Théorie et critique littéraire

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Carnets | décembre 2024

16 décembre 2024

Bien des minutes plus tard, alors que j'étais sur le point de disparaître dans cette nouvelle journée, je me suis souvenu que je n'avais rien écrit sur la journée d'hier. Ce serait alors une journée perdue, une journée pour rien, une journée comme tant d'autres que, pour rien au monde, je n'aimerais revivre. Pourtant, tout avait commencé par l'arrivée d'un camion devant le portail de notre maison. C'était la livraison de bois, cette cargaison qui devait nous permettre de passer l'hiver. Le camion effectuait sa manœuvre pour déverser les rondins dans la cour, et moi, pendant ce temps, je comptais mentalement le nombre de cheminées dans la maison. Je les énumérais une à une, comme si le simple fait d'établir cette liste pouvait m'occuper l'esprit et m'empêcher de voir la montagne de travail qui m'attendait. En un clin d'œil, le souvenir de ces foyers m'a fait traverser les deux étages et toutes les pièces de la maison. Puis, tout à coup, il y avait de nouveau ce tas monumental dans la cour. Le chauffeur a refermé les grilles derrière lui, et j'ai vu le camion repartir vers la scierie de La Grave, laissant derrière lui ce monticule de bois, un silence ensuite comme un défi. À cette époque, j'avais environ sept ans. J'avais déjà cette manie d'accorder une attention particulière aux petites choses du quotidien, mais je ne les écrivais pas encore. Elles restaient enfouies quelque part, peut-être dans mon corps. Parfois, elles remontaient vers la surface de la conscience , une sorte de capillarité le long des parois tremblantes des rêves ou des cauchemars, mais jamais sous forme de mots. Ces souvenirs, je ne le savais pas encore, finiraient par réapparaître bien des années plus tard, au détour de l'écriture. Je me souviens encore du poids de la brouette remplie de rondins. Chaque trajet jusqu'à l’appentis, au fond du jardin, était une épreuve. Il fallait empiler le bois avec soin, sur plusieurs strates, jusqu’à ce qu’il forme une muraille vertigineuse. Le bois était humide, moussu, visqueux , et nous savions qu’il deviendrait encore plus lourd si nous n’agissions pas avant les pluies. Alors, on me confiait la tâche de travailler avec cette sorte d’urgence. Il fallait soulever, déposer, rouler durant de longues minutes, puis décharger, aligner , accumuler. Sans savoir que, bien plus tard, ces efforts resteraient inscrits quelque part, non pas dans une mémoire immédiate, mais dans le corps. Des années après, je peux encore sentir les ampoules sur mes paumes, les éraflures sur mes mollets, mes genoux, la fatigue de mes bras, et l’odeur entêtante du bois humide, simplement en repensant à ces journées. Cette mission, répétée chaque fois à l'entrée de l' hiver, était une tâche banale. Pourtant, elle laissait en moi des marques plus profondes que je ne l’aurais imaginé. Aujourd'hui, je vois cela différemment. Peut-être qu’une partie de l’écriture commence là, dans cet entrepôt qu'est le corps tout entier , là où les souvenirs s’accumulent sans être conscients d'eux-mêmes. Et un jour, ils ressortent, non pas sous forme de simples réminiscences, mais transformés : en listes de doléances, en inventaires de nostalgies, ou encore en rage, rarement en joies ou satisfactions à coucher sur une page blanche. Sans doute que le peu de joies et de satisfactions qu'on en retient est aussi une sorte de moteur trompeur de l'écriture. Bien des années plus tard, et presque surpris d'avoir écrit ces quelques lignes, je me demande pourquoi ce souvenir particulier a ressurgi aujourd'hui. Désormais, je ne commande plus de bois. La maison où je vis est chauffée au gaz de ville. J’approche de mes soixante-cinq ans, et je ressens de plus en plus cette impression étrange que ma vie s’est écoulée comme un rêve. Cette idée m'obsède, le jour comme la nuit. Les années, que je pensais avoir empilées comme ces tas de bûches destinées à nous réchauffer, m’échappent. Dans mes rêves, je revois souvent ce tas de bois. Il s’effondre sous son propre poids, comme si sa hauteur vertigineuse n’avait été qu’un équilibre fragile, une illusion. Une ivresse éprouvée par le vertige en lui-même. Le temps s’écroule avec lui. Ce qui paraissait solide et continu se brise en fragments. Et ces fragments, je ne peux les relier les uns aux autres que par une sensation : celle de l’effondrement. Une chute, lente mais inéluctable, où je comprends que toutes ces années que j’ai cru accumuler en briguant une sorte de méthode, une autobiographie, un livre, n’étaient en réalité qu’un mensonge. Un tas de bois ordinaire, en apparence, mais dont la fragilité m’échappait.|couper{180}

