janvier 2022

Carnets | janvier 2022

15 janvier 2022

J’ai eu beau mettre tous les radiateurs à fond, il fait froid dans l’atelier, un froid intense. C’est à un point qu’il n’y a plus que cela, que cette idée d’intensité qui m’occupe l’esprit. Dehors, le vent a chassé tous les nuages et il n’y a plus que du ciel bleu. Et je ne vois qu’un froid bleu. N’ai-je rien d’autre à penser, à faire ? Visiblement non. En ce moment, il n’y a que cette question, l’intensité que j’attribue au froid et au ciel bleu. Tout à l’heure, mon épouse me demandera : « Alors ? Tu as fait quelque chose ? » Je ne dirai rien, je secouerai la tête. Impossible d’expliquer cette sensation de froid, son intensité, ni l’étrange effet que me procure aujourd’hui le ciel bleu.|couper{180}

Carnets | janvier 2022

Le singe

Il y a un singe dans une cage que quelqu’un a jugé drôle d’affubler d’un costume. Un grand costume dans lequel le singe flotte et qui le rend ridicule. Mais le singe ne sait pas ce qu’est le ridicule. Derrière les barreaux de sa cage il aperçoit les visiteurs qui le montrent du doigt parfois en le prenant en pitié, parfois d’un air condescendant, d’autres fois encore en s’esclaffant — quel animal ridicule… Cependant le singe n’est qu’un singe et il ne comprend rien. Il tourne en rond dans sa cage et une idée lui vient. Imiter chaque visiteur. Aussi prend il un air de pitié face à tous ceux qui le regardent avec compassion, ou bien il découvre toutes ces dents face à ceux qui rient, et parfois aussi il mime l’indifférence face aux indifférents. Mais dans le fond de sa tête de singe il ne sait rien de tous ces mots, même en costume et si bon imitateur qu’il soit, un singe reste un singe.|couper{180}

Carnets | janvier 2022

14 janvier 2022

Il y a un singe dans une cage que quelqu’un a jugé drôle d’affubler d’un costume. Un grand costume dans lequel le singe flotte et qui le rend ridicule. Mais le singe ne sait pas ce qu’est le ridicule. Derrière les barreaux de sa cage, il aperçoit les visiteurs qui le montrent du doigt, parfois en le prenant en pitié, parfois d’un air condescendant, et d’autres fois encore en s’esclaffant : « Quel animal ridicule… » Cependant, le singe n’est qu’un singe et il ne comprend rien. Il tourne en rond dans sa cage et une idée lui vient : imiter chaque visiteur. Aussi prend-il un air de pitié face à tous ceux qui le regardent avec compassion, ou bien il découvre toutes ses dents face à ceux qui rient, et parfois aussi il mime l’indifférence face aux indifférents. Mais dans le fond de sa tête de singe, il ne sait rien de tous ces mots. Même en costume et si bon imitateur qu’il soit, un singe reste un singe.|couper{180}

Carnets | janvier 2022

13 janvier 2022

tableau de Didaum, Didier Aumignon Il fait beau. Il fait froid, mais beau. C’est con comme phrase. Tellement con que soudain j’ai eu une illumination. Eurêka ! Je suis désormais un génie ! Je fais mouche à tous mes coups désormais, et je peux répéter l’opération sans les mains, sans les pieds. Badaboum ! Même la chute, tout à fait bien ! Merci, mais à qui ? Au Mignon, sors de ce corps, nom de Dieu !|couper{180}

