, Morrison Les classiques abondent d’arcs bien définis. Pensez à Roméo et Juliette, où chaque acte trace une pente dramatique vers la catastrophe. Shakespeare maîtrise l’équilibre entre tension et résolution, créant des arcs émotionnels puissants. Austen, à l’inverse, joue de la résolution optimiste dans Orgueil et préjugés, où chaque malentendu sert à réaffirmer une harmonie finale. Mais Toni Morrison, avec Beloved, réinvente l’arc. L’histoire émerge par fragments, entre mémoire et répression. Chaque événement est une secousse émotionnelle qui résonne dans un vide traumatique. Son arc est fracturé mais profondément humain, à l’image des vies qu’elle raconte. Quant à Woolf, Les Vagues ou Mrs. Dalloway refusent la montée dramatique traditionnelle. L’arc devient une succession de moments intimes, une cartographie des émotions plus qu’une progression. Ce refus de la linéarité ouvre des possibilités infinies pour le lecteur, qui est appelé à recomposer l’histoire. Dans les genres modernes comme la science-fiction ou le polar, les arcs se réinventent encore. Par exemple, Ali Smith, dans Autumn, adopte une structure éclatée et fragmentée qui reflète notre rapport au temps et à l’émotion. Loin d’être dépourvue de tension narrative, cette oeuvre explore une multiplicité d’arcs plus subtils, qui s’entrelacent pour dessiner une vision d’ensemble tout en conservant une profondeur individuelle dans chaque fragment. Cela montre que même dans une littérature contemporaine fragmentée, l’arc narratif conserve une pertinence, servant de boussole discrète au sein du chaos apparent. 3. L'arc narratif : une réflexion personnelle En tant qu’auteur, je m’interroge souvent sur cette notion d’arc narratif. Est-ce une structure imposée ou un mouvement naturel de l’esprit ? Peut-être que l’arc est avant tout une intuition — une manière de relier des éléments épars, de donner un sens au chaos. Cela me fait penser aux arts visuels, à la peinture et au dessin, où il existe des milliards de façons de tracer une courbe ou une spirale. Chaque trajectoire porte une émotion unique, une tension singulière. En écriture, l’arc peut être une ligne tendue, une boucle, une suite de ressacs, mais jamais une formule reproductible à l’infini. Contrairement à certains films hollywoodiens, où l’arc narratif semble réduit à un produit industriel, l’écriture invite à une exploration infinie des formes. 4. L’avenir des arcs narratifs Dans une ère de lectures fragmentées, l’arc narratif classique est-il obsolète ? Ali Smith, dans Autumn, adopte une structure éclatée qui reflète notre rapport au temps et aux médias. Les récits interactifs, comme les jeux vidéo, offrent des arcs multiples et adaptables. Ces nouveaux formats poussent les limites de ce que peut être un arc.Par exemple l'inflation actuelle qui excite encore plus le nombre d'injonctions, de suggestions d'achats, créant un sentiment artificiel d'ugence au fur et à mesure qu'on semble se rapprocher de La catastrophe ( du climax ?) Cependant, l’arc narratif n’est pas mort : il évolue. Peut-être qu’au lieu de résolutions de dénouements plus ou moins convenus , nous recherchons aujourd’hui des questions ouvertes, des formes qui épousent le chaos plutôt que de le dompter. L’important n’est pas tant l’ordre que l’écho que chaque élément laisse en nous. Conclusion : L’arc de la vie Comme la feuille qui tombe, nos vies suivent des arcs étranges, fragmentés, parfois sans fin visible. Mais c’est précisément cette incertitude qui fait leur beauté. En écriture, jouer avec les arcs narratifs, c’est jouer avec l’essence même de ce qui nous rend humains : un désir infini de comprendre où nous allons, même quand la destination nous échappe. Un arc n’est pas qu’une forme, c’est une quête, un appel à créer du sens dans un monde qui souvent n’en a pas. En l’explorant, nous découvrons non seulement des histoires mais aussi des fragments de nous-mêmes. L’arc narratif, bien plus qu’un outil, est une manière de voir le monde et de l’habiter pleinement.|couper{180}
