Théorie et critique littéraire

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Illya Kouriakine

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Errance et effacement

1. La ville : un labyrinthe d’ombres et de lumière Des heures à marcher dans la ville, à perdre volontairement son chemin. Les ruelles se croisent, les immeubles se succèdent, et l’œil absorbe tout sans jamais s’arrêter, sans jamais trier. Une ivresse , un plein sensoriel . Le pas marque le rejet silencieux de l’urgence, de la quête de trophées, de ce qui consume les autres. Marcher, juste marcher, sans but, comme si avancer se suffisait en soi. Une suffisance associée à l'avancée. Mais sous cette errance se cache quelque chose, le pressentiment de n'appartenir à rien. C’est ta ville de naissance, et pourtant elle t’est étrangère. Rien ne s’y accorde à toi. Ce hiatus te brûle, te ronge. Pour calmer ce malaise, tu reviens à la chambre. Tu t'invente un hâvre de paix. Tu refermes la porte sur l’incompréhensible et t’écroules sur le lit. Ce lit n’est pas un lieu de repos, mais une île. Tu y restes des heures, parfois des jours, hors du temps, à attendre que ce dernier s’achève de lui-même – et toi avec lui. 2. Le travail : une mécanique d’effacement Quand vient l’heure de repartir, tu évites le métro. Le métro, c’est le cauchemar : un long tube peuplé de zombis, les yeux vides, absorbés dans leur néant personnel. Alors tu marches encore, de Château-Rouge à Montrouge, en surface, toujours. Traverser la ville à pied est moins un choix qu’une nécessité : sentir l’air, voir le ciel, même s’il est gris, plutôt que de s’enfouir sous la terre avec ces ombres. Au bureau, l’effacement continue. Enquêtes téléphoniques : un métier d’apparence neutre, presque parfait pour disparaître. Ta voix, tu la lisses, tu l’aplatis. Il ne reste rien de toi dans ces "oui" et ces "non" que tu récoltes, encore et encore. Qu’importe la réponse : tu n’en retiens rien. Ce travail est une érosion, une manière de t’entraîner à devenir une silhouette, un murmure. Les pauses ? Tu les fuis. La machine à café, cette comédie de la convivialité, te vide plus qu’elle ne te nourrit. Alors tu restes à ta place, face à l’écran, silencieux, immobile. L’étude de l’indifférence devient ton projet : supprimer toute empathie à peine elle surgit, pour toi un réflexe de survie. Ces heures passées là ne sont rien de plus qu’un tribut au croquemitaine, une obligation que tu remplis le plus poliment possible, sans conviction. 3. Les ombres des fenêtres La nuit est tombée quand tu repars. Toujours à pied. Toujours la ville comme horizon. Mais le paysage a changé : les façades se sont enfoncées dans l'ombre de la ville lumière , les fenêtres s’allument. Par les quartiers choisis sur l'itinéraire, éclairages chiches. Derrière ces rectangles de lumière se joue une vie ordinaire, répétitive, presque rassurante. Parfois, tu envies ces scènes : une table dressée, une télé qui murmure, ombres chinoises qui passent. Souvent, elles te repoussent. Elles te rappellent que tu n’en fais pas partie, que ce théâtre n’est pas le tien. Tu n'es pas même ombre parmi les ombres. Mais il y a quelque chose, dans cette nuit, qui t’appelle. Sorte de second souffle. Les trottoirs te portent comme un marathonien en quête de son dernier effort. Tu danses presque, guidé par un élan inexplicable, par ce besoin de continuer à avancer, encore et encore, jusqu’à l’hôtel. 4. La chambre : un espace hors du monde Enfin, la loge de la concierge, les escaliers, la porte. Et derrière elle, le lit. Pas pour dormir, non. Dormir est secondaire. Le lit est un espace de travail, un lieu où tu creuses. Là, tu t’allonges et tu te concentres sur ton souffle, cet outil si dérisoire et pourtant essentiel. Avec lui, tu apprends à ralentir le rythme, à réduire les battements de ton cœur. C’est un exercice étrange, épuisant, presque chamanique. Allongé, immobile, tu te sens à la fois lourd et léger, comme si tu tentais de t’extraire du poids des murs, des immeubles, de la ville entière. Ce n’est pas une fuite, pas tout à fait. Plutôt une négociation silencieuse avec toi-même, un effort pour apprivoiser le béton, l’acier et tout ce qu’ils représentent. 5. Une quête d’invisibilité Chaque journée ressemble à la précédente, et pourtant tu continues. Marcher, observer, disparaître un peu plus. Tu t’entraînes à vivre dans les marges, dans les interstices de cette ville trop grande, trop étrangère. Peut-être est-ce cela que tu cherches depuis le début : un espace où la douleur du décalage n’a plus d’importance, où l’indifférence devient un refuge. Une existence fluide, sans heurts, où tu pourrais enfin te fondre, te dissoudre dans la ville comme une ombre parmi les ombres.|couper{180}

