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Comment écrire une histoire avec un peu de méthode

Protocole léger — pour ne pas s’égarer Pour le moment, seules la première et la sixième propositions de l’atelier d’écriture en cours me proposent des pistes que je pourrais relier à un travail personnel. Disons qu’elles « matchent » dans les circonstances actuelles, par l’expansion que je constate à vouloir les développer. Mais pour ne pas m’égarer, il me faut un fil d’Ariane : une méthode — même légère suffirait. D’où l’envie de rédiger un modeste protocole. 1. Partir d’un embryon (format fixe) Fiche minuscule à chaque graine — 6 lignes, pas plus. Signe (trace perçue) : sifflement / buée / vitre / odeur de térébenthine / feux rougeâtres. Geste du corps (déclencheur) : ralentir / bifurquer / s’asseoir / lever la main / détourner le regard. Seuil (lieu précis) : porte / vitre / entrée de dancing / butte / péage / atelier. Distance (échelle) : hors-champ / voix seule / silhouette / face-à-face muet. Objet-totem (détail récurrent) : terre de sienne / yak / Abbesses / Keaton / autoroute. Sortie (chute) : question / rire étouffé / non-réponse / retour marche. Garder la fiche en tête de texte (ou en commentaire). C’est l’« ADN » de la série. 2. Écrire en échelles (x3) À partir d’une même graine, produire trois tailles — on ne réécrit pas, on déplie. Nano (50–80 mots) : une image + une action. Court (150–220 mots) : ajouter un seuil et une résonance sensorielle. Plein (300–450 mots) : même scène, avec bascule (ex. : vitre → café → geste non rendu). Résultat : 3 versions compatibles, pas 3 textes concurrents. 3. Invariants / variables (cohérence douce) Choisir 4 invariants pour toute la série (ex. : il ne parle pas directement ; jamais de prénom ; un seuil par scène ; une seule sensation dominante par texte). Tout le reste = variables (lieux, météo, vitesse, foule/solitude). Chaque nouveau texte repiquera 2 éléments du dictionnaire (ex. : « vitre » + « sifflement ») et ajoutera 1 élément neuf.4. Matrice des axes (pour générer vite) Quand ça sèche, combiner 4 axes (au dé, ou au hasard). Lieu : rue / intérieur sombre / hauteur / périphérie / transit. Signe : son / lumière / odeur / chaleur-froid / objet déplacé. Distance : trace / voix / silhouette / présence derrière vitre. Sortie : question sans réponse / rire / coupure / marche. Tirer 1–1–1–1 → embryon prêt en 10 secondes. 5. Numérotation claire (versioning sans peine) Nom : 2025-10-22_Porte_A1.0.md (A = parcours canonique ; B = alternance ; C = enquête). Patch : A1.1 (même scène, échelle différente), A1.2 (chute modifiée), etc. En tête de fichier : une ligne Changelog (≤ 12 mots) : « + vitre embuée ; – ponctuation coupée ».6. Couture entre versions (le lien cohérent) Passe « couture » hebdo : on n’écrit pas, on ajoute des échos croisés. Le sifflement réapparaît au dancing (à la sortie des toilettes). La terre de sienne existe en reflet rouge sur un feu arrière. Les Abbesses laissent une buée qui reviendra sur la vitre du café. Relier par capillarité, pas par explication. 7. Arches de lecture (A/B/C…) Garder les 3 ordres (A/B/C). À chaque nouvel épisode (ex. : Autoroute), décider tout de suite : A = pont entre deux nœuds (entre Question et Voix). B = coda hors séquence (ne pas toucher à l’alternance dedans/dehors). C = indice supplémentaire (C4, C5, etc.). Chaque texte rejoint au moins une arche — parfois deux. 8. Rituel (30 minutes chrono) 10 min : écrire Nano à partir d’une graine. 10 min : passer en Court (ajouter seuil + sensation). 5 min : Couture (ajouter l’écho croisé vers un ancien texte). 5 min : Classer (A/B/C), nommer (…_A1.1), noter le changelog.9. « Bible » d’une page (pour ne pas dévier) Un seul document, vivant : Règles d’or : tes 4 invariants. Dico de détails : 10 totems max. Topologie : 5 lieux maîtres (porte, vitre, dancing, butte, autoroute/atelier). Timeline fantôme : ordre canonique + derniers ajouts (à cocher après chaque session).Annexe — Fiche-embryon (copier/coller) Signe : Geste du corps : Seuil : Distance : Objet-totem : Sortie :|couper{180}

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Comment écrire une histoire avec un peu de méthode

fictions

Baby Bud, ou le roman inachevé

Se mettre à dos parce qu'on est beau tout un équipage. Les anges bégaient lorsqu'ils tombent du ciel mais tout le monde s'en fout. Toute l'attention dont on dispose reflue vers la haine seule. L'affreux manque ingérable qui rend sourd aux bégaiements. Était-il ce Baby Bud, on ne le saura jamais. Le roman comme de nombreux autres restera inachevé c'est-à-dire qu'il bégaiera lui aussi et on dira que ce n'est pas fini. Voici qu'un roman tombe du ciel et qu'il est bien empêtré. La marée sert à cela. Elle monte puis redescend. Après les haines sourdes, la petite musique du hasard. Quelqu'un a dit que Baby Bud pouvait vieillir puis s'est vite repris. Inconcevable. On le tuerait avant. Car autant on déteste la perfection, autant on l'adore — vieux veau d'or qu'on vénère à genoux. Ce qu'une histoire raconte le mieux c'est quand il n'y a pas d'histoire. Circulez il n'y a rien à voir, rien à entendre à part ce bourdonnement personnel, ce minuscule théâtre de poche. Il distribuait des phrases comme on distribue les cartes, avec cette lassitude des vieux qui cherchent encore leur hargne. Tout en sachant que peine perdue, ils se dispersent. Ils n'ont plus que le désir de dispersion qui les tient encore dans une sorte de cohérence. Vous vouliez un début un milieu une fin, vous vouliez tout cela. Je m'en souviens a dit quelqu'un, puis il s'est tu pour laisser le silence donner du sens à la question. Les gens n'ont pas fait attention, évidemment ils voulaient un début, un milieu une fin. Le clochard assis sur des cartons était ce vieux Baby Bud qui a échappé à son destin. Il a une sale gueule mais son œil est d'un bleu limpide — ça pourrait faire penser à une histoire, mais on dira encore que ce qui fait penser à une histoire, pas la peine d'en faire toute une histoire. ***************************************************************************************************** Turn a whole crew against you just by being beautiful. Angels stutter when they fall from heaven but nobody gives a damn. All the attention we have flows back toward hatred alone. The awful unmanageable lack that makes you deaf to stuttering. Was he that Baby Bud ? We'll never know. The novel like many others will remain unfinished which is to say it will stutter too and we'll say it's not done. Here's a novel falling from the sky and it's all tangled up. The tide serves this purpose. It rises then falls back. After the deaf hatreds, the little music of chance. Someone said Baby Bud could grow old then quickly took it back. Inconceivable. We'd kill him first. Because as much as we hate perfection we adore it—old golden calf we worship on our knees. What a story tells best is when there's no story. Move along nothing to see here, nothing to hear except this personal humming, this tiny pocket theater. He dealt out sentences like dealing cards, with that weariness of old men still hunting for their rage. Knowing full well it's hopeless, they scatter. They have only the desire for scattering left, which still holds them in a kind of coherence. You wanted a beginning a middle an end, you wanted all that. I remember, someone said, then fell silent to let the silence give meaning to the question. People didn't pay attention, obviously they wanted a beginning, a middle an end. The bum sitting on cardboard was that old Baby Bud who escaped his destiny. He has an ugly mug but his eye is liquid blue—could make you think of a story, but we'll say again that what makes you think of a story, no point making a whole story out of it.|couper{180}

