La mauvaise foi
—Toutes ne sont pas capables d’une véritable méchanceté. Très peu en sont véritablement capables. Presque aucune dans le fond. Encore faut-il savoir faire le distinguo entre méchanceté et bêtise, me dit-il en allumant une énième cigarette.
C’est à ce moment là que je tendis l’oreille. Jusque là, Georges m’avait tellement saoulé avec ses sentences à rallonge je me m’étais inventé une paire de boules Quies imaginaires que je me collais dans les oreilles sitôt qu’il démarrait sa litanie de vieux schnock.
Pour moi il n’était qu’un vieux con comme tant d’autres qui tentait de se refaire une sorte de dignité après avoir fait chier le monde entier tellement il était imbu de sa personne. Tout à fait le genre de sexagénaire à qui nous devions, nous les jeunes, cet horizon bouché qui s’étend désormais devant nous.
Lui et ses congénères avaient tout bousillé de la planète, comme des traditions ancestrales, de l’humanisme en général. Et lorsqu’on se penchait sérieusement sur les raisons d’un tel désastre on ne trouvait au bout de tout ça que le désir de jouir égoïstement et sans vergogne. Dans sa vieille gueule édentée revenait le mot liberté, qu’il fallait traduire en langage d’aujourd’hui par irresponsabilité.
Et là en plein barouf, alors que je cavalais d’une bécane à l’autre par -10° dans le grand bâtiment ouvert à tous vents je le revois encore, appuyé sur un carton, usant et abusant de ce ton doctrinal pour causer de la vie et des femmes.
A l’écouter il les avait toutes baisées, des jeunes, des moins jeunes et des archi remoulues. Tout ça pour quoi ? Pour se prouver quoi ? Je me l’étais demandé durant les 5 premières minutes, le jour de mon embauche quand on m’avait affecté au colisage avec lui.
Ce gros dégueulasse n’en fichait pas une ramette cependant que je ne m’en étais pas rendu compte de suite. Ce ne fut que quelques jours après que j’ai compris à quel point il était passé maitre en matière d’enfumage.
Je faisais le job en silence désormais. Dès qu’il l’ouvrait j’accélérais un peu plus encore la manœuvre. Sa flemme me boostait étonnamment.
Mais sa dernière phrase malgré tous les efforts que je déployais continuait à tournoyer dans ma cervelle.
Toutes ne sont pas capables d’une véritable méchanceté...
Et évidemment je pensais à Joyce.
Je pensais à cette salope de Joyce qui m’avait pourri la vie durant des mois, peut-être même des années et qui, malgré tous mes efforts pour l’enterrer sous une épaisse couche d’oubli, continuait de me hanter. Sans doute comme la mémoire des guerres hante ces vétérans qui ne sont plus que des moitiés, des bouts d’homme, des presque plus rien, des quantités négligeables, des ruines qui s’éboulent dans une bouche, une gueule sombre, une gueule cassée. Un orifice buccal qui ne sert plus guère qu’à vomir sur la vie et les hommes.
Après Joyce, je n’avais guère dépassé les trente ans que je n’étais déjà presque plus qu’une épave. Cependant je serrais le peu de dents qu’il me restait, je ne voulais pas arriver à la rue, je m’accrochais à tous ces boulots de merde que la boite d’intérim me refilait. Je faisais toujours de mon mieux et même plus.
A la vérité je me sentais tellement merdeux en tout, que j’en faisais des caisses, avec cette peur au ventre toujours qu’on ne découvre pas le pot aux roses, mon terrible handicap, ce dégout total des gens et de la vie en général.
Alors je mimais farouchement l’entrain, la bonne humeur, comme un clébard remue la queue et lèche la main qui le frappe de peur d’être une fois encore battu.
Seul la rue, et cet effroi de la déchéance totale à m’imaginer devoir y retourner encore une fois de plus me faisait mettre les bouchées doubles.
Parfois j’en étais à me demander si en finir en me jetant sous une rame de métro, du haut d’un pont, ne serait pas la panacée que je refusais obstinément d’avaler. Car en plus d’avoir à encaisser la trouille de déchoir s’ajoutait la trouille de crever. Je n’étais pas bien fier de qui j’étais en ce temps là.
— Très peu en sont véritablement capables, presque aucune.
Evidemment ça ne pouvait tomber sur nul autre que moi. Sans doute la seule femme au monde à pouvoir être vache à ce point s’appelait Joyce et je l’aimais comme je n’avais jamais aimé qui que ce soit.
12 heures, l’heure du déjeuner. Georges et moi dans la petite pièce attablés avec d’autres silhouettes. Eclairage glauque d’un néon, il fait un peu plus chaud ici grâce au canon à chaleur électrique que la direction nous a gracieusement offert. Il faut juste ne pas s’assoir devant.
