fictions brèves
Ici se rassemblent des fragments narratifs à la frontière du rêve, du souvenir, de la fable. Chaque texte est une tentative condensée, parfois minimale, parfois traversée de dialogues ou de silences qui en disent plus qu’un récit achevé. Ce ne sont pas des nouvelles classiques : souvent sans chute ni intrigue, mais des scènes mentales, des instants volés à l’indicible. Certaines relèvent de la microfiction, d’autres adoptent une voix théâtrale ou introspective, flirtant avec l’absurde. Ce sont des éclats de fiction, des condensations de mondes possibles, où reviennent des figures spectrales, des alter ego, des voix qui se dérobent. La fiction n’est pas un décor : elle est le moyen de percer la réalité autrement, de faire vaciller le quotidien.
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Carnets | Atelier
8 septembre 2019
Je viens de me souvenir d’un roman de Gabriel Garcia Marquez, L’Automne du patriarche. Ne me demande pas pourquoi. Je ne sais plus identifier la source de mes pensées, ni de mes sensations. J’ai cessé de ruminer. Je ne veux plus que rassembler les dernières forces vives pour t’offrir encore un petit texte, un petit tableau. L’important est d’offrir, comprends-tu ? Peu importe quoi. Comment saurait-on la valeur de ce qu’on donne ? Car chaque automne, cette qualité de lumière qui revient, me parle de la fin et de l’héritage. Déjà gamin, vers la mi-août, une certaine clarté sollicitait la prunelle, la rétine. Une nostalgie invraisemblable pour mon âge remontait par le nerf optique. Sur la peau des joues, du front, se déposait comme une buée, un tatouage invisible : cette fraîcheur subtile au fond de l’air, qui sent la craie et l’encre. Aussitôt, le goût vient sur la langue. Craie. Encre. Cela ouvre un grand vide. Une aspiration de l’instant présent, qui emporte avec elle toute velléité, toute priorité. L’instant aspire tout, rend tout égal d’un coup de baguette magique, laisse la personnalité sans capitaine, comme un vaisseau fantôme. Les premières fois, cela me plongeait dans une tristesse magnifique, seul îlot pour échapper au naufrage. Avec le temps, l’automne est devenu synonyme de blues, de dépression chronique. Mais en vérité, je n’y crois plus qu’à moitié. J’y crois par habitude, pour ne pas plonger d’un coup dans l’eau glacée. Dans L’Automne du patriarche, il y a un personnage incroyable : le sosie du dictateur, Patricio Aragonés, qui le remplace à toutes les cérémonies. Comme ce dictateur, j’ai moi aussi mon Patricio à mon service. Il officie presque tout le temps, car je n’aime plus apparaître en public. En automne, cette volonté de retraite atteint son comble. Je le laisse en roue libre. Il connaît son rôle par cœur. Je n’irai pas jusqu’à faire canoniser ma mère, comme dans le roman. Mais cette trouvaille de l’auteur m’a glacé : cette mère pauvre, pour qui le fils est devenu dictateur, à qui il veut offrir les richesses du pays, et qui meurt sans jamais le savoir. Tout ce que nous réalisons dans notre vie ne serait-il que des cadeaux mal adressés ? Je pourrais aligner les personnages, leur trouver une fonction précise dans l’organisation d’une psyché. Mais si tu n’as pas lu le roman, je ne veux pas te gâter le plaisir. D’ailleurs, je me demande si je n’ai pas tout inventé de ce roman à partir de la quatrième de couverture. Je m’en crois capable. Tellement, désormais, je ne parviens plus à lire trois lignes sans que l’ennui ne me tombe dessus. Que n’inventerais-je pas, pour me divertir de l’arrivée soudaine de l’automne, aujourd’hui ?|couper{180}
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8 septembre 2019-2
Il faut que Cheng trace au moins quatre ou cinq traits à l'encre pour se sentir éveillé. Ensuite, il peut se récompenser d'avoir effectué cette action par une tasse de thé noir sans sucre. Dans la petite masure où il vit, il n'y a aucun luxe. Cheng n'est pas pauvre, il est peintre lettré, et de temps en temps les peintures qu'il vend ou que des notables lui commandent suffisent à subvenir à ses maigres besoins. Il vient tout juste d'atteindre la soixantaine et, s'il possède déjà une bonne maîtrise de son art, il reste toutefois modeste et sait qu'il lui manque encore l'essentiel. Aussi reste-t-il concentré sur une discipline régulière. Dès qu'il se lève de sa natte posée sur le sol, il s'installe aussitôt à la petite table installée devant la fenêtre qui donne sur la vallée. Là, il ferme les yeux quelques instants, prend une respiration régulière et trempe l'extrémité souple du pinceau dans l'encre, puis laisse sa main suivre son mouvement naturel, emportée par l'expire. Quatre ou cinq traits seulement, mais réalisés avec la plus grande concentration. Sentir la moindre feuille bruisser, entendre chaque cri d'oiseau traverser l'azur, sentir jusqu'au poids des petites pattes des fourmis qui traversent son vieux plancher, être tout entier mêlé à ces premiers instants de son éveil confère à ses gestes une solennité presque burlesque pour n'importe quel observateur. Ainsi, chaque matin, Cheng s'enfonce-t-il dans la discipline de ces quatre ou cinq coups de pinceau afin d'oublier l'éveil et de pénétrer dans l'espace de sa feuille blanche.|couper{180}