carnet de fiction fictions brèves idées Narration et Expérimentation

Carnets | mai 2025

16 mai 2025

Admettons que j'aie su, vers la trentaine, qu'il existât une manière de lire et une manière de lire, et que cette évidence m'était apparue comme une révélation ; je me demande ce que cela aurait pu donner vers la quarantaine, tout en constatant que j'avais pris du bide ces derniers jours. Or, j'allais sur mes soixante-six ans lorsque cette réflexion me traversa, et la question revint comme un refrain, au milieu duquel je me demandais aussi si un jour j'allais vraiment grandir. Je regardais dans le miroir grossissant, celui que j’utilisais pour traquer les poils blancs sur le bout de mon nez, en me demandant vaguement si ça me faisait paraître plus vieux ou juste un peu négligé. Je cherchais un signe quelconque de maturité sur ce visage qui continuait de se plisser, mais rien. Je me dis que je ne dépasserais sans doute jamais six ans d'âge mental. J'écoutai un instant ; des voix s'élevaient de la rue. Je reposai la pince à épiler sur le bord du lavabo et fis couler un filet d’eau, posant la paume sur la pierre humide et traçant des cercles lents, comme si je pouvais ainsi lisser l’obsession, l'adoucir et l'évacuer elle aussi par la bonde. Je m’approchai de la fenêtre à demi voilée par le store et, avec deux doigts, écartai les lamelles pour jeter un coup d’œil dehors. Sur le trottoir d'en face, un petit attroupement s'était formé, probablement depuis quelques minutes, mais je ne l'avais pas remarqué plus tôt parce que la fenêtre était restée fermée. C'est en voulant aérer la pièce que j'avais tourné la poignée, sans vraiment penser que ça laisserait entrer les bruits aussi. Avec le temps, je ne fais même plus attention à cette poignée, selon qu'elle soit horizontale ou verticale, qui modifie pourtant l'ouverture de la fenêtre. Au début, quand ils avaient changé toutes les vieilles fenêtres donnant sur la rue pour ce système oscillo-battant, j'étais allé chercher sur Google ce que ça voulait dire. Je m'étais un peu étonné qu'un mot aussi mécanique désigne quelque chose d'aussi pratique, et finalement, je n'y avais plus vraiment pensé. On avait discuté des modalités de paiement avec le patron de la boîte, un type affable qui m'avait proposé de régler en quatre fois sans frais. J'avais signé le devis en me disant que ça ferait l'affaire. Une voiture de police devait être garée plus loin, hors de mon champ de vision. Je n’avais pas vraiment envie d’ouvrir la fenêtre en grand, de passer la tête dehors pour vérifier. Les reflets bleus sur les vitres d’en face suffisaient. Je restai là, juste à regarder ces éclats lumineux glisser sur la façade, et je laissai l’air frais entrer, comme si ça avait du sens, même si je ne voyais pas bien lequel. Quelqu'un, sans doute un ou plusieurs agents de la voirie ou des services techniques, avait placé des barrières devant l'épicerie turque. Les rideaux de fer étaient fermés. Je remarquai aussi ce genre de ruban bleu blanc rouge qui donne un air officiel aux interdictions. Quelqu'un l'avait enroulé autour des barreaux des barrières, comme une guirlande improvisée, et ça produisit un drôle d’effet, cette espèce de mélange entre l’administratif et le festif. Je restai un instant à regarder, surpris par cette colère qui montait sans prévenir, comme si ce ruban avait soudain brouillé les frontières entre l'utile et l'absurde. J'essayai de capter des bribes de la conversation qui montait de la rue, et je me dis qu’il devait y avoir surtout des Turcs dans cette petite manifestation. J’ai tout de suite pensé à un braquage, mais les rideaux de fer baissés ne collaient pas. En me penchant encore un peu, sans vraiment oser passer le buste à la fenêtre, je finis par apercevoir un homme en costume qui affichait un document sur l'une des barrières. Pour une rue tranquille où il ne se passait jamais grand-chose, ça devenait intéressant. Sauf parfois un braquage, mais suffisamment espacé pour qu'on n'en fasse pas toute une histoire. Ensuite, j'ai senti monter un nouvel agacement en surprenant mon reflet dans la glace de la salle de bain. J'avais tout du vieux con voyeur avec un bide proéminent. Ça m'a fait penser que "convoyeur" devait probablement venir de là — "braquage, banque, gyrophare, costard, connard, couard". J'ai haussé les épaules. S. était réveillée, on s'est croisés dans le couloir, je lui ai dit qu'il y avait quelque chose de spécial en face de chez nous. Mais elle était au radar, filait vers les toilettes, ça ne l'intéressait pas. Plus tard, nous apprîmes en lisant le document affiché que nos voisins épiciers avaient trois mois pour effectuer des travaux de remise en état de leur bâtiment. À défaut, la tâche de démolition incomberait à la municipalité, avec les frais inhérents à l'exécution du jugement administratif. S. et moi nous sommes retrouvés dans la cuisine, un peu sonnés, comme si cette menace de démolition nous concernait directement. On s’est demandé ce qu’on aurait en face de chez nous, si ça arrivait. Un terrain vague, peut-être. Une autre boutique. Notre pire cauchemar est devenu palpable soudain quand S. a dit : "Manquerait plus qu'on ait un café." J’ai imaginé la devanture de l'épicerie arrachée, les briques éventrées, le store en lambeaux. Puis un café avec des types en scooter, de la musique jusqu'à pas d'heure. Ça ne nous réjouissait pas vraiment, mais je crois qu’on était surtout agacés de ne rien pouvoir y faire. Les baraques dans notre rue menaçaient de s'écrouler, alors, petit à petit, on a aussi pensé que ça pouvait tout aussi bien nous arriver.|couper{180}

