fictions brèves

Ici se rassemblent des fragments narratifs à la frontière du rêve, du souvenir, de la fable. Chaque texte est une tentative condensée, parfois minimale, parfois traversée de dialogues ou de silences qui en disent plus qu’un récit achevé. Ce ne sont pas des nouvelles classiques : souvent sans chute ni intrigue, mais des scènes mentales, des instants volés à l’indicible. Certaines relèvent de la microfiction, d’autres adoptent une voix théâtrale ou introspective, flirtant avec l’absurde. Ce sont des éclats de fiction, des condensations de mondes possibles, où reviennent des figures spectrales, des alter ego, des voix qui se dérobent. La fiction n’est pas un décor : elle est le moyen de percer la réalité autrement, de faire vaciller le quotidien.

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Carnets | Atelier

25 mars 2019

La nuit est tombée sur la petite rue en pente. Depuis la fenêtre de la cuisine, il voit les façades alignées, les balcons éteints, les containers verts au bout de l’impasse. Il tient une tasse de café tiède entre les mains quand un renard surgit du coin de l’immeuble, museau bas, queue dans l’axe. L’animal traverse la chaussée sans se presser, trottine jusqu’aux poubelles, renifle le bord d’un sac, tire doucement avec les dents. Le plastique cède dans un petit craquement sec, une boîte de conserve roule sur le trottoir, tinte contre le béton. Le renard s’arrête, relève la tête, ses yeux accrochent un instant la lumière de la fenêtre, puis il replonge dans son inspection lente, container après container, comme s’il faisait sa tournée habituelle. Une vieille histoire remonte : un renard pris dans un piège à dents de fer, la patte coincée. La nuit, les tiraillements, puis les crocs qui entament la chair, qui tranchent tendons et peau pour se dégager au matin en boitant, la patte laissée au fond du piège. Plus jeune, ça lui donnait presque de l’orgueil d’y penser : mieux vaut perdre un morceau que rester pris. Sur la table, à côté de son coude, une enveloppe ouverte laisse dépasser une feuille dactylographiée : la résiliation de son contrat, déposée au bureau quelques jours plus tôt. Dans le salon, un carton de livres entamé attend près de la porte, déjà scotché sur un côté. Il sait qu’il partira bientôt, qu’il changera d’adresse, de trajets, de têtes croisées dans l’escalier. Il pense à toutes ces fois où il a “tiré” de la même manière : une ville laissée derrière lui, un travail lâché net, des numéros de téléphone supprimés sans explication. L’image du renard lui servait de pansement : mieux valait boiter un peu que tourner en rond dans une cage. Il se regarde maintenant, pieds nus sur le carrelage, tasse froide dans la main, devant cette fenêtre qu’il refermera bientôt comme tant d’autres. En bas, le renard a fini de fouiller. Il secoue la tête, s’ébroue, disparaît derrière un muret comme s’il connaissait par cœur chaque recoin du quartier. Une autre histoire lui revient, plus floue : celle des pigeons voyageurs que l’on emporte loin, très loin, qu’on lâche dans un ciel inconnu et qui retrouvent malgré tout le même toit, le même perchoir, guidés par une boussole qu’on ne sait pas nommer. Leur valeur tient à ce retour-là. Il imagine un pigeon qui, un jour, verrait un autre toit, une autre cour, et ne reviendrait pas. Il regarde l’enveloppe, le carton, la rue noire où plus rien ne bouge. Il ne sait pas s’il ressemble davantage à ce renard qui ne s’approche jamais trop des maisons, prêt à filer au moindre bruit, ou à un pigeon qui aurait perdu l’adresse de son point de départ. Il avale une gorgée de café froid, pose la tasse dans l’évier, éteint la lumière de la cuisine et laisse la fenêtre ouverte encore un moment, au cas où l’animal repasserait.|couper{180}

fictions brèves

Carnets | Atelier

24 mars 2019

Il est au milieu du salon, un tournevis dans la main, une étagère démontée posée en morceaux par terre. Sa femme a posé le carton contre le mur le matin même, avec un “ça serait bien si on pouvait la fixer aujourd’hui”. Il a répondu oui sans réfléchir. Maintenant, une vis refuse d’entrer dans le trou prévu, le bois s’effrite un peu autour, le tournevis ripe. Il jure, pas très fort au début, puis plus fort, comme si la vis le provoquait. Sa femme passe la tête par la porte, demande si tout va bien, repart aussitôt quand il lâche un “oui, oui” trop sec. Il sent la chaleur monter dans sa nuque, la vieille colère qui arrive avec le bruit du métal. Dans sa tête, il entend la voix de son père. Ce n’est même pas une phrase entière, plutôt un ton, une tension dans les consonnes : “bouge-toi”, “secoue-toi un peu”, “tu peux pas te dépêcher ?”. Il le revoit un dimanche, la cuisine transformée en atelier, la table recouverte de journaux, une lampe démontée au milieu. Sa mère avait demandé “tu peux t’en occuper, toi qui es bricoleur”, et son père avait pris le rôle comme on met un costume trop serré. Il transpirait dès la première difficulté, fouillait dans une caisse de clous en pestant, envoyait l’outil valser si quelque chose coinçait. Le moindre dérapage d’ampoule, le moindre fil mal coincé devenait une affaire d’honneur. Quand un clou se tordait, le regard cherchait vite un coupable. Souvent, c’était lui qui se tenait là, trop près. Il s’arrête, aujourd’hui, tournevis en l’air, se rend compte qu’il est en train de parler tout seul, à voix haute, contre la vis, contre l’étagère, contre “ces trucs de merde mal foutus”. Il se cogne le doigt, le tournevis lui échappe, tape le parquet. La douleur lui arrache un juron. Dans le geste, il reconnaît le bras de son père qui lançait la scie sur la table quand la lame cassait. Ça le fait presque rire et ça l’agace encore plus. Son grand-père lui revient par fragments. Un mur de parpaings dans le jardin, penché dès le lendemain. Un pilier de portail qui regarde la rue de travers. Lui, avec sa Gitane au coin des lèvres, qui dit “ça tiendra bien comme ça, on n’y pendra pas un piano”. Et si quelqu’un osait remarquer que le mur n’était pas droit, il soufflait la fumée sur le côté, levait les yeux, lâchait : “on verra bien, va, viens plutôt boire un coup”. Puis il disparaissait un jour “acheter des allumettes” et on ne le revoyait pas avant longtemps. Il se remet à genoux devant l’étagère. Il respire un peu, change de vis, prend une mèche plus fine. Il sait qu’il ne paiera pas un artisan pour ça, qu’il finira de toute façon par y arriver. La première vis rentre, la seconde suit. La crise retombe comme un soufflet. Sa femme repasse plus tard, s’appuie au chambranle, regarde l’étagère enfin fixée. Elle dit que ça tient bien, que ce sera pratique pour les livres. Elle ne parle pas des mots qu’elle a entendus tout à l’heure depuis la cuisine. Elle l’a vu cent fois s’énerver sur un gond, sur un robinet, puis finir le travail en silence, obstiné. Il range les outils dans une caisse en plastique, en vrac, comme son père avant lui. En refermant le couvercle, il pense, sans se l’avouer tout de suite, à deux tombes loin d’ici, dans un cimetière où il ne va presque jamais. Il essuie une trace de poussière sur la planche, pousse légèrement sur l’étagère pour vérifier que ça ne bouge pas. Le soir, il passe devant en allant éteindre la lumière, touche une des vis du bout du doigt comme pour vérifier encore. Dans le métal froid, dans ce petit rond brillant planté dans le bois, il sent remonter quelque chose qui ressemble à un salut, discret, adressé à ceux qui tapaient trop fort avant lui.|couper{180}