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Traversée du ghetto de Venise

Au début c'est inconscient, alors on cherche des raisons, parce qu'on a à la fois peur de sa propre peur comme de son propre désir.|couper{180}

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Carnets | novembre 2024

10 novembre 2024

Le fait de n'avoir pris que peu de photographies de ce week-end passé au-dessus d'Albertville ne signifie pas que je n'ai pas trouvé le paysage somptueux, les gens très agréables. Au contraire, c'est sans doute pour cette raison que je n'ai guère osé sortir mon iPhone. Les seules photographies dont je dispose au retour, dimanche soir, ne semblent pas être autre chose que volées, à la sauvette, comme si, quand même, et comme malgré moi, il fallait que je prenne quelque chose à témoin. Désormais, que ce soit un nouveau paragraphe lu, de nouvelles expériences, un nouveau goût, une nouvelle odeur, une poignée de main, un regard, il apparaît que chacune de ces expériences puisse se dévider à l'infini, que je puisse devenir intarissable sur chacune d'elles. Ce qui pourrait me ravir si je ne trouvais pas cela un peu effrayant. Comme si la réalité et la fiction que je peux en tirer n'avaient de limites que le temps pris pour m'asseoir et les noter. Ce qui me renvoie soudain à la raison possible pour laquelle, un jour dans ma vie, après avoir été très amoureux de la photographie, à l'époque où elle était essentiellement argentique, je l'ai laissée choir comme une vieille chaussette, probablement aux alentours de 1995. Après avoir vendu mon dernier appareil, un précieux Leica, et tout le laboratoire qui allait avec, ainsi que le personnage du photographe que j'avais construit à l'aide de ces éléments. Personnage aussitôt jeté que je m'emparai d'une autre peau derechef, celle de l'écrivain. Sans doute à fin de me déporter d'un point de vue vers un autre, inconnu, inédit—celui du contact avec une réalité plus brute— sans la nécessité que je m'étais forgée de l'imaginer, la capturer au travers d'un oeilleton. L'abandon de la photographie correspond alors à une forme de réticence, à une forme de respect aussi, qui ne diminue en rien les moments vécus, mais souligne une vision nouvelle pour la fragilité de l'existence, des rencontres, que ce soit la rencontre d'un lieu ou des êtres qui le peuplent. Ainsi, tous les efforts effectués afin d'acquérir une technicité dans la prise de vue, le développement, la réalisation d'épreuves positives sur papier baryté, m'auront conduit à d'autres façons d'observer cette réalité, de la modifier sans doute, de modifier mon rapport à celle-ci surtout. Comme il s'agissait d'exposer des tableaux, je me suis en outre contenté de n'être que le personnage du peintre que les gens ici m'attribuèrent, tout comme ils s'étaient attribué le rôle de berger, de président d'association, du Lyonnais en retraite, de poète déclamant, de musicien revenant dans ses pénates, de compagne, d'amie arrivant les mains pleines avec des plats à gratin de crozets, de chien observant tout cela d'un air mi-figue mi-raisin, dans l'expectative qu'on jouât avec lui, qu'on lui donnât un bout de gras, une caresse sur le crâne.|couper{180}

Théorie et critique littéraire

Carnets | octobre 2024

Joan Didion : Chroniqueuse du Chaos et de la Désillusion Américaine

Joan Didion, figure emblématique de la littérature américaine, a marqué son époque par une écriture à la fois froide et profondément humaine. À travers ses romans et essais, elle a dressé le portrait d'une Californie en déclin, d'une Amérique en crise et d'une vie personnelle marquée par la perte. Du chaos des années 60 à la douleur du deuil, Didion a observé le monde avec une lucidité implacable, laissant une œuvre inoubliable, fragmentée et essentielle.|couper{180}