Autofiction et Introspection carnet de fiction

Carnets | avril 2025

La place

Pas un texte mais un avant texte Renverser le spontané Je lis un texte, envie de réagir spontanément, je me retiens Il arrive qu’on lise un texte. Et que ce texte dise quelque chose de vrai. Mais aussi trop fort. Trop tendu. Trop exposé. On perçoit un écart. Un manque de conscience dans le ton. Un désir déguisé. Un cri qui ne sait pas qu’il crie. Alors on est tenté d’intervenir. De le noter. De le dire. De rectifier. Mais il y a aussi un autre chemin. Plus court, plus net, plus exigeant. On peut voir. Et ne pas parler. On peut écrire ce silence. Le reconnaître. L’habiter. Faire de ce renoncement un exercice en soi. Voir. Pouvoir dire. Ne pas dire. Tenir dans ce point d’équilibre. Ce n’est pas une fuite.C’est une forme de netteté. Une fidélité à l’ombre. Inventaire des choses que je n’ai pas dites Faire la liste, sans contexte, sans justification. Pas de pourquoi. Pas de à qui. Juste les phrases suspendues, les mots retenus, les élans ravalés. Je n’ai pas dit que j’étais triste. Je n’ai pas dit que je n’étais pas d’accord.Je n’ai pas dit que ça me blessait. Je n’ai pas dit que j’avais peur.Je n’ai pas dit que je savais. Je n’ai pas dit que j’aurais préféré partir. Je n’ai pas dit que j’avais compris.Je n’ai pas dit que je n’y croyais plus. Je n’ai pas dit que je me taisais pour ne pas blesser. Je n’ai pas dit que je n’attendais plus rien. Je n’ai pas dit que j’espérais encore un peu. ne rien expliquer.À poser ces phrases comme on vide ses poches.Et à regarder ce qu’il reste sur la table J'aurais pu dire Ce que je n'ai pas dit, j'aurais pu le dire. Pas dans le bon moment. Pas avec les bons mots. Mais il y avait une place. Il y avait une voix. J'aurais pu dire que j'avais compris. J'aurais pu dire que je ne voulais plus. J'aurais pu dire que c'était fini. J'aurais pu dire que c'était trop. J'aurais pu dire que je m'en allais. J'aurais pu dire que j'attendais. J'aurais pu dire que je n'espérais plus. J'aurais pu dire que j'aimais bien, quand même . J'aurais pu dire que je n'avais pas oublié. J'aurais pu dire que j'étais là, juste là.J'aurais pu dire que j'étais désolé. Comme un récapitulatif des bifurcations muettes.Comme si on rendait les mots à leur place perdue la place Depuis quelle place je parle, ou plutôt, depuis quelle place je choisis de me taire. J’ai pensé que cela se jouait sur l’utile et l’inutile, sur l’envie de ne pas ajouter du bruit au bruit. Mais à la place où je suis, je ne peux plus parler d’envie. C’est sentir — ou ne pas sentir — ce qui veut se dire, et mesurer, sans emphase, toute l’énergie contenue dans ce que je retiens.|couper{180}

carnet de fiction depuis quelle place écris-tu ?