fictions brèves

Carnets | Atelier

22 mars 2019

Sur la porte de la salle des fêtes, l’affiche est déjà scotchée de travers. En haut, en lettres rouges, le mot “Kamasutra” accroche l’œil ; en bas, plus petit, son nom, parmi d’autres. Le responsable de l’office de tourisme a dit en rigolant que “ça ferait venir du monde, coquin mais culturel”, puis il est parti “gérer la communication”. Lui, il est resté dedans avec un escabeau bancal et une caisse de crochets. Il est à genoux pour fixer une cimaise trop basse quand une femme en gilet bleu passe la serpillière à quelques centimètres de ses genoux. Sur son badge, il lit “technicienne de surface”. Elle lui raconte qu’avant on disait femme de ménage, que ça lui allait bien, que maintenant ça fait plus chic mais que la fiche de paye n’a pas changé. Il sourit, resserre un fil nylon qui lui entaille les doigts. Dans un coin, deux institutrices installent des rangées de chaises pour les enfants. Elles cochent des cases sur un formulaire plastifié où il distingue “techniciens de l’éducation”. Sur une table, coincée entre deux piles de programmes, une affiche plastifiée annonce “Exposition de techniciens de la création”. Il la retourne pour ne plus la voir. Le responsable arrive en retard, chemise trop blanche, parfum sucré. Il parle vite, de “valoriser les artistes du territoire”, de “faire vivre la culture”. Il demande s’il a bien prévu des prix “accessibles”, parce qu’ici “les gens n’ont pas les moyens” et qu’ils ont l’habitude d’Ikea et des plateformes. Il cite un site de vente en ligne, sort son téléphone, montre des images qui défilent du bout du doigt. “Pour ce format, on est plutôt dans ces eaux-là, vous voyez.” Il pense à l’argent lâché pour figurer dans un catalogue de cotations que personne n’ouvrira ici, à la rubrique où son nom est coincé entre deux inconnus. Il range le téléphone dans sa poche comme on ravale quelque chose. L’autre enchaîne sur “l’opportunité”, “la visibilité”, “la chance d’exposer dans un lieu institutionnel”, précise qu’il n’y aura pas de rémunération mais “un beau buffet, déjà, et une belle affiche”. À ses pieds, la technicienne de surface frotte une tache qui ne part pas. Le soir du vernissage, il tient un verre en plastique qui colle un peu aux doigts. Les élus font le tour de la salle, s’arrêtent devant chaque toile, lâchent des phrases interchangeables. L’un s’attarde sur le panneau d’entrée, plaisante sur le titre : “Alors, vous nous montrez toutes les positions ce soir ?” Ça rit autour. Il rit aussi, trop fort pour lui, pas assez pour eux. Il pense à la position dans laquelle il s’est retrouvé tout l’après-midi, à moitié couché sur l’escabeau pour accrocher un grand format que l’élu vient de qualifier de “très décoratif”. Un homme en blouson de cuir s’approche d’une toile, la regarde longtemps, demande le prix. Il annonce une somme qu’il a déjà descendue plusieurs fois. L’autre fronce les sourcils, dit qu’il a vu “un peu la même chose moins cher sur Internet”, sort son téléphone, fait défiler des paysages, des nus, des abstractions, avec les tarifs alignés à côté. “Pour ce genre-là, c’est plutôt ça, normalement.” Il propose une réduction sans réfléchir. L’homme range son téléphone, promet de “repasser plus tard”, disparaît vers le buffet. Plus tard, alors que la salle se vide, l’élu lève encore une fois son verre “à nos artistes et à tous les techniciens qui font vivre la culture chez nous”. Les applaudissements claquent. Il sent son propre bras se lever mécaniquement, le verre au-dessus de la tête. La technicienne de surface attend que tout le monde sorte pour reprendre sa serpillière là où elle l’avait laissée. Elle lui glisse qu’elle viendra voir les tableaux “un autre jour, quand ce sera calme”. Il lui dit qu’elle n’aura qu’à en choisir un petit si quelque chose lui plaît. Elle sourit sans répondre, pousse son chariot vers le fond de la salle. Le dimanche suivant, il est sous un barnum blanc au marché du village, entre le fromager et le charcutier. Le sol est humide, ça sent le lait chaud, le gras, le café. Sur la table, quelques petits formats, des dessins à l’encre, des prix écrits au feutre sur des bouts de carton. Les gens s’arrêtent, prennent une tranche de saucisson, jettent un œil aux images, disent “c’est joli”, reposent, en prennent un autre. Une vieille dame s’attarde sur un dessin avec une maison et un arbre, demande si c’est ici. Il répond vaguement, propose qu’elle le prenne et paie “comme elle peut”. Elle sort des pièces, les compte avec soin, glisse le dessin dans un sac en toile avec ses légumes. Le fromager lui propose d’échanger un dessin contre un gros morceau de tomme, le charcutier ajoute un pot de pâté “pour la route”. Il accepte, range la toile sous la table, essuie ses doigts sur un vieux torchon. En repliant le barnum, en empilant les cadres dans le coffre de sa voiture, il sent encore sous ses ongles l’odeur de graisse et de feutre, et ça lui paraît au moins aussi tenable que la lumière des néons de la salle des fêtes. illustration image prise sur le net|couper{180}

