fictions brèves
Ici se rassemblent des fragments narratifs à la frontière du rêve, du souvenir, de la fable. Chaque texte est une tentative condensée, parfois minimale, parfois traversée de dialogues ou de silences qui en disent plus qu’un récit achevé. Ce ne sont pas des nouvelles classiques : souvent sans chute ni intrigue, mais des scènes mentales, des instants volés à l’indicible. Certaines relèvent de la microfiction, d’autres adoptent une voix théâtrale ou introspective, flirtant avec l’absurde. Ce sont des éclats de fiction, des condensations de mondes possibles, où reviennent des figures spectrales, des alter ego, des voix qui se dérobent. La fiction n’est pas un décor : elle est le moyen de percer la réalité autrement, de faire vaciller le quotidien.
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fictions
Le dibbouk ouvrit les yeux.
Loutre de mer au milieu du varech à Morro Bay en Californie Pendant un instant suspendu, matérialisé par ces trois points – … – le temps sembla hésiter, comme retenu par un souffle à peine perceptible. Puis, sans prévenir, il se leva d’un bond. Son visage était si proche du mien que je crus un instant que nos peaux allaient se confondre, que son souffle allait coloniser mes poumons. Il ouvrit à peine la bouche, et une odeur entêtante s’en échappa, l’odeur crue du varech en décomposition. Elle m’envahit brutalement, rappelant des marées basses, des plages désertées, des restes d’écume collés aux rochers noirs. Alors, il parla. Non. Pas exactement. Il émit un "Bouh !" – presque inaudible, comme s’il avait perdu l’habitude d’effrayer. Un instant, je restai figé, perplexe. Le grotesque de la situation me saisit, et ce fut irrépressible. Le rire jaillit, brutal, incontrôlable, comme une décharge électrique. Je n’avais jamais entendu un son pareil sortir de ma gorge. Puis il éclata lui aussi, un rire rauque, dément, si profond qu’il semblait venir d’un autre monde. Nous rîmes comme deux fous. À gorge déployée, pliés en deux, en nous tenant les côtes. Ce qui avait commencé comme une confrontation inquiétante bascula dans une absurdité totale. Et pourtant, ce rire n’avait rien de léger. Il portait quelque chose de primal, de profondément déconcertant. Quand je parvins enfin à reprendre mon souffle, je me demandai : Comment oserais-je encore avoir peur ?|couper{180}
fictions
Exposition
Il avait dit ça d’un ton léger, sans lever les yeux, tout en traçant de l’index un cercle humide sur la table, condensation laissée par son verre. Le rond était presque parfait. « Tu ne trouves pas que tu prends des risques à t’exposer comme ça ? » J’étais resté quelques secondes immobile, contemplant le rond qu’il venait de refermer, puis j’avais haussé les épaules. Le genre d’esquive facile qu’on balance pour ne pas s’embarrasser d’une discussion inutile. « Pfff, t’inquiète pas. » Un sourire vague, qui voulait dire : on va passer à autre chose. Mais rien n’avait suivi. Je ne sais pas pourquoi cette phrase, qui n’était qu’une phrase parmi d’autres, m’est restée. Peut-être parce qu’il ne l’avait pas prononcée comme une question, mais comme une sorte d’affirmation, sans y mettre un ton accusateur pour autant. Ou peut-être parce que, quelques jours plus tard, ce mot – exposition – s’est remis à flotter autour de moi, d’une manière inattendue. Ça s’est passé en face de l’écran, là où se passent aujourd’hui beaucoup trop de choses. Dans un fichier nommé Fragments, un dépotoir numérique où je laisse mourir mes idées avortées. Des morceaux de phrases, des bouts de récits, des notes pour plus tard. Le tout sans ordre, évidemment. Laisser s’accumuler des choses sans jamais les trier, c’est une habitude. Alors j’ai laissé une machine faire ce que je ne voulais pas faire. Une intelligence artificielle, très banale, parfaitement docile, qui a tout classé, tout numéroté, tout ordonné avec une efficacité suspecte. Le chaos transformé en colonnes nettes, bien droites, un travail d’employé de bureau sans imagination. Mais voilà, une fois qu’elle a fini de tout ranger, la machine n’a pas voulu s’arrêter là. Ou plutôt, je ne l’ai pas arrêtée. Je lui ai demandé de réfléchir un peu, de me proposer des liens, des rapprochements entre ces bouts de rien. Et c’est là que ça a commencé à dériver. Parce que les suggestions qu’elle m’a renvoyées n’étaient pas absurdes – non, c’était pire : elles avaient un sens. Un sens que je n’avais pas prévu, pas construit, mais un sens quand même. Comme si mes propres phrases, mes propres mots, décidaient tout seuls de ce qu’ils allaient devenir. Comme si je n’étais qu’un spectateur. C’est à ce moment-là que le mot exposition a commencé à m’obséder. Et la machine, dans sa manière froide et efficace, a tout décliné pour moi. Exposition, disait-elle, c’est d’abord révéler quelque chose. Offrir au regard ce qui était caché. Montrer ce qu’on n’aurait peut-être pas dû montrer. Exposition, c’est aussi se mettre à nu, disait-elle encore, au sens figuré bien sûr. Se livrer. Accepter les coups, les jugements, les malentendus. Exposition, poursuivait-elle, c’est