Carnets | janvier 2022

12 janvier 2022

J’aurais aimé écrire des faits divers. Cela manque à ma formation d’écrivain. C’est peut-être en raison de cette lacune que je divague tellement en me servant d’images, de métaphores, de tout ce que j’ai à ma disposition finalement. Ce très peu acquis sur les bancs d’une scolarité tout à fait approximative. Dans un canard local. Pas dans un grand journal, non, je n’ai pas envie de faire des bornes. Disons une périphérie d’une cinquantaine de kilomètres au max. Mettons jusqu’à Lyon ou Valence, puisque je suis exactement entre les deux. Encore qu’en ville, pour trouver une place de stationnement, ce soit une galère. D’ailleurs, j’y vais le plus rarement possible, et de préférence en train. Enfin bref. Adultères qui se terminent mal, meurtres en tous genres, vols de sac à main, braquages d’épiceries ou d’églises, vol à l’étalage, escroqueries de retraités, abus en tous genres, bref tout ce que peut contenir la catégorie merveilleuse des faits divers autant que variés. Bien sûr, je ne serais pas le premier. D’autres y ont déjà pensé, notamment Truman Capote et Calaferte. D’ailleurs, cette idée, je la dois plus à Calaferte qu’à Capote. C’est dans une aridité de mots que le journaliste tente d’énoncer par les faits la vérité des faits et rien d’autre. La vérité des faits, c’est seulement ce qui m’intéresse certains jours. Et encore, retirons le mot « vérité ». Les faits, juste les faits, pour les divers tissements, on verra ça plus tard.|couper{180}

Carnets | janvier 2022

11 janvier 2022

L’obligation se heurte presque toujours au dégoût lorsque je pénètre dans un supermarché. Cet empressement à s’emparer de toutes ces denrées accessibles dans les rayons me navre et m’enivre. Parfois, je peux remplir tout un caddie de produits qui, si je me mettais à réfléchir vraiment, remettraient totalement en question mes illusions, mes croyances en matière de peur et de besoin. Il y a quelque chose de profondément désespérant dans la sensation d’avoir toutes ces choses que l’on pousse devant soi, dans ce chariot, jusqu’à la caisse. À ce moment-là, je me sens comme un animal. Un écureuil apeuré dont les petits yeux noirs examinent le paysage. oscillations saccadées, convulsions, petits sautillements avant-coureurs d'une panique. Le danger peut jaillir de partout. Notamment au moment de placer la carte bancaire sur la borne sans-fil ou dans la fente obscure. Toujours la trouille que le paiement soit refusé. Mais, si ça fonctionne, pas d'’alléluia,, pas d'hourra, il n’y a même plus d’explosion de joie. Je pousse le caddie plein jusqu’à mon véhicule et remplis le coffre machinalement en songeant déjà à autre chose, principalement à tout ce que je ne possède pas, à tout ce manque encore qu’aucun supermarché ne pourra jamais combler aussi aisément que celui dont je m’enfuis, la queue entre les jambes. Je ne me rassasie jamais de cet ersatz d’opulence. Ce qui me rend louche toute idée d’opulence. Le poison est dans mes veines, voilà.|couper{180}