Carnets | avril 2025

Tout a déjà eu lieu

Une scène, avec six voix qui ne disent jamais tout à fait la même chose. C’est une histoire d’après, un moment figé, ruminé, ressassé, disséqué jusqu’à ce qu’il parle autrement. 1. Après l’amour, ce qui survient ne tient pas du vide, encore moins du soulagement. C’est une saturation. Une évidence lourde, familière. Ce que je ressens alors, ce n’est pas la chute — non, c’est le retour. Le retour à la condition. À ce qu’on est, ce qu’on fut, ce dont on ne s’est jamais départi. Il y a le corps, détendu, presque hébété. Il y a l’autre, à côté, qui dort peut-être, ou qui fait semblant. Et il y a cette pensée, brutale, sans ornement : je ne suis pas d’ici. Je n’ai pas de lieu à moi. Je n’ai pas de sol natal auquel je puisse m’arrimer. Je le répète en silence, cette phrase d’abord nue, puis chargée de couches, d’années, de boue : Je n’ai pas de chez moi. Ce n’est pas l’aveu d’un homme perdu mais d’un homme né sans royaume, sans garant. Je me lève, je dis que j’ai soif, pour remettre un peu d’ordre dans l’appareil du langage. Le mécanisme est ancien : nommer pour tenir. Boire pour feindre la nécessité. Traverser la pièce comme on traverse un siècle. Dans la cuisine, l’odeur. Pas la sienne — la nôtre. Celle de la chair. Et ça me ramène, irrémédiablement, à ce que j’ai connu : les corps de mes parents, de mes frères, de ces femmes traversées, toutes aussi étrangères que nécessaires. Chaque lieu d’amour fut un lieu de passage. Jamais une demeure. Je bois lentement, comme on rallume une vieille forge. Puis je retourne m’allonger, en pensant aux livres que j’ai laissés, aux carnets jamais remplis, aux idées mortes. Le sommeil me prend au moment exact où la mémoire allait creuser plus loin. Au matin, elle me touche. Me baise. Elle est chaude, ardente, présente. Mais moi, je suis dans une autre strate. Je ne l’ai pas rejointe. Je bois mon café. Je tente de faire surface. Elle parle, elle attend. Et moi, je sens, à peine perceptible mais indiscutable, la chose — pas la pieuvre — non : le poids. Celui qu’on reçoit, toujours, quand on n’a pas su s’appartenir. 2. Après l’amour, j’ai eu cette impression d’effondrement. Ce n’était pas la première fois. Toujours ce même sentiment, presque mécanique, de vide. Ni dégoût, ni tristesse. Plutôt un retrait, une distance qui s’installe d’un coup. Je regardais le plafond. Elle dormait ou faisait semblant. J’ai senti que je n’avais plus rien à faire là. Je me suis levé, j’ai dit que j’avais soif. Ce n’était pas vrai. J’ai juste eu besoin d’un geste, d’un mot. De retrouver une forme de contrôle, une place dans la scène. J’ai traversé la pièce lentement. J’ai pensé à prendre mes affaires et partir. Mais je n’ai pas bougé. Je n’avais nulle part où aller. C’était chez elle. Ce n’était pas chez moi. Je n’ai pas de chez moi. Je suis allé dans la cuisine. J’ai bu un verre d’eau. L’odeur de la chambre me suivait. Mélange de sueur, de liquide, de draps. J’ai pensé à d’autres nuits, d’autres corps. Toujours la même issue. L’impression d’avoir laissé quelque chose, ou d’en avoir été vidé. Je suis revenu. Je me suis allongé à côté d’elle. Sans la toucher. Je me suis répété cette phrase : je n’ai pas de chez moi. Elle est restée longtemps dans ma tête. Je ne sais pas si je me suis endormi ou si j’ai juste cessé de penser. Le matin, elle m’a touché. Elle voulait encore. Elle m’a enlacé, m’a embrassé. Je ne ressentais rien. Elle disait que je ne l’aimais pas comme elle, que je n’étais pas assez là.Dans la cuisine, pendant que je buvais mon café, j’ai eu cette image : une pieuvre. Quelque chose de mou, de collant, posé au milieu, avec ses ventouses, ses tentacules. Je ne sais pas d’où elle venait. Mais elle était là. 3. Après l’amour je me suis senti vidé. Pas triste. Pas heureux. Un peu vaseux. J’ai regardé le plafond. Il y avait une tache d’humidité, fine, presque décorative. Elle dormait ou faisait semblant. Il y avait une odeur. Pas mauvaise, mais forte. Un peu acide. J’ai dit : j’ai soif. Je n’avais pas soif. Je voulais juste dire quelque chose. M’entendre. Reprendre pied. Je suis allé dans la cuisine. Il y avait un verre propre à côté de l’évier. L’eau avait un goût métallique. Je suis revenu. Je me suis recouché. Le matelas faisait un bruit d’air comprimé. J’ai pensé : ce n’est pas chez moi. J’ai pensé : je n’ai pas de chez moi. La phrase est restée. Comme une chanson lente. Elle est devenue plus importante que tout le reste. Je me suis endormi. Le matin, elle m’a serré fort. Elle m’a embrassé dans le cou. Elle m’a dit : tu ne m’aimes pas assez. Elle m’a regardé très longtemps. Dans la cuisine, pendant le café, j’ai vu un truc. Un machin. Une forme. Comme une pieuvre. Elle ne bougeait pas. Mais elle était là. 4. Après l’amour, c’est curieux, il n’y avait rien. Pas même de vide. Une sorte de flottement léger, pas désagréable, mais sans attrait non plus. Il aurait fallu un mot pour le dire, mais aucun ne convenait vraiment. À la place : une impression de chute. D’une certaine hauteur. Pas très haute, mais quand même. Une chute douce, comme dans un rêve où l’on tombe au ralenti, sans panique ni cri. En bas, le sol. Ordinaire. Sec. Pas d’impact spectaculaire. La femme dormait. Ou faisait semblant. Il y avait une ambiguïté dans son immobilité. L’air était un peu lourd, mais c’était peut-être dû à la nuit, à l’humidité, ou simplement à l’histoire. L’histoire entre eux deux, s’entend. Il se leva. Prétexta qu’il avait soif. Cela semblait acceptable. Il aurait pu ne rien dire, mais il tenait à justifier son déplacement, comme pour prouver qu’il était encore là, qu’il faisait partie de la scène.Dans la cuisine, il but un verre d’eau. Un verre simple, transparent, rempli à moitié. L’eau était tiède. Il revint dans la chambre. S’allongea. Tenta de retrouver une position. Ça sentait un peu — disons : un mélange de draps, de corps, de fatigue. Ce n’était pas chez lui. Il se répéta cette phrase : je n’ai pas de chez moi. Elle lui parut soudain très intéressante. Il la creusa mentalement, comme on explore une galerie souterraine. Mais juste au moment d’y voir quelque chose, le sommeil l’attrapa. Le matin, elle se montra expansive. Il fallait répondre à cela. Il le fit plus ou moins. Elle l’enlaça, le frôla, le toucha avec beaucoup de volonté. Lui pensait à son café. Et puis, au centre de la cuisine, il remarqua une chose. Quelque chose qui n’était pas là la veille. Une sorte de masse, informe, avec des tentacules. Il n’en parla pas. Ça n’aurait pas changé grand-chose. 5. Après l’amour je ne vaux plus rien, disais-je, mais ce n’est pas tout à fait cela : c’est qu’il ne reste rien de moi, ou peut-être que le peu qui reste, ce reste informe et suspendu, n’est plus tout à fait moi, mais une vapeur, une conscience défaite, un reste d’homme qui dérive, nu, parmi les bêtes du Bardo — non pas les figures effrayantes des fresques tibétaines, mais des monstres d’aujourd’hui, faits de néons froids, de draps froissés, d’odeurs acides. Je flotte, sans agrément ni douleur, sans feu ni paix. C’est une chute, longue, très lente, comme celle des corps dans les rêves où l’on sait qu’on va mourir mais où l’on meurt sans cri, sans violence, avec cette étrange docilité de l’esprit qui abdique. Je tombe, donc, et j’atterris. La terre est là, quelconque, grise. La femme dort, ou feint. Il y a, dans le grain de l’air, une densité que la pénombre seule n’explique pas — quelque chose d’inexprimé, peut-être d’attendu, qui pèse plus lourd que le silence. Je me lève, et le dis. Que j’ai soif. Je le dis non pour elle mais pour moi, pour me réentendre, pour retrouver la tonalité exacte de ma voix, comme on vérifie que l’on respire encore après l’accident. J’aurais voulu, oui, saisir mes vêtements, partir, m’enfuir, claquer la porte blindée comme on claque la fin d’un chapitre. Mais je ne sais pas où aller. Je bois un verre d’eau dans une cuisine étrangère. Je reviens. L’odeur des corps, des fluides, de la fatigue, me prend à la gorge. C’est chez elle, pas chez moi. Mais ai-je seulement un chez-moi ? Je creuse cette phrase en moi : Je n’ai pas de chez moi. Elle s’approfondit, elle descend loin, et juste au moment où elle touche quelque chose — le noyau, le point obscur, le secret — le sommeil m’emporte comme une marée sale. Et puis vient le lendemain, le retour du jour, du café, de la parole. Elle m’aime, elle le dit, elle me le montre, elle me le donne, elle me prend. Mais son amour me fane. Il me donne un rôle que je ne peux plus tenir. Elle me touche, me frôle, m’enlace, me baise. Je veux juste boire mon café seul, mais déjà je sens que je ne vaux plus rien à ses yeux si je ne l’aime pas comme elle l’exige. Et là, dans cette cuisine, il y a quelque chose. Quelque chose qui n’était pas là avant. Un amas. Une masse. Une créature. Une pieuvre, disons. Un genre de pieuvre immense, invisible sauf à moi, qui darde ses tentacules, qui aspire ce qui reste de suc vital, qui pompe, qui s’étire, qui colle. Et je me tiens là, encore nu sous ma chemise, et je sens que ce jour aussi, il faudra le traverser. 6. Après l’amour, il n’y avait plus rien. Rien que le vide béant de l’accompli. Un gouffre suintant. Le souffle me manquait, non par fatigue mais par effroi.J’étais tombé. Jeté à bas comme un animal qu’on égorge. Son corps à côté du mien. Ouvert, humide, offert, déjà refermé. La chambre était une fosse. Le lit, un charnier chaud. Elle dormait — ou se retirait, comme font les dieux quand ils vous laissent seul avec la profanation. Je me suis levé. Mon sexe encore poisseux. Ma bouche pâteuse. J’ai dit : j’ai soif. Mais ce n’était pas la soif du corps. C’était celle de la présence. D’un sens. J’ai bu de l’eau comme on boit du sang tiède, pour croire encore à une substance. Je suis revenu. L’odeur m’a repris. Odeur de foutre, de salive, de nuit. Pas chez moi. Pas d’endroit où m’ancrer. Rien. Je n’ai pas de chez moi. Je suis à la dérive entre les cuisses de toutes, sans mémoire, sans trace. Et puis ce moment. Ce basculement. Je m’allonge à nouveau. Je ferme les yeux. Mais c’est là que ça monte. Ce cri muet. Cette bête. Un monstre. Une pieuvre. Elle n’était pas image. Elle était. Avec ses ventouses. Elle suçait tout ce qu’il restait de moi. Mon désir. Ma raison. Mon nom. Et j’ai sombré. Le matin, elle m’a pris encore. Elle a voulu me recouvrir. Mais j’étais déjà disparu.|couper{180}