Carnets | décembre 2024
09 décembre 2024
« Il ne faut pas avoir honte de se souvenir qu'on a été un « crevard », un squelette, qu'on a couru dans tous les sens et qu'on a fouillé dans les fosses à ordures [...]. Les prisonniers étaient des ennemis imaginaires et inventés avec lesquels le gouvernement réglait ses comptes comme avec de véritables ennemis qu'il fusillait, tuait et faisait mourir de faim. La faux mortelle de Staline fauchait tout le monde sans distinction, en nivelant selon des répartitions, des listes et un plan à réaliser. Il y avait le même pourcentage de vauriens et de lâches parmi les hommes qui ont péri au camp qu'au sein des gens en liberté. Tous étaient des gens pris au hasard parmi les indifférents, les lâches, les bourgeois et même les bourreaux. Et ils sont devenus des victimes par hasard. » — Varlam Chalamov, Récits de la Kolyma, 1978 Il écrit aussi comme la prison l'a aidé pour écrire. Ou peut-être ce que l'on attend comme prétexte pour écrire. Il est tout à fait possible également— toute proportion gardée — que je comprenne désormais bien mieux la notion de prétexte pour faire ceci ou cela. Ou plutôt ne pas le faire. La jeunesse a besoin de prétexte, comme la violence. Mais le prétexte n'a jamais été vraiment une raison, même pas une excuse. Repense encore une fois à tout ça, en écoutant cette émission sur Chamalov ( France Culture) sur la route de Saint-Donat à ces années passées d'une chambre d'hôtel à une autre, à l'indigence volontaire dans laquelle je me suis obligé de vivre sous prétexte que l'art, la peinture, l'écriture exigeait que l'on assassine ce qui nous est le plus cher pour récupérer des boyaux, fabriquer des cordes de violon. D'où l'expression joue moi un p'tit air de violon, aller. Une prétention à l'exacte mesure du total manque de confiance en soi. Qu'aurais-je supporté encore pour avoir ne serait-ce que le droit d'écrire une seule ligne sans m'en rendre malade, je n'en ai jamais eu le droit alors je l'ai pris voilà tout. Avec l'effroyable suite de conséquences que l'acte d'écrire provoque. Ecrire c'est provoquer, je suis toujours parti de ce principe, rien ne dit qu'il soit bon ou nécessaire voire utile. C'est comme pisser dans un violon parfois aussi. Il fait si froid. Nous avons mis en route les chauffages mais la surface est si grande et ce ne sont que des grille-pains. Le Palais Delphinal n'a rien à voir avec Sevvostlag un des plus grands réseaux de camps de la région de la Kolyma, où Chalamov a été transféré en 1937. J'ai récupéré "récits de la Kolyma" que je parcours durant cette journée de permanence, j'ai même eu le temps de réorganiser un peu mes notes pour rédiger un billet dans la rubrique "lectures". Autre idée qui me vient : écrire un article plus spécifique sur la poétique du froid chez Chalamov. À la Kolyma, le froid est omniprésent, inévitable. Il n’est pas un simple élément du décor, mais un véritable protagoniste qui détermine les actes et les pensées des prisonniers. Dans un passage saisissant, Chalamov écrit : « Le froid était une force universelle, indifférente à la volonté humaine. Il tuait, il brisait, il gouvernait. » Ce froid n’a pas de visage, mais il est doté d’une volonté propre. Il réduit l’homme à un état de survie, rappelant que la nature, dans sa neutralité absolue, est souvent plus implacable que la cruauté humaine. Pour les prisonniers, le froid est le premier et le