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Carnets | janvier 2025

20 janvier 2025

Pas grand-chose à dire, mais il faut le dire. L’injonction, d’où sort-elle. D’un contrat, d’une règle, d’un verset, peut-être même d’un rêve. Ce rêve où tout cela existe : fabriquer de la pression, de l’oppression. Pas grand-chose à dire sur tout ça, en fait. Parce qu’on n’y pense pas. Parce qu’on ne veut pas y penser. Mais si on s’y mettait vraiment, si on creusait dans ce "pas grand-chose", alors peut-être que ça deviendrait quelque chose. Une résistance. Une résistance à cette foutue injonction de toujours devoir dire quelque chose. Et ça marche dans les deux sens. Tu as tellement à dire. Qui te dit ça . Qui te fait croire que tu as tellement à dire. Et pourquoi. À quelle date précisément. Te souviens-tu. Quelle heure était-il. Qu’avais-tu mangé ce matin-là. Avais-tu bien dormi ou mal dormi. Était-ce un jour où tu étais amoureux. Cocu. Sous-payé. Pétant dans la soie ? C’est toujours comme ça que ça commence. Quand on est jeune. On pousse les meubles dans la chambre pour voir si ce n’est pas une prison. Ou si cette prison, aménagée autrement, pourrait devenir vivable. On monte à l’assaut des poncifs, en général ou en troufion. Dire ou ne pas dire. Où est la gloire là-dedans ? La vraie gloire. On oscille entre deux pôles : trop ou pas assez. On pourrait même prendre la pose : écrire qu’on n’a rien à dire, se taire parce qu’on aurait trop à dire. Et puis il y a les gros mots qui montent à la gorge, comme dans un vieux film japonais. Kobayashi peut-être, ou un autre de cette trempe-là. Un vieux bonhomme silencieux qui prépare le thé pour son seigneur nippon avec une servilité parfaite : prison polie comme un miroir. Il ne dit jamais rien, ce vieux bonhomme. Jusqu’à la fin. Et là : « Merde, tu n’es qu’un gros con de seigneur nippon. » Parce que c’est ça, non. Toute une vie exploitée dans des cadres rigides, où la seule issue était l’attention portée au frémissement de l’eau ; à la quantité exacte de thé versée dans une théière ; au silence drapé autour de soi pour ne heurter personne. Gros con de seigneur nippon ! Mais après ça, je ne sauterai pas du haut d’une falaise ni du Mont Fuji. Pas même d’un escabeau. Non, je rigolerai. Je rigolerai de toute cette farce absurde et grotesque. Parce que le rire, c’est l’interstice. C’est le trou par où passe l’air ; la fissure qui relie les bouts épars : le « je n’ai rien à dire » et le « je vais tout te dire ». Mais je dis ça comme ça. Évidemment je ne dis rien.|couper{180}