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6 septembre 2019
Une migraine terrible depuis l’aube. J’ai passé la nuit à développer mes films dans la chambre étouffante de l’hôtel. Une fois les négatifs accrochés à la ficelle, j’ai fui. Les mouches, affolées par la chaleur montante, se cognaient sans fin contre la vitre. C’est en cherchant une pharmacie que je l’ai vue, de dos. Des épaules frêles. Une nuque pâle. Un chignon brouillon de cheveux roux. Elle fixait une affiche illisible sur le mur, immobile au milieu du flux du trottoir. C’est cette immobilité, peut-être, qui m’a fait l’aborder. Elle venait de Birmingham. Se rendait en Inde pour un an. Son bus était garé à l’entrée de la ville, les autres voyageurs affalés dans un parc, déjà claqués par le haschisch local. Je lui ai proposé un café à l’Intercontinental. Elle n’aimait que le thé, mais a accepté. Sous les pales lentes des ventilateurs, j’ai vu ses yeux. Verts, et d’une gravité qui semblait antérieure à tout. À cet instant, j’ai su une chose : il serait inutile d’être gentil avec elle. La gentillesse est une monnaie qui ne circulait pas dans son pays. Elle exigeait autre chose, de plus direct, ou peut-être de plus résigné. Nous sommes restés silencieux un long moment. Je lui ai dit que je partais pour Lahore le soir même, en train. Elle a fait une moue vague en parlant de ses compagnons d’aventure. Je ne sais pas ce qui m’a pris – la migraine, la fatigue des images développées, l’éclat de ses yeux –, mais je lui ai proposé de venir. Nous nous sommes quittés rapidement. Je lui ai laissé l’heure et le numéro du train. Elle a fini son thé. Je suis parti. Quelques stations plus loin, tard dans la nuit, le train s’est arrêté. Le cortège habituel : mendiants tendant la main vers nos culpabilités, vendeurs de thé et de cacahuètes. Nous avons pris un thé au lait brûlant, épicé à la cardamome. Elle a alors posé sa tête contre mon épaule, sans un mot d’avertissement, et a murmuré dans le noir : « C’est bien. Être là. Dans la nuit, dans ce train. » Je n’ai pas bougé. La migraine avait enfin cédé, remplacée par le poids chaud de sa tempe contre ma veste. Nous n’étions plus deux étrangers. Nous étions deux passagers du même wagon, fuyant chacun quelque chose, et faisant semblant, pour une nuit, que cette fuite n'était pas solitaire.|couper{180}
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3 septembre 2019
L’air est doré, chargé du sable du Baloutchistan. Sur le seuil de l’hôtel Osmani, face au terminal des bus, le kebabi remplit son auge de bois pour la braise de midi. Depuis une heure, les haut-parleurs des échoppes déversent des chants sirupeux, entêtants. Ça donne envie de marcher, de fuir ce point névralgique. À l’Intercontinental, à l’est de la ville, je prends mon café soluble du matin. Rahim, le jeune Afghan, revient avec mes cigarettes. J’avale un pain rond, une théière de breuvage noir. Puis je sors, le Leica en bandoulière. La route poudreuse vers Quetta. À droite, des campements de fortune. Je photographie des enfants maigres, aux regards étincelants. Il n’y a que des femmes et des enfants. Les hommes sont partis depuis des jours dans les montagnes, repousser l’ennemi. Cet ennemi qui revient toujours, pour une terre que personne ne contrôlera jamais mieux qu’eux. Au retour, dans un carrefour du bazar, un jeune homme m’aborde. -- Mister, where are you from ? -- France. Il a un sourire de soulagement. M’invite à prendre le thé, pour me montrer sa collection. « J’ai des amis partout. Des cartes postales de partout. » Je le suis dans les méandres du marché. Sa chambre est minuscule. Sur les murs, des centaines de cartes punaisées : Melbourne, Tokyo, Paris. Nous nous sourions, ne parlons pas beaucoup. La porte s’ouvre : sa sœur, magnifique, apporte un plateau de thé et de gâteaux, disparaît. Je reste une heure. Au moment de partir, il note son nom et son adresse sur un bout de papier que je glisse dans mon portefeuille. Je prends quelques photos de lui, promet de les envoyer. Je dois attraper un train pour Lahore. Avant la gare, un crochet. J’ai une autorisation pour l’hôpital. Photographier des victimes brûlés au napalm. La pièce est baignée d’une lumière crue. Sur un lit, à contre-jour, une masse sombre. Mes yeux s’habituent : un homme assis au bord du matelas. Son corps est délabré. Nos regards se croisent. Dans ses yeux, un étonnement infini recouvre une fatigue infinie. Il est brûlé de partout. Des linges douteux collent à ses plaies. Plus de sourcils, plus de cils. Juste des yeux ronds, grands ouverts, qui me jaugent depuis la pénombre.|couper{180}
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12 juillet 2019
