Au bout du cri

Le cri s’est détaché de la gorge, mais ce n’était plus une voix humaine. Ce n’était plus rien qui puisse être ramené au langage. Une onde. Un râle inversé, aspiré par l’invisible. Et pourtant, ce cri ne disparaissait pas. Il se réfractait sur lui-même, se propageait en dehors du temps et de l’espace, trouvant un point d’ancrage dans la matière. Il devenait autre. Il s’arrachait de sa source, se dédoublait, s’emplissait d’une présence qui n’était plus celle du corps qui l’avait émis. Son double naissait dans l’ombre projetée des parois du souterrain, une silhouette mouvante faite de l’écho d’un cri qui ne voulait pas mourir. Une matière vocale qui n’était plus la sienne, plus celle d’aucun organisme. Quelque chose de refoulé par la réalité même.

Là où tout s’écroulait, où la chair s’effondrait sous le poids des siècles accumulés, l’ombre se détachait lentement. D’abord un frisson, puis la silhouette se coagula, noire sur le béton craquelé, dans ce labyrinthe où les voix humaines étaient mortes depuis longtemps. Elle s’extirpait du cri, le déchiquetait de l’intérieur, le recomposait en un son non terrestre, un écho d’une époque où l’humanité n’avait pas encore prétendu à son propre mythe.

Les bottes marchaient quelque part au-dessus, mais ce n’étaient plus des bottes humaines. Elles faisaient vibrer la terre comme si l’univers se rétractait à chaque pas, une pression insoutenable contre les parois de la raison. Les dirigeants là-haut, ces entités décharnées, hurlaient des ordres qui se transformaient en poussière avant d’atteindre la moindre oreille. La langue du pouvoir n’était plus audible, noyée dans un ultrason de décomposition.

Le double grandissait sur la paroi, d’abord flou comme une réminiscence mal encodée, puis net, affûté comme une lame. Il tournait lentement sa tête sans visage. Il ne parlait pas. Il ne pensait pas. Il était l’inversion du cri, la négation de toute parole, une présence qui ne cherchait rien, sinon à être. Et cela suffisait à pulvériser tout ce qui se tenait encore debout.

Le narrateur, s’il en restait un, s’effaçait. Sa gorge était une cicatrice d’où ne pouvait sortir qu’un râle brisé. L’ombre était passée de l’autre côté, derrière les murs, infiltrant la structure de la réalité elle-même, et avec elle, le cri devenait un trou dans le monde. Un vortex inversé, aspirant le dernier semblant de narration.

Les murs tremblaient sous l’impulsion du cri, une déflagration muette qui parcourait la matière comme un virus à la recherche de son hôte. La structure du réel se fissurait lentement, libérant dans l’air une odeur de métal brûlé, un goût d’électricité statique sur la langue. On aurait dit que le souterrain lui-même essayait d’expulser quelque chose de trop ancien, de trop énorme pour être contenu.

Et puis, une lueur. Une irisation étrange, spectrale, suintant des interstices du béton. Ce n’était pas la lumière telle qu’on la connaissait. Ce n’était pas non plus une ombre. C’était l’interstice, la ligne fragile entre la substance et son reflet. Là, une forme se dépliait, longue, ondulante, comme si elle était tissée dans la trame même de l’espace.

Elle se détachait du mur lentement, surgissant du cri lui-même, un écho matérialisé qui refusait de s’éteindre. Sa texture fluctuait entre le solide et le liquide, entre le tangible et l’illusion. Elle n’avait ni yeux ni bouche, et pourtant elle était là, consciente, entièrement tissée de ce cri qui ne voulait pas mourir.

Les murs s’effritaient autour d’elle. Quelque chose se rétractait, une force inconnue refaisant surface après des millénaires d’oubli. Ce cri avait traversé le temps, s’était imprimé dans la structure même de la réalité, et maintenant, il appelait à lui son propre double, sa propre essence détachée du monde matériel.

Les bottes continuaient de résonner au-dessus, mais elles semblaient de plus en plus lointaines. Comme si elles n’avaient jamais eu de substance. Comme si elles n’avaient été qu’un vestige, une hallucination collective imposée par un système à bout de souffle. Il n’y avait plus de dirigeant, plus d’ordre, plus de structure sociale. Seulement l’ombre grandissante sur la paroi, tissée dans la vibration même du cri, prête à s’effondrer sur le monde.

Le narrateur n’avait plus de corps. Il était passé de l’autre côté, aspiré par l’onde. Il n’était plus qu’un regard suspendu dans l’éther, un témoin d’une apocalypse qui n’avait pas besoin de feu ni de cendres. Une apocalypse de l’être, un effondrement du moi, une chute libre dans l’abîme où les concepts mêmes se dissolvaient.

Et puis, plus rien. Juste l’écho du cri, étiré à l’infini, réverbérant contre les parois d’un monde qui n’existait plus.

Mais dans ce vide, une vibration. Une pulsation à peine perceptible, suspendue dans la matrice éteinte du réel. Une contraction, un battement primitif. Et puis, une forme embryonnaire, baignée dans un éclat blanc aveuglant, flottant dans un liquide sans origine. Quelque chose renaissait, en attente, tapi dans l’interstice du néant.