Essai sur la fatigue Théorie et critique littéraire

Carnets | janvier 2025

14 janvier 2025

Dialogue entre le narrateur et le dibbouk C’est en vain qu’au Parnasse un téméraire auteur Pense de l’art des vers atteindre la hauteur. S’il ne sent point du Ciel l’influence secrète, Si son astre en naissant ne l’a formé poète, Dans son génie étroit il est toujours captif ; Pour lui Phébus est sourd, et Pégase est rétif. (Le narrateur est seul, plongé dans ses pensées après une lecture de Villon et de Boileau. Le dibbouk, silhouette troublante et moqueuse, apparaît à la limite de l’ombre.) Narrateur : Lecture de Villon, puis de Boileau. Leur langue me parle comme si elle venait d’un temps où j’étais encore entier, encore ouvert. Et voilà que je pleure, de grosses larmes qui roulent sur mes joues vieillies. Elles sont là, non pas comme une faiblesse, mais comme une force douce. Comme des haleurs, et qui tirent, oui, un souffle qui me tire vers le fond de moi-même, là où tout commence. Dibbouk : (Surgissant, une redingote râpée sur les épaules, un mouchoir douteux à la main.) Eh bien, te voilà ! En plein drame poétique, avec des larmes et tout le reste. Tu as l’air fin. Prends donc ce mouchoir, qu’on évite au moins la mare sur le parquet. Narrateur : (Le regarde, sans colère, presque amusé.) Te moquer, toujours. Mais je sais ce que tu veux. Tu espères m’arracher à cet instant. Tu voudrais que je me justifie, que je me défende. Peut-être même que je me mette en colère. Dibbouk : (Il ricane, tendant le mouchoir à bout de bras.) La colère ? Mais ce serait un cadeau ! Au moins ce serait vivant. Regarde-toi, avec tes grandes phrases sur l’haleur. Tu sais que si tu rajoutes un "b", ça fait hableur, non ? Une belle posture pour un homme en larmes. Narrateur : (Un silence. Puis il répond, doucement.) Hableur, peut-être. Si c’est ce que tu veux voir. Mais pour moi, c’est haleur. Pas une posture, juste un effort, partagé avec tous ceux qui tirent le poids de leur vie le long du fleuve. Je ne suis pas seul. Nous sommes tous dans cette file, et je prends ma place. Dibbouk : (S’approchant, moqueur mais un peu troublé.) Et tu trouves ça glorieux, cet effort ? Tirer, tirer encore, avec la corde qui te scie l’épaule ? Tu ne cherches même pas à t’échapper ? Tu crois vraiment que ça suffit, ce tirage collectif ? Narrateur : (Souriant, presque tendre.) Oui, ça suffit. Parce que ce n’est pas une question de gloire ou d’arrivée. Je ne tire pas pour atteindre un port. Je tire parce que c’est ce qui donne un sens. Parce que dans cette haleur, il y a une chaleur, un souffle. Et ce souffle, c’est la vie. Dibbouk : (Il recule légèrement, mais son ironie revient, comme une défense.) Tu es vraiment prêt à te contenter de ça ? Pas de feu, pas de sublime, juste ce pas après l’autre, cette corde qui avance le long du fleuve ? Allons, avoue que ça te ronge un peu. Narrateur : (Le regarde droit dans les yeux, avec une douceur ferme.) Non. Ce n’est pas une fuite, ni une résignation. C’est un choix. Je ne veux pas fuir cette sensation, je veux m’y plonger. Être haleur, c’est accepter d’être en lien avec les autres, avec ce fleuve qui nous traverse tous. Même toi, tu es lié à cette file, malgré toi. Dibbouk : (Silencieux un instant, comme décontenancé. Puis il murmure, presque pour lui-même.) Haleur, hableur… Peut-être qu’il n’y a pas tant de différence. Narrateur : (Se tourne vers l’horizon, les yeux fixés sur le mouvement du fleuve.) Tu verras. Peut-être qu’un jour, toi aussi, tu sentiras ce souffle. Pas besoin de le comprendre, ni de l’expliquer. Juste le vivre, comme une corde tendue qui chante sous l’effort. (Le dibbouk s’éloigne, marmonnant, pendant que le narrateur reste là, calme, respirant l’air humide du fleuve.)|couper{180}