tant que l’arbre ne se pose pas la question de son origine / destination, il est confondu au “fond”, à la “vacuité générale du monde”. C’est la douleur de ne pas savoir qui le réveille à la réalité sensible, et c’est cette attention douloureuse qui finit par produire les fleurs et les fruits. L’histoire parle de toi (évidemment), mais ça, tu le sais. Il était une fois, à l’orée d’un village, un arbre de taille moyenne qui ne donnait ni fleurs ni fruits. Ses feuilles prenaient la pluie et le soleil avec une indifférence tranquille qui, au début, intriguait tout le monde. Les plus anciens se grattaient la tête en se demandant ce qu’il faisait là, puis les années passant, on s’y habitua. Les vergers alentours débordaient de cerisiers, de pruniers, de pommiers qui, chaque saison, régalaient le village de fruits sucrés ; à force d’abondance, on cessa même de voir l’arbre inconnu, planté là depuis toujours. Un matin, un oiseau se posa sur l’une de ses branches, et l’arbre tressaillit. « Bonjour », dit-il, un peu surpris d’entendre sa propre voix. « Salut, répondit l’oiseau, ça va ? » Rassuré de ne pas passer pour un fou, l’arbre se lança dans le récit de sa vie d’ombre et de silence. L’oiseau écouta d’abord, puis finit par couper court : « J’entends bien que tu es seul, dit-il, mais dis-moi plutôt : tu sais d’où tu viens, toi, et où tu vas ? » L’arbre resta muet. Il n’en savait rien et ne s’était jamais posé la question. « Bonne question, finit-il par dire, si tu as la réponse, je veux bien l’entendre. Pour l’instant, je ne peux que me taire. » L’oiseau, qui avait d’autres branches à visiter, reprit son vol en laissant l’arbre dans un trouble neuf. Jusqu’ici, il se contentait d’être là. À partir de ce jour, il commença à regarder vraiment autour de lui. Il leva ses yeux d’arbre vers les vergers voisins et demanda au grand cerisier : « Sais-tu qui je suis, d’où je viens, où je vais ? » Le cerisier le toisa sans répondre. Le pommier, sollicité à son tour, se détourna comme s’il n’avait rien entendu. Une solitude différente s’installa alors. Il n’était plus seulement un tronc parmi d’autres ; il sentait, pour la première fois, qu’il manquait de mots pour se dire. Ça faisait mal. Cette douleur aiguisa pourtant ses sens. Il se surprit à noter l’humidité ou la sécheresse de l’air sur ses feuilles, la façon dont le vent glissait dans ses branches, la lente remontée de l’eau dans son tronc, le frottement des cailloux contre ses racines. Saison après saison, il laissa tout cela descendre en lui, comme un chant qu’il ne comprenait pas mais qui le traversait. Ce chant lui apportait de la rage et de la joie, lui donnait l’impression d’être à la fois perdu et nourri. Quand le printemps revint, un matin où il regardait la rosée briller sur les herbes folles, l’oiseau reparut et se posa sur une branche. « Alors, l’ami, toujours aussi perdu ? » demanda-t-il. L’arbre ne répondit pas. Au lieu de parler, il sentit quelque chose céder en lui, et des milliers de bourgeons s’ouvrirent en fleurs blanches sous le soleil. L’oiseau battit des ailes, esquissa ce qui ressemblait à un sourire, puis reprit sa route vers le ciel. On ne le revit plus dans la région. L’été venu, ce fut un gamin qui remarqua le changement. Les adultes, occupés à leurs récoltes habituelles, ne levaient même pas les yeux. L’enfant s’approcha, cueillit un fruit, croqua dedans. « Mais c’est une tuerie, ce truc ! » s’écria-t-il. On rappliqua, on goûta, on remplit des paniers. On fit des confitures, des tartes, des salades, et tout le village s’en régala sans bien comprendre comment l’arbre oublié s’était mis à donner de tels fruits. À partir de là, on prit l’habitude de guetter chaque année sa floraison. Un jour, les habitants décidèrent même de lui donner un nom. Je serais incapable de vous le répéter aujourd’hui : l’histoire est vieille, et ma mémoire a ses trous. Mais l’arbre, lui, continue de fleurir à l’orée du village. compression À l’entrée du village, un arbre ne donnait ni fleurs ni fruits. On finit par ne plus le voir, occupés qu’on était aux cerisiers, pommiers et pruniers bien remplis. Un jour, un oiseau se posa sur une branche. L’arbre, surpris d’avoir une voix, lui raconta sa vie de tronc inutile. L’oiseau l’écouta un moment puis demanda : « Tu sais d’où tu viens, où tu vas ? » L’arbre n’en savait rien. L’oiseau repartit, et le silence laissa place à une solitude neuve. Pour la première fois, l’arbre se mit à sentir le monde : la pluie sur ses feuilles, la sécheresse, le vent dans les branches, l’eau qui montait, les pierres contre ses racines. Ça faisait mal et ça le tenait debout. Au printemps suivant, l’oiseau revint : « Toujours perdu ? » L’arbre ne répondit pas. À la place, il se couvrit de fleurs blanches, d’un seul coup. L’été, un gamin goûta le premier fruit ; les adultes n’avaient rien remarqué. Le goût les stupéfia, on fit des confitures, des tartes, et l’arbre devint le plus attendu du village. Plus tard, on lui donna un nom que j’ai oublié. Ce n’est pas très grave : lui, de toute façon, n’a jamais cessé de pousser. illustration de Ansel Adams ♦ Cyprès Dans Le Brouillard, Pebble Beach, Californie|couper{180}