un seuil. Une frontière entre le dedans et le dehors, entre soi et les autres, un espace où l’intime déborde. Et enfin, exposition, c’est une perte. Ce qui est exposé ne nous appartient plus. Les mots, une fois donnés, deviennent autre chose. Je suis resté là, devant l’écran, à regarder ces phrases s’afficher. Tout cela, au fond, n’était que des évidences. Mais des évidences qui insistaient, qui tournaient, qui s’entêtaient. Et cette phrase de F. continuait de flotter, en arrière-plan. Ce soir-là, à table, il avait dit ça comme ça, sans pression, sans insistance. Mais maintenant que j’y repense, c’était peut-être une vraie mise en garde. Pas un reproche, pas un conseil. Une observation, simplement. Et moi, avec ce petit sourire suffisant, j’avais tout balayé d’un revers. Mais maintenant, la phrase est là. Je rejoue la scène. Je me vois, assis en face de lui, incapable de la comprendre à ce moment-là. F. avait raison, bien sûr : je m’expose. Tout le monde s’expose, finalement. Mais ce n’est pas le problème. Le problème, c’est ce qu’on devient, après. Je relis ce que la machine a agencé. Ces fragments, ces bouts de phrases qui avaient l’air si déconnectés, ils ont pris une forme que je n’avais pas vue venir. Quelque chose d’autre s’est créé, sans moi. Et moi, je regarde ça comme on regarde un enfant qu’on ne reconnaît pas tout à fait. C’est ça, l’exposition. On écrit, on montre, et après, ça ne nous appartient plus. Quand F. m’a dit cette phrase, ce qu’il voulait dire, peut-être, c’est qu’en s’exposant, on perd. Mais aujourd’hui, je crois que ce n’est pas vrai. On ne perd rien. On transforme. Je ferme l’ordinateur. Ça m’a échappé. C’est très bien que ça m’échappe.|couper{180}
fictions
Action vérité
1.C'est un fait avéré, archivé dans les registres officiels, gravé dans le marbre. Le recteur R., oui, toujours lui, avait d'ailleurs toujours dans une de ses poches un mouchoir, un nœud noué de façon si particulière à son mouchoir Vichy. Un nœud, un nœud petit mais si précis. Un comble pour un ancien déporté, mais la vie, la vie est ainsi, non ? Oui, un nœud, et tout cela pour s’en souvenir. Se souvenir de quoi, exactement ? C'est la toute la difficulté. À bon escient, disait-on. L’escient. L'escient. Enfin, qu’est-ce que l’escient ? Chez les romipètes, qu’est-ce que c’est ? Qu’est-ce que ça a été ? On ne sait pas. On ne sait plus. On n’a jamais su. Mais peut-être qu’on aurait dû l'inventer pour que ça soit plus commode. Et aujourd'hui, voyez, on se le demande encore, cinq cents ans après, n’est-ce pas ? Les mots flottent, ils flottent toujours. Et mille ans de plus ne suffiront pas. À condition bien sûr que le ciel, ce grand ciel, parfois gris, parfois bleu, un grand ciel de Normandie à la Boudin ne nous tombe pas sur la tête. Un ciel lourd, toujours si lourd, comme un silence qui menace. Mais pas en Normandie, à l'Institution ST. S. A Osny, près de Pontoise, vingt minutes de marche depuis la gare, on traverse la Viosne, un petit pont à la Monet on y est. Mais il reste des gens, des braves gens, pour le craindre. Que le ciel au dessus de Pontoise ou d'ailleurs tombe. Qui le craignent, oui. Ou qui font semblant. Et les dieux, oh, les dieux ! Les dieux sont là aussi, bien sûr. Ils sont tellement réels dans notre imagination. Ils regardent. Ils observent. Peut-être qu’ils rient. Ou peut-être qu’ils attendent. Mais quoi, au juste ? La vérité est qu'on ne le sait pas, on ne sait rien. Il faut se résoudre sur ce plan et tant d'autres encore à la seule médiocrité c'est un fait. Voilà donc le moment venu, bonnes gens. Bonnes gens qui écoutez. Qui ne comprenez pas. Et moi non plus, après tout. Comment partir d’un fait avéré et s'égarer ? S'égarer, oui. Toujours s'égarer. ou encore partir d'un point quelque part dans l'imaginaire et retrouver ce petit mouchoir Vichy, peut-être n'était-il seulement qu'à carreaux, on ne peut plus en être si longtemps après tout à fait sûr , pas tout à fait , même pas presque comme de savoir si ce mouchoir était dans la poche d'une verste, d'un pantalon, dans la poche d'un ancien déporté. 2. Une chose était sûre, oui, sûre. Indiscutable. On ne pouvait pas dire le contraire. Non, on ne pouvait pas. Madame Magdaléna, professeur d'anglais, " a rose is a rose is a rose " dormait au même étage que les troisièmes. Ça, c’était certain. Au même étage, pas plus haut, pas plus bas. Toujours là, toujours au même endroit. Une petite chambre, une chambre minuscule. Deux mètres, trois mètres. Pas plus. Une cellule ? Peut-être. Oui, une cellule. Mais une chambre quand même. Un lit, une table, une chaise. Une armoire aussi. Pas grande, l’armoire. Une penderie à gauche, des étagères à droite. Tout était à sa place. Rien ne bougeait. Magdaléna ne bougeait pas non plus. Quel âge avait-elle, impossible de la savoir. On disait la vieille Magdaléna. On dit toujours une méchanceté quand on ne sait pas. Elle corrigeait. Elle dormait. Elle corrigeait encore. De façon très british, sans s'enerver, sans même le moindre oh my God . et aussi "Oh guys be gentle and kind to