Auteurs littéraires Théorie et critique littéraire

Carnets | janvier 2025

8 janvier 2025

Il y a des jours où l'on a l'impression de ne rien faire. Où les heures s'étirent comme ces jeans stretch qui ne vous avertissent pas que vous sombrez dans l'obésité. Et soudain, l’élastique pète, le pantalon tombe, et on se retrouve cul nul, les mains en croix, tentant d’imiter la feuille de vigne. On se retrouve à poil devant son propre néant, sa propre absurdité. Etrange, peinture huile 2010 Hier, j’ai codé. Toute la journée, absorbé, avalé par le temps comme l’enfant du tableau de Goya. Chronos n’est pas cruel : il est indifférent. Des lignes de code, comme on taille des pierres. Sauf que je n'ai pas l'abnégation d'un bâtisseur de cathédrale. On voudrait savoir toujours ce qu'on fait, quel résultat, pour quand, évidemment pour le plus vite possible. Pour hier ou avant-hier. Alors que ces gars-là, pensaient-ils au temps, à 100, 200, 300 ans après eux ? Avaient-ils seulement le temps d’y penser, l’envie ? Nul ne le sait. Et moi, je travaille dans l’urgence, sous la pression silencieuse d’un monde qui exige des résultats immédiats. Chaque ligne de code ressemble davantage à une pierre posée à la hâte qu’à un bloc sculpté pour l’éternité. Alors, hier, je me suis dit que j’étais un vieux nul, que ma vie était gâchée. Que le temps n’offre aucune rédemption aux salauds qui s’égarent. Et puis cette impression perpétuelle de ne pas être fini. D’être "fini à la pisse". Ce n’est pas de la tristesse qui en découle, mais de la rage. Une rage brutale, dirigée contre moi-même. Et ce que je découvre, c’est que même cette rage ne m’appartient pas vraiment. Elle est un programme, une routine écrite par le système qui m’entoure. Ce système, capitaliste, s’insinue jusque dans mes neurones, mes globules rouges et blancs, mon ADN. Alors vient la question pavlovienne : comment s’en sortir ? Ce "comment" est une boîte noire. Dès que je l’ouvre, surgit une foule. Des noms tirés de ma mémoire, de l’actualité, des figures suspectes et nocives, incapables d’aider. Je le sais : personne ne m’aidera. Mais je continue à entretenir cette pensée, comme on nourrit un animal de compagnie. Peut-être pour ne pas affronter cette certitude effrayante : être irrémédiablement seul. Et il y a eu cette vidéo. Une interview de Sylvie Ferré. Je ne savais pas qui elle était. Mon ignorance m’a frappé comme une gifle. Ce n’était pas seulement une inconnue. C’était un gouffre qui s’ouvrait sous mes pieds, un rappel brutal de tout ce que je ne sais pas, de tout ce que je ne saurais jamais. J’ai pensé à ces listes infinies de livres que je n’ai pas lus, à ces auteurs qui disparaissent dans les marges de mon esprit, jamais explorés. À quoi bon coder, écrire, créer, si les gouffres restent si vastes ? Peut-être est-ce pour cela que je me suis intéressé à la poésie informatique de Philippe Bootz. Une envie de sortir du sens, d’abandonner la quête de la signification pour ne garder que l’émotion. Pure. Indéfinie. Est-ce une fuite ? Un effacement de moi-même dans des lignes abstraites ? Je n’en sais rien. Je sais seulement que ce dégoût que je ressens envers moi-même m’oblige à m’éloigner du monde. Je ne peux que lui renvoyer ce que je porte en moi. Hier, dans la lumière froide d’un écran, j’ai créé des fiches dans Obsidian pour consigner tout cela. Comme si écrire pouvait réduire ce que je ressens. Comme si, au bord du gouffre, les mots pouvaient construire un pont, branlant mais suffisant pour s’engager de quelques pas de plus dans la jungle épaisse, moite, dangereuse de soi-même, sans guide ni carte ni boussole. Plus je rentre au fond de moi-même, plus j'ai l'impression de pénétrer dans un bâtiment délabré, une ruine. Sauf que dans le tâtonnement, mes mains effleurent parfois des aspérités sur les parois, une sorte d'écriture antédiluvienne. Et là, me revient cette pensée qui m'avait entraîné dans une folle aventure : l’écriture d’un feuilleton, au jour le jour, sur un ancien blog. Celle de ce type qui découvre peu à peu qu'il est une créature extraterrestre de la pire espèce, venue passer des vacances sur la planète Terre. Tu parles de vacances.|couper{180}