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Carnets | juin 2024

3 juin 2024

Retrouvé au grenier, un sac plastique tout sale de la poussière des ans contenant des effets militaires de mon père. Je n’ai pas eu le cœur ni le courage de le jeter, alors je l’ai posé sur une poutre sous la toiture. Un peu de hauteur après tant d’années au sol. On verra. Ce n’a jamais été une gloire, même petit enfant. Je tiens à me le rappeler. À l’inventer peut-être. Un genre d’héroïsme inversé, une guérilla contraire. Et surtout bien plisser les yeux, les yeux en fente, pour voir très loin dans les déserts, les ergs ; regard touareg, mongol ou coréen. Non, je ne serai pas gendarme, cow-boy, américain et pas non plus le chat. Je resterai résolument indien. Comme si c’était si différent de scalper son prochain que de l’occire à coups d’obus, de rafales de plomb, à grands jets de napalm, d’armes chimiques, de bombes H. Comme si ce n’était pas tout aussi vache. Encore que je ne sais pas ce que nous ont fait les vaches pour qu’on leur emprunte le mot et la vacherie qui va avec. Encore que jamais je n’entendis le père s’enorgueillir du moindre de ses exploits guerriers. En avait-il honte ou bien n’était-ce pas un secret à conserver « entre couilles », c’est-à-dire entre « vrais hommes », pour ne pas voir en face toute l’iniquité de leur jeunesse, la lâcheté crasse que provoquèrent l’irréflexion, l’emballement, l’ignorance et qui soudain s’évanouit au premier Viet, Fellag qui tombe. La figure de l’ennemi, crainte objectivement, amoindrie de manière grégaire, parfois méprisée, souvent ridiculisée, avant d’être transformée en bouillie. Comme ce doit être un choc, au bout de tout ça, de voir un enfant, une femme, un homme, un vieil homme mort et de se dire que l’on est directement responsable de cette mort. Non, il n’en parla jamais vraiment. Sauf pour évoquer une fois ou deux, la nostalgie d’anciennes camaraderies, celle notamment de mon parrain auquel je dois mon second prénom, Michel. Était-il si honteux que je le pensais alors, ou bien était-ce cette hypothèse plus récente, inventée par moi, d’un secret, d’une sorte d’initiation ? Ou bien encore avait-il pris la mesure de toute l’inutilité d’en raconter quoi que ce soit ? Je ne le saurai jamais. Cependant, comme le temps passe vite, il fallait que j’effectue un choix pour donner sens à ce silence. D’année en année, j’explorais les raisons plausibles de la violence d’un tel silence. Je découvris sur le tard qu’il n’y en avait pas. La violence est la plupart du temps sans raison. Et c’est pour cela qu’elle traverse le temps en se renouvelant sans cesse. Le père de mon père, lui, avait pris le parti de narrer sans arrêt et d’une façon ridicule, se positionnant toujours comme acteur malheureux et pourquoi pas innocent, sa drôle de guerre. À la popote qu’il poussait à bout de bras sur les champs de bataille de son imagination, c’était ça qui lui revenait le plus souvent, le dimanche quand nous étions tous autour de la table. J’écoutais gentiment, je voulais être à l’époque le gentil de l’histoire pour compenser, je crois, l’intolérable silence qui l’entourait à ces moments-là. Car ils avaient eu plus de pratique, ceux qui, depuis toujours, se farcissaient les aventures pathétiques de pépé parmi les doryphores, les chleuhs, les boches. Cependant, dans son récit, une série de pages manquaient systématiquement. Les mois durant lesquels, embarqué dans le STO, le service du travail obligatoire, il se retrouva chez une fermière quelque part en Bavière, la vache ! Probablement à se la couler douce, oubliant la famille et, plus grave encore, la France. Sauf qu’il ne faut quand même pas oublier que le père du père de mon père, son père à lui, fut le dernier soldat à tomber dans les Ardennes l’ultime jour de la Grande Guerre. Le pauvre, le jour même de l’armistice, faut le faire. Pendant ce temps, les femmes, que disaient-elles ? Pas grand-chose. Entre le silence du père, la logorrhée du grand-père, pas grand-chose. Elles leur opposaient un silence ménager constitué de bruits de vaisselle, de chocs de petites cuillères dans les cuisines, de froissements de tissus, de raclements de toile cirée. Ou encore des parfums, des odeurs, des fragrances montant du four, des fourneaux, de la table sur laquelle on tranche, on taille l’ail, l’oignon, le persil, la coriandre et les poireaux. Alors, de ce risque d’étouffement magistral, il fallut se prémunir. Ouvrir la porte des maisons, sortir, parfois courir, aller vers la colline là-bas qu’on devinait dans la brume matinale, ou encore les forêts, les fleuves, les rivières, tout ce qui semble immuable dans une jeune cervelle qui n’en peut déjà plus de l’éphémère atroce auquel tous, autant que nous sommes, tentons tant bien que mal de nous accrocher comme des bestiaux morts sur les crochets des abattoirs. Cette vacherie-là, que nul n’emportera au paradis.|couper{180}