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12 mai 2019
Nous avons d’abord vu des morceaux de glace isolés, gros comme des tonneaux, qui cognaient contre la coque en laissant un bruit sourd, comme si quelqu’un frappait de l’intérieur. Puis sont apparues les masses blanches. Elles dépassaient la ligne d’horizon, avec des pans bleu pâle, des arêtes sales, et glissaient à six nœuds dans le courant, indifférentes à notre présence. On sentait le froid monter du pont, une haleine humide qui nous piquait les doigts malgré les gants. Que notre coque puisse encaisser un choc avec l’une de ces montagnes, personne n’y croyait vraiment. Le second courait d’un bout à l’autre du gaillard, aboyait des ordres, faisait tourner la barre d’un côté puis de l’autre ; on ne l’avait jamais vu aussi nerveux. C’est Louis qui, le premier, a mis des mots sur ce que tous pensaient. Après le déjeuner, en bourrant sa pipe de terre cuite, il a haussé les épaules, soufflé un peu de fumée grise et dit que nous n’étions pas censés trouver de pareilles glaces sur notre route, que nous avions dû remonter trop au nord. Il a ajouté, presque aussitôt, que même les meilleurs capitaines pouvaient se tromper, pour essayer de rattraper sa phrase avant qu’elle ne lui retombe dessus. À partir de là, ça n’a plus été pareil. On parlait moins fort sur le pont, les regards glissaient vers la passerelle dès que la coque vibrait un peu. Le second, lui, changeait de peau. Il venait nous voir un par un, posait la main sur une épaule, demandait si le quart n’était pas trop dur, si le froid ne nous entamait pas, s’informait des familles restées au pays. On voyait bien qu’il flairait autre chose que le vent. Un après-midi, il est tombé sur le mousse en train de discuter près des cuisines ; le gamin répétait à voix haute que nous tournions en rond, que la mer nous avait perdus. Le second a dégainé sa petite épée d’un geste si rapide que le bruit du métal a traversé le couloir. Il a simplement posé la lame contre la joue du garçon, sans appuyer. Le mousse s’est figé, les yeux écarquillés, et l’humidité a envahi son pantalon. Le second a éclaté de rire, a essuyé sa lame sur la vareuse du petit et est reparti en sifflotant. Le soir même, le capitaine a fait passer l’ordre de faire monter les femmes sur le pont et de percer quelques tonneaux de vin d’Andalousie. Entre deux grains, le ciel s’est dégagé ; la mer s’est calmée d’un coup et, au-dessus de nos têtes, brillaient des constellations que nous n’avions jamais vues. On a sorti un violon, un accordéon, un tambourin, et bientôt les chaînes ont claqué au rythme des pas. Les femmes, encore engourdies de la cale, se sont mises à tourner, les bracelets tintant autour des chevilles. Le navire avançait dans une eau presque noire, sous ce plafond tranquille. Sur la passerelle, on distinguait la silhouette immobile du capitaine, sans pouvoir lire son visage. Quant au second, personne ne savait où il se tenait. Cela suffisait à donner à la danse un éclat étrange, entre joie forcée et menace en suspens.|couper{180}
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11 mai 2019
Dès les premiers jours, nous avons compris que le second ne ferait de ce voyage une promenade pour personne. Il relayait les ordres du capitaine avec une précision maniaque et, en même temps, jouait avec nous comme avec un jeu de cartes. Le matin, il pouvait vous tapoter l’épaule en vous appelant par votre prénom, vous demander des nouvelles d’un mal de dos, puis, une heure plus tard, vous reprendre sèchement devant tout le monde pour un nœud mal fait, le regard plein de mépris. Rien ne semblait le surprendre ; il agissait comme si tout ce qui arrivait avait déjà été prévu par lui. Entre nous, nous l’appelions l’anguille : jamais où on l’attendait, toujours fuyant, toujours un peu visqueux. Le capitaine lui faisait confiance ; nous, pas. Nous savions qu’il ne connaissait ni la charité ni la pitié. Il avait une façon bien à lui de nous “éduquer”. Quand un homme se vantait d’avoir rendu un service honnête à un autre, il éclatait de rire, le traitait de simplet et lui expliquait qu’il venait de se faire avoir. À l’inverse, lorsqu’il surprenait quelqu’un la main dans un sac de vivres ou en train de dissimuler une bague volée à une captive, il le félicitait devant témoins, louait sa débrouillardise, disait qu’un bon marin devait penser à lui d’abord. Le coup tombait plus tard. On revoyait le même homme, quelques jours après, avec un moignon grossièrement bandé ou la bouche pleine de sang, incapable d’articuler un mot. Le second sortait alors sa petite épée à garde ouvragée, l’essuyait soigneusement sur un chiffon et expliquait que, désormais, l’intéressé n’aurait plus à porter le poids de sa faute : la main avait payé, ou la langue, et chacun pouvait retourner au travail. Il apparaissait sans bruit. On levait la tête et il était déjà