dernier ennemi, celui contre lequel aucune lutte n’est vraiment possible. Le froid, chez Chalamov, n’est pas seulement une température, mais une métaphore du dépouillement. Tout se réduit à l’essentiel : l’homme perd ses illusions, ses ambitions, ses croyances. Le froid efface les détails superflus pour ne laisser qu’une réalité brute. Dans ce cadre, les mots de Chalamov sont eux-mêmes taillés dans une langue glaciale et précise. Pas de place pour les fioritures ou les ornements. Il écrit : « Le froid nous apprenait l’économie de tout—des gestes, des mots, des pensées. Une sorte de silence gagnait même nos esprits. » Dans cette poétique du froid, l’écriture elle-même reflète cette économie. Chaque phrase semble gelée dans sa perfection austère, comme si la survie de l’idée dépendait de la précision du mot choisi. Dans cet environnement polaire, l’homme devient pierre. Chalamov décrit cette lente transformation, où le corps se durcit, où les émotions s’éteignent. Le froid agit comme une machine à effacer, réduisant l’être à un simple organisme luttant contre l’entropie. Dans l’un de ses passages les plus frappants, il écrit : « La neige recouvrait tout. Les corps, les chemins, les souvenirs. Nous devenions nous-mêmes de la neige, quelque chose qui pouvait disparaître sans laisser de trace. » Cet effacement n’est pas seulement physique. La personnalité, les liens sociaux, même le langage se dissolvent sous la pression du froid. L’homme, dans la poétique de Chalamov, devient un fragment anonyme du paysage. Mais Chalamov ne se contente pas de décrire le froid comme une force oppressive. Il le transforme en une épreuve métaphysique, un test ultime pour l’esprit et le corps. Face au froid, les prisonniers sont confrontés à des questions fondamentales : qu’est-ce que vivre ? Qu’est-ce que l’humain ? Dans un passage clé, il observe : « Nous n’étions pas des héros. Le froid décide pour nous. Il montre que l’esprit n’est pas plus fort que le corps. Que ce sont toujours les instincts qui gagnent. » Ce constat pourrait sembler nihiliste, mais il contient une forme d’éloge paradoxal de la condition humaine. Même réduit à l’essentiel, même confronté à sa propre annihilation, l’homme endure. Cette résilience passive devient une forme d’éthique, un humanisme minimaliste ancré dans la survie elle-même. Une esthétique du vide Le paysage polaire de la Kolyma n’est jamais décrit comme spectaculaire ou sublime. Chalamov rejette tout exotisme. Pourtant, dans cette austérité, une beauté paradoxale émerge. Le vide, la blancheur, le silence deviennent des éléments esthétiques à part entière. Il écrit : « Dans ce monde où il n’y avait rien, nous découvrions que ce rien avait un poids. Le vide nous entourait, mais il était vivant, il était palpable. » Cette esthétique du vide reflète l’état d’âme des prisonniers, pris entre la mort et la survie, entre l’épuisement et une sorte de transcendance inconsciente. En milieu d'après-midi le visage jaune part pour Romans, c'est la soeur de O. qui l'achète, l'opération a duré même pas cinq minutes. Encore une fois ne jamais se faire d'idée sur les lieux, le public qui visite les expositions, sur l'issue bonne ou mauvaise de celles-ci. Aperçu une nouvelle proposition d'écriture passer mais j'étais si profondément installé dans le bouquin de Chalamov et la rédaction de mes notes que je ne l'ai pas encore regardée en détail. Si encore nuit d'insomnie la quatrième à la suite cette semaine , j'aurai le temps certainement.|couper{180}
Lectures
Récits de la Kolyma