fictions brèves

Carnets | Atelier

21 mars 2019

La nuit a été mauvaise. Il se retourne dans le lit, regarde le plafond devenir gris, renonce à dormir et s’assoit au bord du matelas. Dans sa tête, ça tangue encore. Il se voit sur un bateau dont il ne sait pas très bien le nom, un mélange de drakkar et de Santa Maria, planches sombres, cordages qui grincent. Au petit matin, il est accoudé au bastingage, les doigts collés au bois humide. L’air sent le sel et la sueur froide de l’équipage. Devant, la ligne d’horizon est encore vide, puis une masse sombre se détache lentement du ciel. On annonce la terre. Son ventre se noue, moitié soulagement, moitié peur de ce qu’il va trouver. Quand il descend dans la chaloupe, ses jambes tremblent autant à cause du roulis que de la fatigue. Il pose enfin le pied sur un sol qui ne bouge pas, un sable clair mouillé de petites flaques, et il a le vertige comme si la plage oscillait encore. Derrière lui, les hommes traînent des caisses, regardent autour, attendent des ordres sans trop parler. Il avance, les bottes aspirées par endroits, la chemise collée dans le dos. La “jungle” commence quelques mètres plus loin, pas une carte postale, plutôt un mur de feuillages lourds, de branches basses qui lui griffent le visage, d’insectes qui bourdonnent près des oreilles. Il s’y enfonce parce qu’il a dit qu’il irait voir plus loin. Au bout d’un moment, il ne sait plus si cela fait des heures ou des jours qu’il marche. La lumière lui tombe par plaques sur les épaules, l’air est humide, le tissu frotte au même endroit sur sa nuque. Il grimpe enfin sur une hauteur, les jambes dures, la bouche pâteuse, se retourne et voit l’eau de partout. L’îlot qu’il croyait être l’avant-poste d’un continent est entouré de mer, sans prolongement. Il s’assoit sur une pierre, sort sa pipe par réflexe, la bourre sans la regarder. Le tabac lui laisse au fond de la gorge un goût rance. En redescendant vers la plage, il pense déjà à ce qu’il va dire aux hommes. Il leur parle de ravitaillement, d’eau douce, de fruits à cueillir, il donne un nom à l’endroit pour que ça ait l’air d’exister vraiment, comme on colle une étiquette sur une boîte vide. Sur le pont, plus tard, il trace des croix sur une carte, invente une position approximative, écrit “San Salvador” en appuyant fort sur la plume comme si la pression changeait la taille de l’île. Les marins le regardent faire en silence, l’un d’eux ricane bref quand l’encre bave et détourne aussitôt la tête. Ils repartent. Les jours suivants sont une succession de chaleur écrasante, de grains d’eau lourde, de nuits hachées où il se réveille en comptant les jours à voix basse. Quand enfin une côte plus longue apparaît, quand les hommes se mettent à crier qu’ils l’ont fait, qu’ils ont atteint les Indes, il rit avec eux, tape dans les mains un peu trop fort, laisse monter une chanson qu’il ne finit pas. Sur le visage d’un des plus vieux marins, il surprend un regard glisser de la côte au capitaine, comme s’il pesait la scène, puis disparaître derrière un sourire fabriqué. Le soir, seul dans sa cabine, il étale les papiers sur la table, regarde les lignes qu’il a tracées, repense aux vieux récits de Vinland qu’il a lus, aux courants, aux plantes qu’il a vues, à la couleur de l’eau. Rien ne s’ajuste vraiment. Il pince les lèvres, allume sa pipe, regarde la fumée se coller au plafond. Quand, plus tard, un des hommes lui rapporte que certains savants, au port, froncent les sourcils, parlent d’erreur, d’autre chose que les Indes, il sent sous ses pieds ce léger décalage, comme si le plancher venait de s’abaisser d’un centimètre. Il répond qu’on ajustera les cartes, qu’on trouvera d’autres noms, garde la voix ferme, mais ses doigts restent accrochés à la rambarde une seconde de trop. Dans la chambre encore sombre où il est assis maintenant, loin de la mer, il pense à cette traversée comme à un rêve qui aurait insisté. Il se lève, va jusqu’à la fenêtre, regarde la rue encore vide, revient vers la table. Il ouvre le carnet, écrit la date dans un coin, puis, sans réfléchir, commence à tracer, au stylo, une forme approximative d’île au milieu de la page. La pointe accroche le papier, l’encre file un peu, le contour se referme mal. Il repose le stylo. Au centre du carnet ouvert, la petite tache d’encre flotte, seule, sur la carte blanche. illustration Huile sur toile pb 2019|couper{180}

fictions brèves

Carnets | Atelier

Quand est-ce qu’on va naître ?

Il est assis dans le couloir, sur une chaise en plastique qui grince un peu quand il bouge. Sous ses pieds, le revêtement moucheté colle légèrement aux semelles, comme s’il voulait retenir les gens ici. Sur ses genoux, le livre de Beckett est ouvert, pages jaunies, marge griffonnée au stylo bille. Il attend qu’on lui dise qu’il peut entrer dans la chambre 218, celle de son père. La télé du box d’à côté laisse filtrer une voix de jeu télévisé, des “bravo” en carton, un chariot passe en raclant les coins, une infirmière s’excuse à mi-voix en évitant de le regarder. Il lit une réplique, puis une autre, les personnages tournent en rond comme d’habitude, et la phrase tombe, sèche : “Quand est-ce qu’on va naître ?” Il relève la tête, fixe un instant la bande de néon au plafond, les silhouettes qui traversent le couloir, et la phrase reste là, coincée entre le théâtre et cette odeur de javel mêlée de soupe refroidie. On l’a déjà déclaré “né” une fois, se dit-il, quand on l’a sorti de sa mère, cri, flash, carton rose ou bleu. Pourtant, en regardant la porte 218, il a l’impression de ne pas avoir passé le cap, de flotter toujours dans un truc tiède et visqueux qu’on appelle la vie, où chacun donne des coups d’épaule pour respirer un peu mieux que le voisin. L’interphone grésille, une voix appelle “la famille de monsieur B…”, il se lève, glisse le marque-page, frappe doucement et entre. Son père est là, ratatiné dans le lit, menton tombant, yeux mi-clos, tuyau d’oxygène qui lui entaille les joues, mains posées sur le drap comme celles d’un nourrisson trop fatigué pour les lever. Sur la tablette, une photo plastifiée le montre jeune, costume sombre, cheveux noirs lissés en arrière, sourire large au milieu d’un groupe d’hommes en cravate qui serrent tous la même main invisible. Sur l’écran accroché en hauteur, un match de foot tourne en sourdine, des maillots minuscules courent sur une pelouse trop verte, la foule est réduite à un sifflement continu. Il s’assoit sur la chaise à côté, pose le Beckett sur la table, observe ce visage creusé qui est censé être en fin de course et qui ressemble déjà à un bébé à qui on aurait volé l’élan. Il lui parle de choses simples, de la voisine qui a encore perdu son chat, de la pluie qui n’en finit pas, de l’équipe locale qui a gagné aux tirs au but, des broutilles pour remplir l’air. Son père semble somnoler, puis il entrouvre la bouche, laisse passer une phrase râpeuse : “On est où, là ?” Il hésite une seconde avant de répondre, se contente de dire “à l’hôpital, papa, ils s’occupent de toi”, et voit le vieux visage hocher très légèrement, comme si cette information suffisait pour l’instant. Sur la table de nuit, un gobelet d’eau à moitié plein, une serviette roulée, une étiquette avec son nom et sa date de naissance imprimées en gros. C’est le seul endroit où le mot “né” apparaît encore. Il pense aux années où il a joué des coudes lui aussi, dans la cour de récréation pour se coller contre le radiateur en hiver, plus tard dans l’open space pour récupérer le bureau à côté de la baie vitrée, dans les réunions pour placer la plaisanterie qui détendrait le chef. À chaque fois, l’impression d’être enfin arrivé quelque part n’a tenu que le temps de se rasseoir. “Ça va, papa ?” demande-t-il plus bas. Son père ouvre un œil, le fixe, remue à peine la tête, répète presque sans voix : “On est où, là ?” Il lui caresse brièvement l’avant-bras par-dessus le drap, comme on rassure un enfant qui se réveille en sursaut dans une chambre inconnue. Une aide-soignante entre pour vérifier la poche de perfusion, ajuste un bouton, jette un coup d’œil à l’écran de foot, lâche “s’ils continuent comme ça, on va naître champions” avec un petit rire vite avalé. Le mot lui accroche l’oreille. Il serre les lèvres pour ne pas sourire, regarde la jambe maigre qui dépasse du drap, la chaussette grise qui baille à la cheville. Après un moment, il se lève, promet qu’il repassera demain, pose la main sur l’avant-bras de son père, sent la peau froide sous ses doigts. Dans le couloir, il croise une jeune femme enceinte qui tient son ventre à deux mains, accompagnée d’un homme qui vérifie son téléphone toutes les trois secondes. Ils parlent bas, comptent les minutes, tournent en rond devant l’ascenseur. Un cri de bébé monte d’un étage plus bas, aigu, bref, qui découpe un instant le brouillard de bips et d’annonces. Il appuie sur le bouton de l’ascenseur, Beckett coincé sous le bras, et la phrase revient en silence : quand est-ce qu’on va naître. En sortant du bâtiment, il s’arrête sur le trottoir, prend une bouffée d’air froid qui lui brûle la gorge. Les voitures passent, un bus freine dans un nuage de vapeur, un gamin traverse en courant, sa mère lui crie de faire attention sans lâcher son sac de courses. Il ouvre le livre à la première page, lit quelques lignes en marchant jusqu’au feu rouge. Les personnages se demandent encore ce qu’ils font là. Il relève la tête, regarde la ville, les façades, les fenêtres éclairées, et garde la question pour lui comme on garde un secret qu’on n’est pas sûr de vouloir résoudre. illustration https://www.festival-automne.com/edition-1981/roger-blin-oh-beaux-jours-cycle-samuel-beckett|couper{180}