écriture fragmentaire Théorie et critique littéraire

Carnets | juin 2022

14 juin 2022

La voiture Google passe au sud du mémorial Raymond Carver, on ne peut s’y rendre à pied via le petit bonhomme, et il n’est proposé qu’une vue aérienne puis dans un encart, en haut à droite de l’écran , deux photographies, l’une prise en avril 2021 par Neil w et la seconde par MeA en juin 2022. Un peu plus loin on peut repérer la présence de deux grands bâtiments au toits gris, l’un à dominante mauve l’autre vert tirant vers le kaki qui forment, d’après l’indication la bibliothèque municipale de Clatskanie, ville de naissance de l’auteur. On dirait un parc enclavé dans l’un des coudes de la rivière qui a donné son nom à la petite ville. On peut la regarder cette rivière dont l’eau semble presque noire par endroit, serpenter ici dans cette partie de l’´Oregon, anciennement territoire des Yakumas, peuple amérindien dont il ne reste que de vagues allusions sur le site de Wikipédia et une réserve un peu plus loin, au nord de la petite ville de Yakumis, on peut la regarder et dézoomer aussi pour la regarder encore un peu plus, la voici là- bas enfin, elle rejoint le fleuve Columbia Si on revient aux photographies prises par ces deux inconnus, on peut constater la présence d’un bosquet d’arbres près du mémorial, ce sont des prunus. Sur la dernière photographie, celle de juin, ils sont en fleurs. On peut aussi lire sur la plaque du monument une phrase appartenant à l’un des recueils de nouvelles de Carver, quelque chose de férocement ou de désespérément poli, du style : Pourrais tu te calmer s’il te plait. Près de cette phrase gravée dans le marbre, le portrait de l’auteur, ce n’est pas une photographie, ça semble fait à la main, dessiné visiblement. L’artiste lui a flanqué des cheveux crépus de couleur grise ou blanchâtre ce qui lui confère en même temps tête de nègre et négritude. Sur la légende de Google Earth ce lieu semble être la seule l’attraction touristique de la petite ville de Clatskanie, Orégon, Etats-Unis. A droite les bâtiments de la Carver middle School,quelque part dans le Missisipi, à gauche au delà d’un terrain boisé des bungalows blancs, au milieu une route qui s’élève, le tout strié par les lignes électriques, le dynamisme de leurs obliques apaise l’ennui, l’immobilité procuré par les verticales. Il faut beau, peut-être froid, le soleil est sur la gauche, à l’est. Les arbres correspondent à leurs ombres, sans doute un milieu d’après midi. A part cette voiture au loin on ne voit personne. Un bouquet de lilas au premier plan sur le sol aux dalles disjointes et un homme qui se tient derrière les mains dans les poches près d’un parcmètre. Derrière lui objet en bois, une sorte de petite palette et un baluchon à carreaux blancs et bleus, et derrière encore la vitrine, des livres sur des rayonnages qui se confondent avec les reflets des immeubles la place Clichy. Sur la façade encore à la gauche de l’homme, des carreaux de couleur beige, sorte de faux marbre, deux petites photographies sont collés là en diagonale. Encore plus loin une femme adossée à une paroi de verre, près de l’entrée, robe orange qui s’arrête à mi cuisses, elle semble photographier quelque chose ou bien se remaquiller. Une autre tourne au coin de la rue manteau rouge sombre foulard bleu, tandis qu’une passante surgit ou disparait de l’image, en jean et baskettes consultant son portable. Etrange que Google Earth me propose la librairie de Paris, Place Clichy, comme résultat de recherche sur Raymond Carver ? Peut-être pas vraiment en fin de compte. L'intelligence artificielle en connait désormais un sacré rayon sur chacun de nous, elle se gave de nos souvenirs les plus intimes. Ce lieu m'est familier, j'y ai vécu dans une chambre d'hôtel proche pendant presque une année. J'allais diner au self pas loin, de temps en temps j'y retrouvais une nonne qui venait spécialement là par gourmandise, elle adorait les têtes de nègre. On parlait de l'amour, c'est quoi l'amour pour vous ? m'avait-t 'elle demandé.— L'amour c'est tous les jours ! j'avais répondu du tac au tac, ce qui nous avait bien fait rire. Parlez moi d'amour, ce bouquin de Carver je l'ai acheté dans cette librairie, probablement aussi les vitamines du bonheur, et jours tranquilles à Clichy de Miller pendant que j'y étais|couper{180}