idées Théorie et critique littéraire

Carnets | janvier 2025

6 janvier 2025

Peinture : Gérard Garouste Le savoir, c’est très bien. Mais désormais, il semble accessible à profusion, partout, tout le temps. Ce qui ne change pas, ce sont les rivalités qu’il suscite. Les vénérations absurdes. Les jalousies. C’est aussi pour ça que je recule devant des expressions comme : "Tu sais", "Moi, je sais", "Comment ? Mais tu ne sais pas ça ?". Elles m’agacent. Elles me fatiguent. F.B., lui, avance. Il s’est lancé dans une entreprise folle : décrypter les carnets de Lovecraft, ces deux lignes quotidiennes, sèches et laconiques autour de quoi il recrée toute une vie et toute une époque en parallèle de la notre 1925-2025. Je regarde ses vidéos, hypnotisé. Lovecraft écrivait peu à chaque fois, mais chaque jour dans ces commonplace books. Deux lignes par jour la plupart du temps. Moi, j’écris beaucoup, souvent pour rien. Je ne dispose pas de la faculté de concision, qui nécessite celle du tri, du rangement, propre à une certaine rigidité d'esprit. Ce qui n'empèche pas le "vouloir écrire" l'aspect obsessif ( j'ai vu qu'on pouvait désormais remplacer obsessionnel par obsessif ) Je repense à ce que disait Daniel Oster, à propos de la façon dont Apollinaire a inventé son nom. Un nom comme un Non. Un refus craché au monde. Combien de fois ai-je rêvé de m’allonger sous un chêne, attendre que les choses invisibles m’appellent par mon vrai nom ? Mais rien n’est venu. Juste quelques cacas d’oiseau. Alors je me fabrique un couvre-chef de brindilles, la tête haute. Lefol, Lepitre tu portes bien ton nom ! crient encore les gamins en riant. Mais moi, je continue d'avancer je suis César, Jésus, ou Saint Jean-Baptiste transpercé de flèches. PORC-ÉPIQUE ensanglanté. Peut-être que c’est ça, écrire : une navigation entre les brindilles et les livres, les épines , la candeur, la lucidité, le silence et le trop-plein. Peut-être que c’est dire non, à chaque fois, tout en cherchant dans ce chaos la vérité d’une seule ligne. Quelque chose qui tienne, donne l'illusion de l'unité, jusqu’au lendemain. À la fin de la journée, au début d’une autre, j’ai toujours l’impression de sortir d’un rêve. Comme d’une vidéo, d’une lecture, d’une séance d’écriture. Un tout petit moment de lucidité, extrêmement douloureux. Comme une agrafe plantée dans le pouce. Ça ne dure pas. Presque aussitôt, après être remonté à la surface, je m’enfonce à nouveau : un somnambulisme obligé pour supporter la déliquescence générale de l’époque.|couper{180}

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Carnets | janvier 2025

3 janvier 2025

L’histoire est cyclique, tout comme les propositions d’écriture de F. Je revisite le cycle été 2023 surmon ancien blog, et relis les textes que j’avais écrits à l’époque. C’était une tentative de participer aux premières interrogations : Y a-t-il eu, pour chacune·chacun de nous, une scène originelle de l’écriture ? Et pouvons-nous en faire récit dans un hors-soi, comme avec le prologue on séparait l'écriture du livre, et comme Annie Dillard sépare sa vie d’écriture de toute autre considération autobiographique ? Cette friction autour du terme autobiographie, je ne sais pas si je la ressens encore aujourd’hui avec la même intensité. À l’époque, elle se manifestait comme un réflexe, une tentative de combler un manque, ou peut-être une forme de paresse ? Il y avait une honte immédiate, brûlante, que je n’arrivais ni à dissimuler, ni à atténuer. J’essayais de m’en extraire avec de pauvres moyens, en usant d’exagération et de provocation, mais tout cela formait encore l’ossature maladroite de mon écriture. J’y ai passé encore une nuit entière. Je ne sais pas si j’ai obtenu un résultat. Seulement des pistes de travail, encore et encore. Ces carnets ont ceci d’intéressant : ils montrent comment je m’égare parfois dans d’innombrables impasses en travaillant un seul texte. Mais cette fois, j’ai cherché un autre angle d’attaque. Pour ne pas me laisser envahir par le découragement, j’ai creusé dans mes concepts, mes tensions, et je les ai organisés en fiches interconnectées, à la manière du Zettelkasten. Cette notion d’angle ou de positionnement, je crois que je commence à la comprendre grâce à Queneau – et à ChatGPT. Encore que Queneau ressurgisse de façon anachronique, après ChatGPT. En demandant à l’AI de réécrire le même texte avec différentes voix – Carver, Bukowski, Ginsberg – j’ai immédiatement pensé à Exercices de style, que j’avais lu adolescent. À l’époque, ce livre m’avait amusé : la même scène d’un autobus répétée à l’infini, déclinée selon divers styles et conjugaisons. J’avais pris cela comme un passe-temps, du divertissement. L’écriture, pensais-je alors, était bien plus sérieuse ! L’écriture, c’était Proust, Gide, Sartre – des noms que je croyais gravés dans le marbre, souvent ennuyeux, mais que je respectais sans me demander pourquoi. Deux ans plus tard, la roue a tourné, et je me retrouve à nouveau dans le même cycle d’atelier d’écriture. Est-ce que j’ai progressé ? Je ne sais pas vraiment ce que cela veut dire. Mais je reconnais désormais ces cycles : les retours aux mêmes questions, les nouveaux points de vue sur les mêmes textes. Je sais aussi faire des fiches, recueillir des concepts et des tensions comme on récolte des patates dans un champ. Et peu à peu, je cède au protocole : je m’intéresse aux tambours, aux hochets, aux costumes bariolés, aux cercles – ceux des tambourins, des tipis, des yourtes. Comme si je m’apprêtais à faire le nécessaire, à préparer mes valises pour partir. À partir, enfin, dans l’écriture.|couper{180}