là, derrière soi, en train d’observer un geste, un regard, comme s’il cherchait en permanence la faille suivante. Depuis le départ, presque aucun de nous n’échappait à cette impression de marcher sous un examen continu, partagé entre la peur d’être pris en défaut et la colère de se sentir traité en enfant. Le soir, après le repas, il savait aussi nous tenir. Il s’asseyait près du poêle, faisait tourner un peu de rhum dans sa tasse et se mettait à raconter. Il parlait de villes de pierre blanche au bord de lacs d’altitude, de temples recouverts d’or où le soleil se reflétait au point de brûler les yeux, de processions où un serpent à plumes traversait le ciel dans un bruit d’ailes. Il décrivait les mines, les coffres, les pièces si nombreuses qu’on les pesait au lieu de les compter. À l’écouter, on avait l’impression qu’il y avait été, qu’il revoyait tout en détail. Aucun de nous n’aurait osé dire que ce n’étaient peut-être que des histoires. Nous restions là, accrochés à ses mots, à l’idée que, de l’autre côté de l’océan, nous pourrions un jour nous aussi poser la main sur quelque chose de ce métal-là, et, pendant qu’il parlait, la rancœur se tassait un peu, juste assez pour tenir jusqu’au lendemain.|couper{180}
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10 mai 2019
Jamais le capitaine ne déjeunait ni ne dînait avec nous. Quand quelqu’un, à table, risquait une remarque là-dessus, la phrase tombait au milieu des assiettes et tout le monde se taisait aussitôt, comme si l’on avait parlé d’un mort. De lui, nous savions peu de choses, sinon ce que certains anciens racontaient à voix basse : mousse lui aussi, embarqué très jeune, passé par la marine militaire, puis marchande, avant de prendre le commandement de ce navire chargé de corps. Est-ce que c’était l’argent, l’ambition, ou simplement la pente des choses qui l’avait mené là, personne ne le disait clairement. Quand il n’était pas sur la passerelle – ce qui arrivait rarement –, il se retirait dans sa cabine. Le cuistot lui portait ses repas sur un plateau, parfois accompagné du mousse, que les hommes avaient affublé d’une robe trop courte et d’un fichu, avec un peu de suie autour des yeux pour imiter le khôl. On riait en le voyant passer dans le couloir, gêné dans ses chaussures, mal rasé sous le foulard ; on disait que le capitaine aimait qu’on lui “offre une femme” de temps en temps. Des femmes, pourtant, il n’en manquait pas à fond de cale, serrées sur leurs planches, ni des enfants dont on entendait parfois les pleurs monter jusqu’aux cuisines. Mais il y avait dans l’humiliation du mousse quelque chose qui divertissait plus sûrement les hommes que les coups et les viols distribués en bas : une façon de transformer l’un des nôtres en jouet, le temps d’une soirée, et de renverser pour quelques heures l’ennui, la fatigue, la peur. Ces débordements revenaient à intervalles irréguliers, comme une soupape. On buvait plus que d’habitude, on se bousculait, on tirait sur les vêtements, les cris, les injures, les sanglots se mêlaient, puis tout retombait, effacé par le vent qui balayait le pont et chassait au loin les restes de musique et les râles. Le capitaine ne se montrait presque jamais dans ces moments-là. On savait qu’il entendait tout, là-haut, mais il restait enfermé derrière sa porte, comme s’il s’agissait d’une manœuvre parmi d’autres dont il n’avait pas à s’occuper. Le lendemain, fidèle à lui-même, il reprenait sa place sur la passerelle, regard fixé droit devant, les mains sur le compas, et veillait à garder entre ses hommes et lui la même distance nette, comme si rien, en dessous, ne pouvait avoir la moindre influence sur la route.|couper{180}
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3 mai 2019
Avec l’âge, on apprend à dire “goût” à la place de “désir”. On parle d’arômes, de cuisson lente, de recettes de famille ; ça passe mieux que d’avouer qu’on a encore envie de sentir un corps contre soi. J’étais assis en face d’elle, un soir de chaleur lourde, à lui expliquer très sérieusement comment mon père préparait le bœuf bourguignon. Je détaillais le choix du vin, le temps de mijotage, le moment précis où il ajoutait le pied de veau pour lier la sauce. La fenêtre était entrouverte, l’air ne rentrait pas, la table collait un peu sous les avant-bras. Elle m’écoutait en jouant distraitement avec sa cigarette, les cheveux attachés trop haut, la nuque humide. Au milieu d’une phrase, elle a soufflé : « Pff, fait chaud, ça ne te dérange pas si je me mets à l’aise ? » J’ai fait oui de la tête, persuadé qu’elle allait enlever ses chaussures ou dégrafer un bouton. Elle s’est levée, a tiré son t-shirt par-dessus la tête, puis le reste a suivi sans ralentir : le soutien-gorge, la jupe, la petite culotte qui a glissé le long des cuisses, tout posé sur une chaise, dans un bruit sec de tissu. Elle est revenue s’asseoir comme si de rien n’était, complètement nue, le verre à la main, les cuisses ouvertes juste ce qu’il fallait pour