histoire de raconter une histoire
Voilà qu’Hermine – il est temps de préciser qu’elle portait ce jour-là des chaussures peu adaptées à la course – rata son bus de dix-sept heures douze. Le véhicule s’éloigna dans un nuage de particules fines dont la composition chimique précise nous importe peu. Elle demeura plantée là, ses bras effectuant ce mouvement pendulaire caractéristique des situations d’attente contrariée. Cette oscillation dura exactement – nous l’avons chronométrée – dix secondes.
La librairie Décitre se trouvait à quarante-trois pas, à condition d’adopter une démarche moyenne de soixante-dix centimètres par pas. Hermine – dont nous n’avons pas encore décrit le visage, mais cela viendra – poussa la porte vitrée, qui émit ce son particulier des portes coulissantes des grandes librairies. J’aurais bien tenté de placer le mot "amorti", mais l’occasion s’est envolée. Le rayon Minuit l’attendait, comme si la collection tout entière s’était mise sur son trente et un en prévision de son arrivée.
C’est là qu’intervint ce que l’on pourrait appeler un effet de synchronicité – terme dont la pertinence reste à démontrer. Son regard – bleu-gris, précisons-le maintenant – tomba sur *Bristol*. Nous pourrions disserter longuement sur la probabilité statistique d’une telle rencontre, mais contentons-nous d’observer Hermine ouvrir le livre et lire cette phrase qui semblait l’attendre : "Voilà un bon moment que nous ne l’avions plus vue, Geneviève...". La coïncidence était presque trop parfaite pour être honnête. Hermine pensa que le narrateur s’adressait à elle.
Voilà déjà un début rondement mené. On pourrait s’arrêter là pour aujourd’hui. Mais vous attendez sans doute une suite. Il y a quelque chose de rassurant à vous imaginer en attente d’une suite. Pourquoi pas ?
Observons donc comment Hermine – dont nous devrions peut-être mentionner la tendance chronique à la distraction – se fige devant cette phrase. Le hasard, s’il existe vraiment, fait parfois preuve d’un sens de l’humour particulier. Car voilà qu’une femme – appelons-la Geneviève, puisque c’est son nom – s’approche du rayon. Elle porte un de ces manteaux dont la couleur hésite entre le beige et le gris, une indécision chromatique qui mériterait qu’on s’y attarde, mais nous avons d’autres préoccupations narratives.
Précisons que cette Geneviève n’a strictement rien à voir avec celle du roman. Quoique. La probabilité qu’une Geneviève réelle croise une Geneviève fictive dans une librairie un jour de bus raté pourrait faire l’objet d’une étude statistique approfondie. Nous y renonçons pour l’instant.
Hermine – dont nous n’avons toujours pas décrit le visage, mais la patience est une vertu romanesque – sent une légère vibration dans sa poche droite. Son téléphone, bien sûr. Un message qui annonce : "Rendez-vous annulé". Ce qui nous amène à nous demander : y avait-il vraiment un rendez-vous ? Et si oui, avec qui ? Des questions qui appellent des réponses, naturellement. Mais pas tout de suite.
La Geneviève réelle – si tant est qu’on puisse être sûr de la réalité de quoi que ce soit dans un récit – s’approche maintenant du rayon polar. Ce qui nous éloigne de notre sujet. À moins que.
Puisque vous insistez, poursuivons cette histoire qui, comme toute histoire qui se respecte, doit bien mener quelque part. Même si ce quelque part n’est pas encore très clair.
Il faudrait maintenant parler de la façon dont Hermine – nous approchons du moment où son visage devra être décrit – referme le livre dans un claquement sec qui fait sursauter un client trois rayons plus loin. Ce client, d’ailleurs, ressemble étrangement à l’auteur de *Bristol*, mais nous ne nous aventurerons pas sur ce terrain glissant de la métalittérature. Pas maintenant.