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Le cerf

La route s’étirait devant nous, droite, monotone. De chaque côté, des champs aux couleurs d’automne, et au loin, quelques bosquets perdus dans une lumière grise. Personne ne parlait. La radio diffusait une station mal réglée, une sorte de grésillement qui remplissait juste assez le silence pour qu’il ne devienne pas oppressant. Je conduisais. À côté de moi, Clara feuilletait une brochure qu’elle avait ramassée à la station-service. Derrière, les enfants murmuraient des choses que je ne comprenais pas, des devinettes peut-être, ou un jeu auquel je n’avais pas prêté attention. La fatigue était là, comme toujours après une journée trop longue. Ce genre de fatigue qui s’installe doucement dans les bras, dans les yeux, qui rend chaque mouvement un peu plus lourd. Et c’est là que le cerf est apparu. Il n’y a pas eu de signe avant-coureur. Pas de mouvement dans les champs, pas de bruissement. Juste lui, planté au milieu de la route, immense. Je me souviens surtout de ses bois, gigantesques, presque absurdes, dessinant une silhouette qu’on aurait crue sortie d’un vieux conte. J’ai freiné. Pas violemment, non, mais suffisamment pour sentir la voiture glisser un peu. Le fossé s’est rapproché, trop vite. Et puis, l’impact. Ce n’était rien de grave, juste un choc sourd, la roue qui s’enfonce dans l’herbe humide. La voiture s’est arrêtée là, légèrement penchée. Personne n’a crié. Clara a lâché un petit rire nerveux. — Ce cerf… Tu l’as vu, toi aussi ? Derrière, les enfants étaient silencieux. Pas de pleurs, pas de questions. C’est ça qui m’a frappé, je crois, leur absence de réaction. Je suis sorti pour examiner les dégâts. L’air était plus froid que je ne l’avais imaginé. Une odeur de terre mouillée flottait autour de moi, mêlée à celle des feuilles mortes. Je me suis penché. Rien de sérieux. Une éraflure, un peu de boue sur le pare-chocs. La voiture s’en sortirait bien mieux que nous. Je me suis redressé, et c’est là que j’ai remarqué. Le cerf avait disparu. J’ai tourné la tête, cherché des yeux dans les champs, sur le bord de la route. Rien. Pas un bruit, pas un mouvement. Comme s’il n’avait jamais été là. La route, en repartant, semblait différente. Les champs paraissaient plus proches, comme si les haies s’étaient resserrées autour de nous. Le ciel était plus bas, plus lourd. Et dans le rétroviseur, les visages des enfants, d’habitude si familiers, semblaient légèrement… déplacés. Clara parlait de choses banales. Je ne l’écoutais qu’à moitié. Sa voix me parvenait comme à travers un mur. Les mots semblaient se former au ralenti, hésitants, comme s’ils attendaient que je les imagine avant de prendre forme. Les rêves ont commencé peu après. Des couloirs sans fin, gris, humides. Des murs qui palpitaient doucement, comme des organes vivants. Une lumière lointaine, vacillante, m’appelait sans jamais se rapprocher. Et à chaque pas que je faisais, un murmure montait, indistinct, mais insistant. Au matin, rien ne semblait changer. Rien, sauf le silence. Un silence plus dense, presque tactile. La bouilloire prenait trop de temps à siffler. L’horloge marquait les secondes avec un léger décalage. Clara, elle, était là, mais différente. Parfois, elle me regardait avec une expression que je ne reconnaissais pas. Ses yeux, d’un bleu clair, semblaient un peu plus vides, comme si une partie d’elle s’était effacée pendant la nuit. Une nuit, je me suis levé. La maison était sombre, immobile. L’air avait cette densité étrange que j’associe désormais aux rêves. J’ai ouvert la porte d’entrée et je suis sorti. Le vent était là, mais il ne bougeait rien. Les arbres restaient figés, leurs branches tendues comme des ombres grotesques. Le ciel n’avait plus de profondeur : une toile grise, plate, étouffante. Et alors, j’ai compris. Le monde ne tenait plus. Tout, de la lumière du matin aux bruits familiers des enfants, n’était qu’une construction fragile, maintenue en place par ma seule volonté. Je n’ose plus détourner les yeux. Car si je le fais, si je cesse de regarder, tout cela pourrait s’effondrer.|couper{180}