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14 juin 2022

Carnets | janvier 2023

20 janvier 2023

Mais non, ce n'est pas une question d'organisation ; ça, tu vas l'entendre tout le temps. Tu vas trouver plein de formations qui vont t'apprendre à organiser ton temps pour faire encore plus de choses que tu n'en fais déjà... mais ça ne changera pas la qualité que tu donnes toi à ton propre temps. Tu te souviens quand tu étais gosse que tes parents t'emmenaient en voiture pour aller chez tes grands-parents, ta tante, en vacances, etc., comment tu n'en pouvais plus de trouver le temps long ? Tu te souviens de cette après-midi où tu as été capable d'attendre trois heures la fille dont tu étais amoureux fou, et comment ces trois heures ont été fébriles, intenses, et l'explosion d'émotions quand tu l'as vue arriver au loin ? Tu te souviens de ce livre que tu as dévoré d'un seul trait et ton dépit quand tu es arrivé soudain à la fin ? Toutes ces expériences du temps, de ton temps à toi, tu les fais depuis longtemps déjà. Tu l'as bien compris, ton temps à toi n'est pas forcément le temps de tout le monde. Alors pour peindre, tu vas te dire : 'je n'ai pas le temps' parce que tu ne sais plus retrouver la magie de créer ton propre temps et savourer l'instant d'être seul avec ta toile, avec toi-même, avec le cosmos... L'inquiétude liée au temps, la hantise permanente de ne pas avoir le temps ; puis, pour lutter contre cette inquiétude, le fantasme de l'organisation, de l'emploi du temps, des to-do listes qui ne fonctionnent pas ; tu n'arrives pas à t'ôter de l'esprit qu'il s'agit de s'occuper, de passer le temps pour ne pas voir que le temps te manque, qu'il te manquera toujours ; enfantine résistance que celle qui conduit à ne rien vouloir ou pouvoir faire, comme pour s'opposer à ce que tu considères comme un mensonge du faire. Le désir de réaliser, le but, l'objectif, le challenge, ne sont pas de poids, de taille pour te faire oublier la mort. Il n'y a que l'écriture qui te procure un peu de repos, elle sert à perdre, de jour en jour, une idée d'importance, ta propre idée d'importance ; il y a donc un but, contre toute attente, l'urgence d'écrire pour se tenir prêt à toute fin. La qualité du temps ; la conjugaison des verbes, l'écriture seule te permet d'étudier cette approche ; en aveugle souvent ; mais es-tu vraiment honnête lorsque tu penses que celle-ci est même supérieure à la qualité du temps que tu étudies aussi lorsque tu fais l'amour, lorsque tu es en train de passer un agréable moment entre amis, lorsque tu avales une bouchée d'un plat succulent ? Donc tu étudies tout le temps, tu ne cesses jamais d'étudier le temps quelle que soit son occupation et cela représente une énigme, la seule énigme à résoudre. Mais pourquoi étudier, se cantonner toujours à l'exercice, à l'étude ? N'est-ce pas plutôt pour ne jamais parvenir au chef-d'œuvre, à une idée d'achèvement ? Tu te tiens hors du temps pour l'étudier, c'est aussi pour cette raison que tu écris. Pour ensuite tout oublier dans la journée, pour entrer dans l'oubli sans plus y penser. Mais l'écriture t'attire, tu y passes de plus en plus de temps, tu sens que c'est une erreur, cependant tu persistes. Est-elle devenue elle aussi une occupation, c'est-à-dire pour toi un prétexte ? S'enfuir dans une occupation, se concentrer dans une activité, oublier la mort un instant ; c'est elle encore qui produit ce que tu penses n'être qu'une agitation, c'est-à-dire le simple fait ou la sensation d'être en vie, qui se produira toujours, se reproduira jusqu'à la fin de ta vie. Le fait de l'écrire change-t-il quelque chose ? Tu écris pour réinventer une notion du temps et cette découverte te brouille la vue, tu es comme un gamin qui découvre la mer et qui ne veut plus sortir de l'eau. Sur la berge, des personnes t'appellent que tu n'écoutes plus. En une phrase : tu te pourris la vie en ne cessant de penser à la mort, tu t'obstines à vouloir penser l'impensable, et dans quel but sinon acculer toute pensée à ce que tu crois être son but véritable, le même qu'un pansement : recouvrir, protéger une blessure. Quelle blessure ? Tu ne t'en souviens même plus tant elle est profonde. On meurt seul, même entouré, c'est aussi cela, comme on vit seul quelle que soit l'illusion que l'on s'invente pour oublier cette réalité. Et quel est le plus gênant, de mourir ou de mourir seul ? C'est noué serré et difficile de décider de tel ou tel moment, d'un dénouement ; le fait de se répandre ainsi, de tant écrire, est-ce une recherche de dénouement ou au contraire repousser systématiquement celui-ci ? La fatigue, le découragement, la déception de vouloir reprendre ces textes de 2018 six ans plus tard. Tu voulais réduire, ne retenir qu'une phrase ou deux et tu rajoutes tout à coup mille mots. Qu'est-ce que tu ne comprends pas, refuses de comprendre dans le mot réduire ? Quelle force s'oppose à toute tentative de vouloir te raisonner, d'être raisonnable ? La peur d'un quelconque achèvement, tellement quelconque. Encore un peu d'orgueil ou de vanité sans doute et rien de plus."|couper{180}