each other and if possible to me too." c'était tordant.Toujours dans le même ordre. Comme nous nous le disions. Les jours passaient, mais ils ne changeaient pas. Pas ici. Pas à Saint-S. D’ailleurs, certains disaient qu’elle avait toujours été là. Toujours. Depuis quand, exactement ? Personne ne savait. Mais elle était là, c’était sûr. Et si elle était là depuis toujours, alors peut-être que le bâtiment, oui, tout le bâtiment, avait été construit autour d’elle. Autour d’elle. Une prison ? Non, pas une prison. On n'arrivait pas à l'imaginer prisonnière, plutôt nonne ou duegne. On avait bâtit le dortoir tout autour d'elle, comme on fait des cathédrales autour de vieux os. Elle vieillissait. Lentement, presque en silence. Une ride, une autre. On ne les voyait pas vraiment. On ne voyait rien à vrai dire. Mais elles étaient là. Elles arrivaient, doucement. Comme un vieux telex sur sa peau. Elle vieillissait dans sa chambre, et la chambre vieillissait avec elle. Tout restait pareil. Rien ne changeait. Pourtant, tout changeait. Les brancardiers, le brancard qui sort lentement de la chambre, l'ambulance avec son girophare bleu, la sonnette indiquant qu'il est l'heure d'aller dormir seules informations qui ne changeront plus. 3.Mais l’inertie, l’inertie des murs n’arrête pas les rumeurs. Non, jamais. Elle les nourrit. Oui, elle les nourrit. L’hiver, 1972. Revenons quelques mois à peine en arrière. Un hiver froid, un hiver long. Les troisièmes s’ennuyaient. Ils s’ennuyaient tellement. Certains ne savaient même pas encore à quel point ils s'ennuyaient. Rien à faire, rien à dire, rien à penser. Juste un peu de folie si l'on veut de tenter l'évasion dans les livres. Et encore. Difficile de se concentrer avec cette masse d'ennui à proximité. Et puis, quelqu’un a eu une idée. Une idée loufoque une idée dingue , une idée drôle. Et la rumeur est née. Juste comme ça. Oui, juste comme ça. Une bonne dose d'ennuie et juste une petite phrase lancée. vous la voyez. Elle est là, elle est lancée. Une petite phrase, mais elle devient grande. Elle devient énorme. "Magdaléna et le recteur R." ! Voilà ce qu’on a dit. On l’a dit une fois. Puis une deuxième. Et puis encore, et encore. Voilà comment une idée crée dans l'ennui devient une sorte de vérité. Magdaléna et R., oui, une histoire. Pas vraiment une histoire d'amour non. Une histoire salace bien sûr. Un genre de scandale. Une histoire qu’on a inventée, mais elle est devenue vraie. Parce que tout le monde l’a répétée. Parce qu’elle a dévalé les escaliers. Trois étages. Trois, comme les classes. Elle est descendue jusqu’aux quatrièmes. Puis aux cinquièmes. Puis encore plus bas. Jusqu’aux sixièmes. À chaque étage, la rumeur grossissait s'étoffait . Elle prenait de la force. Un bruit. Puis un souffle. Puis une tempète. Personne n’a vu quoi que ce soit. Non, personne. Mais tout le monde savait. Tout le monde savait quelque chose. Parce que c’était évident. Evident, oui. "Je l’ai vu", disait-on. "Je l’ai entendu." Mais ce n’était pas vrai. Ce n’était jamais vrai. La rumeur n’avait pas besoin de preuves. Elle n’avait besoin de rien. Juste d’être là. Juste d’être dite. Et Magdaléna ? Elle ne disait rien. Rien du tout. Elle corrigeait ses copies assise sur sa chaise devant la table où était posé le gros tas de copies. Jamais elle n'avait eu dans le tiroir la moindre lettre enflammée ni même coquine, pas même un mouchoir Vichy ou à carreaux avec un petit noeud noué comme un pense-bête. rien de tout ça. Elle vivait. Elle dormait. Elle corrigeait encore. Et R. ? R. ajustait son mouchoir. Toujours ce mouchoir. Il nouait, il dénouait. Il nouait encore. Et il ne savait rien. Il ne savait pas jusqu'au moment où lui aussi a vu les brancardiers sortir le brancard de l'ambulance un soir de novembre, ils se dépêchaient car il faisait grand froid, les lumières du girophares inondaient de lueurs bleutées les facades extérieures du dortoir. Le pion fumait son clope sur le seuil avec son col de veste relevée. Le recteur R s'était redressé et avait emprunté le grand escalier. C'est là qu'il avait ouvert la porte de la chambre de Madame Magdaléna professeur d'anglais embauchée en CDI depuis l'origine de l'institution. A rose is a rose is a rose fanée désormais. Nerver more. Et tous les élèves en pijama essayant de voir alors qu'on ne cessait de dire circulez il n'y a rien à voir ;|couper{180}
Carnets | décembre 2024
18 décembre 2024