carnet de fiction rêves tout a déjà eu lieu traces

Carnets | avril 2025

Station non-dit

Laissez remonter une scène. Vous êtes dans un lieu. Une personne vous parle. Vous n’avez pas toutes les clés. Laissez-vous guider par l’étrangeté de la situation. Décrivez ce que vous voyez, ressentez, sans chercher à tout comprendre. Laissez un flou, un tremblement. V1 Il y avait quelque chose d’écoeurant dans la façon dont elle parlait de l’emploi du temps, des projets en général, et de l’amour. Je dis écoeurant parce que c’est le premier mot qui me vient quand j’y repense. J’avais l’impression d’avoir affaire à une machine, à des algorithmes, et plus vraiment à cette jeune femme que j’avais rencontrée il y a de ça plusieurs années, à Oldenburg, en Allemagne. À l’époque, c’est elle qui m’avait ouvert la porte lorsque j’étais venu frapper chez Hans. Je m’attendais à voir ce géant hirsute dans l’encadrement, et je suis tombé sur elle. Elle ne payait pas de mine. Une petite femme blonde, ni moche ni belle, rien de vraiment attirant au premier regard. Ce qui m’a étonné, c’est qu’elle me fasse quitter mes grolles à l’entrée. Rien qu’à ce signal, je ne donnais pas cher de la peau de Hans, anarchiste geek qui, lorsque je l’avais connu, n’était pas vraiment un champion du cocooning. Quand je frappais à cette foutue porte, j’étais encore dans la panade. J’avais quitté mon appart à la cloche de bois, j’avais fait le plein et j’avais filé vers Bremen sans bien savoir pourquoi. Une envie de froid, de glace, sans doute. Et c’est en parvenant de nuit dans la ville, pratiquement sans un rond, que je m’étais rappelé de Hans qui vivait à Oldenbourg, pas loin. Hans avait drôlement changé. On aurait dit un caniche nain qui faisait des saltos arrière à chaque fois que Ditte — c’était le nom de cette fille — sortait un truc débile du genre : « Il va falloir faire les courses », « Je n’ai plus de détergent, il ne faut pas oublier de le mettre sur la liste », ou encore « C’est qui celui-là, il va quand même pas s’incruster chez nous ? » Bref, ça sentait le cramé. Autant des années auparavant la maison de Hans était une arche de Noé, autant désormais sa baraque s’était mise à ressembler à toutes les villa Moncul du monde entier. Mais que l’on comprenne bien, je ne suis pas là pour juger qui que ce soit. Peut-être que Hans avait fini par capituler. Il était borgne, ça me revient à présent, un grand géant borgne, et ça ne trouve pas si facilement chaussure à son pied. D’autant qu’à chaque fois que j’allais en Allemagne, je voyais bien que, parmi ses potes, les couples se formaient, des gamins naissaient, et Hans en éprouvait un peu de tristesse. D’ailleurs, je ne sais même pas pourquoi je dis capituler. Les choses se produisent ainsi dans la vie. On ne sait jamais vraiment ce que l’on cherche. On croit qu’on le sait, jusqu’à ce que quelque chose vous tombe dessus sans prévenir. Pour Hans, c’était Ditte qui lui était tombée dessus. Et je ne suis même pas certain qu’il n’en était pas apaisé, désormais. Il est possible que j’aie capitulé de la même façon que Hans en son temps ; ça m’a pris un peu plus de temps, mais ça a fini par arriver. Je me retrouve aussi avec des listes de courses, à devoir retirer mes grolles à l’entrée, à payer tout un tas de trucs que je ne payais que rarement autrefois, ou alors seulement lorsque j’étais contraint. On appelle ça la maturité, il paraît. Moi, je verrais plutôt ça comme une défaite. Un Waterloo miniature et personnel. Je ne suis pas resté longtemps à Oldenburg. Quelques jours à peine. Puis j’ai dit à Hans que je ne voulais pas déranger. Il ne m’a pas retenu. Il m’a même filé quelques marks, en souvenir du bon vieux temps je suppose, et il m’a payé un plein pour que je puisse reprendre la route en sens inverse. Je n’ai jamais su vraiment pourquoi j’avais effectué ce voyage. Ça paraissait à l’époque une ineptie, comme j’avais l’habitude d’en enchaîner. Le fait que j’éprouve le besoin de l’écrire aujourd’hui ne semble a priori motivé par aucune nécessité. Et pourtant, le souvenir revient. Avec une odeur de lessive, le grincement d’une porte battante, la lumière crue d’un néon. Et ce silence bizarre, entre Hans et moi. Comme si quelque chose avait été dit, sans jamais l’être. Comme si un veilleur de nuit invisible, depuis toujours posté là, avait noté cette scène dans un carnet secret. ## V2 Oldenburg. La lumière pâle. Le seuil d’une porte. Elle m’ouvre. Une fille blonde. Ordinaire. Ni belle ni laide. Elle me fait enlever mes chaussures. Elle parle peu. Elle parle de détergent, de listes, de courses. Elle dit : « Il va quand même pas s’incruster chez nous ? » Hans ne bronche pas. Hans est devenu docile. Je dors quelques nuits dans le salon. Il me semble entendre des pas dehors, des pas lents, réguliers. Un Nachtwächter fait sa ronde, mais personne ne le voit. Le matin, le café sent la lessive. Le soir, Hans rit à ses blagues. Il a un œil. Elle a tous les regards. Je repars. Je ne sais pas pourquoi j’étais venu. Et pourquoi je repense à ça aujourd’hui. Voilà la vraie question.|couper{180}