Autofiction et Introspection Espaces lieux Théorie et critique littéraire

fictions

Demande

Frappe aux portes ? Non, pas ton truc, pour qu'on t'ouvre et qu'on t'en mette une. Non, passée l'époque masochiste. Tu n'es plus aussi jeune pour encaisser tout ça, tu es devenu méfiant. Ça frappe encore à l'intérieur, pas mal fort d'ailleurs, mais ça te regarde. Plus rien à l'extérieur, que dalle. Une résistance rompue à toutes les formes de la question, de la torture. Mais tout doucement, tu sais bien comment ça marche. Demande la nuit, le jour, plusieurs fois, en boucle, une insistance. Demande comme ça, pour rien, demande pour voir, pour apercevoir le signe qui te ferait signe, un rire, un sourire. Demande pour t'exercer à demander – et quand on te répond, si on te répond, admets-le : rien d'important, mais tout de même quelque chose. Ni précieux, rien de grave, même si tu ne sais que faire des réponses, surtout quand tu ne sais qu'en faire. Demande alors ce que tu peux faire des réponses, ça répondra peut-être. Ou pas. C'est toujours comme ça : oui ou non. L'idée, c'est de tout demander et de ne pas te plaindre, trop te réjouir non plus ensuite du tout et rien de la réponse. Demande par réflexe, comme un batch, une tâche de fond permanente, et ensuite creuse ce rien, creuse ce tout. Il est tard, c'est bientôt la nuit, je t'en prie, demande.|couper{180}