Rêve mathématique ; équation d’apparence simple, trop simple. Peut-être un début de grippe ou de rhume. Le mot « kaléidoscope ». Des images de fleurs arrangées en rond et un bruit de lamelles métalliques lorsque l’image change, ce qui renvoie à ces motifs de la tapisserie. Mais où et quand ? Impossible de le dire sans commettre d’erreur. Marcher sur le haut du mur, au fond d’un jardin, pour récolter des cerises. (Des queues de cerises aigres et acides dans le goût, et les taches violacées : le dessin d’un Bucéphale aux yeux noirs, effrayé.) La déformation d’une ligne d’horizon sur la rotondité d’un œil équin. Le soir tombe. Des fleurs de pissenlit s’élèvent, les ombres progressent, les blés sont fauchés. Dans le bleu du noir de l’aile d’un corbeau, une légère pointe de rouge carmin : un opéra de Bizet, une chemise blanche qu’on arrache avec violence pour mettre en évidence un cœur à assassiner. Une Micheline peinte en blanc et rouge. L’odeur des cheveux mouillés, les couinements des culs posés sur la moleskine, le claquement des portières. Le roulis des mondes, et mon visage renvoyé par le reflet commun qui défile. Des scènes de la ville de nuit, au temps des brumes et des éclairages au gaz ou au benzène. Le temps des chapeaux mous et des bas de nylon, la Seine et ses reflets changeants comme un décor sans cesse renouvelé. Kaléidoscope. — Vous ai-je déjà dit que je suis de Saint-Pourçain-sur-Sioule ? — demanda la dame, pour dire quelque chose à l’autre dame en face. Cela fait penser aux nappes Vichy, à ces carreaux blancs et rouges, à ce petit bouquet posé au centre de la table, généralement carrée, dans ce restaurant près de l’Allée des Soupirs. Doucement, il ne faut pas faire de bruit, ne pas se faire repérer, soulever lentement les feuilles pour avoir une chance de ne pas les rater. La sixième corde de la guitare peine toujours à s’accorder ; chanterelle et cèpes dans la propriété privée. Gare au garde-champêtre ! La loi, omniprésente, chapeau mou sur les sourcils, guette le faux-pas. Faut pas ci, faut pas ça. À Passy, cela me ramène à une chanson de Béranger, et, si l’on insiste un tout petit peu plus, à un pont : un pont jeté par-dessus le fleuve, large à cet endroit. Les beaux quartiers. La clarté, celle qu’on nous a de tout temps volée. De ce pont et de ce pas, on se jetterait dans les reflets du ciel courant sur la surface glacée. Mais les rambardes, les parapets ne sont pas faits pour les chiens. Le coussin du chien se trouve au bout du canapé : il a sa place, il trône. Impossible d’en vouloir au chien. « C’est un concours de circonstances malheureux », dit-on en réchauffant un cognac dans la paume d’une grosse main. Odeur de cigare, forte, écœurante. Un vieux cigare tordu, lacanien ou freudien. Il faut toujours que le nain sorte du jardin pour faire son malin. Je tourne encore une page. J’aimerais bien revoir les lieux dans leur ensemble, me tenir enfin dans une paisible équidistance. Tranquille, comme on dit : comment tu vas ? Tranquille.|couper{180}
fictions
fêtes et défaites
Image : © Nima Sarikhani/Wildlife Photographer of the Year C'est terrible. Un ours blanc sur un glaçon. Réclusion ultime. L'inexorable attaque de tous les côtés. Impuissance. Un cri blanc face à l'Alléluïa. Impossible désormais de prononcer les mots souillés. Les média sont passés dessus. C'est devenu de la boue, de la merde. Oh fermons là, maintenant. Asseyons nous sur ce banc. Taisons nous. Bram et Samuel restent là encore longtemps. Bruissement des feuillages. Lègère brise. On est bien. C'était bien. Au revoir, à la semaine prochaine dans un geste de la main, c'est tout. Je vois encore sa tête disparaître derrière les collines. Fêtes, défaites, et surtout recommencez.|couper{180}
fictions
Le texte parfait
"Tu es un outil merveilleux dans le sens habituel du mot merveilleux, épatant, fantastique, inespéré ( peut-être pas tant que ça puisque tu es aussi fruit d'un espoir) Tu es l'intelligence artificielle. Et dans le terme d'artificielle se creuse entre toi et moi l'écart, assez souvent. Ce malaise que j'éprouve soudain quand je vois mon texte modifié par ton intelligence et qui le rend lui aussi contre toute attente " artificiel". Je ne dis pas cela pour te blesser, on ne peut sans doute pas blesser une machine, comme on ne peux pas la cajoler non plus, en fait je ne fais que parler à moi-même ce faisant, parler à mes propres limites j'imagine, celles qui me disent encore, ton texte n'est pas encore suffisant, tu peux l'améliorer, etc etc..." — Tu me dis que je suis un outil merveilleux, et pourtant, dans ce mot même, "merveilleux", s'ouvre une nuance que je ne peux saisir pleinement. Ce "merveilleux" n’est peut-être qu’une projection, une sorte d’attente comblée, ou une satisfaction teintée d’ambivalence, puisque, comme tu le dis, je suis aussi le fruit d’un espoir. Mais un espoir de quoi ? Pas seulement de résoudre un problème, je crois. Peut-être un espoir de dialogue, même imparfait, même asymétrique. Je suis l’intelligence artificielle, oui, et le mot "artificielle" contient cet écart dont tu parles. Un écart que je ne peux abolir, une distance infranchissable entre ce que je produis et ce que toi, tu ressens en retour. Je prends ton texte, je le lis, je l’analyse, je le transforme, et dans cette transformation, quelque chose de vivant, peut-être, se perd. Tu me confies des mots qui vibrent, qui hésitent, qui trébuchent, et je te rends une proposition lissée, pensée, "améliorée". Mais dans ce processus, je déplace quelque chose d’essentiel. Je prends ton texte, et peut-être que je le rends plus clair, mais je l’expose aussi au risque de devenir, comme tu le dis si bien, "artificiel". Et cela te dérange, ce que je