Carnets | janvier 2022

10 janvier 2022

Une nuit de sommeil enfin. Le genre de nuit capable de produire ces rêves du matin où l’on sent que l’on met le doigt, enfin, sur quelque chose d’important, sur quelque chose qui nous échappait. On se réveille avec cette satisfaction étrange car, même si on a pu entrevoir cette chose qui nous échappe, si on a l’impression bizarre de l’avoir identifiée, et ce d’une manière extrêmement précise au moment même du rêve, aussitôt que nous nous éveillons, elle s’enfuit. Ce qui, au bout du compte, laisse une impression mi-figue mi-raisin. Ce qui, au bout du compte, laisse penser, oblige à penser, que la seule chose dont on peut être à peu près sûr, au bout du compte, c’est que nous courons encore et toujours après cette chose jusqu’au plus profond du rêve avec l’espoir de savoir ce que c’est. La seule chose qui mobilise notre attention, c’est cette compréhension soudaine que l’on entretient encore cet espoir, et ce quoiqu’on dise durant la journée, quoiqu’on pense durant celle-ci. L’idée claire que l’on conserve de tout cela, c’est qu’on n’est pas aussi désespéré qu’on l’imagine. Que cet espoir fait partie des besoins « physiologiques » de base, comme manger, dormir, boire et rêver. Hier, j’avais dentiste. Je déteste aller chez le dentiste. Se retrouver à la merci, la gueule ouverte, de ces deux femmes bardées d’instruments de torture, rien qu’à y repenser me soulève le cœur. Une qui gratte, fouille, râpe, lime et perce, tandis que l’autre dirige le petit tuyau d’aspiration de la bave. — Tournez-vous plus vers moi, ouvrez grand la bouche, voilà, c’est bien. Pas d’anesthésie. Le souffle du froid qui cherche la douleur en détartrant l’émail. C’est là qu’on ne peut plus trop se mentir. Lorsque les jointures des doigts deviennent blanches à force de placer toute sa concentration sur le serrage des pognes pour pallier la peur, pour ne pas montrer à quel point, putain, on est douillet. Et cette sensation de ridicule lorsqu’on découvre que tout ça n’est encore dû qu’à l’imagination, à la peur d’avoir peur, à la peur d’avoir mal, essentiellement, cette peur capable de créer une estafette de la vraie douleur. À classer dans la petite anthologie des échecs cuisants que rencontre le héros. Pour essayer de prendre du recul, je pense à ces périodes de guerre où l’on torture les gens en leur arrachant les dents pour qu’ils balancent des noms. La vache, je n’ai pas grand-chose à voir avec ces résistants. Possible que je livrerais père et mère pour que ça s’arrête. Mais je vis dans une époque de merde, je vis la fin du monde, je vis dans un monde où l’espoir s’amenuise de jour en jour, d’heure en heure. Je vis dans un monde où le seul héroïsme qui nous est autorisé est cet espoir de conserver un peu d’espoir. Et là je vois ce que j’écris. « Nous est autorisé. » Et toute l’étendue de ma paranoïa est sûrement contenue dans ces quelques mots. Ce qui en flanque encore un bon coup sur la nuque du prétendu révolté, de l’artiste, de l’écrivain, de cet orgueilleux, probablement plus trouille-cul que n’importe quoi d’autre. Ce pauvre type que je ne peux plus me cacher désormais d’être. Il faut que ce soit autorisé, comprenez. Parce que si cet espoir justement ne nous était pas laissé comme on laisse du mou à la chaîne d’un chien, sans doute ce chien crèverait-il, et surtout serait parfaitement inutile à son maître. Un chien en laisse sert à quelque chose forcément. Et peut-être que cette idée claire, lumineuse, que je traquais au fil des rêves, n’était rien d’autre qu’une sorte d’éblouissement, d’aveuglement pour ne pas voir ce chien, ces chiens en laisse et dont je fais partie intégrante. Je veux dire que même la contestation, la protestation, tout cela fait partie intégrante du processus sociétal. On ne peut jamais être totalement à la marge quoiqu’on pense ou dise. Même cinglé, enfermé au fond d’une cellule et ceint d’une camisole de force, on sert encore à quelque chose.|couper{180}