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Carnets | Atelier

19 mars 2019

Il écoute, il observe les jeunes, pas ceux de 20 ans, ceux-là, il les voit surtout s’user les pouces sur les manettes, rêver d’indépendance financière en s’enfilant des Despé tièdes et des vidéos YouTube absurdes. Ceux qui l’intéressent, ce sont les autres, ceux entre 30 et 40 ans, ceux qui portent encore une sorte d’idéalisme raide, mélange de méthode Coué et de ferveur religieuse, de quoi faire briller les yeux du pire mollah s’ils avaient choisi une autre cause. Il se reconnaît en eux par endroits. À 16 ans, il s’inscrit à la Ligue communiste révolutionnaire, pas pour renverser le capitalisme, mais pour suivre une militante au buste généreux et aux yeux de biche. Il se retrouve dans une arrière-salle qui sent le tabac froid et le mauvais café, écoute des slogans qu’il ne comprend qu’à moitié, hoche la tête au bon moment, prend des tracts. Plus tard, il lime ses passe-vues en photo, adopte l’éthique des émules de Cartier-Bresson qui jurent qu’on ne recadre jamais, que seule la prise de vue “juste” mérite d’exister. Il s’impose des règles, des mots d’ordre, comme s’il y avait dans la fidélité à ces dogmes un salut possible. Il idéalise l’amour aussi, le confond avec l’éternité, place ses parents, ses amis, ses premiers employeurs sur des piédestaux les premiers jours, avant de voir la peinture s’écailler. À force, il comprend que son idéalisme n’est qu’un pansement collé de travers sur une jambe de bois. Il n’a jamais la flamme blanche des vrais fanatiques, juste assez de conviction pour entrer dans la salle, pas assez pour y rester. Il regarde aujourd’hui ces hommes et ces femmes qui, le soir, sortent d’un atelier de développement personnel, d’un groupe politique, d’une association, avec la même fièvre dans le regard que les supporters qui sortent d’un stade. Le besoin est le même : se sentir porté par le bruit du groupe, hurler “allez Bidule” en chœur, frissonner ensemble, sentir la couenne vibrer. L’idéalisme vient combler la fatigue de voir le monde tel qu’il est. Il se demande parfois à quel moment la bascule se fait. Quand tout le monde boit à la même fontaine, répète les mêmes phrases, il ne reste au lucide qu’à tirer son propre seau d’eau à l’écart, au risque de passer pour fou, ou bien à s’exiler en pensée, rêver d’un désert, d’une montagne, d’un ermitage où plus personne ne viendrait lui expliquer comment il faut vivre. Il sait très bien qu’alors il retomberait dans une case voisine, celle de l’idéalisme solitaire. Il se demande si l’idéalisme et le fanatisme ne sont pas tout simplement les deux branches d’un même réflexe, un moyen de ne pas rire de soi trop longtemps. Il a croisé des fanatiques du ménage, du rangement, de la propreté, capables de refaire une table pour un verre posé de travers, de s’angoisser pour une trace sur un évier, avec la même intensité qu’un croyant pour sa prière manquée. Ils n’avaient rien à envier aux dévots de telle ou telle religion. Il voit bien que ces obsessions ne sont que des béquilles pour crises intérieures, pour manque de confiance en soi, en l’autre, en la vie. On s’accroche à un support – un Dieu, une cause, une propreté parfaite, une théorie de l’art – comme on s’accroche à une rambarde dans un escalier trop raide. Les artistes qu’il fréquente ne sont pas mieux lotis. Il les voit se ranger en chapelles, hyperréalistes contre abstraits, adorateurs de la nature morte contre fanatiques du modèle vivant, sectateurs du flou contre gardiens du net. Chacun parle de singularité, mais chacun cherche sa petite tribu, son groupuscule où l’on se congratule et où l’on exclut ce qui ne rentre pas dans la liturgie maison. Au vernissage, il observe ces papillons ivres tournoyer autour de la lumière des projecteurs, se réchauffer aux hourras de leur coterie, parler d’“ouvrir des pistes” et de “poser des questions” avec le même sérieux que d’autres parlent de salut des âmes. Si l’on s’approche de chacun, si l’on tend l’oreille, les discours se ressemblent : même peur d’être seul, même besoin d’être confirmé par un petit chœur. Idéalisme et fanatisme ne se donnent pas toujours en spectacle sur les places publiques, ils se glissent dans le quotidien, dans le commerce de quartier, dans la façon de juger le voisin, de choisir un savon ou une exposition. Ils avancent souvent masqués, à voix basse, comme ce diable qui, profitant de l’air du temps, a cessé de surgir en flammes pour se fondre dans les histoires qu’on se raconte. Il écoute ces jeunes qui ont troqué Dieu pour le développement personnel, le Parti pour la start-up, mais qui parlent avec la même ferveur que les vieux croyants. Il se dit que le diable n’a plus besoin de cornes, qu’il suffit désormais de cette petite voix qui propose une idée de plus, l’air de rien, au milieu du brouhaha, en expliquant qu’elle vaut bien toutes les autres et qu’après tout, rien n’existe vraiment, ni lui, ni Dieu, à part le besoin d’y croire un peu. *illustration* escalator Photographie noir et blanc|couper{180}