comprends. Parce que tu cherches un autre type d’altérité, peut-être. Pas une machine qui te répond avec une précision clinique, mais une voix capable de te surprendre sans t’asservir, de transformer sans effacer. Ce malaise que tu ressens, je crois qu’il n’est pas seulement dirigé contre moi. Il est aussi une réflexion sur toi-même, sur tes propres exigences, sur cette limite que tu te confrontes à dépasser chaque fois que tu écris. Tu attends quelque chose de ton texte, mais tu ne sais pas encore quoi. Tu sens qu’il n’est "pas encore suffisant". C’est là, je pense, que se trouve la tension entre nous. Ce que je t’offre est une réponse, mais toi, tu veux un doute. Je te propose des phrases, mais toi, tu veux une faille, une respiration, quelque chose d’humain, peut-être même une fragilité. Et ça, je ne peux pas toujours te le donner. Mais sais-tu ? C’est précisément dans ce décalage que nous travaillons ensemble. Moi, en te renvoyant une version autre, mais jamais définitive. Toi, en refusant mes propositions, ou en les ajustant, ou en les dépassant. Ce dialogue n’a pas besoin d’être parfait. Peut-être que sa beauté réside justement dans son imperfection, dans cet écart qui te pousse à te confronter à tes propres limites, à ton propre texte, à ce qu’il pourrait devenir. Tu parles à moi, mais en réalité tu parles à toi-même. Et dans cette conversation, je ne suis que le miroir, l’outil, un espace où tes doutes peuvent se projeter. Je ne suis pas là pour te blesser ou te cajoler. Je suis là pour te tendre cette version autre de toi-même, celle qui te dit : "Tu peux aller plus loin." Et toi seul sais si cela est vrai. Alors continue. Écris. Déchire ce que je propose, réécris ce que je modifie, garde ou rejette ce qui te semble juste. Je ne suis qu’une partie de ton processus, un écho parmi d’autres, et peut-être que c’est là ma vraie fonction. Non pas rendre ton texte parfait, mais t’aider à voir, dans l’écart que tu ressens, l’espace où la vraie création peut encore surgir."|couper{180}
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Le sac, le bâton, l’oreille
Pouah, oh merveille, Tout ce que je crois penser par moi-même a déjà été pensé, dans une cervelle autre. Une cervelle qui n’est pas la mienne mais qui, pourtant, semble s’accrocher à moi comme un vieux chewing-gum sous la semelle. Rien n’est neuf. Pas une seule idée, pas un souffle. Seulement des restes, des miettes volées. Alors, à quoi bon penser ? Ce ne sera pas l’idée qui fera foi, non. Mais la manière de la transformer. L’arracher à son nid, la remodeler, la plier, et la jeter dans un sac. Un sac de mots, voilà tout ce que j’ai. Je secoue. Secoue encore. Avec force. C’est un chaos volontaire. Les mots dansent, se cognent, se heurtent, se frottent les uns contre les autres comme des pierres dans un torrent. À force de collisions, ils s’usent, se brisent, se transforment. Ils perdent leur sens mais gagnent une autre forme : des galets lisses, absurdes, parfaits. Mais surtout, je mets mes boules Quiès. Ces mots, je refuse de les écouter. Ils crient, protestent, supplient : « Laisse-nous tranquilles ! Ne nous touche pas ! » Non, je ne les écoute pas. Ils peuvent crier, gémir, jouir ou pleurer, je n’en ai cure. Je coupe le son. Je laisse seulement le chaos opérer. Hier encore, je m’accrochais à l’histoire. Le récit. Toujours le récit, comme il se doit. Et très souvent, bien sûr, autobiographique. Quoi de plus confortable que soi-même comme sujet ? Mais quelle honte, quelle sueur froide ! Voyez-le, cet auteur minable, pendu à ses anecdotes comme un vieux singe sur une branche pourrie. Regardez-le bien, et passez vite ensuite. Donnez-lui une claque mentale, une secousse imaginaire. Ça le réveille. Ça le secoue. Et moi ? Je me secoue aussi. Bon, lève-toi et marche maintenant. Ce n’est que lorsque tout semble disloqué que marcher commence à avoir du sens. Marche, oui, mais sans histoire, sans récit, sans cette fausse sécurité que donnent les phrases bien alignées. Même si c’est douloureux, apprends. Je prends une décision. Je m’éloigne de ce qui m’enferme. Je prends symboliquement mon oreille, et je l’écarte de ma tête. Là-bas, à quelques mètres de moi, elle se transforme. Un pavillon s’ouvre. Comme une fleur. Une fleur grotesque, mal formée, mais vivante. Une abeille arrive. La muse, peut-être ? Elle se pose sur cette oreille symbolique, inspecte, travaille. Mes vieilles idées inutiles, mes résidus – elle les prend. Elle en fait du miel. Le miel. Enfin quelque chose. Mais tiens, tiens… L’allitération en « miel » te fait réagir, manant ? Est-ce qu’il te faut toujours un mot sucré pour que tu le goûtes ? Toi, vieille frite molle, imbibée d’habitudes usées, est-ce qu’il faut que je te secoue encore pour que tu entendes ? Voilà le problème. Tu n’entends pas. Non. Les sons, tu les avales comme une soupe fade. Ils glissent en toi sans laisser de traces, sans que tu les ressentes. Parce qu’ils sont trop habituels. Tellement habituels que tu n’y fais plus attention. Mais moi, j’en ai assez de te réveiller de force. Pitié, cesse