La Geneviève du rayon polar – celle qui existe vraiment dans notre fiction, pas celle du livre – vient de saisir un Simenon. Plus précisément *Maigret et le clochard*, si ce détail a la moindre importance. Elle le manipule avec cette délicatesse particulière des gens qui savent que les livres sont des objets potentiellement dangereux. Et c’est là – il fallait s’y attendre – que le téléphone d’Hermine vibre à nouveau.
Nous pourrions, à ce stade, nous interroger sur la nature exacte des vibrations d’un téléphone portable, sur leur fréquence, leur amplitude. Mais ce serait retarder l’instant où Hermine lit ce nouveau message : "Finalement, rendez-vous maintenu. Même endroit. Autre personne."
Il y a des moments, dans un récit, où les coïncidences s’accumulent d’une façon si peu naturelle qu’elles en deviennent suspectes. C’est précisément un de ces moments. Car voilà que la Geneviève au Simenon se dirige vers la caisse, suivie par Hermine – dont le visage, décidément, devra attendre encore un peu avant d’être révélé – qui tient toujours *Bristol* comme on tiendrait une preuve.
Ah, vous insistez. Soit. Observons donc la caisse numéro trois – les deux autres étant momentanément fermées pour des raisons administratives qu’il serait fastidieux d’expliquer ici.
La Geneviève au Simenon – qu’il faut bien distinguer de la Geneviève de *Bristol*, nous insistons sur ce point – pose son livre devant une caissière dont le badge indique "Marie-Jeanne". Ou peut-être "Marie-Jane". La typographie approximative de ces badges mériterait une étude sociologique que nous n’entreprendrons pas.
Hermine – dont le visage continue de se dérober à toute description, comme par une sorte de pudeur narrative – attend son tour en feuilletant distraitement *Bristol*. Elle tombe sur une nouvelle phrase : "Geneviève avait toujours eu cette manie de payer en petite monnaie". Or – et c’est là que le hasard devient franchement suspect – la Geneviève réelle sort de son sac un porte-monnaie débordant de pièces de cinquante centimes.
Il y a des moments où la réalité plagie la fiction avec une telle impudence qu’on se demande si les deux n’ont pas passé un accord secret. La caissière – Marie-Jeanne ou Marie-Jane, peu importe maintenant – compte les pièces avec cette patience résignée propre à sa profession. Nous pourrions calculer le temps exact nécessaire pour compter trente-sept pièces de cinquante centimes, mais l’urgence narrative nous en empêche.
Le téléphone d’Hermine vibre une troisième fois. Nouvelle variation sur le thème du rendez-vous : "Changement de programme. Même personne. Autre endroit." Ces messages contradictoires commencent à dessiner une chorégraphie dont la logique nous échappe. Pour l’instant.
C’est à ce moment précis – et nous employons "précis" avec toutes les réserves qu’impose ce genre de situation – qu’une voix dans le haut-parleur de la librairie annonce : "Le bus de dix-sept heures quarante-deux vient d’arriver en avance."
Voici comment nous pourrions conclure cette histoire qui, comme toute histoire digne de ce nom, doit bien s’arrêter quelque part...