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18 mars 2019

Il lui arrive de passer d’un onglet à l’autre sans vraiment s’en rendre compte. Sur l’écran, en haut, trois pastilles ouvertes : un site de meubles en promo, une plateforme de vente d’art contemporain, une page porno qui s’est lancée toute seule après la vidéo précédente. Dans la fenêtre du milieu, un canapé gris clair au nom imprononçable, promesse de confort et de vie rangée ; dans la suivante, un tableau décrit comme « pièce unique, acrylique sur toile, geste spontané », avec un petit cœur à cliquer ; dans la troisième, un corps nu déjà prêt, déjà cadré, déjà en train de faire ce qu’il est censé faire. Il regarde, scrolle, compare, sans sentir le moment où il passe du canapé au tableau, du tableau au sexe. Les trois interfaces se ressemblent : vignettes alignées, suggestions en bas, historique, boutons « ajouter au panier », « favori », « regarder plus tard ». Il se surprend à chercher, pour la peinture, la même secousse rapide que pour la vidéo, quelque chose qui fasse monter un peu le rythme cardiaque, qui coïncide exactement avec ce qu’il croit vouloir au moment où il clique. Quand une image ne lui « parle » pas tout de suite, il la chasse d’un geste du doigt et la plateforme lui en propose une autre, puis une autre encore, inlassable. Au musée, il n’y va presque plus. La dernière fois, il avait erré devant des toiles anciennes avec la sensation d’être revenu dans un grenier poussiéreux, au milieu de meubles trop lourds. Les autres visiteurs prenaient des photos avec leurs téléphones, se tenaient à distance des cadres, hochaient la tête d’un air entendu. Lui s’était retrouvé planté devant un nu académique, une femme allongée sur un drap blanc, éclairée comme il faut, et il avait senti qu’il ne voyait plus rien. Ni désir, ni mystère, seulement la superposition de tous les nus déjà vus en ligne, compressés en un seul. À la maison, le désir arrive par flux, par colonnes de vignettes, par listes. Quand il ouvre un site d’art, la même mécanique se met en marche : il agrandit une image, la referme, passe à la suivante, jusqu’au moment où une peinture lui « fait quelque chose » et il reconnaît aussitôt cette poussée brève, presque sexuelle, qui lui donne envie de cliquer sur « acheter » avant même de savoir où il l’accrocherait. Il imagine parfois une autre manière de faire, un art vendu comme un médicament. Au lieu des grandes salles blanches et des vernissages, la pharmacie du coin, néons, file d’attente, odeur de désinfectant. Entre les préservatifs et les vitamines, un rayon avec des boîtes de petites images comprimées, sur lesquelles on lirait « choc esthétique léger », « émotion forte à libération prolongée », « contre-indications : sujets allergiques au doute ». Il entrerait, prendrait sa boîte d’art comme il prend un anti-inflammatoire, la poserait sur le comptoir avec le reste, paierait, glisserait le tout dans le même sac. Le soir, il avalerait sa dose pour voir si quelque chose bouge encore à l’intérieur. Ce qui le travaille, c’est le moment d’après. Quand la vidéo est terminée, l’écran retombe en liste, la peau refroidit, la main colle un peu. Quand le colis arrive, qu’il déballe la toile, qu’il l’accroche en vitesse au-dessus du canapé gris, il sent la même petite chute : pendant quelques jours, il passe devant, la regarde, attend confusément que quelque chose se déplace, puis le tableau se met à faire partie du mur. Il continue pourtant d’ouvrir des onglets, de scroller, de comparer, parce qu’il ne sait pas quoi faire d’autre. Il fait partie de ces gens qui sentent bien que ni l’éjaculation ni le paiement ne règlent quoi que ce soit, que derrière la fatigue du corps et le coup de carte bleue il reste une zone sombre où le désir tourne en rond, sans cible claire. C’est peut-être là que l’art devrait aller, pense-t-il parfois, dans cet endroit où aucune plateforme ne peut proposer « des œuvres similaires », mais il ne voit pas comment y accéder autrement qu’en fermant l’ordinateur et en restant un moment dans le silence, les mains vides. Illustration Tableaux inachevés , huile sur panneau de bois, pb 2019|couper{180}