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Carnets | avril 2025

Nommer la chose

"Écrire ce que l’on ne peut pas dire. Nommer la chose, même si elle fait peur. Surtout si elle fait peur."— Méthode Olbren, notes internes Je ne sais pas si j’ai envie qu’on me lise pour qu’on s’adresse à moi. Mais ce que je sais, c’est que ça me fait profondément plaisir qu’on me lise. C'est à dire que probablement ça me tue. Parfois j'imagine une horde d'animaux sauvages qui en dépèce un autre, cet autre c'est moi. Il n'y a pas de jugement, c'est tout à fait naturel. Je sais que ça me tue le plus naturellement du monde ce plaisir d'imaginer qu'on me lise. Je ne sais pas si j’ai envie d’aller marcher tous les jours pour perdre du poids, me sentir en forme, revenir sur le marché. Mais je sais que si je ne le fais pas, je peux crever du jour au lendemain. Je ne sais pas si j’ai envie de crever. Parfois je dis que j’ai envie de crever, mais ce n’est pas tout à fait exact. Je ne sais pas si je regretterai cette vie, en supposant qu’un mort puisse regretter quoi que ce soit. Mais je sais que dans le fond, je ne voudrai rien regretter, rien de spécial. La fin serait plutôt ainsi : j’effacerais les regrets, l’un après l’autre. En tout cas, ce serait trop bête de ne pas le faire. Je ne voudrais pas perdre encore toute une éternité à penser aux regrets. Je ne sais pas si j’ai envie d’être lu. D’un côté, peut-être oui, mais de l’autre, je ne sais pas vraiment. Mais je sais que ça me fait très peur qu’on me lise. Je choisis la peur plutôt que le plaisir. Je ne dis pas ça par vantardise. J’ai eu beaucoup de plaisir, et je suis mort des tas de fois. Je ne sais pas si j’ai peur du plaisir parce que le plaisir, c’est la mort. Je dirais plutôt que le plaisir m’anesthésie, comme on le fait pour les animaux qu’on veut saigner proprement avant de les tuer à l’abattoir. Ensuite, en toute bonne conscience, on peut passer à l’équarrissage. Ce que je comprends, c’est que j’ai une sorte de don — ou de malédiction — pour détourner systématiquement la réalité, me fabriquer inconsciemment des métaphores. Ma vie est une suite de maladresses : gestes, paroles, mal adressés. Je pensais m’adresser à quelqu’un, mais ce n’était sans doute qu’à des parts de moi-même. D’une certaine façon, je suis autiste. Je ne suis pas "normal" dans le sens où je crois qu’être normal ne veut rien dire pour moi, sauf être encore plus taré que je ne le suis. Je ne sais pas si j’ai autant honte de qui je suis. Ce n’est pas un poids qui m’entrave, ce n’en est plus vraiment un. Je crois que le sentiment de honte se cultive, se soigne, s’entretient. Ça permet de conserver une sorte de rectitude dans le tordu. Aujourd’hui je peux dire que je sais qu’il faut toujours creuser la honte. Si je n’avais pas ce sentiment de honte permanent, je n’aurais pas de trou à creuser. Je serais désoeuvré. Il faut aussi, pendant que j’y suis, me débarrasser de l’idée du sexe. Lorsque j’y repense, c’est ça : se débarrasser d’une corvée. Tout ce qu’il y avait avant était une sorte de conte de fées, un emballement, mais une fois au pied du mur, je sentais qu’on me demandait d’endosser un rôle. Peut-être que moi aussi, je demandais la même chose à mes partenaires. On faisait notre petite affaire. C’est sûrement pour ça qu’on dit partenaires. je ne sais pas si vraiment il est possible d' échapper aux méfaits de la 5G et des particules de graphene qu'ont nous a flanqués sous la peau en 2020 ; celles qui captent le wifi pour balancer nos données biométriques dans la stratosphère — sauf si on éprouve de l'amour pur. Ce qui règle considérablement le problème du sexe en passant. On se mettrait en mode tout le monde il est beau tout le monde il est gentil et on serait soudain immunisé. Je ne sais pas si j'ai encore la force de croire en ce genre de connerie. Je sais que je crois en la bienveillance parce que c'est ce qui empèche la sauvagerie, mais je n'ai pas envie d'insulter l'intelligence des gens pour autant. Je sais que j'ai peut-être crevé un plafond de verre en écrivant ce texte, je ne m'en sens ni fier ni honteux, je me dis qu'il y a des années de boulot derrière. Je me dis aussi que, probablement, une fois que j’aurais écrit tout cela, les gens auront enfin leur bonne raison pour ne plus m’approcher. Mais peut-être que c’est exactement ce que je cherche.|couper{180}