Le petit bruit du papier d’argent que l’on déplie pour récupérer le sandwich, le bouchon d’une bouteille de rouge qui se détache de son goulot, peu de mots sinon pour rompre cette gène du silence de temps à autre. Les chiffres du loto, le dernier match de football, des histoires mécaniques à propos de pannes de bécanes, de la gueule du contremaitre, des rumeurs glanées ça et là à propos du renouvèlement des CDD qui seront reconduits ou non.
Georges trône au bout de la table. Lui possède une gamelle thermostatée. Son épouse lui prépare des petits plats. Ce qui ne l’empêche pas de la traiter de connasse à tout bout de champs lorsqu’il ressent le besoin d’en parler.
—Ma connasse de femme, il dit.
Les autres sont pour la plupart étrangers, des africains, des arabes. Ils mangent en silence et semblent n’accorder aucune importance à Georges. Par contre il faut voir leurs regards. Des regards fatigués, sombres , luisants et humides comme des têtes de loutres. Parfois l’un sourit poliment, mais le plus souvent ils se taisent. Le silence n’a pas de prise sur eux.
En fait, à bien me souvenir de ces moments où nous partageons nos repas, il n’y a guère que Georges qui parle, c’est comme un transistor qu’on allume et dont on ne se soucie plus vraiment.
Le soir, la nuit tombe vite et je traverse le grand parc pour rejoindre le RER. J’aime ce moment qui me lave de la journée de boulot. Un bon quart d’heure de marche dans une presque totale obscurité. Puis l’éclairage des quais, les silhouettes des voyageurs, un bruit électrique qui s’intensifie au fur et à mesure que je m’en approche. Passage d’une fréquence à l’autre.
Lara habite une impasse dans le quinzième et m’a accueillit à nouveau. Une chic fille Lara. Je ne sais pas le genre de relation que nous entretenons. Ce n’est pas vraiment de l’amitié, c’est plus une solidarité naturelle. Nous nous sommes vite entendus, on ne se fait pas suer. C’est une sauvage et moi un ours. De temps en temps elle reçoit un de ses amants et pour me prévenir elle baisse le store à la fenêtre du salon. Je sais que je dois rejoindre la piaule qu’elle me prête sans avoir besoin de la saluer. Tout cela n’a jamais été exprimé à haute voix. Tout est dans l’implicite et j’adore l’implicite.
Il n’y a aucun bruit dans la maison, Lara si elle jouit le fait en silence. Les hommes qui la visitent sont silencieux également et semblent défier la pesanteur, car lorsqu’ils partent je n’entend pas craquer les marches du vieil escalier.
Il arrive qu’en pleine nuit l’un de nous se réveille et se rende à la cuisine au rez de chaussée. Alors on remet du charbon dans le poêle pour réchauffer la maison, on se fait du café, du thé et on s’assoit sur le banc à feuilleter un magazine, un livre. Parfois il arrive aussi que lorsqu’on rejoint la cuisine ainsi dans l’insomnie l’autre soit déjà là, que la chaleur douce nous invite à pénétrer dans l’intimité facile. Ce dont nous nous défendons. Ce lien si étrange soit-il entre homme et femme qui ne couchent pas, dans mon état, ma situation, est extrêmement précieux. C’est du respect mutuel, du vrai respect.
Parfois allongé sur mon lit dans l’obscurité j’entends encore la voix de Georges et ses propos abracadabrants sur les femmes.
—Toutes des salopes, toutes des connes, et d’une bêtise la plupart, elles ne sont bonnes qu’à baiser.
Je pense à Joyce à ces moments là et je retrouve ce petit animal apeuré en moi. Joyce à ces moments là est nue allongée près de moi, son corps est celui d’une géante, elle n’a plus rien d’humain. Encore un peu et je glisserais vers la facilité de la considérer monstrueuse ou démoniaque. Et puis je me souviens de tous les moments que nous avons partagés ensemble, de sa voix, de ses yeux, de tout ce que l’on échange d’âme à âme au delà du temps qui nous sera indubitablement imparti une fois celui ci écoulé.
Et je repousse au loin, le plus loin qu’il m’est possible de le faire la voix de Georges et toute la mauvaise foi dont il déborde, dont nous débordons sans doute tous.
Mais le lendemain, il faut tout recommencer à nouveau. Il fait toujours nuit lorsque j’arrive à la boite, et Georges et là, appuyé sur son carton en train de se la couler douce. J’ai envie de lui en foutre une mais je lui tends la main, bonjour Georges bien dormi ?
— Ma conne de femme a ronflé toute la nuit j’ai pas fermé l’œil dit-il
Voilà, maintenant on peut se mettre au travail, la radio a des piles neuves, avec un peu de chance la journée passera vite.