fictions brèves Théorie et critique littéraire

Carnets | janvier 2023

19 janvier 2023-2

Giacometti, bien sûr : ce qui reste après l'effort, la ténacité, la volonté, l'effacement du superflu, de la fioriture, du trouble qui brouille la vue, et de tant d'autres raisons bien plus obscures encore. De celles nécessaires, indispensables pour éliminer. Ce n'est pas facile d'éliminer. Boire des litres d'eau ne suffit pas. Courir autour d'un stade, en forêt, sur la plaine peut aider, à condition que l'on s'y tienne régulièrement, car il n'y a guère d'autre mot que celui-ci qui vaille. Prendre l'habitude d'éliminer, facile selon les dires : à peine un mois, une trentaine de jours pour que ça devienne comme une drogue dont on ne peut plus se passer. Mais est-ce vraiment suffisant ? Physiquement sans doute, mais pour écrire, une autre paire de manches. Un véritable parcours de combattant. Ce qui, bien sûr, te fait songer à ces tueurs à gages dans les polars, ceux qui ont pour charge d'éliminer, ceux à qui l'on confie un contrat, et qui le remplissent sans ciller, sans émotion. Tout ce que tu as tant de difficultés à accepter. Le crois-tu vraiment ?|couper{180}

réflexions sur l’art Théorie et critique littéraire

Carnets | janvier 2023

18 janvier 2023-2

Aucun attrait pour la fête. L'expression tant entendue autrefois : "sale petit con, je vais te faire ta fête" explique peut-être cela. Dès que la fête se construit autour de moi, je suis happé par le vide, une tristesse. Je ne comprends pas l'engouement que les gens éprouvent à faire la fête. Si par hasard je tombe sur une fête, je détale et alors j'éprouve en même temps un immense soulagement et le même poids équivalent de regrets. C'est dans les fêtes que j'ai éprouvé le plus de honte, surtout au petit matin si ma mémoire est bonne, quand je découvrais un visage, un corps étrangers dans mon lit. Le souvenir atterrant de la fête au village, lorsque adolescent je les rejoignais sur ce vieux Solex. Parfois à plus de 20 km, à Meaulnes ou encore à Saint-Bonnet. Je n'y allais pas pour m'amuser mais pour aider à porter les lourdes plaques qui constituaient le parquet des autos tamponneuses, payé chichement par les forains. À la fin du boulot, j'observais le déroulement de la fête. Le bal, les filles assises tout autour de la piste, les garçons rougeauds et empêchés qui les invitaient à danser. Un refus menait directement au bistrot, et au blanc limé. Au bout de quelques verres, le courage semblait leur venir, ou la colère. Régulièrement, cela se terminait à coups de poing, les flics auraient pu chronométrer leur déplacement pour être là pile-poil juste avant que ça ne dégénère totalement. Et dans les yeux des filles, cette excitation sauvage que tout ce merdier produisait.|couper{180}

Théorie et critique littéraire

Carnets | janvier 2023

16 janvier 2023-2

Tout a un prix, y compris l'écriture. Et si on établit la liste des ressources, des sacrifices à faire pour se payer ce luxe, c'est au bout du compte un prix très élevé, sans doute aussi élevé que l'exigence qui pousse chaque jour à recommencer. Il semble que ces derniers mois, j'ai dû vendre au clou tout ce qui me restait d'entregent, de mondanité, de diplomatie et j'en passe, pour me jeter comme un désespéré dans l'acte d'écrire des choses que je jugerais moins mièvres ou désolantes à les relire. C'est un travail à la Giacometti que celui qui consiste à ôter petit à petit tous les actes, les habitudes dans lesquels on se réconforte en se disant : "On me lit — je peux donc en toute logique continuer". Mais ce réconfort est trouble si on l'examine de près. Une satisfaction qui met encore le doigt sur un écart à combler. Écart qui sans doute, si on parvient à le combler - mais en est-on jamais certain ? - serait celui qui transforme une écriture de complaisance en quelque chose de plus substantiel. Et dans ce cas, substantiel signifierait quoi pour toi ? Tu penses aussitôt à la matière bien sûr, et surtout au vide insupportable quand elle s'absente, qu'elle n'existe pas. Matière et mère, bien entendu. Donc il n'est pas idiot à ce point de ton parcours d'imaginer que l'écriture est une invocation. Qu'elle s'adresse à ta propre mère serait si décevant, encore que cela vaudrait la peine de l'accepter. Cela t'ouvrirait en tout cas en grand les portes de la prison dans laquelle tu t'es enfermé. Et cet intérêt de plus en plus accru pour tout ce qui tourne autour de ton fantasme de judéité trouverait peut-être enfin un sens qui t'échappe terriblement en ce moment. Tu serais même prêt à t'inscrire et à payer pour effectuer des recherches sur ce site de généalogie célèbre. Remonter à l'histoire de tes ancêtres estoniens. Mais quand tu découvres au hasard d'un article que les premières pièces d'identité fournies aux ressortissants des colonies juives ne remontent qu'à 1863, sans oublier les ravages effectués par l'administration soviétique puis la Shoah, toute trace anéantie à jamais, le sol se dérobe sous tes pieds. Impossible d'obtenir des preuves administratives, de te fier à des documents authentifiés. Tout un pan de l'histoire de ta famille impossible à vérifier. Et pourtant, quand tu es devant ton écran, tu sens une foule qui ne cesse de te murmurer : "Continue, vas-y, tu y es presque, tu vas nous retrouver, tu vas nous racheter, grâce à toi nous n'aurons pas vécu en vain." Ce qui certainement me fera frissonner de honte quand je me relirai.|couper{180}