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Carnets | avril 2025

comme t’es coincé ne coupe pas ton moteur

Fusion adaptation de deux idées proposées par ce vieux Malt Olbren connu des connaisseurs — sinon pour les autres dirigez-vous vers Raymond Queneau — Écrire plusieurs fois la même scène avec un style différent : voilà le cœur de cet exercice — L’idée n’est pas de raconter autre chose, ni même de mieux raconter. Il s’agit de faire tourner la langue autour d’un même noyau, de voir comment le sens se transforme quand la forme change, comment une scène peut devenir ironique, lyrique, grotesque, glaçante, selon la voix qui la porte — Un homme vomit dans un bureau, une femme reste droite, un objet rose est ramassé — L’action ne bouge pas. Mais le regard, lui, pivote — En variant les styles, on ne change pas seulement de ton, on change d’univers, de lois physiques, de gravité émotionnelle. Ce qui semblait anecdotique devient parfois solennel. Ce qui paraissait absurde prend racine dans la mémoire. Ce qui semblait réel se révèle fiction — C’est un exercice de décentrement, mais aussi d’écoute : le style n’est pas un costume, c’est une manière d’habiter ce qu’on écrit. Version 1 La pièce dégageait un parfum persistant de sueur et d’avarice. Derrière la paroi de plexiglas, elle se tenait droite, le menton sur la tablette, figure d’Épinal de l’attention professionnelle. Face à elle, un vieil homme débitait sa plainte en continu, sorte de gloubi-boulga vocal qui évoquait à la fois l’incompréhensible et l’inutile : ses mensualités, disait-il, restaient hors d’atteinte. Elle porta distraitement un doigt à son oreille, sans doute pour y ajuster une protection phonique ou peut-être juste pour signifier qu’elle écoutait, du moins vaguement. Puis, d’un ton totalement désinvesti : -- Je comprends. Par chèque ou par carte ? L’homme entrouvrit à nouveau la bouche, mais rien n’en sortit. Sauf un flot. Ce n’était pas un cri ni même une réponse — c’était du vomi. En quantité. Une crue soudaine, comme un débordement de la Dordogne un jour d’orage. Un phénomène inédit depuis une trentaine d’années, selon les archives de la perception. Le liquide monta vite, atteignant sous peu le niveau des sourcils de la déesse grecque des finances publiques. Le vieillard restait là, immobile, en face, les yeux perdus dans une forme de flottement. Une sorte de Bocca della Verità, version scatologique. Personne, objectivement, n’était tenu de rester pour assister à cette scène désolante — pas même pour solder une amende de stationnement en retard. Les pompiers furent appelés, procédèrent à l’évacuation des lieux peu après onze heures. En partant, l’un d’eux ramassa un objet rose, ni tout à fait mou, ni totalement dur, d’une consistance indéfinissable. Puis ils passèrent à autre chose. Version 2 La pièce suait une sueur épaisse, sans noblesse, vieille odeur rance de fatigue et de petitesse humaine ; et l’on eût dit, dans cette lumière crue de matin administratif, que les murs eux-mêmes transpiraient un silence résigné. Derrière la plaque de plexiglas, elle, inébranlable et muette, incarnait une forme moderne de la Pietà — menton posé sur la tablette, front légèrement incliné, posture hiératique de l’écoute sans chaleur. Il y avait en face un vieux, flétri, comme tombé d’un siècle antérieur. Il parlait d’une voix pâteuse, il débitait sans colère son impuissance : les mensualités, madame, je ne peux pas, les délais, les charges, madame, vous comprenez. Cela n’avait pas de grâce, cela n’avait pas de force, seulement une obstination de bête fatiguée. Elle, en réponse, introduisit un doigt dans son oreille, peut-être pour y réajuster une prothèse invisible ou pour faire taire l’écho du monde. Puis, de sa voix morte, elle dit : -- Je comprends. Par chèque ou par carte ? Alors le vieux s’ouvrit, littéralement. De sa bouche jaillit une chose ancienne, un liquide violent, païen, primitif, qui n’avait rien d’humain sinon la couleur. Ce fut un vomi, un flot d’horreur — et l’on crut voir les écluses du Styx s’ouvrir. Cela monta comme l’eau dans les rivières de janvier, cela couvrit la surface jusqu’aux sourcils de la femme-statue, Athéna fiscalisée, restée droite. Lui, toujours là, debout, les pieds dans la flaque sacrée. La bouche toujours ouverte, devenue cette faille grotesque, cette bouche de vérité — mais que la vérité, ici, avait désertée, ne laissant que la souillure. Bocca della merda. Et nul n’était requis, en vérité, d’assister à cela — pas même pour racheter une amende de stationnement. Les pompiers vinrent, vers onze heures, et évacuèrent les âmes sans mots. L’un d’eux, en sortant, trouva sur le sol un objet rose, ni chair ni plastique, un entre-deux de matière, d’humanité figée. Il le ramassa sans commentaire, puis ils s’en furent, et tout passa, comme passent les choses. Version 3 L’odeur qui régnait là — persistante, âcre, indéfinissable — ne venait ni des corps seuls, ni de la poussière, ni même de l’usure des fauteuils dépareillés ; elle semblait sourdre d’un passé ancien, celui des bureaux d’avant, des salles d’attente, des arrières-boutiques où l’on passait son temps à ne rien espérer. Elle était derrière le plexiglas, dressée avec cette immobilité particulière que confère la répétition sans fin des mêmes gestes : menton au comptoir, épaule droite, figure figée d’une patience sans illusion. L’homme en face, un vieil ouvrier peut-être, un corps tassé, l’habitude chevillée au dos, débitait une plainte inarticulée. Il parlait bas, avec ce ton mouillé de ceux qui n’ont plus de force mais encore un peu de honte. Ses mensualités, disait-il, il ne les pouvait pas. Cela ne tenait pas au caprice mais à la mathématique même des chiffres. Elle, en réponse, porta un doigt à son oreille, sans doute pour replacer un bouchon de cire ou un morceau de silence. Puis, dans un souffle que rien ne troublait : -- Je comprends. Par chèque ou par carte ? Il ouvrit la bouche, une seconde fois. Et ce ne fut pas un mot. Ce fut une coulée. Une crue. Un vomi. Un liquide épais, violent, qui déborda de lui comme d’un canal trop étroit, venu de loin, d’en dessous, d’avant. Cela monta, cela atteignit les sourcils de la fonctionnaire — Athéna debout dans un monde en ruine. Et l’homme, toujours là. Le regard vide. La Bocca della merda. Les pompiers vinrent. Ils évacuèrent les témoins à 11h02. L’un d’eux ramassa un objet rose, ni mou ni dur, à la texture indécise. Il ne dit rien. Il repartit. Et la scène s’effaça, comme le reste. Version 4 La pièce était mal calibrée. Trop chaude. L’air chargé d’un résidu de transpiration humaine, combiné à une trace chimique indétectable, probablement un désodorisant à retardement défectueux. Derrière la vitre blindée — polymère transparent-opaque de génération 3 — elle tenait sa position. Interface humaine. Menton posé sur la barre d’accueil. Absence d’expression parfaitement intégrée au protocole de désescalade. Un homme parlait. Une suite de sons en boucle, perturbés. Il parlait de ses mensualités. Elle ne bronchait pas. Elle introduisit un doigt dans son oreille, cliqua peut-être sur un réglage interne. Puis : -- Je comprends. Par chèque ou par carte ? Il ouvrit la bouche. Ce ne fut pas un mot. Ce fut un jet. Du vomi. Pas du vomi humain. Une matière ignorante de la gravité. Cela montait vite. Le niveau atteignit les sourcils de la fonctionnaire. Elle ne réagit pas. L’homme restait là. Bouche ouverte. Bocca della merda. Organe d’émission inversé. Les pompiers arrivèrent. Ils évacuèrent les lieux à 11h02. L’un d’eux ramassa un objet au sol. Rose. Ni mou ni dur. Il le mit en poche. Ils passèrent à autre chose. Version 5 La pièce était petite. Rectangulaire. Peinte en vert clair. Éclairée par trois néons, dont un bourdonnait. Derrière le plexiglas, elle restait droite. Robe grise. Badge effacé. Stylo mâchouillé. Menton posé. Elle regardait. En face : un homme. Vieux. Blouson élimé. Il parlait. Des mensualités. Il ne pouvait pas. Elle glissa un doigt dans son oreille. Peut-être un bouchon auditif. Puis : -- Je comprends. Par chèque ou par carte ? Il ouvrit la bouche. Un jet. Un flot. Du vomi. Une crue. Cela monta. Jusqu’aux sourcils. Elle ne bougea pas. Lui non plus. Bocca della merda. Les pompiers vinrent. À 10h57. Ils évacuèrent. L’un d’eux ramassa un objet rose. Ni mou ni dur. Il le mit en poche. Et tout le monde passa à autre chose.|couper{180}

carnet de fiction coincé ne coupe pas ton moteur

Carnets | avril 2025

Faux départs

Il arrive qu’un geste, une décision, un élan semblent lancer une action. Mais ce n’est pas de là que l’histoire part. Le personnage agit — ou croit agir — puis quelque chose se dérobe. C’est ce qu’on appelle un faux moteur : un déclencheur qui n’entraîne rien. Ou plutôt : un déclencheur qui déplace tout, mais autrement. Voici cinq microfictions dans cette zone de glissement, de suspension. 1. Le sac Il avait pris ce sac pour partir quelques jours. Mais en arrivant à la gare, il n’a pas su quelle direction prendre. Il s’est assis sur un banc. Puis il est rentré chez lui, sans rien défaire. Le sac est resté posé là, prêt, pendant des semaines. 2. La fenêtre Il s’était levé pour aérer. Mais il est resté devant, à regarder dehors. La fenêtre est restée fermée. C’est l’intérieur qui a changé. 3. La photo Il voulait trier les images. Faire de la place, organiser, supprimer. Il est tombé sur celle-là — une banale, presque floue. Il ne l’a pas supprimée. Il n’en a supprimé aucune. 4. L’agenda Il avait noté l’heure, le lieu, les détails. Tout était prêt pour s’y rendre. Mais à l’heure dite, il est resté à sa table. Il a juste barré le rendez-vous, sans explication. 5. Le pantalon Il l’a mis exprès. Celui qu’il ne sort que pour les grandes occasions. Il a bu un café, rangé deux papiers, ouvert la porte. Puis il l’a refermée, lentement. Il s’est changé. Il n’est pas sorti. Texte issu d’un travail sur les “faux moteurs” narratifs, dans une approche inspirée par John Truby, détournée à la manière de Malt Olbren : l’action comme illusion, la mise en mouvement comme simple variation d’attente.|couper{180}