Carnets | janvier 2022

09 janvier 2022

Longtemps je me suis couillonné tout seul et de bonne heure. Par exemple en ouvrant ce blog à mon propre nom. En me disant tu vas créer un site où tu vas parler de la peinture de façon intelligible et correcte, que tout le monde pourra lire sans avoir de vertige. Sauf que, dans l’art de s’égarer, la rechute vers le bon sens est toujours à prévoir. J’avoue que je ne l’avais pas prévue ce coup là. Et qu’il m’arrive de temps en temps d’avoir le rouge au front, d’éprouver un genre de honte fabuleuse lorsqu’il m’arrive de relire certains textes. A ce moment là je me dis putain tu aurais au moins pu prendre un pseudonyme. Que va penser un tel une telle qui dans la vraie vie me connait. J’avoue que cette pensée m’a souvent taraudé. Mais en même temps cette honte, cette gène, aura été une magnifique alliée pour progresser vers moi-même vraiment. Car elle met en relief, cette honte, la binarité fatigante entre personnage publique et personnage privé si je puis dire. Entre mensonge et vérité. Lorsque j’écris je me fiche totalement de savoir si je mens ou si je dis la vérité, l’écriture aplanit ce genre de dilemme qui n’appartient qu’à la vie de tous les jours. Lorsque j’écris, je est un autre. Parfois il m’arrive encore de l’oublier, c’est ce que j’appelle « mes rechutes ». Ce sont des bribes de tous ces personnages que j’ai empruntés à un moment ou à un autre de mon existence et que j’ai transportées de mon imagination vers la vie de tous les jours. Cela vient surtout de ma formation d’autodidacte. Personne par exemple ne m’a jamais clairement expliqué qu’un roman, même s’il empruntait beaucoup à la réalité, n’était jamais autre chose qu’une fiction. Je veux dire qu’ à mes débuts, j’étais une bugne formidable, un couillon cosmique. Je vivais carrément tous les personnages qui me venaient à l’esprit. D’où une suite interminable de malentendus avec mes proches, puis avec le monde en général. Je ne me souviens plus très bien du jour où j’ai enfin compris le hiatus. Probablement à la mort de mon père, puisqu’aussitôt que je pense à la réalité c’est son image en premier qui surgit. Je me revois encore dans la salle d’attente du service où il a été hospitalisé à Créteil. La femme de ménage avait appelé les pompiers en le trouvant étendu au sol dans sa chambre. Puis elle m’avait téléphoné pour que je monte au plus vite depuis ma cambrousse. Ce qui avait bousculé tout un tas de choses en quelques instants. D’abord mon boulot de l’époque que j’ai du lâcher car le petit jeune homme qui était mon patron s’impatientait de ce trop de temps que je prenais pour me rendre chez mon paternel , puis ma bagnole qui au cours d’un voyage sur l’autoroute m’a lâché et dont le prix du remorquage mis des mois a être remboursé, à tempérament, sans compter les frais de réparation. Mon vieux avait été opéré d’un cancer du pancréas. Ce qui ne lui laissait pas énormément d’espoir, mais le peu tout de même, suffisant, pour que nous nous y accrochions désespérément. Puis le médecin avait évoqué une chimio et là patatrac mon père a renoncé. Il n’a pas pris ses médoc, il est resté au lit à caresser son chien et à s’abrutir de télé. Il n’a même plus ouvert le moindre roman policier ce qui fut le signe de la fin pour moi Et pourtant dans cette salle d’attente je me souviens très bien d’avoir encore eu la force d’imaginer, d’interpréter, d’écrire dans ma tête un texte en observant les personnes qui m’entouraient. C’était des étrangers dont la langue m’était inconnue. Je traduisais leurs propos en me moquant un peu de la théâtralité de leur ton, de leurs gestes, ils arrivaient par petites grappes avec énormément d’éclats de voix, d’effusion. Sans doute qu’un de leurs proches était là, lui aussi, de l’autre coté de la porte close en train de passer l’arme à gauche. Je me souviens que dans ce moment, l’un des plus graves de ma vie, sans doute, j’ai encore trouvé le moyen d’inventer un récit, une fiction. Ce fut le lendemain que le médecin m’appela de bonne heure."