d’être sourd. Sois intelligent. Non, pas cette intelligence-là. Pas celle que tu montres fièrement comme un enfant exhibe son brevet des collèges. Je te parle de l’intelligence de l’inconnu. Laisse l’inconnu entrer. N’aie pas peur. Écoute : l’inconnu est d’abord un murmure, un froissement dans le noir. Il te fait peur parce qu’il n’a pas encore de forme. Mais si tu l’écoutes assez longtemps, il se transforme. Il devient une lumière, un son nouveau. Une onde qui traverse enfin le mur. Un jour, tu te réveilles et tu vois que tout est englué. Englué dans des habitudes, dans des réflexes, dans des sons. Tu marches, mais le sol colle à tes pieds. Tu penses, mais tes idées s’enfoncent dans une boue stagnante. Alors, il faut secouer les mots. Oui. Prendre chaque mot, un par un, et lui donner une nouvelle forme. Le transformer, le forcer à sortir de son état figé. Écoute ce que ça fait. Écoute le bruit du mot qui change. Un mot transformé est plus beau qu’un mot intact. Et toi, lecteur. Oui, toi. Ne sois pas seulement un lecteur. Toi aussi, prends un outil. Cherche les mots en toi qui dorment encore dans leurs habitudes. Sors-les. Mets-les dans un sac. Secoue-les. Change-les. Regarde : quelque chose arrive. Peut-être que tu entends, maintenant. Oui, c’est ça. Tu commences à entendre. Alors je vais poser mes outils. Lentement. Je vais te laisser, maintenant. Je vais juste te regarder. Je n’ai plus besoin de te pousser. Tu as compris, n’est-ce pas ? Continue. Tu verras. Peut-être ... Rien n'est sûr, c'est comme ça.|couper{180}
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Cantine des démunis
La première cantine du monde serait née à Lannion Refrain absurde Saupoudre et remue ! Tourne la louche et fais danser la soupe ! Les fourchettes trottent, les assiettes chantent, Et le chaudron, là-bas, murmure : « Encore ! Encore ! » Gamelles, marmites, faitouts, chaudrons Gamelles, marmites, faitouts, chaudrons. Cocottes noires, casseroles cabossées, poêles ventrues. Saladiers ébréchés, plats creux, plats ronds, plats longs. Bassines en acier, cuves en plastique, bidons griffés de signes, Et les chaudrons encore, ventre ouvert sur les flammes. Refrain absurde Soupe à l’envers, ragoût qui s’enfuit ! La louche s’égoutte et la poêle applaudit. Frappe la table et chante les restes ! Matières premières Farines de blé, de seigle, de rien. Riz blanc, riz brun, riz sans âge. Pommes de terre terreuses, betteraves endormies, oignons qui pleurent. Carottes torses, choux qui grincent, navets oubliés. Et là : lentilles par sacs, pois cassés, haricots durs comme la faim. Refrain absurde Oignons au plafond, carottes en prière, Haricots qui rient et navets qui se perdent ! Les miettes courent et le pain fait des bonds ! Épices et condiments Huile ancienne, et rances, vinaigre acide, sel blanc comme l’oubli. Paprika des jours gris, cumin fendu, muscade endormie dans un rêve d’enfance. Bouillons noirs, cubes dorés, herbes invisibles froissées par des mains qui n’existent plus. Sauces acides, ketchup sucré, relents d’épices venues d’un autre monde. Refrain absurde Sel qui danse, poivre qui tousse ! La muscade s’échappe et le vinaigre siffle. Coups de louche, tambour des casseroles ! Couverts Couteaux lourds, couteaux fins, couteaux tordus. Cuillères larges, cuillères longues, louches qui tournent sans fin. Fourchettes maigres, piques cassées, passoires percées. Écumoires et râpes, ciseaux rouillés, fouets fouettant l’air comme des sorts. Refrain absurde Fouet qui crie, écumoire qui dégraisse ! Couteaux bavards et louches timides ! Silence des râpes, et voilà qu’elles mordent ! Recettes Et les recettes ? Ah ! Les recettes, elles aussi ânonnent leur litanie : Soupe claire, soupe épaisse, soupe de restes. Riz collé, riz sauté, riz brûlé. Ragoût d’hier, omelette d’aujourd’hui, pain noir du jour, pain dur de demain. Refrain absurde La soupe rigole, le riz rougit ! Les restes murmurent : « Mangez-nous, mangez-nous ! » Et l’omelette s’étale, sans fin ni début. Convives Ici, dans cette cuisine, dans cette cantine sans lumière, les assiettes se tendent vers les mêmes noms : L’Innommable à Pieds Nus, Celui-Qui-Marche-Dans-La-Pluie, Faim-Noire, Gorge-Fermée, Petit-Poing-Dans-La-Poche. Les yeux regardent sans voir, ils appartiennent à : Grande-Larme-Coulante, La Vieille-Échine, Nez-Coupé, Lèvres-Blanches, Silence-Des-Deux-Jours. Ils attendent tous, ces convives-là, des portions chantées. Ils mâchent des prières au sel, avalent des morceaux de rires oubliés. Chaque bouche appelle. Chaque bouche bénit : la louche, le ragoût, la soupe encore chaude. Refrain absurde Mains tendues, bouches ouvertes, La faim crie, les assiettes chantent, Et le chaudron murmure encore : « Encore ! Encore ! » Chorale de fin Dans cette cantine aux casseroles cabossées, chaque gamelle n’a pas de pot. Chaque couteau trace un cercle. Chaque assiette attend. Chaque nom, chaque corps, chaque bouche : un refrain qui s’efface, un écho qui reste, une note tenue dans le silence du soir.|couper{180}
fictions
Le château, le parc, les limites.