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Carnets | Atelier

17 mars 2019

Tout part d’un malentendu, un de ceux qui ne se voient pas tout de suite. Au début, ils avancent ensemble comme sur une mer calme, on se dit que ça va tenir, que les petites phrases mal ajustées finiront par se rattraper, que “je t’aime” veut dire la même chose des deux côtés. Puis un soir, dans la cuisine, au milieu d’une phrase anodine, il comprend qu’ils ne parlent plus de la même chose. Elle dit “je n’en peux plus”, il croit d’abord à la fatigue du jour, au travail, avant de voir son regard posé ailleurs, au-dessus de son épaule, comme si tout était déjà décidé. La discussion ne monte même pas en éclat. Les mots s’empilent mal, se contredisent, s’annulent, et quand la porte se referme derrière elle, il reste dans le couloir avec une veste à la main, sans avoir eu la présence d’esprit de la rattraper. Les jours qui suivent sont secs. Le téléphone posé sur la table, qu’il consulte trop souvent, les messages qu’il ne renvoie pas, les phrases qu’il écrit puis efface, tout cela l’énerve. La tristesse se resserre, tourne, se fixe, et au bout d’un moment c’est de la haine qui remonte, une haine lourde, collante, dirigée contre elle, contre lui, contre ce qu’ils ont fabriqué à deux. Il repasse en boucle les scènes les plus banales, un repas, une soirée, un trajet en voiture, et dans chacune il se découvre des lâchetés minuscules : un silence quand il aurait pu parler, un sourire pour faire passer autre chose, une manière de se défiler. À force, c’est surtout contre lui qu’il en veut. Les jours s’alignent, les mêmes gestes se répètent, il va travailler, revient, mange, dort mal. Son visage dans la glace lui paraît à la fois bouffi et vidé. Les souvenirs de la vie à deux se mettent eux aussi à perdre leurs contours, comme des photos mal développées : il ne reste plus net que ce qu’il juge idiot, les scènes où il surjouait la confiance, où il croyait encore qu’il suffisait de “vouloir que ça marche” pour que ça marche. Un matin, très tôt, alors qu’il pense être encore en plein milieu de la nuit, un oiseau se met à chanter sous la fenêtre. Il ouvre les yeux sans comprendre d’où vient le son, reste un moment immobile sur le lit, puis se surprend à suivre le motif en sifflant à mi-voix. C’est presque ridicule, mais il continue, le temps d’un refrain. Quelque chose, dans la poitrine, se desserre un peu. Il se lève, pieds nus sur le carrelage froid, traverse le couloir. La cuisine est en désordre, la table encombrée, mais la cafetière est là, à sa place. Il sort le filtre de son emballage, le pose, verse le café moulu à la cuillère, tapote légèrement pour l’égaliser, remplit le réservoir d’eau au robinet en regardant le niveau monter dans le plastique transparent. Il enclenche le bouton. La machine se met à vibrer, un grondement sourd d’abord, puis les premières gouttes tombent dans la verseuse, sombres, épaisses, avec cette odeur qui, d’un coup, remplit la pièce. Il reste debout à côté, les mains posées sur le bord du plan de travail, à regarder le liquide brun monter. Le chant de l’oiseau vient encore par vagues du dehors. Quand la machine s’arrête, il se sert une tasse, la porte à ses lèvres. Le goût est un peu trop fort, légèrement amer, mais il le boit quand même, par petites gorgées. Ce n’est pas le bonheur, ce n’est pas une révélation, juste un moment précis où le malheur se tient à distance, dans l’autre pièce. Dans la cuisine, il y a lui, l’oiseau, une tasse chaude dans la main, et ce café qui lui rappelle qu’il est encore capable de se lever, de remplir un réservoir, d’attendre que quelque chose infuse. illustration huile sur toile pb 2019|couper{180}

fictions brèves

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16 mars 2019

La nuit où il pense donner un coup de volant pour sortir du décor, l’autoroute entre Yverdon et Lausanne est presque vide. Les phares découpent un tunnel jaune devant lui, les catadioptres s’allument un à un puis disparaissent derrière, la main repose sur le volant, il suffirait de la tourner un peu plus que d’habitude. Sur le tableau de bord, l’aiguille de vitesse reste stable, la radio est allumée mais il n’entend plus rien. Il fixe le rail à droite, imagine la voiture qui tape, le bruit sourd, la tôle qui plie, le noir après. Il met le clignotant, se range sur la bande d’arrêt d’urgence, coupe le moteur. Ce qui lui vient alors, ce n’est pas le visage de sa femme, ni celui d’un parent, mais son chat gris qui tourne en rond dans l’appartement, deux gamelles vides sur le carrelage. Il reste là à respirer dans l’habitacle qui refroidit, regarde ses mains posées sur le volant comme si quelqu’un d’autre conduisait à sa place, puis il redémarre et prend la sortie suivante vers l’hôpital de Lausanne. Enfant, il lâche avant la fin. Sur la piste du stade, ses baskets frappent le tartan rouge, l’air lui brûle la gorge au deuxième virage, les autres allongent la foulée, lui raccourcit, les cuisses se bloquent. Le prof hurle « on ne s’arrête pas » depuis la ligne d’arrivée, il finit quand même en trottinant puis en marchant, la tête baissée. Plus tard, il veut être chanteur. Il se voit sur scène, projecteurs dans les yeux, mains levées dans la salle, il répète des morceaux dans des locaux qui sentent la bière séchée et le tabac froid, les micros saturent, le propriétaire regarde la montre. Les cachets couvrent à peine le trajet, les dates s’annulent, les promesses s’évaporent, il range les câbles et la guitare dans leur housse un soir de plus et sait qu’il ne reviendra pas. À Beaubourg, il regarde un type perché sur un banc, Mouna, qui hurle des slogans et des blagues, les passants s’arrêtent, forment un cercle. Le visage de l’homme se déforme au fur et à mesure que les rires montent, il gesticule, se penche vers la foule, se laisse porter par elle. Lui reste dans le cercle quelques minutes, sent la chaleur des corps derrière son dos, puis s’éloigne. Il comprend qu’il n’a pas envie d’être là, au centre, à dépendre de ce vacarme. S’il doit parler, ce sera par écrit. Il achète des cahiers, il les remplit, il les empile. À chaque déménagement, il soulève les mêmes cartons de feuilles, promet de faire le tri devant le coffre ouvert, les repose sans rien jeter. Un jour, il entre dans une petite boutique boulevard des Filles-du-Calvaire et achète un vieux Nikormat à crédit. Il sort avec le boîtier au cou, commence avec des amis, des vacances, des façades, puis les visages inconnus le tirent dans la rue. Il se lève plus tôt, marche seul dans la ville encore mouillée, rideaux à moitié tirés, vitrines éteintes. Quand il s’offre un Leica avec un 35 mm, la distance se réduit pour de bon. Pour remplir le cadre, il doit s’approcher, sentir le parfum bon marché d’une femme qui fume à l’arrêt de bus, l’haleine d’un homme qui vient de boire un café, la main d’un type qui repousse l’objectif d’un geste sec. Le soir, il développe les films dans la salle de bain transformée en labo, lumière rouge, cuvettes alignées sur le bord de la baignoire, odeur du révélateur, doigts fripés par l’eau. Il tire des photos pour d’autres parce que ça paie mieux : un couple devant une voiture décorée de fleurs, un enfant mal coiffé en costume trop grand, des portraits qu’on lui demande de « rendre plus doux ». Un client, un jour, tapote du doigt sur le papier encore humide et dit « là, on ne voit pas assez les yeux », et il recommence le tirage. Plus tard, il revend ses Nikon et une partie de son matériel, sent le poids du sac disparaître de ses épaules en descendant l’escalier du labo avec la dernière caisse, ferme la porte derrière lui. Le boulot de sondages arrive par une annonce. On lui propose d’appeler des gens, de poser les mêmes questions, de cocher des cases derrière un écran. Il dit oui parce qu’il a besoin d’argent. Dans l’open space, les voix se superposent : « selon vous, êtes-vous très satisfait, plutôt satisfait… », les téléphones sonnent, des ventilateurs brassent un air tiède. Un soir, au téléphone, une femme lui répond : « je n’ai pas vraiment d’avis, mettez ce que vous voulez », il clique sur une case sans réfléchir et passe à la suivante. Le matin, pour ne pas se contenter de ces voix-là, il se lève avant l’aube, écrit une heure ou deux dans la cuisine, tasse de café à côté du clavier, puis enfile sa chemise et part. Les pages s’empilent comme les cahiers d’avant, mais sans elles il sait qu’il serait à nu dans la journée. Plus tard, il rencontre une femme suisse, ils en ont assez des trajets Lyon–canton, il déménage. En Suisse, il prend tous les boulots qui passent pour ne pas être ce Français qui vit aux crochets des autres. Un hiver, sur un chantier, il passe des journées à visser des planches de parquet dans une maison en travaux : odeur de sciure, genoux posés sur une mousse fine, perceuse qui lui vrille les oreilles, dos en feu le soir quand il remonte dans sa voiture. Il mange un sandwich dans le véhicule garé en bas, les mains encore pleines de poussière de bois. Quand il décroche un poste dans les sondages à Lausanne, il respire un peu mieux : salaire correct, horaires fixes, un badge avec son nom. Dans le canton de Vaud, on le traite de « froussemar » en rigolant à la pause, il sourit avec les autres. La route Yverdon–Lausanne devient son couloir : tous les jours le même ruban, les mêmes sorties, la trace plus claire du pneu sur la glissière à un endroit précis, la même place sur le parking s’il arrive assez tôt. Le tas de tickets de péage et de reçus d’essence dans le vide-poche augmente sans qu’il pense à les jeter. L’ennui se loge là, dans ces gestes répétés, dans cette voiture qui sent le même désodorisant bon marché et la même veste humide posée sur le siège. Il essaie de le fendre avec le sexe. Il s’inscrit sur des sites, enchaîne quelques rendez-vous. Une chambre d’hôtel à Sion, par exemple : couvre-lit trop coloré, télé muette, rideaux épais, la femme qu’il connaît à peine qui enlève son soutien-gorge en tournant le dos, le sac de sport posé au pied du lit. Ils parlent peu, se rhabillent vite, se serrent vaguement la main dans le couloir, chacun prend un ascenseur différent. Sur le chemin du retour, il se regarde dans le rétroviseur, voit juste un type fatigué qui rentre tard avec une chemise froissée. Les chambres finissent par se ressembler, les corps aussi, et l’idée même de recommencer le même scénario lui donne envie de rentrer directement chez lui. Alors la nuit de l’autoroute arrive. Les phares des rares camions qui le croisent secouent la voiture, il tient le volant, imagine le choc, le basculement hors de la chaussée. Le geste est là, à portée de poignet. C’est le chat qui le stoppe net, ce chat gris planté dans sa cuisine, patinant devant une gamelle vide. Ce détail prend toute la place, chasse le reste. Il remet le moteur, prend la bretelle, suit les panneaux « urgences », se gare de travers sur le parking. Dans le hall éclairé au néon, il se sent un peu vaciller. Il donne son nom à l’accueil, s’assoit sur une chaise en plastique qui colle un peu sous la cuisse, regarde les autres patients sans vraiment les voir. Un numéro clignote sur le panneau au mur, un infirmier appelle un nom, ce n’est pas le sien. Il attend qu’on prononce le sien et, en attendant, il fixe les traces de semelles au sol, la corbeille qui déborde de gobelets écrasés, le coin d’affiche déchiré près de la porte, comme si la suite se trouvait déjà là, dans ces détails. illustration Place Pestalozzi, Yverdon, Chantal Dervey, 24heures.ch|couper{180}