que je n’aie aucun endroit “neutre” où poser les yeux. J’avais encore en bouche les mots “pied de veau”, coincés quelque part entre la langue et le palais. C’est à ce moment-là que j’ai senti toute la comédie de mes histoires de bourguignon. J’avais cru être poli, respectueux, tenir mon rôle d’homme bien élevé qui parle de son père et de cuisine pour ne pas “mettre mal à l’aise”. En réalité, je m’abritais derrière la recette comme derrière un paravent, convaincu qu’il ne se passerait plus rien de ce genre dans ma vie. Sa nudité venait de traverser ce paravent comme un courant d’air. La chaleur qui m’est montée au visage n’était pas seulement du désir, mais une panique sourde : qu’est-ce que j’étais censé faire de ça, à mon âge, avec mon énergie en rade, mes manières prudentes ? J’ai bafouillé une fin de phrase sur la gélatine du pied de veau, puis j’ai entendu ma voix dire que je devais absolument passer un coup de fil, que j’avais oublié une chose urgente. Elle m’a regardé, sans insister, avec un demi-sourire que je n’ai pas su lire. J’ai remis mon chapeau comme si je fuyais la pluie, attrapé mes clés, traversé la pièce en évitant de la toucher. Dehors, la rue m’a accueilli avec son bitume tiède et ses passants indifférents. Je me suis senti immédiatement soulagé, et aussitôt après vaguement grotesque, comme un type qui s’enfuit d’un feu en expliquant qu’il doit surveiller une casserole. *illustration* huile sur toile pb 2019|couper{180}
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30 mars 2019
Il y a des soirs où il comprend très bien pourquoi certains finissent par haïr l’espèce entière. L’écran est allumé, les images défilent : un plateau où l’on commente la dernière bavure comme un match de foot, un micro-trottoir sur le thème “les Français sont-ils…”, une publicité pour des SUV qui escaladent des montagnes imaginaires entre deux reportages sur la sécheresse. Il coupe le son, il garde les gestes : bouches qui s’ouvrent, sourires de façade, haussements d’épaules bien huilés. Par la fenêtre, un sanglier et deux marcassins fouillent les bacs à ordures au pied des résidences, renversent un sac, piétinent des barquettes de salade, se roulent presque dans les restes de pizzas. Ils ont l’air bête, oui, mais ce n’est pas la même bêtise : ils n’ont pas construit eux-mêmes les piscines turquoises qu’ils dévastent. Dans ces moments-là, une voix en lui prend le dessus et se met à parler très fort : l’humanité est un amas de stupidité qu’aucun animal n’égalera jamais, un troupeau qui se croit malin parce qu’il invente des applications pour mesurer ses pas pendant qu’il marche vers le mur. Tout paraît tellement faux, tellement prévisible, qu’il imagine sans effort la minorité qui doit se frotter les mains derrière le rideau, ceux qui vivent de cette idiotie, qui lui vendent des candidats, des guerres propres, des prophètes clés en main. C’est la sensation d’être pris dans une machinerie où chacun s’occupe surtout de maintenir la roue qui l’écrase, en râlant juste assez pour croire qu’il résiste. Il repense à ces gamins partis rejoindre Daesh, à leurs visages dans les journaux, aux voisins qui disent “on n’a rien vu venir”, et il se dit que c’est encore la même faille qui a servi : besoin désespéré de croire à quelque chose de net, de tranché, de pur, besoin d’un extérieur à conspuer pour ne pas se dissoudre dans la mollesse. Les fauves en costard qui écrivent les slogans ont bien compris ça : que ce soit au nom de Dieu, de la Nation, du Marché ou de la Démocratie, ils savent parler à cette crédulité-là. Il pourrait passer la nuit à empiler les preuves, à faire la liste de tous les endroits où l’humanité fuit sa responsabilité en se réfugiant dans la plainte. C’est facile, d’ailleurs c’est ce qu’il fait quand il est trop fatigué pour autre chose : il maudit “les gens”, “les politiciens”, “les masses”, comme s’il n’en faisait pas partie. C’est confortable, le mépris : on peut s’y lover comme dans une couette froide, on n’a plus rien à attendre de personne, on se fabrique une lucidité atroce qui a réponse à tout. Et puis, quand il regarde d’un peu plus près, il voit que ce mécanisme est exactement celui qu’il accuse : la plainte mille fois plus simple que la responsabilité. L’humanité irresponsable, c’est un constat qui commence à la première personne. Que fait-il, lui, de sa rage devant l’écran ? Il zappe, il peste, il envoie deux phrases assassines sur un réseau, puis il retourne à sa vie en espérant vaguement que demain sera mieux, exactement comme ceux qu’il traite de moutons. On dit que l’école produit du mouton alors que le monde aurait besoin de loups, mais quand il pousse cette image un peu plus loin, il voit qu’il ne veut ni de l’un ni de l’autre : le loup glorieux qui déchire tout n’est qu’un autre rêve de domination, un fantasme de force pure qui finit en meute hystérique. Ce qui manque, ce n’est pas un prédateur de plus, c’est la capacité à tenir debout sans se raconter d’histoires. Là, les