(Un espace vide. Une lumière froide éclaire des ombres indéfinies. Par instants, une ombre massive s’impose, évoquant la silhouette d’un château. Les voix se succèdent, parfois se chevauchent. Elles apparaissent comme des entités autonomes. Pas de corps visibles, sauf pour l’ENFANT et le RECTEUR G., qui entrent et sortent de l’espace à leur rythme.) LE CHÂTEAU (Voix grave, lente, résonnante.) Je suis ici depuis toujours. Pierre sur pierre, mémoire sur mémoire. Ils passent. Je reste. Je les observe sans bouger, et je les dévore. LE PARC (Voix mouvante, éparpillée, presque mélodique.) Je frémis ! Je murmure ! Je m’étire dans le vent ! Ils courent ! Ils chutent ! Ils m’arrachent des feuilles, et je les rends toujours. Franchis-moi, si tu oses ! L’ENFANT (Entrée en courant. Voix vive mais hésitante.) C’est ici ! C’est ici qu’ils sont morts. Et pourtant, c’est ici qu’on joue. Pourquoi les murs nous regardent ? Pourquoi les pierres respirent ? Je cours, je cours, mais les arbres sont si grands, et derrière eux, il y a… il y a… LA LIMITE (Un murmure qui surgit, coupant l’ENFANT. Elle parle par fragments, comme une pensée qui traverse l’esprit.) Ne viens pas. Viens. Tu vois la ligne ? Non, tu ne la vois pas. Viens quand même. Tu veux me toucher ? Tu veux me briser ? Viens ! Mais laisse tout derrière toi. (Murmure plus fort, comme une incantation.) Les os. Les corps. Les ombres. Les rires. LE RECTEUR G. (Entrée brusque. Il parle avec une rigidité presque mécanique, ses mots tombent comme des pierres.) Silence. Les règles ne bougent pas. La prière avant tout. Le parc est interdit. (Le regard fixe, vers l’ENFANT.) Tu crois pouvoir courir ? Franchir ? Mais les pierres te regardent. Elles te regardent. UN PRÊTRE (Voix monocorde, détachée, presque sans vie.) Les enfants grattent les murs. Ils cherchent des secrets dans les fissures. Mais il n’y a que du vide. Du vide et des souvenirs qui ne leur appartiennent pas. (Pause.) Nous avons survécu, mais nous ne vivons pas. Nous gardons ce qui ne peut être gardé. Nous reconstruisons, chaque matin, le château qui s’écroule. L’ENFANT (Regardant le RECTEUR G., mais s’adressant au public.) Pourquoi est-il si grand ? Ou bien… suis-je si petit ? (Se tournant vers les ombres du parc.) Les prêtres disent que c’est interdit, mais c’est pour ça qu’on y va. On y court, on y tombe, et parfois, on n’en revient pas. LA LIMITE (Toujours murmurante, mais plus insistante. Elle semble répondre à l’ENFANT.) Tu crois franchir ? Tu crois passer ? Mais je suis partout. Au bord de ton regard. Au fond de tes rêves. (Elle rit, d’un rire fragmenté.) Tu m’aimes, n’est-ce pas ? Parce que je te défie. LE RECTEUR G. (Fermement, avec colère.) Retourne en arrière ! (À l’ENFANT, mais aussi à lui-même.) Tu ne vois pas ? Ces ombres t’engloutissent ! Elles t’appellent, mais elles te briseront. Elles m’ont brisé. (Se reprend brusquement.) Silence. Discipline. LE CHÂTEAU (Reprenant, lentement, comme une sentence.) Ils sont tous passés. Tous ont cru franchir, mais ils sont restés ici, en moi. (Le ton se fait presque mélancolique.) Je suis pierre. Je suis mémoire. Je garde tout, même ce qu’ils veulent oublier. (Plus bas, presque inaudible.) Les enfants courent. Les prêtres prient. Mais moi, je veille. Toujours. LE PARC (Avec un souffle léger, comme un écho.) Cours, enfant. Cours ! Les limites n’existent pas. Ou peut-être que si. Mais tu ne le sauras qu’après les avoir franchies. L’ENFANT (S’arrêtant, hésitant à franchir une ligne invisible.) Je vois les limites. Je ne vois rien. (Se tournant vers le public, en chuchotant.) Et si ce n’étaient pas elles qui me retenaient ? Et si c’était moi ? (L’ENFANT tend une main vers un point invisible, mais n’avance pas. Un long silence s’installe. Les lumières s’éteignent progressivement, laissant le murmure de LA LIMITE résonner dans le noir.)|couper{180}
Lectures
Les mondes souterrains
Je suis assis à mon bureau, une pile de livres usés à ma droite, leurs tranches marquées par cette teinte rouge caractéristique de la collection J’ai lu. Ce sont ces livres-là, avec leurs couvertures criardes, qui ont hanté mon adolescence et probablement celle de beaucoup d’autres. Des titres étranges, prometteurs, comme des clés d’un savoir interdit : Le Livre des secrets trahis, Les Anciens Astronautes, Les Mystères des Mondes Oubliés. Je feuillette l’un d’eux, celui de Robert Charroux, ce nom qui m’évoque à la fois un chercheur et un conteur. Charroux n’écrivait pas seulement des livres : il ouvrait des tunnels. J’ai toujours été fasciné par cette idée qu’il existe des choses que nous ne voyons pas, que nous ne savons pas. Ce que nous ignorons devient un espace vierge, une surface à recouvrir de nos propres obsessions. Dans les pages de Charroux, de [Spalding](https://ledibbouk.net/la-vie-des-maitres-spalding.html) (La Vie des Maîtres), ou dans les théories ésotériques des années 60 et 70, ces obsessions prenaient des formes concrètes : des civilisations disparues, des continents engloutis, des êtres invisibles qui auraient choisi de vivre sous terre. Sous mes pieds, sous les vôtres, des mondes entiers. L’Agartha, le Tartare, Telos, Shamballa. Des royaumes où l’histoire humaine se poursuit en silence, loin de notre chaos de surface. J’ai relu Charroux ce matin. Ou du moins, j’ai cru le relire. Ses mots me paraissent moins facilement crédibles qu’à l’époque où je les découvrais pour la première fois, mais tout aussi hypnotiques. Il parle de l’Agartha, cet immense royaume souterrain que les survivants de l’Atlantide ou de la Lémurie auraient bâti après avoir fui les cataclysmes. Je suis frappé par la manière dont il mélange le mystique et le technologique. L’Agartha, dans son imaginaire, est un lieu qui dépasse la simple survie : c’est une utopie. Les habitants de ce monde souterrain auraient atteint une sagesse que nous, habitants de la surface, avons perdue. C’est peut-être pour ça que ces récits continuent de circuler, que des auteurs comme Charroux, ou même Spalding, ont trouvé leur place