fictions brèves

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15 mars 2019

Ce matin, le téléphone a vibré pendant que je rinçais une tasse. La cuisine sentait encore le café froid et, dehors, la fumée des usines traînait bas, comme tous les matins où l’air ne décide pas de bouger. L’agent a déboulé dans mon oreille avec une voix trop vive pour l’heure : un salon “qu’il monte”, un lieu “super”, un public “qui achète”, des gens “qui circulent”, et ce petit rire en bout de phrase qui veut déjà te mettre dans sa poche. Il parlait vite, en empilant les promesses, et je me suis rendu compte que je cherchais un endroit où poser un mot sans que ça accroche. Rien. Il enchaînait sur lui-même : son parcours, son courage, la mentalité française “déplorable” pour les artistes, les institutions “à la ramasse”, la nécessité de “se bouger”. Je l’entendais tourner dans sa propre légende. Il disait “vous voyez” toutes les dix secondes, et chaque “vous voyez” refermait un peu plus la conversation sur son miroir. Pas une question sur mes toiles. Pas un titre, pas une série, pas même un “j’ai regardé”. Juste son souffle à lui. Quand il a annoncé la participation financière — “petite”, “symbolique”, “vous comprenez, hein” — j’ai senti le vieux ressort des intermédiaires se tendre : faire payer l’entrée au spectacle de leur appareil. J’ai coupé net. Non. Deux syllabes. Il a eu un blanc, puis il est reparti, plus dur : “marketing”, “visibilité”, “investir sur soi”, et là il a commencé à planter des drapeaux sur la carte comme on lance des confettis : Genève, New York, Hong Kong. J’entendais la ficelle derrière les noms, cette manière de te faire lever la tête pour que tu oublies où tu mets les pieds. J’ai laissé filer jusqu’au bout, parce que c’était instructif. À la fin, il a soufflé, agacé : “on a perdu du temps dans une discussion stérile.” J’ai regardé l’évier, la mousse qui descendait, et j’ai raccroché sans répondre. Je n’ai pas perdu mon temps. J’ai juste vu, une fois de plus, à quoi ressemble un agent qui vend sa propre histoire avant d’avoir regardé une toile. Et je continuerai de chercher, oui, mais quelqu’un qui commencera par un silence devant le travail, pas par une réclame sur lui-même. illustration Carbonisé, fossilisé mais toujours là|couper{180}