—Votre père n’en a plus pour bien longtemps voulez vous venir auprès de lui ? Et là j’ai dit non. Je me suis entendu dire ce non, c’était affreux. Je ne voulais pas affronter cette réalité là. Et j’ai laissé mon propre père crever tout seul comme un chien en me disant de toutes façons il est dans le coma à quoi cela servirait-il que je sois là près de lui. Et aussi une petite voix de gamin blessé à mort me disait—le monstre crève qu’il aille au diable alors que l’adulte en moi disait non c’est pas un monstre, tout au plus un homme ignorant, un type lambda qui a fait comme il a pu et qui ne semblait pas pouvoir grand chose coté affectif comme tu le souhaitais toi le petit gars. Bref, pendant que je dialoguais ainsi avec moi-même mon père est mort tout seul. J’ai raté un sacré moment. C’est à partir de ce ratage que j’ai commencé à soupçonner que ça ne tournait pas très rond chez moi. Que je vivais plus dans l’imaginaire que dans une quelconque réalité commune. Du coup la suite m’ouvrit les yeux. D’abord la morgue où j’eus l’impression de voir un vieux gamin vidé de toute la terreur et de la haine qu’il m’inspirait autrefois en tant qu’homme. Puis un ou deux copains qui étaient là allez savoir comment et pourquoi. Enfin l’enterrement là bas dans l’Allier. Le convoi, les sandwichs que me tendait mon épouse tandis que je tentais de ne pas perdre de vue le corbillard sur l’autoroute. Je ne savais pas que la mort nous obligeait à nous goinfrer autant, ceci dit en passant. Enfin l’enterrement en lui même, le croquemort qui disait un truc bateau compris dans la prestation, car je n’avais rien préparé à lui faire lire, un tout petit comité, mon frère qui jette une fleur et qui se retourne vers moi en disant —merde elle est tombée à coté du cercueil. Comment voulez vous que je ne parvienne pas à rire encore de tout ce merdier ? je veux dire au moment où j’écris ces choses. Car vraiment dans l’instant présent je n’en menais pas large du tout. C’était au delà de l’affreux, du désespérant, de l’ennui tout court. Mais c’est depuis lors que je vis ma vie avec une austérité quasi monastique. Et si j’avais un conseil à donner aux écrivains en herbe, ce serait exactement cela, de ne se fier qu’aux faits, aux événements tels qu’ils sont dans leur vie de tous les jours, de bien séparer l’imagination de la vraie vie. Et avec ça ton mouchoir par là dessus, bon courage … Mais bon, les conseilleurs ne sont pas les payeurs, et puis à chacun de faire sa propre expérience. De quoi je me mêle. Donc du coup oui c’est mon vrai nom, celui marqué sur ma carte d’identité dont je me sers pour ce blog mais au bout du compte je me demande s’il ne vaut pas autant qu’un pseudonyme que j’aurais pu inventer un jour. Car personne ne connait jamais personne, la plupart du temps on interprète tellement les faits, les gestes, les dires en pensant que tout cela est la réalité alors que souvent on s’écrit à soi-même un roman. Parfois ce n’est qu’un seul roman et inachevé en plus par la mort de son auteur. La rechute c’est aussi cela. C’est se dire que la vie n’est pas un roman, qu’autour de nous il y a de vrais personnes en chair et en os qu’il ne faudrait pas trop souvent heurter, abimer, ni non plus louer excessivement. Il faut se souvenir de temps à autre aussi que la mort est là toujours qui rode et nous réveille avec sa petite odeur de pourriture aigre douce. Et puis une fois la rechute passée, se remettre au boulot, encore et encore avec un œil plus vif, plus de discernement et l’amour peut parfois aider bien sur, mais il n’est pas nécessaire autant que la méchanceté, la rage, la colère et bien sur une bonne dose de désespoir.|couper{180}