Post-scriptum
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Faites au mieux
—Faites au mieux… Phonétiquement j’eus un doute. Fête ou faites. Je perdis quelques heures en supputation sans oser demander de précision. Il vaut mieux ne jamais poser de question en réunion. C’est très mal vu. Les jeunes se font avoir régulièrement. Les jeunes posent des questions en réunion. Un ange passe. Les vieux sourient intérieurement. Mais ils ne le montrent pas bien sûr. Avoir un jeune en réunion c’est toujours une attraction à ne pas louper. Chacun doit faire sa petite expérience. Et Au mieux, OMIEUX ? était-ce le nom d’un lieu-dit où la fête se tiendrait si, dans mon incompréhension totale, en tâtonnant je dusse m’y rendre. Je me doutais que ce ne pouvait être si simple, et puis c’était illogique d’envoyer ainsi un employé faire la fête avec tout ce travail encore à faire. Je fis semblant de ne pas avoir entendu ce que je venais de penser et je hochai la tête en silence. Ce fut la réponse attendue. Un ou deux jeunes gens posèrent des questions saugrenues, des anges passèrent et repassèrent, les vieux furent, comme chaque lundi matin, hilares intérieurement. Je sortis mon calepin pour faire des gribouillis destinés à faire baisser la tension nerveuse, pour m'évader tout en étant là, pour être attentif autrement à tout ce qui pourrait se dérouler là. Mais tout de même cela me préoccupa durant quelques heures encore. Car ne faisais-je pas déjà du mieux possible à peu près chaque tâche qui m’incombait. Fallait-il faire encore faire mieux que d’habitude ? Fallait-il faire mieux que mieux, c’est à dire mal au final ? Un étrange doute accompagné de plusieurs soupçons naquirent comme des champignons après les pluies d’octobre, étaient-ils comestibles, toxiques, je me penchais encore des heures sur l’embarras du choix et fit chou blanc comme il se doit. A la fin de la journée je n’avais strictement rien fichu. Le directeur entra en trombe dans la salle, s’approcha du bureau derrière lequel j’étais et il me demanda :— alors c’est fait ? Sans ciller je hochais gravement la tête. Il exhiba un sourire satisfait. Ce qui était une chose excessivement rare pour être marquée d’une pierre blanche. Où allais-je dégotter une pierre blanche à cette heure cependant ? Je l’ignorais. Puis la semaine passa et nous passâmes tous en même temps à toute autre chose. C’est à dire à la semaine suivante. Nous avions tous fait au mieux sans nous appesantir plus qu’à l’ordinaire. Nous serions prêts pour la prochaine réunion hebdomadaire. Aucun incident notoire ne pourrait l’empêcher. A part la fin du monde si elle daignait arriver comme un cheveu sur la soupe. Encore qu’on peut encore avaler la soupe nonobstant le cheveu , quand on n’est pas bien fier, quand on veut faire au mieux, et surtout ne pas se poser de question insoluble.|couper{180}
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Se lancer
D'après une idée d'atelier d'écriture où je ne pense pas avoir tout compris du premier coup. Mais, je me lance tout de même Photo découverte sur l'excellent site https://www.michellagarde.com/ dans ses dramagraphies Il faut vous lancer… on ne sait pas comment vous le dire… et sur tous les tons… lancez-vous… Je mis un temps avant de comprendre qu’ils s’adressaient à moi. Ou du moins à eux-mêmes au travers de moi. Car il est extrêmement rare que l’on s’adresse vraiment à moi tel que je suis. Moi-même y parvenant une fois tous les dix ans et encore, assez difficilement Il fallait donc se rendre à l’évidence. Il fallait se lancer aussi dans cette approche. Je n’étais ni plus ni moins qu’un épouvantail, un homme de paille, à moitié Turc. Il insistaient sur la tête. Se lancer… ils me la baillaient belle. On ne se lance pas comme ça sans y penser. Sans y réfléchir. Sans établir de plan en tous cas. Peser le pour et le contre en amont mais aussi en aval. On oublie toujours l’aval. Sans compter qu’il faut en premier lieu une rampe de lancement. Une armée d’ingénieurs, des super calculateurs. Sans oublier la matière première, le béton, l’acier, le fer. Sans oublier la bonne volonté, une quantité très précise de hargne, ajouté à quelques soupçons de naïveté. Et puis c’est tellement trivial de le dire mais il faut tout de même le dire, pour se lancer il faut surtout le nerf de la guerre. Ça ne se trouve pas sous le sabot du premier cheval bai cerise venu. Tout une machinerie à mettre en branle, pour dégotter le fameux nerf. Sans oublier tous ces rencards. Rendez-vous chez le banquier avancez de deux. Rendez-vous à l’Urssaf reculez de trois. Sans oublier l’imprimeur, combien pour une publicité