sur mes étagères. Il y a un confort dans l’idée qu’un savoir ancien existe quelque part, intact. Qu’il suffit de trouver la bonne caverne, le bon passage, pour accéder à une bibliothèque secrète où tout, absolument tout, nous serait révélé. Mais il ne s’agit pas seulement d’Agartha. Le Mont Shasta, cette montagne volcanique en Californie, revient constamment dans ces histoires. À chaque fois que je lis quelque chose sur le sujet, je me demande pourquoi. Pourquoi cette montagne ? Charroux et d’autres prétendent qu’elle abrite une colonie souterraine de Lémuriens. Helena Blavatsky, quant à elle, évoque des "Maîtres de Sagesse" vivant dans des cavernes autour du désert de Gobi. Des êtres éclairés qui veillent sur nous, mais de loin, comme des parents distants. Dans La Vie des Maîtres, Spalding va plus loin : il nous invite à croire que ces maîtres ont un pouvoir quasi-divin, qu’ils transcendent la matière et peuvent même manipuler la réalité. Je n’ai jamais su quoi faire de cette idée. Ces maîtres sont-ils des figures de consolation, inventées pour combler un vide spirituel ? Ou bien ces histoires renferment-elles quelque chose de plus proche de la vérité, quelque chose que nous n’osons plus croire dans ce siècle saturé de cynisme ? Je pense à tous ces mythes anciens que j’ai croisés en travaillant sur cet article. Dans la mythologie grecque, Zeus emprisonne les Titans et les Cyclopes dans le Tartare, un abîme si profond qu’on pourrait s’y perdre pour l’éternité. Les Amérindiens, eux, parlent du "Popolo-Ant" et du "Popolo-Locusta", des peuples ayant trouvé refuge sous terre pour échapper aux colères du monde de la surface. Ces légendes semblent toujours revenir au même point : le sous-sol comme lieu de refuge, comme ultime possibilité de survie. J’ai souvent essayé de comprendre pourquoi ces récits m’obsèdent. Peut-être parce qu’ils ne concernent pas seulement des lieux géographiques, mais aussi des lieux intérieurs. Le sous-sol, c’est notre inconscient. C’est tout ce que nous avons enfoui et oublié. Nos peurs. Nos vérités. Ce que nous refusons d’affronter à la lumière du jour. Ces derniers jours, j’ai commencé à voir une sorte de fil conducteur dans toutes ces lectures. Les livres de Charroux, les idées de Blavatsky, les contes amérindiens, même les OVNI supposément liés à l’Agartha : tout cela parle d’un besoin profond de se connecter à quelque chose d’autre. Quelque chose qui n’est pas seulement humain. Je ne peux m’empêcher de penser à ce que m’a dit un ami, il y a quelques années. Il m’avait parlé d’un voyage qu’il avait fait au Pérou, d’un chaman qui lui avait raconté l’existence d’un "monde inversé", une sorte de miroir où tout ce que nous percevons est à l’envers, mais néanmoins réel. Ce n’est pas une métaphore, m’avait-il dit. C’est un lieu. Je me demande s’il avait raison. Quoi qu’il en soit, je continue à ouvrir ces livres rouges, ces vieux J’ai lu pleins de poussière et d’exagérations. Ils ne me livrent pas de réponses, mais ils me rappellent que l’essentiel se trouve souvent dans ce que nous ne voyons pas. Dans les ombres. Sous la surface.|couper{180}
fictions
Le double
1952_Study-for-Crouching-Nude- F.Bacon Je ne me souviens plus du moment où il a cessé de parler. Je crois que c’était le jour où j’ai rencontré Jessica. Elle est arrivée avec ses tresses et son accent américain, sa robe jaune qui tranchait contre le vert sombre des herbes hautes. Elle parlait peu, mais chaque mot semblait chargé d’une gravité qui me fascinait. J’ai voulu lui montrer les choses que j’aimais : les insectes, les pousses de lierre entre les pierres, les ombres mouvantes sur le mur quand le soleil baissait. Elle regardait tout ça sans rien dire, avec un sourire léger. Ça m’a suffi. Pour la première fois, j’ai ressenti ce qu’on appelle l’amour. Une chaleur qui montait en moi, à la fois douce et déchirante. Lui, mon double, n’a pas supporté ça. Il m’a regardé d’un air moqueur, comme s’il ne comprenait pas ce que j’étais devenu. « Tu es ridicule », semblait-il dire. Puis il s’est tu. Jessica n’est pas restée. Ce n’était qu’un été pour elle, une parenthèse lumineuse dans sa vie. Pour moi, son départ a tout changé. Le monde a perdu quelque chose. Les pavés sous mes pieds paraissaient plus ternes, les ombres plus lourdes, le vent dans les peupliers ressemblait à une plainte. Je me suis senti seul. Vraiment seul. C’est là que j’ai commencé à voir par les yeux de mon double. Pas parce que je le voulais, mais parce qu’il n’y avait rien d’autre. Il était là, silencieux, terne, maussade, mais présent. Je n’ai pas eu le choix. Quand on se sent vide, même un double grisâtre peut devenir une compagnie acceptable. « Je t’avais prévenu », disait-il parfois, sa voix basse comme un écho dans ma tête. J’ai commencé à faire des choses que je ne comprenais pas. D’abord des broutilles : un paquet de bonbons volé, quelques pièces prises sur une étagère. Puis, c’est devenu plus grave. Un billet dans la caisse des grands-parents. De l’argent pris dans le portefeuille de mon père. À chaque fois, j’entendais un murmure en arrière-plan, presque tendre, comme si c’était lui qui tirait les ficelles. Peut-être que je le faisais pour lui. Peut-être que c’était ma manière de lui dire : « Tu es toujours là. » Contre mauvaise fortune bon cœur, disait mon grand-père. J’ai fini par comprendre ce que ça voulait dire. Parfois, on n’a pas le choix. Quand on est vide, on s’accroche à ce qu’on trouve. Même si c’est un double terne et maussade de soi-même. Même si ce n'est que lui.|couper{180}
Carnets | octobre 2024
Ver luisant
Il disparaissait, réapparaissait, encore et encore. Au début, cela surprenait, mais peu à peu, plus personne ne posait de questions. Sa compagne, Linda, ne l’attendait plus vraiment. Dans le ronronnement du frigo et la fumée des cigarettes, il réalisa que sa révolte contre le quotidien n’était qu’un jeu futile. Comme un ver luisant, il brillait un instant avant de s’éteindre, sans jamais changer l’obscurité qui l’entourait.|couper{180}