mots “peur” et “espoir” commencent à se mettre en place. La peur est facile à repérer : peur de manquer, de perdre son statut, d’être seul, d’être malade, d’être humilié. L’espoir est plus traître : espoir d’un grand soir, d’un sauveur, d’un changement venu d’en haut, d’une technologie qui arrangerait tout ça. Ce sont les deux extrémités de la même laisse. Tant qu’il tire ce joug-là, il reste dans le sillon qu’on a tracé pour lui, avec l’impression de faire quelque chose en plus, de “penser contre”. C’est là que ses moments les plus sombres basculent parfois : quand, au lieu de regarder dehors, il sent à quel point il a peur, à quel point il espère encore, et qu’il voit que la source de son mépris est aussi sa lâcheté. Ce qui lui reste alors, ce ne sont ni les grands discours sur les maîtres du monde ni les fantasmes d’insurrection, mais quelque chose de plus dérisoire et de plus solide : ses fragilités. Celles qu’il passe son temps à maquiller pour ne pas avoir l’air vulnérable, celles qu’il cache en société avec des blagues, celles qu’il enfouit sous la colère. Quand il arrive à ne plus les fuir, à les regarder comme elles sont, elles deviennent autre chose qu’une honte : une base. C’est à partir d’elles qu’il peut, parfois, ne pas céder à la peur ni à l’espoir, répondre autrement que par la plainte, rester un peu digne devant la bêtise collective sans se hisser au-dessus. Elles ne le rendent pas meilleur que les autres, mais elles lui rappellent qu’il est du même matériau, exposé aux mêmes paniques, aux mêmes illusions. Là, dans cette reconnaissance inconfortable, se joue pour lui une forme de responsabilité : continuer à voir la bêtise du monde sans oublier qu’elle commence chez lui, et faire de cette lucidité non pas une arme contre les autres, mais un pont fragile vers ceux qui n’ont pas encore la force de la regarder. illustration barbouillage huile sur toile pb 2019|couper{180}
Carnets | Atelier
30 mars 2019_3
Il vit depuis des années dans un de ces immeubles parisiens où les chambres de bonne sont empilées comme des boîtes d’allumettes sous les toits. Au-dessus de lui, un apprenti pianiste répète toujours la même suite de notes, jour après jour, avec la régularité d’une machine. D’abord il a compté les intervalles, cherché à comprendre ce qu’il jouait, puis il a cessé d’écouter. Maintenant, il alterne entre deux réflexes : tempêter en silence contre ce martèlement ou acheter des boules Quies à la pharmacie du coin. L’ennui, il le voit fonctionner comme ça : une répétition obstinée qui finit par produire soit la colère, soit la surdité. Il se dit que les systèmes ne sont pas différents de son voisin pianiste. On invente un cadre, des règles, un rythme, tout le monde s’y plie, et au bout d’un moment la monotonie devient insupportable. Alors, pour que ça tienne, ceux qui conçoivent ces cadres introduisent du hasard comme on glisse une dissonance dans une mélodie : un imprévu calculé, une alerte, un danger, de quoi effrayer un peu, déplacer l’attention, puis revenir en expliquant à quel point il est précieux que le système soit là. “Vous avez vu pourquoi il faut des fenêtres ? Pour éviter les courants d’air et les fermer en cas de coup de vent.” On ne rappelle pas que sans fenêtre on étouffe, on vit dans le noir ; on insiste sur la menace, pas sur l’air ou la lumière. À force, les gens finissent par répéter ces phrases bancales comme des vérités, et lui-même se surprend parfois à penser en ces termes sans savoir d’où ça vient. La voiture rouge lui revient souvent comme exemple. Un matin, sans raison claire, l’idée s’est imposée : il lui “faudrait” ce modèle précis, cette marque, cette couleur. Il n’avait jamais prêté attention à ce type de véhicule, le flot d’automobiles lui arrivait en masse anonyme. À partir de ce jour-là, il ne voit plus qu’elle : la voiture rouge partout, en bas de chez lui, dans les rues adjacentes, sur le périphérique, dans les publicités. Ce n’est pas le monde qui a changé, c’est son regard qui s’est refermé sur un objet devenu soudain indispensable. Il se voit très bien, au bord de passer commande, persuadé qu’il fait un choix libre, alors que quelque chose — une campagne, une conversation, un panneau, un algorithme — a glissé cette envie dans son champ de vision. L’impression d’étrangeté surgit au dernier moment, comme dans ces rêves où un détail brise d’un coup la cohérence apparente du décor. C’est cette même impression qui le réveille, le matin, quand il se rend compte que tout ce qu’il prenait pour “son” désir ne tient qu’à un léger réglage du cadre. Depuis, elle ne le quitte plus tout à fait. Dès qu’il sent ce malaise monter, ce sentiment d’être un rat qui tourne dans un labyrinthe conçu par d’autres, il essaie de casser la trajectoire. Il sort acheter quatre pains au chocolat qu’il mange en marchant, sans raison de fête ni d’occasion, juste pour contrarier la logique des bonnes résolutions. Ou bien il prend sa voiture, pas rouge, et roule jusqu’à un coin de campagne qu’il ne connaît pas, gare le véhicule au hasard et marche une heure, deux heures, sans objectif précis. D’autres fois, il s’assoit et écrit un texte comme celui-ci au lieu de faire ce qu’il “devrait” faire à cette heure-là. Ce ne sont pas des actes héroïques, il le sait, mais c’est sa manière de construire des contrepoids à l’intérieur même des contrepoids qu’on lui a préparés. Quand le piano recommence au-dessus de sa tête et que la séquence de notes redémarre, il ferme les yeux et se demande si c’est lui ou le système qui déraille en premier.|couper{180}