de lancement je vous prie. Et si je ne prends que le recto ? Attendez il me reste peut-être quelques pennies pour une ou deux capitales. C’est bien les Capitales pour lancer une campagne de lancement non. Ne pas être trop bégueule. Voir grand. Un flyer format A5. Avec en gros Demain, JE me lance.. Venez assister au spectacle. Deux francs six sous la place. Et ne croyez pas qu’il s’agit de l’homme Canon. Une vieille resucée de Luna parc. Rien de tout ça. Juste une tentative burlesque, tragique, comique ? Ah ah ah mystère et boule de gomme, vous le saurez si vous achetez le billet. Tarif promotionnel pour les Cents premiers : un francs vingt-cinq centimes seulement pour en prendre, EN AVANT PREMIERE , plein les mirettes. Lancez-vous ! laissez-vous tenter ! Venez nombreux assister au lancement.|couper{180}
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Tendre
travail d'élève, stage "oser, hésiter" mai 2023 Il faut tendre, sans être tendre, c’est à dire, ne pas céder comme le beurre cède au couteau qui rabote la motte ( négligemment le plus souvent) Il faut dire au couteau : Ce n’est pas parce que je compte pour du beurre qu’il faut en profiter ! Il faut tendre l’oreille, sans être dur de la feuille. Ceci étant dit si on tend l’oreille, ce n’est pas ce qu’elle va capter qui nous intéressera en premier lieu, mais plutôt se concentrer sur cette action machinale, vous savez, qui consiste à tendre une oreille. Comment tendre une oreille sans se casser les pieds, ou les casser aux autres, un enjeu de taille. Le placement du corps tout entier doit avoir une importance. Selon que l’on se tient de face ou de profil, on ne peut tendre l’oreille de la même façon. Idem si l’on est assis ou debout, voire allongé, et encore vivant ou mort, à dix-huit mètres de profondeur sous l’eau ou au sommet d’un poteau télégraphique. Le son frappe l’oreille suivent une règle de tangentes assez absconse mais bien réelle. Tendre du linge sur un fil demandera aussi un peu d’attention. Ne pas perdre de vue le fil, tout en tenant d’une main l’épingle, de l’autre la chemise— si c’est bien une chemise ( on peut le vérifier et modifier le mot ça ne changera pas grand chose sauf la phrase). Tendre vers le mieux, s’efforcer vers ça est à prendre avec des pincettes, sachant d’une part que le mieux est l’ennemi du bien et que d’autre part il faut savoir d’où l’on vient avant de prétendre se rendre où que ce soit. Mais si c’est vers un mieux, il y a de grandes chances que l’origine soit Un bien que l’on ne saurait supporter en l'étatUn mal que l’on cherche à renommerUne énigme, on ne sait pas d’où l’on part on se contente simplement d’emboîter le pas du plus grand nombre vers le mieux. Il faut noter les pistes consciencieusement pour ne pas s’égarer inutilement. Tendre vers une certaine précision, mais sans jamais l’atteindre de plein fouet, aucun carambolage n’améliore la précision. Aucun carambolage n’apporte quoique ce soit de bien précis si l’on n’en meurt pas, qu’on ne se retrouve pas hémiplégique, amnésique, amputé, groggy ou même indemne. On a juste assisté à un carambolage, peut-être même avoir endossé un rôle de premier plan, mais il ne vaut mieux pas profiter de l’occasion pour tendre vers la célébrité tout de même, où ce qui est la même chose, vers une idée toute faite. La précision ne s’atteint pas plus que la perfection, elle se rumine seulement, elle se rêve, on peut la désirer certes, la convoiter, mais la posséder serait beaucoup trop grossier. Tendre vers un soupçon de modestie à ce moment là si l'on sent que l’on s’égare, si l'on tend vers l'abus, l'extrême. Dans la tendance moderne d’arriver avant d’être parti, tendre est un verbe oublié. Enterré. Mais dont il faudra tout de même faire l'effort se souvenir pour ne pas sombrer à la fin des fins. Et puis par pitié, ne pas s’attendrir pour autant comme un bifteck sous le plat du couteau du boucher. Ne pas se ramollir. Quand bien même l'adversité produirait autant d' efforts démesurés pour nous nous maintenir dans l'ignorance ou dans l'oubli. Se réveiller le matin et toujours voir en premier inscrit sur un post-it qu’on aura collé sur la table de chevet la veille. TENDRE. En lettres capitales . Maître mot d’un début de journée . Ensuite si besoin est, se détendre en se levant, prendre une douche, un café si c’est absolument nécessaire. si l’on a pris l’habitude de s’imposer ce genre d’habitudes. Ce qui n’empêche nullement de tendre à les réduire voire les supprimer si elles ne vous servent à rien, si ce ne sont que de simples programmes installés dans la cervelle pour nous permettre de ne penser à rien.|couper{180}