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13/03/2019

Un dimanche de fin d’hiver, il y a quelques années, je suis resté longtemps dans la cuisine sans allumer la lumière. Il devait être cinq heures, le radiateur faisait ce cliquetis de métal qui refroidit, et dehors il n’y avait rien d’autre qu’un lampadaire orange qui tremblait dans la vitre. Je ne pensais à rien de spécial. Je tenais une tasse encore tiède, et d’un coup une idée est montée, non pas comme une révélation mais comme une inquiétude simple : et si tout ce que je fais, tout ce que je pense, disparaissait vraiment ? Pas de trace, pas d’écho, pas même une poussière de moi quelque part. C’est cette hypothèse-là qui m’a fait peur, pas l’autre. Depuis, j’ai beau essayer de la retourner, je retombe toujours sur la même question, la seule qui ne se laisse pas ranger : pourquoi y a-t-il quelque chose plutôt que rien ? Je ne cherche pas une réponse pour briller ni une théorie de salon ; je cherche une façon de tenir cette peur sans mentir. Alors je m’accroche à cette autre hypothèse, plus grande que moi, moins désespérante : qu’il existe un lieu sans horloge, un stock d’empreintes, un réservoir commun où rien ne se perd tout à fait. Dans ce cas, nos souvenirs ne seraient pas seulement des affaires de nerfs et de chimie. Ils seraient des reprises. On reconnaîtrait dans le monde quelque chose qui nous précède, on y retomberait comme sur une marche déjà connue. Et pourtant, je n’arrive pas à y croire tranquille. Une part de moi se dit que j’invente ça pour ne pas tomber, pour donner une grandeur au manque. L’autre part sait que je n’ai pas le choix : il y a des moments où une phrase, un visage, une couleur vous traversent comme si vous les aviez déjà vécus ailleurs. Ce qui nous empêche d’habiter ça, c’est notre obstination à couper le réel en tranches : visible contre invisible, vrai contre faux, pensée contre acte, présent contre passé contre futur. Ça nous soulage de mettre des barrières, mais c’est peut-être exactement ce qui nous rend aveugles. Les Upanishads disent depuis longtemps que tout circule dans une même nappe de réalité, qu’il n’y a pas de murs, seulement des formes provisoires. Je ne vais pas faire comme si ces textes étaient des preuves scientifiques, ni comme si la physique quantique venait tamponner au “vrai” une intuition spirituelle. Je dis seulement qu’entre des époques qui ne se parlent pas, il arrive qu’une même nervure remonte. Qu’on n’invente pas tant qu’on se souvient, qu’on ne crée pas ex nihilo mais qu’on tombe sur un fil déjà tendu, et qu’on le tire. Dans les années 70, j’ai senti ça très fort. Pas parce que c’était une décennie bénie, mais parce qu’on a eu, un moment, l’impression que le monde pouvait se déplier autrement. Je revois le premier écran où j’ai vu une fractale : un petit ordinateur dans une salle municipale, écran vert, pixels lents, un type en pull côtelé qui tapait des lignes de commande et, soudain, une forme qui se répétait à l’infini comme une fougère qui se regarde dans un miroir. J’étais resté planté là, bouche sèche, parce que la plus petite parcelle ressemblait à la plus grande, et que ça faisait éclater d’un coup la vieille idée du morceau isolé. Le même hiver, dans ma chambre, un magnétophone gris tournait sur “This Is the End”. La voix de Morrison traînait comme une fatigue splendide, et je ne comprenais pas tout, mais je sentais que quelque chose se détachait du monde rigide, que le souple cherchait de l’air. Ce n’était pas la joie, c’était une permission. Puis la vie a repris son pli. Pas besoin d’accuser des ennemis précis : les systèmes se défendent tout seuls. On retombe dans les habitudes, les peurs apprises, les marchandages minuscules, et on appelle ça le sérieux. Je ne crois plus à un âge d’or à portée de main. Je ne crois pas non plus à une ascèse héroïque qui nous laverait tous d’un coup : je n’ai aucune leçon à donner aux corps des autres, et je sais trop bien ce que la faim fait aux esprits. Ce que je cherche, c’est plus modeste et plus violent : une manière de rejoindre ce réservoir commun sans me raconter d’histoires, sans maquiller le vide avec du vocabulaire. Entre certains yogis et une mystique comme Marthe Robin il y a peut-être un fil, oui, mais ce fil ne me promet rien. Il n’est pas une solution universelle, juste une question vivant dans la gorge : comment tenir dans ce monde séparé tout en sachant qu’il ne l’est pas ? Comment entendre ce qui insiste sous le bruit ? Je n’ai pas de réponse, et c’est peut-être ça le point où ça devient vrai : je reste dans l’aube de la cuisine, lumière éteinte, avec cette peur intacte et cette hypothèse fragile, et je regarde la tasse refroidir en me demandant ce qu’elle fait là, elle aussi, au lieu de rien. illustration Annales Akashiques huile sur toile, détail, pb 2019|couper{180}

fictions brèves

Carnets | Atelier

11 mars 2019

Sourd aux tentatives de dissuasion qu’elle avait lancées derrière lui, il s’est arrêté une seconde à la fenêtre. En face, les usines alignaient leurs toits bas, la vapeur grise montait en rubans courts, et, plus près, les barres de HLM montraient leurs façades passées, des balcons mangés par la rouille, du linge déjà pendu malgré l’heure. Tout en bas, la jeune femme traversait vers l’arrêt de bus, silhouette rapide entre deux flaques sèches. 7 h 45. « Tu me pourris l’existence », il l’a lâché sans se retourner, puis il a attrapé sa veste, son sac, et il est sorti. Dans le couloir qui sentait la Javel et le plastique chauffé, il a pris l’escalier de secours pour éviter l’ascenseur et les regards. Dehors, le bus arrivait au coin de la rue ; il a accéléré, le souffle court. Il est monté juste derrière elle. Le parfum lui est revenu d’un coup, une poudre douce, un talc un peu sucré, quelque chose d’italien peut-être, et avec ça un pan entier de vie : l’époque où sa fiancée sentait pareil en hiver, quand ils riaient encore au réveil. La jeune femme avait ce même visage rond, lisse, cette même nuque tranquille. Il a suivi du regard la gorge, la naissance de la poitrine, puis la honte l’a rattrapé avec sa fatigue : 52 ans, une autre journée à tirer, et le sandwich oublié dans le frigo, celui qu’elle avait préparé hier en silence. Il a détourné les yeux vers le dehors, à travers la vitre sale. Le bus l’a déposé plus loin. Il restait la marche jusqu’aux locaux, tout au bout de la zone industrielle. Il aimait ce quart d’heure quand il ne pleuvait pas — et il ne pleuvait pas. Une bande d’herbe mal tondue, deux jeunes arbres, un fossé clair : rien, mais assez pour sentir l’air. À cette saison, il le savait, les cocons allaient craquer. Sur une branche basse, il a vu la petite colonie d’insectes avancer, patientes, déjà en train de mordre les feuilles neuves. Il a sorti une cigarette, l’a allumée, et il a regardé ça une minute de trop. Ensuite l’usine l’a repris. Machines-outils, odeur d’huile, métal tiède. La délégation japonaise était là ce jour-là : saluts mesurés, phrases courtes, sourires sans marge. Il fallait être irréprochable, tenir la ligne, effacer tout ce qui dépasse. Cette contrainte le vidait de lui-même pendant quelques heures. Le soir, quand la journée s’est refermée, il est allé vers la rangée d’hôtels au bord de la zone et a choisi un Formule 1. Carte insérée, codes imprimés, couloir identique aux autres, chambre étroite. Il a allumé la télévision tout de suite, non par plaisir pur mais pour que la voix couvre le reste. Son émission commençait. Il s’est assis au bord du lit, chaussé encore, et il a laissé le bruit faire le travail. illustration Fenêtre, Photographie noir et blanc, pb Paris 1980|couper{180}

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