carnet de fiction faux-moteur

Carnets | avril 2025

Ce qu’on ignore vouloir

Parfois on agit, on s’agite, on pense savoir. Mais ce qu’on cherche n’est pas ce qui nous travaille. C’est ce qu’on appelle le besoin ignoré — moteur caché, tension muette. Le personnage croit vouloir A, mais c’est B (ou rien, ou autre chose) qui creuse en lui. Ces cinq microfictions habitent cet écart. 1. Le tiroir Il cherchait un papier — le bon, celui avec la signature. Mais il s’est arrêté sur une photo, vieille, mal rangée. Il l’a remise en place, lentement. Le papier, lui, est resté introuvable. 2. Le café Il l’invita pour “parler”. C’est ce qu’il disait. Un café, une conversation. Mais il parla de tout sauf de ça. Et quand elle partit, il sut que c’était trop tard. Il n’était pas venu pour parler. Il était venu pour rester. 3. Le bruit du frigo Il a cru que c’était ce bourdonnement qui l’empêchait de dormir. Il a déplacé le meuble, vérifié les branchements. Mais quand le frigo s’est tu, il n’a pas trouvé le sommeil. Le bruit venait d’ailleurs. 4. La pile Elle a remplacé les piles de la télécommande. Ce genre de gestes simples qu’on accomplit pour ne pas penser. Mais quand l’image est revenue, elle s’est sentie un peu plus seule. Ce n’était pas l’écran qui lui manquait. 5. Le carnet retrouvé Il l’a rouvert par hasard, au milieu. Des pages d’idées, de projets inachevés. Il s’est mis à recopier les phrases, sans les corriger. Il croyait vouloir reprendre l’écriture. Mais il voulait simplement se relire. Texte issu d’un travail sur le “besoin ignoré”, troisième variation sur le désir narratif, dans la continuité de John Truby et sous l’influence discrète de François Bon et son double silencieux, Malt Olbren. Ce que les personnages ne disent pas ici, c’est précisément ce qu’ils cherchent.|couper{180}

carnet de fiction ce qu’on ignore vouloir

Carnets | avril 2025

cinq fragments sans motif

Cinq microfictions. Chacune semble isolée. Pourtant, quelque chose circule entre elles — mais par le creux, le contretemps, l’absence. Ce qui fait lien ici, c’est ce qui ne s’énonce pas. 1. Les trois gestes Chaque matin : ouvrir le volet, vérifier le robinet, effleurer le téléphone. Il ne sait plus pourquoi il fait ça. Il sait juste que le jour où il oubliera un geste, quelque chose basculera. 2. L’attente Il a attendu l’appel. Puis il a attendu de ne plus l’attendre. Le silence n’a pas changé. Mais maintenant il sait exactement ce qu’il aurait voulu entendre. 3. L’interrupteur Il a appuyé. La lumière ne s’est pas allumée. Il a appuyé de nouveau. Rien. Il est resté là, dans le noir. Mais il ne s’en est pas allé. 4. L’entretien Il avait préparé des réponses. Des arguments clairs, mesurés. Mais la question qu’on lui posa ne figurait pas dans la liste. Il sourit. On nota quelque chose sur le formulaire. 5. La chaise Il l’a trouvée tirée, face au mur. Il l’a remise sous la table. Le lendemain, elle avait repris sa place. Texte issu d’un travail sur le “désir invisible”, d’après les principes inversés de John Truby, et dans la veine de François Bon — ou plutôt de son double incertain, Malt Olbren, qui sait comme personne raconter ce qui ne fait pas récit.|couper{180}

carnet de fiction désir

Carnets | mai 2023

Métaphore

C’est comme ça. Comme il arrive elle repart. Comme on dit. Comme on fait son lit on se couche. Comédie. Comme elle est belle. Elle est belle comme le jour. Elle est sage comme une image. C’est un jour comme un autre. Une image comme mille mots. Comme les copains, comme les jours se suivent et ne se ressemblent pas, comme deux gouttes d’eau, comme un soleil, comme un jour à marquer d’une pierre blanche, venez comme vous êtes, en un mot comme en dix, comme si ça suffisait, comme si ça excusait tout, faites donc comme ça, faites comme ci, comme des chiens, comme des cons, long comme un jour sans pain. Le jour est comme la nuit, la nuit comme un manteau, la lune comme un pièce d’argent, l’herbe comme un tapis, l’eau comme une peau, la terre comme une croûte, la douleur comme un aiguillon, la joie comme une présence, l’absence comme une présence, la mort comme une fatalité. Un mot comme un autre, une fille comme une autre, un jour comme un autre, une main comme une autre, un gars comme un autre, un arbre comme un autre, une maison comme une autre, une fenêtre comme une autre, un mur comme un autre Ça ressemble à l’Italie, ça ressemble au pesto, ça ressemble à rien. Des journées longues comme sans pain. De longues journées sans croissant, sans brioche, sans pain russe. Des journées suffisamment longues pour qu’on se demande où est le pain. Une journée de la taille d’un pain de quatre livres. Des jours ressemblant à des nuits, des nuits ressemblant à des jours, on ne savait plus si on était le jour ou la nuit, on était comme perdu, égaré, on avait perdu le goût de l’eau. Un petit goût de reviens-y. Il a un goût de chiotte celui-là. Des goûts et des couleurs, comme ça ne se discute pas. Comme une rue morte. Comme une ville morte. Comme un rien. Comme un tout. Ce n’est pas comme si tu voulais vraiment dire quelque chose. Tu te prends pour qui quand tu dis ça. Comme le goût de l’oseille sur la langue. Son rouge à lèvre a un goût de fraise. Elle fait une bouche en cul de poule. Elle a les yeux revolver. Elle arrive on dirait une panthère mouchetée, et lui un éléphant dans un magasin de porcelaine. Elle a des yeux verts yeux de vipère, elle est blonde comme les blés, elle a une peau de bébé, il sent bon le sable chaud, on dirait bien qu’il va pleuvoir comme vache qui pisse. Comme un ouragan s’abattant sur Monaco, là bas au loin, dans les années 90, tandis qu’ils végétaient dans la villa en bordure de la Grande Corniche. Comme une andouille il en bafouilla, puis il décampa. L’ennui s’abat comme une chape de plomb. C’est ce fichu point de vue figé sur le monde comme vous pouvez le constater qui fut la cause d’une telle désespérance. Comme un chat il possède neuf vies. Celle-ci fut un coup pour rien, un coup à blanc, un brouillon. La prochaine serait peut-être un chef d’œuvre, mais rien n’était moins sur. En attendant il peint il écrit comme un dératé. Elle est bonne comme le bon pain. Il est chaud comme la braise. Ils baisent comme des lapins.|couper{180}

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