Pour continuer
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L’Inventaire des débris
I. La farce On nous promet un tri sélectif par rayons X. La comète 3I/ATLAS arrive avec ses prophètes de comptoir qui annoncent le grand nettoyage des fréquences. Dans ma mansarde, je ne me sens pas très vaillant. Si le Jugement dernier ressemble à un audit de site web, je suis condamné d’avance. J’ai passé la matinée à fixer mon terminal. Plutôt que de confesser mes fautes, j’ai relancé un script de vérification sur la rubrique 189. C’est ma manière de négocier : ranger ses liens pour ne pas avoir à ranger sa vie. J'imagine l'astre me demandant des comptes sur mes guillemets. Le ridicule est une défense comme une autre. II. La pause À qui faire croire que tout cela m'amuse ? Cette légèreté est une politesse inutile. C’est le geste de celui qui brosse le pont du Titanic. On s’enivre de lignes de code pour couvrir le craquement du sol. Si ATLAS est vraiment ce miroir déformant, elle ne verra pas mes erreurs de syntaxe. Elle verra un homme qui a peur de n’être qu’une donnée obsolète, un bruit de fond dans une fréquence qu’il ne comprend plus. Le rire s'arrête ici. Derrière le curseur, il n'y a plus de script, seulement l'attente. III. Fréquences On attendait l’Apocalypse avec des trompettes, elle arrive peut-être avec un simple changement de phase. Si ATLAS scanne les cœurs, elle y trouvera surtout des débris : des scripts à moitié finis, des colères de terminal et cette fatigue de décembre qui n'en finit pas. Comment affronter ? Il n’y a pas de posture. Juste ce geste, un peu idiot, de cliquer sur « Enregistrer ». Peut-être que le tri ne porte pas sur la valeur des hommes, mais sur leur capacité à supporter le bruit. Le bruit des prophètes, le bruit des machines, le bruit de nos propres pensées qui tournent en boucle. À la fin, il ne restera pas de la littérature, seulement une fréquence. Une note longue, tenue, au milieu du chaos. J'ai relancé la boucle sur la rubrique 189. Le terminal a répondu une ligne vide. C’est peut-être ça, la réponse. Texte et illustration : Gemini Flash|couper{180}
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Un homme lit Dostoïevski dans un asile. Chaque jour, il tourne la même page, vérifie la présence d'une clé invisible. Quand la violence explose, elle vient de là où personne ne regardait.|couper{180}
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Reprise décembre 2025 Au début, elle riait quand je lui lisais mes phrases à voix haute. Pas par moquerie. Elle riait parce qu'elle trouvait ça drôle, la manière dont je tournais autour d'une idée pendant trois pages pour finalement dire quelque chose de très simple. « Tu compliques tout », elle disait. Elle avait raison, bien sûr. Mais à l'époque, ça me semblait une qualité. C'était il y a six mois. Une éternité, dans une histoire comme la nôtre. Maintenant je ne dormais plus. Le matin, elle partait travailler vers huit heures et je faisais semblant de dormir encore. Quand elle rentrait le soir, j'étais devant l'ordinateur avec trois lignes d'écrites et vingt pages de notes qui ne menaient nulle part. « Tu as avancé ? » elle demandait. « Un peu. » Elle hochait la tête. Elle ne demandait jamais à lire. Nous ne faisions plus l'amour depuis plusieurs semaines. L'âge de notre relation — six mois — aurait dû nous rendre insatiables. Mais je me couchais tard, très tard, après qu'elle s'était endormie. Je cherchais des mots. Je trouvais d'autres mots qui me cachaient les premiers. Des mots parasites, des mots brillants, des mots qui formaient des phrases que je notais dans un carnet : « Le ridicule, c'est le nom poli qu'on donne à l'impuissance. » J'avais trouvé ça lumineux. Je l'avais même recopié au propre. Le problème, c'est que je collectionnais les formules sur l'impuissance au lieu d'affronter l'impuissance réelle. Mais ça, je ne le comprendrais que plus tard. Un soir, elle est rentrée avec un sac de courses et elle a dit : « J'ai croisé ton éditeur. Il m'a demandé comment avançait le roman. » J'ai fermé l'ordinateur. « Qu'est-ce que tu lui as dit ? » « Que tu travaillais beaucoup. » Elle a