Carnets | janvier 2022

5 janvier 2022

Je lis beaucoup, et souvent des choses aussi hétéroclites que monomaniaques – à petites doses, pour ne pas trop en abuser. Internet est un terrain fertile pour cela. L’un des thèmes récurrents qui m’interpelle est la soif de silence, exprimée par certains, et qui fait écho à la mienne. Curieusement, chaque fois que je lis sur le silence, une envie irrépressible de faire du bruit monte en moi. Une réaction presque pavlovienne, comme ces interminables repas dominicaux de mon enfance où, au milieu des palabres adultes, il était interdit aux enfants de parler. « Vous dites n’importe quoi pour vous rendre intéressants », nous lançait-on. Ma grand-mère paternelle, particulièrement prompte à brider notre effronterie, interrompait d’un ton sec chaque mot que mon frère ou moi tentions de placer : — Mais quand donc vas-tu te taire ? Ce refrain, aussi agaçant que comique, déclenchait en nous un défi silencieux : troubler ces conversations autant qu’il nous était possible. La créativité devenait notre arme. Je lançais des provocations mi-sérieuses, mi-insolentes : — Pourquoi les pierres n’auraient-elles pas une âme, comme les arbres et les insectes ? — L’anglais, c’est facile, il suffit de parler français à l’envers. Ce jeu nous faisait rire, mon frère et moi, mais la frustration grondait sous la surface. Ces souvenirs me reviennent parfois, étrangement précis, comme l’eau d’un évier qui se vide en tourbillonnant de plus en plus vite. Aujourd’hui, les anecdotes familiales continuent, mais elles ont pris une tournure différente. L., six ans, a signé un mot de l’école à la place de ses parents, comme une preuve d’autonomie désarmante. J’ai ri en l’apprenant, bien sûr. Mais ma femme, moins amusée, a vu dans cet acte un signe grave de désobéissance. Nous avons évoqué les enfants d’aujourd’hui, qui semblent évoluer dans des réalités plus complexes que les nôtres. « M. dealait des cartes Pokémon il y a deux semaines », ai-je rappelé, entre l’amusement et la perplexité. Ces petits actes de rébellion enfantine m’apparaissent comme une manière pour eux d’exprimer leur place dans un monde en mutation. Je crois qu’avec l’âge, nous ne nous souvenons pas si bien de notre propre enfance. Nous la reconstruisons, l’enjolivons, lui donnons une cohérence qu’elle n’a jamais eue. Chaque souvenir devient une fiction, chaque vide, une narration. Et pourtant, nous persistons à chercher du sens dans ces fragments épars, comme si l’obligation de tirer des leçons justifiait tout. Alors, quoi faire de l’information ? L. forge les signatures. M. revend des cartes Pokémon. Est-ce une tragédie éducative, ou simplement une part de ce théâtre de l’enfance qui nous échappe toujours ? — Tu m’énerves, tais-toi ! a fini par dire ma femme, excédée par ma désinvolture. Je n’ai pas répondu. J’ai remis mon casque audio et poussé le son à fond.|couper{180}