réflexions sur l’art Théorie et critique littéraire

fictions

Faire quelque chose de soi

Cette année, cela fait des mois que tu te répètes, en boucle, le jour, la nuit : il faut que je fasse quelque chose de moi. Une phrase comme un marteau, une scie qui grince, elle te ronge. Et puis, ça s’est transformé. Une idée de départ. Pas un départ simple, non. Déplacer le corps pour forcer la mue. Comme si le voyage pouvait être ce sas, ce rite de passage entre celui que tu es et celui que tu pourrais devenir. Mais l’idée reste floue, comme une photo surexposée. Alors, cette fois, pas question de juste rêver. Tu as tout préparé pour arracher ton corps à cet appartement d’Aubervilliers. Mais qu’est-ce que tu savais des préparatifs ? Rien. Tu avais juste compris qu’il fallait de l’argent. Beaucoup d’argent. Alors tu t’es mis à bosser comme un fou : deux boulots, des journées qui n’en finissent pas. De 7h30 à 17h dans un entrepôt à Bobigny, à préparer des commandes de matériel informatique. Puis de 19h à 6h du matin comme gardien au siège social d’une autre boîte informatique, place Vendôme. Le luxe glacé des halls vides te nargue pendant que tu piques du nez sur un canapé quand tes collègues ferment les yeux sur ta fatigue. Tu dors par miettes : une heure sur des rouleaux de papier bulle dans une réserve, deux heures volées dans le silence doré du siège social. Et toujours cette phrase qui cogne : il faut que je fasse quelque chose de moi. Mais elle ne mène nulle part. Pas d’image claire du futur pour te motiver. L’avenir pour toi, c’est comme les déclinaisons latines ou les équations : abstrait, incompréhensible. Tu vis au jour le jour et ça t’a déjà coûté cher. P., ta compagne depuis dix ans, est partie. Une nuit avant son départ pour le Brésil, vous avez fait l’amour comme jamais. Une offrande totale qui t’a effrayé, comme un présage. Le matin venu, elle t’a dit qu’elle s’en allait. Un autre homme. Une vie qui lui correspond mieux. Et toi ? Tu ne sais plus si tu te rappelles ses mots ou ceux que tu veux entendre. Et puis il y a la photographie. Tu ne sais plus ce que tu veux faire avec ça, mais tu sais ce que tu ne veux pas : plus de photos d’architecture glacée ou de mariages fades ; plus de books pour ces gens qui se rêvent mannequins ou acteurs et qui suintent l’arrogance. Alors tu fais des boulots minables qui te gardent ancré dans le réel des autres : ceux qui prennent le métro à six heures du matin pour nourrir leurs gosses et payer leur loyer. L’appartement est prêt pour ton départ : propre comme jamais, chaque détail réglé jusqu’à la cafetière prête pour demain matin. Tu as empaqueté l’agrandisseur photo dans un sac poubelle ; les bacs empilés à côté sont les derniers vestiges d’un atelier abandonné. Demain matin, tu appuieras sur le bouton de la cafetière, boiras ton café en regardant une dernière fois cet espace immaculé avant de partir. Avec ton sac sur l’épaule, tu longeras le canal jusqu’à La Villette et trouveras le bus qui t’emportera ailleurs — vers cet incertain mille fois préférable aux certitudes usées que tu traînes depuis trop longtemps.|couper{180}

Essai sur la fatigue Théorie et critique littéraire