Pas encore. Pas tout de suite. Mais bientôt.

Illustration : Francis Bacon, Trois études pour une crucifixion, 1962 Musique : György Ligeti – Requiem, Lux Aeterna, Atmosphères

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L’Inventaire des débris

I. La farce On nous promet un tri sélectif par rayons X. La comète 3I/ATLAS arrive avec ses prophètes de comptoir qui annoncent le grand nettoyage des fréquences. Dans ma mansarde, je ne me sens pas très vaillant. Si le Jugement dernier ressemble à un audit de site web, je suis condamné d’avance. J’ai passé la matinée à fixer mon terminal. Plutôt que de confesser mes fautes, j’ai relancé un script de vérification sur la rubrique 189. C’est ma manière de négocier : ranger ses liens pour ne pas avoir à ranger sa vie. J'imagine l'astre me demandant des comptes sur mes guillemets. Le ridicule est une défense comme une autre. II. La pause À qui faire croire que tout cela m'amuse ? Cette légèreté est une politesse inutile. C’est le geste de celui qui brosse le pont du Titanic. On s’enivre de lignes de code pour couvrir le craquement du sol. Si ATLAS est vraiment ce miroir déformant, elle ne verra pas mes erreurs de syntaxe. Elle verra un homme qui a peur de n’être qu’une donnée obsolète, un bruit de fond dans une fréquence qu’il ne comprend plus. Le rire s'arrête ici. Derrière le curseur, il n'y a plus de script, seulement l'attente. III. Fréquences On attendait l’Apocalypse avec des trompettes, elle arrive peut-être avec un simple changement de phase. Si ATLAS scanne les cœurs, elle y trouvera surtout des débris : des scripts à moitié finis, des colères de terminal et cette fatigue de décembre qui n'en finit pas. Comment affronter ? Il n’y a pas de posture. Juste ce geste, un peu idiot, de cliquer sur « Enregistrer ». Peut-être que le tri ne porte pas sur la valeur des hommes, mais sur leur capacité à supporter le bruit. Le bruit des prophètes, le bruit des machines, le bruit de nos propres pensées qui tournent en boucle. À la fin, il ne restera pas de la littérature, seulement une fréquence. Une note longue, tenue, au milieu du chaos. J'ai relancé la boucle sur la rubrique 189. Le terminal a répondu une ligne vide. C’est peut-être ça, la réponse. Texte et illustration : Gemini Flash|couper{180}

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L’asile

Un homme lit Dostoïevski dans un asile. Chaque jour, il tourne la même page, vérifie la présence d'une clé invisible. Quand la violence explose, elle vient de là où personne ne regardait.|couper{180}