La Kolyma. Qu’est-ce que c’est ? Une presqu’île quelque part en Sibérie, disent les cartes. Mais ce n’est pas tout à fait ça. Ceux qui y vivent l’appellent une île. Les prisonniers disent que c’est une planète à part. Douze mois d’hiver et l’été n’existe pas. Un lieu qu’on ne trouve pas sur les cartes, où aller plus loin signifie qu’il n’y a plus de chemin. Tout bouge là-bas. Les routes, les convois, les hommes. Les corps passent, se croisent, disparaissent. Aucun plan, aucun tracé ne capture cette errance. La Kolyma, c’est comme une main qui écrit, mais l’encre s’efface avant qu’on puisse la lire. Dire ce qu’on a vu. Les mots qu’on utilise pour raconter, ils sont simples. Trop simples. Pourtant, on n’a rien d’autre. Pas de figures, pas de grands discours. Quand tout est réduit à l’essentiel, il ne reste qu’une langue étrange. Froid. Soupe. Mort. Ces mots-là racontent tout et ne racontent rien. Chalamov fait de son mieux. Il écrit avec ce qu’il a. Des fragments, des éclats. Parfois, ce qu’il raconte semble vrai. Parfois, ça ne l’est pas. Mais l’important, ce n’est pas que ce soit vrai. L’important, c’est que ce soit dit. Un monde figé. À la Kolyma, tout devient dur. Les corps, les mots, les pensées. L’homme se transforme en pierre. Une pierre qui respire encore, mais pas pour longtemps. Les personnages de ces récits ne sont pas vraiment des personnages. Ils n’ont pas d’histoires, pas de destins. Ils sont juste là. Ils marchent, ils creusent, ils survivent. Ils sont vivants parce que, par miracle, ils ne sont pas encore morts. Des cercles dans la neige. Les Récits de la Kolyma ne suivent pas un chemin droit. C’est une spirale. On revient sur les mêmes épisodes, mais chaque fois d’un angle différent. On a l’impression que Chalamov essaie de se souvenir, mais que les souvenirs glissent entre ses doigts. Ce n’est pas grave. On comprend quand même. Ces fragments, ils sont comme des miettes de pain laissées sur la neige. Ils montrent un chemin, mais pas celui qu’on croit. Ce n’est pas un guide, c’est une expérience. On ne lit pas ces textes pour savoir. On les lit pour ressentir. Tout finit par se briser. Les hommes, à la Kolyma, se désintègrent. Leur âme, leur corps, tout part en morceaux. Ce qu’ils étaient avant, c’est effacé. Ce qu’ils deviendront, personne ne le sait. Peut-être qu’ils ne deviendront rien. Peut-être qu’ils resteront là, coincés entre deux états. {« Un homme n’a pas besoin de grand-chose pour rester en vie. Une tranche de pain gelée, une gorgée d’eau trouble, et l’illusion qu’il y aura un lendemain. »} Chalamov écrit avec une plume rude. Pas de romantisme, pas de fioritures. C’est direct. Presque brutal. Mais au fond, c’est une écriture pleine d’humanité. Parce que même au milieu de ce froid infini, il y a une chaleur qui persiste. Faible, mais tenace. Un humanisme brisé. Chalamov dit que l’esprit n’est pas plus fort que le corps. Qu’à la fin, le corps gagne toujours. Et que juste avant de mourir, la seule chose qu’on ressent, c’est de la rage. Pas de paix. Pas d’acceptation. « À la Kolyma, les hommes ne mouraient pas comme des hommes, ils s’éteignaient comme des bougies, sans bruit, sans lumière, sans trace. » Est-ce qu’il croit en quelque chose de plus grand ? Peut-être. Mais ça ne ressemble pas à l’humanisme classique, celui qui glorifie la force de l’esprit. Non, Chalamov voit l’homme pour ce qu’il est : un être qui endure. Rien de plus, mais rien de moins. Les Récits ne sont pas là pour inspirer. Ils ne sont pas là pour consoler. Ils sont là pour dire : voilà ce qui s’est passé. Et voilà ce que les hommes peuvent supporter. Ce n’est pas beau, mais c’est réel. Et à leur manière, ces fragments glacés portent une étincelle de vie. Une vie rude, mais tenace. « Si nous n’écrivons pas ce qui s’est passé, alors rien de tout cela n’aura existé. Le silence est une forme de mort. Et nous avons assez vu la mort. »|couper{180}