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L’oeil dans la vitre

Je suis venu ici pour fuir. C’est ainsi que j’ai présenté les choses à mon éditeur : un besoin de calme, de recul, de "se concentrer sur l’essentiel". Il avait hoché la tête avec un sérieux feint, mais cela m’importait peu. La commande était claire : écrire une biographie de Philippe Descola. Le projet me semblait vertigineux, écrasant. Trop immense. Chaque tentative pour poser des mots sur l’homme, sur sa pensée, se fracassait contre le vide. Je me suis réfugié dans ce hameau du Cher, un endroit où les collines ondulent sans fin, comme figées dans un éternel soupir. Les maisons y sont grises, tassées, silencieuses. Ici, l’automne ne semble pas passer : il stagne, il s’étire, il enveloppe tout de sa lumière grise et humide. Je marche beaucoup. C’est une habitude que j’ai prise, une sorte de rituel. Les chemins bordés de haies vives sentent la terre retournée, le bois mouillé, les feuilles mortes. Parfois, au détour d’un champ, une cheminée fume, et cette odeur âcre m’évoque l’enfance — non pas celle que j’ai vécue, mais une autre, rêvée, celle que j’aurais voulu avoir. Un jour, je découvre la maison. Elle se dresse à la lisière d’un marais, cachée en partie par des ronces qui semblent s’agripper à ses murs comme des griffes désespérées. Les pierres sont noires, rongées par le temps et l’humidité. Le toit s’affaisse. Pourtant, une fenêtre, unique, brille au centre de la façade. Elle est trop propre. C’est la première chose que je remarque, et cette pensée me dérange. La vitre reflète la lumière d’une manière qui semble presque hostile, comme si elle me défiait. Je m’arrête. Je regarde. Les jours passent. Je reviens, sans même m’en rendre compte. Mes pas me mènent toujours à cette maison, à cette fenêtre. Je ne fais que l’observer, de loin. Chaque fois, je me dis qu’il faudrait rentrer, reprendre mon travail, mais mes jambes s’ancrent au sol. Un jour, je remarque un détail. Un arbre, tordu comme une vieille main, se dresse près de la maison. Ses branches, maigres et blafardes, semblent se tendre vers la fenêtre. Elles ne bougent pas, même sous le vent. Les rêves commencent. Ils ne sont d’abord qu’une brume, diffuse, sans contours. Puis viennent les corridors : étroits, suintants, où les murs semblent vibrer sous une respiration sourde. À chaque pas, des ombres furtives s’agglutinent, des murmures indistincts surgissent, mêlés à un bourdonnement sourd, presque organique. Une lumière apparaît. Vacillante, lointaine, elle flotte comme une étoile mourante. Elle ne m’appelle pas, et pourtant, je m’approche. Mais à chaque fois, elle recule, s’échappe, s’efface. Je me réveille en sursaut, la gorge sèche, le cœur battant. Puis, tout a changé. Les rêves m’ont happé, m’ont emporté dans un espace immense, infini, où il n’y avait ni haut ni bas, seulement des lignes qui se déformaient, des perspectives impossibles. La lumière, cette lumière, était partout. Elle perçait mon esprit d’éclats insoutenables, comme si elle cherchait à exposer quelque chose que je refusais de voir. Un souvenir a surgi. Le visage de ma mère, dans un jardin d’hiver, me tenant la main. Mais tout était faux : sa peau était froide, son sourire figé, et la lumière blanche autour d’elle semblait grésiller, comme une flamme sur le point de s’éteindre. Les jours se fondent dans une répétition absurde. Chaque matin, je sors, je marche. Le sentier jusqu’à la maison est devenu une obsession, une nécessité. Le silence autour d’elle est étrange. Pas un oiseau, pas un bruissement. L’air lui-même semble retenu, comme si le temps suspendait son souffle. Une nuit, j’y suis retourné. L’air était lourd, chargé d’une odeur âcre, celle du bois brûlé. La brume s’élevait en volutes épaisses, s’accrochant à mes jambes, ralentissant ma marche. La fenêtre brillait faiblement. Non, elle pulsait, comme un cœur à l’agonie. Je m’approchai, hésitant. À chaque pas, le sol s’enfonçait légèrement sous mes pieds, comme une terre détrempée par des siècles de pluie. Ma main toucha la vitre. Elle était tiède, vibrante, presque vivante. Puis, sans bruit, un souffle glacé s’en échappa. Une odeur indescriptible m’envahit : terre mouillée, décomposition, mais aussi une fraîcheur minérale, comme si l’air avait traversé des cavernes oubliées. La lumière s’intensifia. Elle s’élargit, s’éleva, jusqu’à remplir tout mon champ de vision. Une pulsation sourde montait du sol, résonnait dans ma chair, faisait vibrer mes os comme un tambour. Je tombai à genoux. Ce que j’ai vu alors... je ne saurais le décrire. Ce n’était pas une image, mais une impression, une déchirure dans la réalité. Un espace infini, strié de lignes mouvantes, où des formes titanesques ondulaient sans jamais émerger complètement. Une force immense, muette, pesait sur moi, me scrutait, m’écrasait de son silence. Puis tout s’est arrêté. La lumière s’est éteinte. La fenêtre est redevenue un rectangle noir, vide, impersonnel. Je me suis relevé, tremblant. Je me suis éloigné sans me retourner. Mais depuis, je sais qu’elle est là, qu’elle attend. Et moi, je ne pourrai pas résister longtemps.|couper{180}