Carnets | Atelier
30 mars 2019_2
Le mot “amour” lui donne de plus en plus envie de rire jaune. Autour de lui, il voit surtout des gens qui gardent jalousement un petit territoire mental, une parcelle clôturée où ils entassent leurs habitudes, leurs blessures, leurs exigences, et qu’ils baptisent “amour” parce que ça sonne mieux que “propriété”. Il suffit qu’on mette le pied d’un millimètre sur ce terrain pour vérifier la solidité de la clôture, poser une question de travers, refuser une évidence, et la guerre est déclarée. Toujours la même confusion : on prend le désir pour l’amour, pas seulement le désir physique de l’autre, mais le désir d’avoir raison, d’être confirmé, d’être reconnu comme centre de quelque chose. À chaque fois qu’on obtient ce qu’on voulait, on se retrouve pourtant un peu plus seul et un peu plus triste, comme après n’importe quel désir assouvi. Lui, dans ces histoires-là, n’a jamais su quoi faire de sa cervelle. Plus il réfléchit à l’amour, moins il sait l’habiter. Il a appris, au fil des années, qu’il vaut mieux se fier à une intuition fugace qu’à toutes les constructions raisonnables qu’il monte laborieusement pour prouver qu’il ressent “comme il faut”, au bon moment, dans le bon sens. Il se souvient de ces scènes où on lui demandait des preuves, des démonstrations : “si tu m’aimais, tu…”, phrases suspendues qu’il n’a jamais su finir, gestes attendus qu’il n’arrivait pas à mimer. Il se voyait alors comme un accusé mal défendu, assis au banc d’un tribunal dont il n’a pas choisi les règles, sommé de produire des pièces à conviction qu’il n’a pas, jusqu’au “non-lieu” final, chacun repartant avec sa rancœur sous le bras. À force, il en est venu à conclure qu’il devait être raté quelque part, génétiquement ou autrement, une anomalie qui ne sait ni adorer correctement les femmes qu’il désire, ni aimer comme il faut un chien, un arbre, un dieu ou une œuvre d’art sans sentir, tôt ou tard, la fausseté, l’égoïsme, l’illusion derrière l’élan. De cette faille, il a tiré une drôle de fidélité à ce qu’il appelle la vérité : il se méfie des élans trop pleins, des déclarations définitives, des promesses éternelles. Le bouddhisme lui parle pour ça, avec ses phrases qui disent qu’il ne faut croire qu’en ce qu’on a vérifié soi-même, qu’aucun bouddha ne viendra de l’extérieur. Mais le soir, quand il fait défiler le fil de son téléphone, cette sagesse-là semble très loin. Sur l’écran, ça clignote de petits cœurs rouges, de mains jointes, de fleurs, de sourires jaunes qui rient ou pleurent. Des gens qu’il connaît à peine publient “amour”, “amour toujours”, “tellement de gratitude”, et sous chaque photo, une procession de signes standardisés vient tamponner “j’aime”, “j’adore”, “je compatis” comme on appose un tampon sur un formulaire. Il sent bien que ce n’est pas de l’amour qui circule là, mais une adhésion, un réflexe de ralliement : on clique pour dire “je suis là, je ne veux pas être exclu du cercle”, on alimente la machine qui vit de ces tours de piste. Pendant qu’il regarde ces cœurs défiler, des publicités s’insèrent par à-coups entre deux déclarations : un parfum “pour elle”, une bague “pour dire je t’aime”, une appli de rencontre “pour enfin trouver l’amour”, tout un catalogue de besoins fabriqués qui vient se greffer sur le vieux désir d’être aimé. Il voit très bien le calcul : plus les gens s’agrippent à ce besoin-là, plus ils sont prêts à payer pour le nourrir, en temps, en argent, en attention. Il se sent partagé entre le mépris et une forme de tristesse. Il pourrait se contenter de conclure que tout repose sur “l’imbécillité des gens”, tourner le dos et se croire au-dessus, mais il sait qu’il n’est pas différent : lui aussi a déjà posté une phrase en espérant des cœurs, lui aussi a guetté les notifications comme des caresses de substitution. S’il y a méchanceté, elle ne vient pas seulement de la solitude de ceux qui exploitent le système, elle vient aussi de sa propre incapacité, à lui, à savoir aimer autrement que comme ça, à découvert, sans preuves, sans mise en scène. C’est là, dans cette incapacité, dans cette maladresse, que se trouve peut-être la seule part d’amour qu’il reconnaît comme vraie : non pas le territoire qu’on défend, ni l’adhésion qu’on marchande, mais la fragilité nue qui accepte de ne pas savoir très bien ce que ce mot veut dire, et qui continue pourtant à tendre la main.|couper{180}