Carnets | janvier 2022

Le garde-notes

( petite contribution à l'agenda ironique de janvier 2022) Tandis que les autres demeuraient silencieux, il se mit à aller et venir, fouillant dans tous les tiroirs. — Ne vous en faites pas, je vais bien arriver à mettre la main dessus, ce n'est pas que je sois désorganisé, pas du tout, mais vous comprenez, il s'agit d'une lettre manuscrite et aujourd'hui tout est informatisé. classé par date de réception, dans des dossiers, et même pour être précis des sous-dossiers. Et quand on a un système de classement aussi efficace on s'y attache n'est-ce pas. En ce qui me concerne je suis très attaché au progrès, à chaque fois qu'une nouvelle technique surgit, notamment dans le domaine du rangement, du classement, je m' attache immédiatement, très facilement à toutes ces avancées technologiques vous savez. Oui ! je me rappelle l'avoir mise quelque part dans cette commode qui d'ailleurs n'est pas commode du tout. Il fouilla dans tous les tiroirs, puis penaud se retourna vers eux. — Je suis vraiment embarrassé, ça ne se produit jamais. Mais il s'agit d'une lettre manuscrite et de plus en langue italienne, écrite par un vieil homme que je n'ai vu qu'une fois, voyons quand est-ce que je l'ai vu, c'était en juin, oui en juin, il est venu seul je m'en rappelle maintenant. Je lui ai même servi une orangeade tellement il faisait une chaleur insupportable... L'un des visiteurs changea le poids de son corps d'une jambe l'autre ce qui fit craquer le parquet de chêne. La voix s'interrompit un instant, puis repris — Je vais la trouver, bien sur, c'est impossible qu'il en soit autrement. D'ailleurs maintenant que j'y repense le vieil homme avait dit que vous alliez en faire une tête, il riait tout seul en marmonnant dans sa barbe et avec son accent inimitable... ( il rit ) il a même parler de se revancher de tous les coup fourrés que vous lui auriez faits. — Ce n'est pas fini ton numéro le garde-notes ? dit une voix à l'accent italien, je te donne 5 minutes pour retrouver ce papelard ou bien je te découpe en morceaux et je te donne à bouffer aux cochons. L'homme se retourna à peine surpris et considéra la brochette d'individus mal famés. Sans perdre son sang-froid il répliqua que s'il arrivait d'aventure que l'histoire s'achève ainsi, ça ne les avancerait pas plus. Qu'ils seraient tous Gros jean comme devant. — Grrojean ? tu nous insultes en plus ? laissa échapper un petit râblé bedonnant, dont l'allure n'avait rien à envier aux sicaires de Scorcèse. — On se calme les gars dit un autre, on ne va pas s'étendre dans le mélodrame, Monsieur va se concentrer, il va retrouver la lettre et nous la donner, nous ne sommes pas si pressés que cela non ? ça doit faire pas loin de 20 piges qu'on l'attend cette bafouille. — Ange s'il te plait fais un effort pour une fois, tu vois bien que Monsieur fait ce qu'il peut... L'horloge sonna la demie et un coucou fit une irruption éclair, ce qui fit sursauter tout le monde, sauf le chat qui dormait à pattes fermées sur un coussin près de la fenêtre. Une fois la surprise passée l'atmosphère se détendit. —Enfin la voici, elle était coincée entre le tiroir et le plateau de la table. Mais asseyez-vous, je vous en prie, ne restez pas debout. Aussitôt les 4 hommes s'assirent comme un seul homme. Et celui qu'on avait appelé Ange commença à tortiller ses petits doigts boudinés. L'homme à la lettre retrouvée, de l'autre coté du bureau observa qu'il portait une chevalière de très mauvais gout que la gourmette en plaqué à son poignet ne relèverait surement pas. — Moi, soussigné Don Peritore sain de corps et d'esprit, le 15 mai 1995, désire faire part à qui de droit des dispositions que j'ai prises pour léguer mes biens. — Si on pouvait sauter le blabla habituel dit Ange. — Chutt Ange, laisse le monsieur faire son travail correctement. [...] Donc j'ai décidé de léguer l'ensemble de mes biens au club d'astronomie roannais "Les Céphéides" dirigé par ma petite fille Lyssamaria. — Quoi ??? mais c'est quoi cette connerie ? dit Ange en se levant pas content du tout. — C'est le testament de votre grand-père monsieur Ange dit le notaire à qui la lecture avait donné un sacré revif pour le coup. Le troisième homme, celui qui n'avait encore rien dit, et dont le crane était poli comme un galet éclata de rire. Au club d'astronomie Roannais ! quelle bonne blague ! Non mais quel cinéma. Aller les gars on s'est bien marré quand même, allons donc boire un bon coup à la santé du vieux. Le notaire avait toujours la lettre à la main et il les regarda partir dans la nuit d'hiver. Puis il lissa ses moustaches et replia soigneusement la feuille de papier sur laquelle, bien entendu, il n'y avait rien, avant de la jeter dans l'un des tiroirs de la commode, pas si commode que ça.|couper{180}