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oscar

Reprise décembre 2025 Au début, elle riait quand je lui lisais mes phrases à voix haute. Pas par moquerie. Elle riait parce qu'elle trouvait ça drôle, la manière dont je tournais autour d'une idée pendant trois pages pour finalement dire quelque chose de très simple. « Tu compliques tout », elle disait. Elle avait raison, bien sûr. Mais à l'époque, ça me semblait une qualité. C'était il y a six mois. Une éternité, dans une histoire comme la nôtre. Maintenant je ne dormais plus. Le matin, elle partait travailler vers huit heures et je faisais semblant de dormir encore. Quand elle rentrait le soir, j'étais devant l'ordinateur avec trois lignes d'écrites et vingt pages de notes qui ne menaient nulle part. « Tu as avancé ? » elle demandait. « Un peu. » Elle hochait la tête. Elle ne demandait jamais à lire. Nous ne faisions plus l'amour depuis plusieurs semaines. L'âge de notre relation — six mois — aurait dû nous rendre insatiables. Mais je me couchais tard, très tard, après qu'elle s'était endormie. Je cherchais des mots. Je trouvais d'autres mots qui me cachaient les premiers. Des mots parasites, des mots brillants, des mots qui formaient des phrases que je notais dans un carnet : « Le ridicule, c'est le nom poli qu'on donne à l'impuissance. » J'avais trouvé ça lumineux. Je l'avais même recopié au propre. Le problème, c'est que je collectionnais les formules sur l'impuissance au lieu d'affronter l'impuissance réelle. Mais ça, je ne le comprendrais que plus tard. Un soir, elle est rentrée avec un sac de courses et elle a dit : « J'ai croisé ton éditeur. Il m'a demandé comment avançait le roman. » J'ai fermé l'ordinateur. « Qu'est-ce que tu lui as dit ? » « Que tu travaillais beaucoup. » Elle a posé les courses sur la table de la cuisine et elle est allée dans la chambre. J'ai entendu la porte de l'armoire. Le bruit des cintres. Puis plus rien. Quand je suis entré, elle était assise au bord du lit, les mains sur les genoux. Elle regardait le mur. « Il faut qu'on parle », elle a dit. Mais nous n'avons pas parlé. J'ai dit que j'étais fatigué, qu'on en reparlerait demain, et je suis retourné devant l'écran blanc. J'ai entendu l'eau couler dans la salle de bain. Puis j'ai entendu autre chose, un bruit étouffé que j'ai fait semblant de ne pas reconnaître. Le lendemain matin, quand je me suis levé, il y avait un mot sur la table : « Rendez-vous 18h, atelier. Apporte l'appareil. » L'atelier, c'était son studio de photo au sous-sol de l'immeuble. Elle y allait parfois pour des projets personnels. Je n'y étais descendu que deux ou trois fois. Un espace blanc, trop éclairé, avec des toiles au fond et des projecteurs sur pied. Et Oscar, bien sûr. Le squelette pédagogique qu'elle avait récupéré je ne sais où. « Tous les squelettes s'appellent Oscar », elle m'avait expliqué un jour. « C'est la règle. » À dix-huit heures, je suis descendu avec le Nikon. Elle était déjà là. Elle avait disposé les lumières différemment, plus rasantes, presque théâtrales. Oscar était décroché de sa potence, allongé sur le fond blanc. « Je vais faire une série », elle a dit sans me regarder. « Tu photographies. » « Une série sur quoi ? » « La mort. La proximité. Je sais pas. » Elle portait une robe légère. Elle a commencé à se déshabiller. J'ai détourné les yeux, ce qui était absurde puisque nous avions vécu ensemble pendant six mois, puisque j'avais vu ce corps des dizaines de fois. Mais quelque chose avait changé. Ce corps nu n'était plus le même. Il était devenu une proposition, un langage que je ne savais plus lire. Elle s'est allongée contre le squelette. Sa peau contre les os. Sa tête près du crâne. Sa main gauche sur les côtes, comme une caresse. « Vas-y », elle a dit. J'ai regardé dans le viseur. J'ai fait la mise au point. C'était beau, d'une beauté dérangeante. La courbe de son dos, la ligne de sa hanche, et puis cette chose morte, blanche, articulée. On aurait dit qu'elle baisait avec Oscar. Ou plutôt : qu'elle baisait avec l'absence, avec le manque, avec tout ce que je n'étais plus capable de lui donner. Ça aurait pu être moi, j'ai pensé. Le squelette. Ce qui reste quand on a tout brûlé. L'idée est revenue plusieurs fois, par bouffées. Je l'ai chassée. J'ai continué à photographier. Des gestes techniques, anodins. Cadrer, régler, déclencher. Le bruit du déclencheur couvrait autre chose, un bruit sourd que je refusais d'entendre. Elle a changé de position. Elle s'est mise sur le côté, face à Oscar, son visage près du sien. Les yeux fermés. Sa main pendait vers moi, paume ouverte. J'ai pris plusieurs clichés. La lumière était bonne. Ensuite elle s'est relevée sans un mot. Elle a remis Oscar à sa place, l'a raccroché à la potence avec des gestes méticuleux. Elle a enfilé un pull — pas la robe, juste un pull gris trop grand qui lui descendait à mi-cuisses. « Tu pars quand ? » elle a demandé. Je n'avais rien dit. Je n'avais rien décidé. Mais elle savait. « Je ne sais pas. » « Tu y penses depuis combien de temps ? » « Quelques semaines. » Elle a hoché la tête. Elle a éteint les projecteurs un par un. Dans la pénombre, je ne voyais plus son visage. « Ce que tu veux, c'est écrire sur l'amour », elle a dit doucement. « Pas aimer. » Elle a ramassé la robe par terre. « Moi je te demande juste d'être là. En face de moi. C'est tout. » Elle avait raison. Mais je ne l'ai pas dit. J'ai serré l'appareil contre moi et je suis remonté. Cette nuit-là, j'ai regardé les photos sur l'écran de l'ordinateur. Elles étaient magnifiques. Troublantes. Je me suis dit que je pourrais écrire quelque chose là-dessus. Une nouvelle, peut-être. Sur un photographe et son modèle. Sur l'intimité et la distance. Sur les gestes techniques qui nous protègent de nos émotions. J'ai ouvert un nouveau document. J'ai tapé quelques phrases. Puis je les ai effacées. Je suis parti trois jours plus tard. Elle n'était pas là. J'ai laissé les clés sur la table de la cuisine, à côté du carnet où j'avais noté toutes mes belles formules sur le ridicule et l'impuissance. Les photos, je ne les ai jamais regardées à nouveau. Elle ne me les a jamais réclamées. Elles sont quelque part dans un disque dur, dans un dossier que je n'ouvre pas. Un silence partagé. Une scène figée entre deux personnes qui avaient oublié comment se parler. Vingt ans plus tard, je sais ce qui s'est brisé ce jour-là. Ce n'était pas l'amour. C'était plus simple et plus grave : elle m'avait tendu la main, paume ouverte, et j'avais choisi de regarder la lumière à la place. J'ai fini par écrire des livres. Plusieurs. Certains ont même eu du succès. Mais aucun ne parlait de cette scène dans l'atelier, d'Oscar, de cette main tendue que j'avais cadrée si parfaitement avant de l'ignorer. Ridicule. Grotesque. Les mots que j'avais trouvés à l'époque. Maintenant j'en ai un autre : lâcheté.|couper{180}

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