posé les courses sur la table de la cuisine et elle est allée dans la chambre. J'ai entendu la porte de l'armoire. Le bruit des cintres. Puis plus rien. Quand je suis entré, elle était assise au bord du lit, les mains sur les genoux. Elle regardait le mur. « Il faut qu'on parle », elle a dit. Mais nous n'avons pas parlé. J'ai dit que j'étais fatigué, qu'on en reparlerait demain, et je suis retourné devant l'écran blanc. J'ai entendu l'eau couler dans la salle de bain. Puis j'ai entendu autre chose, un bruit étouffé que j'ai fait semblant de ne pas reconnaître. Le lendemain matin, quand je me suis levé, il y avait un mot sur la table : « Rendez-vous 18h, atelier. Apporte l'appareil. » L'atelier, c'était son studio de photo au sous-sol de l'immeuble. Elle y allait parfois pour des projets personnels. Je n'y étais descendu que deux ou trois fois. Un espace blanc, trop éclairé, avec des toiles au fond et des projecteurs sur pied. Et Oscar, bien sûr. Le squelette pédagogique qu'elle avait récupéré je ne sais où. « Tous les squelettes s'appellent Oscar », elle m'avait expliqué un jour. « C'est la règle. » À dix-huit heures, je suis descendu avec le Nikon. Elle était déjà là. Elle avait disposé les lumières différemment, plus rasantes, presque théâtrales. Oscar était décroché de sa potence, allongé sur le fond blanc. « Je vais faire une série », elle a dit sans me regarder. « Tu photographies. » « Une série sur quoi ? » « La mort. La proximité. Je sais pas. » Elle portait une robe légère. Elle a commencé à se déshabiller. J'ai détourné les yeux, ce qui était absurde puisque nous avions vécu ensemble pendant six mois, puisque j'avais vu ce corps des dizaines de fois. Mais quelque chose avait changé. Ce corps nu n'était plus le même. Il était devenu une proposition, un langage que je ne savais plus lire. Elle s'est allongée contre le squelette. Sa peau contre les os. Sa tête près du crâne. Sa main gauche sur les côtes, comme une caresse. « Vas-y », elle a dit. J'ai regardé dans le viseur. J'ai fait la mise au point. C'était beau, d'une beauté dérangeante. La courbe de son dos, la ligne de sa hanche, et puis cette chose morte, blanche, articulée. On aurait dit qu'elle baisait avec Oscar. Ou plutôt : qu'elle baisait avec l'absence, avec le manque, avec tout ce que je n'étais plus capable de lui donner. Ça aurait pu être moi, j'ai pensé. Le squelette. Ce qui reste quand on a tout brûlé. L'idée est revenue plusieurs fois, par bouffées. Je l'ai chassée. J'ai continué à photographier. Des gestes techniques, anodins. Cadrer, régler, déclencher. Le bruit du déclencheur couvrait autre chose, un bruit sourd que je refusais d'entendre. Elle a changé de position. Elle s'est mise sur le côté, face à Oscar, son visage près du sien. Les yeux fermés. Sa main pendait vers moi, paume ouverte. J'ai pris plusieurs clichés. La lumière était bonne. Ensuite elle s'est relevée sans un mot. 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Sur l'intimité et la distance. Sur les gestes techniques qui nous protègent de nos émotions. J'ai ouvert un nouveau document. J'ai tapé quelques phrases. Puis je les ai effacées. Je suis parti trois jours plus tard. Elle n'était pas là. J'ai laissé les clés sur la table de la cuisine, à côté du carnet où j'avais noté toutes mes belles formules sur le ridicule et l'impuissance. Les photos, je ne les ai jamais regardées à nouveau. Elle ne me les a jamais réclamées. Elles sont quelque part dans un disque dur, dans un dossier que je n'ouvre pas. Un silence partagé. Une scène figée entre deux personnes qui avaient oublié comment se parler. Vingt ans plus tard, je sais ce qui s'est brisé ce jour-là. Ce n'était pas l'amour. C'était plus simple et plus grave : elle m'avait tendu la main, paume ouverte, et j'avais choisi de regarder la lumière à la place. J'ai fini par écrire des livres. Plusieurs. Certains ont même eu du succès. Mais aucun ne parlait de cette scène dans l'atelier, d'Oscar, de cette main tendue que j'avais cadrée si parfaitement avant de l'ignorer. Ridicule. Grotesque. Les mots que j'avais trouvés à l'époque. Maintenant j'en ai un autre : lâcheté.|couper{180}