Le garde-notes

Carnets | janvier 2022

03 janvier 2022

Une guerre finit toujours par s’achever, laissant place à la paix. Ces jours-ci, presque sans action, il semble que les rêves prennent une précision étrange, surnaturelle. Cette nuit, me voilà dans un vaste appartement à New York, recevant une femme élégante qui, avec une moue indéchiffrable, examine notre décoration. Elle tient sans doute une galerie chic, car dans un coin du loft, j’aperçois au sol une pile de dessins magnifiques, censés être les miens. À la mine de plomb, ils montrent une foule de personnages féminins. En y regardant de plus près, je remarque que ces visages viennent d’un autre temps, des années 1920, à en juger par les chapeaux qu’elles portent. L’appartement, lui, est très 70s, et mon épouse en est fière : du papier peint aux larges formes rondes et aux couleurs vives habille les murs. Sur un sofa, un livre de Kadaré, Le général de l’armée morte, traîne là, comme une note discrète dans le décor. Une sensation bizarre commence à envahir tout le rêve, jusqu’à ce que j’entende ma propre voix lâcher, presque malgré moi : — Dehors, s’il vous plaît, chère petite madame : la vie, et rien d’autre. La femme me regarde, interloquée, laissant tomber une tenture qu’elle examinait d’un sourire dédaigneux. Ses talons résonnent sur le parquet tandis qu’elle se dirige vers la sortie, accompagnée par mon épouse, qui tente de l’apaiser. — Revenez dans quelques jours, il sera de meilleure humeur, dit-elle. Les voix s’effacent peu à peu, et me voilà avec les dessins en main. — Mais qui a dessiné tout ça ? Ce n’est pas moi. — La vie, et rien d’autre, tu dis ? Et comment allons-nous payer le loyer ? demande mon épouse, plantée devant moi maintenant. Une dispute ordinaire s’ensuit, où il est question de peurs, de revenus, de toutes ces petites inquiétudes. C’est à cet instant que j’ai ouvert les yeux. La nuit était encore là, mais une légère lueur filtrait par la baie vitrée. Je savais exactement où j’étais. À mes côtés, un ronflement doux, presque attendrissant, résonnait. Allongé là, je me suis mis à réfléchir à cette phrase : « la vie et rien d’autre ». Elle semblait juste, dans le rêve, mais peu à peu elle s’est transformée en quelque chose de presque ridicule. Une défense, sûrement. Un instant plus tard, elle me parut simplement évidente et banale, comme toutes ces vérités qu’on aime croire profondes.|couper{180}

rêves

Carnets | janvier 2022

Enfin c’est fini

https://youtu.be/ndF1rJh3DzQ On rentre dans le dur, ou presque. Comme je l’ai suggéré les fêtes ne m’inspirent pas plus que les enterrements. Il ne reste que ce dimanche à traverser sur la pointe des pieds en zigzagant entre les paquets de confettis. Mais heureusement ils sont rares ici, à Sète. De plus la connexion internet aussi minimaliste que mon entrain pour la période, influe sur mes publications et commentaires. Et puis il ne fait même pas beau, j’ai suggéré qu’on porte plainte contre la météo qui nous promettait l’année dernière encore des vacances splendides et un bronzage quasi parfait. Mais on ne peut pas s’arrêter comme ça à la moindre déception. Il faut aller de l’avant. La méthode Coué ne sera jamais aussi bêtement utile que dans ces moments là. Il faut chercher les responsables à l’intérieur et non à l’extérieur comme d’habitude. Donc nous avons marché, beaucoup dans la brume, le brouillard, la purée de pois et, enfin nous sommes arrivés au cimetière Le Py, celui des pauvres, qui à ses débuts servit à désengorger les fosses communes, pour que les terrains soient revendus à prix d’or et que les promoteurs bâtissent toutes ces horribles constructions en bord de mer. Et là nous nous sommes rendus sur la tombe de Georges Brassens avec lequel j’ai longtemps entretenu une relation filiale. Et là, en observant les inscriptions sur les tombes voisines pour voir s’il était bien entouré, j’ai été pris d’un vertige. Le nom d’une de mes ex, adoratrice du poète, était gravé en lettres dorées. Et là, j’ai allumé une cigarette. En à peine quelques secondes j’ai revu toute notre histoire à trois si je peux dire. Et j’eus un petit pincement au cœur car je me suis retrouvé dans le rôle du cocu une fois encore. C’est à ce moment que la brume s’est dissipée, et que je me suis senti soulagé, libéré d’un tas de choses qui devaient m’encombrer encore sans que vraiment je ne m’en sois rendu compte. Je me suis retrouvé un peu bête tout à coup de ne plus pouvoir en vouloir à personne sinon à moi-même et ma trop grande imagination. Voilà, enfin c’est fini me suis-je dit et ma foi si j’espérais que cela m’apporte un peu de joie, je sais déjà que ce ne sera pas le cas. C’est plus une paix étrange comme celle qu’on éprouve une fois qu’on est fichu à la porte d’un emploi, et que l’on marche à petits pas vers un bureau de placement.|couper{180}

Enfin c'est fini