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La médecine à l’époque Edo au Japon

Dans le cadre de mes explorations littéraires et documentaires, j’ai découvert un article intéressant sur la médecine Kampo, une pratique issue de la période Edo au Japon. Cette découverte m’a incité à approfondir le sujet, non seulement pour en comprendre les bases historiques, mais aussi pour explorer comment cette approche s’inscrit dans une réflexion plus large sur la tradition et la modernité|couper{180}

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fictions

Le premier mensonge

Dans "Le premier mensonge", le narrateur nous plonge dans les souvenirs d'enfance d'un protagoniste, où un simple mensonge pour éviter les moqueries à l'école déclenche une série de comportements déviants. Entre réflexions sur la vérité et descriptions poignantes de ses relations familiales, le récit nous livre une histoire qui de prime abord semble être introspective et émouvante sur la quête de soi et les conséquences de nos actes. Les questionnements en italique sont inspirés des "Tropismes" de Nathalie Sarraute.|couper{180}

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Lectures

Bien des années plus tard : l’étrange destin du réalisme magique

"Bien des années plus tard", ce début inoubliable de Cent ans de solitude continue de hanter des générations de lecteurs. Le réalisme magique, ce mélange unique de merveilleux et de quotidien, a marqué l’histoire littéraire mondiale, devenant l’un des courants les plus emblématiques du XXe siècle. En France, il a fasciné, captivé, saturé, avant de s’effacer presque totalement. Cet article revient sur cet âge d’or où Borges, García Márquez, Amado et tant d’autres portaient une voix éclatante venue d’Amérique latine, et explore les raisons de son lent effacement dans la conscience littéraire collective. Que reste-t-il aujourd’hui du réalisme magique, sinon des œuvres intemporelles et une nostalgie douce-amère ?|couper{180}

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