juin 2023

Carnets | juin 2023

 Ma nuit arctique 

Il y a plusieurs façons d’accéder à la culture, comme il y en a de se rendre à Rome. Par héritage, par éducation, par envie, par désir, par nécessité. Le choix de la route importe-t-il vraiment au début ? Je n’en sais rien. Je ne peux parler que de moi, sur cette route. Le fait est que j’y fus souvent bien seul, comme le sont les parias, les voleurs, les assassins. En croyant emprunter un raccourci, j’ai dû faire dix fois plus de chemin que si j’étais resté bien sagement à ma place. Ma place, quelle était-elle ? Ça non plus, je n’en savais rien. Dix fois plus de chemin aussi pour parvenir à trouver cette fichue place que si j’avais bien voulu écouter mes parents. Mon père disait : « Trouve une place et reste tranquille. » C’est ce que son père lui avait transmis. Et encore avant lui, le père de mon grand-père. Mais ça n’a pas fonctionné pour moi. Je n’ai jamais vraiment su si c’était de ma faute ou si l’époque avait changé. J’entretiens volontairement un doute sur les raisons d’un tel décalage. Elle, elle vient d’une famille qui n’a rien à voir avec la mienne. Je veux dire : sa famille a du goût pour les belles choses, pour l’art — alors que nous, sous cet angle-là, on serait plutôt du genre décati, néandertalien. Je crois que le désir de lire l’auteur dont elle me parlait vient surtout de ce vieux complexe familial. D’ailleurs, elle dit « les ignorants » quand elle repère qu’on ne s’intéresse ni à l’art, ni à la littérature, ni à rien d’autre qu’à tenter de joindre les deux bouts, en fait. La manière dont elle m’avait parlé de ce petit livre d’une centaine de pages m’avait donné envie, de la même façon que sa façon de pincer les lèvres — très particulière — m’avait donné envie de l’embrasser. Et dans le fond, je me demande si ce pincement-là, elle ne l’avait pas chipé à un roman d’Elsa Morante. Mais le livre en question n’était pas d’Elsa Morante. Pas plus que de Doris Lessing. Il vaut mieux supprimer les fausses pistes tout de suite. Il y avait, je crois, en tout premier, une sorte de complexe d’infériorité culturelle énorme — et, en parallèle, une histoire d’immigration croisée. Elle, sa famille venait du sud, le berceau de la civilisation. Encore que la Sicile ait longtemps été une terre envahie par à peu près tout le monde. Et ma famille, elle venait du nord, de chez les barbares vêtus de peaux de bêtes — encore que l’Estonie ait bien des points communs avec la Sicile, question envahisseurs. D’une certaine façon, elle m’a acculturé, exactement comme ces pays conquis qui finissent par assimiler leurs envahisseurs. Par petites touches, elle m’aida à m’extirper de ma nuit arctique. Après la lecture de ce livre, je ne fus plus tout à fait le même. J’avais compris l’essence du désir, la présence d’un tiers nécessaire — surtout pour l’aiguiser jusqu’au paroxysme —, la jalousie qui soudain en découle… et, oui, une belle envie de meurtre.|couper{180}

Carnets | juin 2023

Danger et merveille

Le danger et la merveille de lire est que nous sommes tentés de devenir les héros plus ou moins heureux de ces histoires qu’un inconnu nous raconte. A la surface du miroir que fait surgir toute lecture tant de reflets de nous-mêmes naissent et meurent de livre en livre. Danger de rester le front collé à la surface de ce miroir, merveille d’obtenir le laisser-passer pour le traverser. Lire est comme vivre d’après l’expérience vécue des deux. Au tout début une naïveté, une inconscience quasi totale, puis un éclair bref qui jaillit presque toujours sur le tard et qui éclaire nos propres ombres recroquevillées dans l’obscurité. Alors on voudrait rattraper un temps qu’on estime perdu, le temps de vivre ou le temps de lire, et on se rend compte qu’il est trop tard. Cette prise de conscience bien que tragique en apparence ne l’est que si l’on croit à de vieilles superstitions, que si la vieillesse est le reflet entraperçu sur le visage de nos aïeux, de nos parents et grands parents, une image de la vieillesse telle un vieux cliché en noir et blanc. Mais la vieillesse comme la jeunesse ne sont que différents états de la même chose, c’est à dire de l’être nécessaires l’un comme l’autre à sa complétude. Et je crois aussi qu’on peut réinventer ce que nous plaçons dans ces mots, que chacun d’entre nous est bien libre de le faire. Par exemple qu’un jeune est souvent vieux avant de l’être et qu’un vieux peut avoir un regard pur de nouveau né parfois. Il suffit seulement d’ouvrir les yeux et de voir au delà de ce que nous pensons voir comme on nous aura appris à penser voir et non à voir. De tous les livres que j’ai lus, il m’est si difficile d’en isoler un seul puis de dire je vais seulement parler de celui-là. C’est comme demander à un père de choisir un seul de ses enfants, c’est le sacrifice demandé à Abraham, et auquel seuls les plus vaillants ou les plus fous, les plus pieux obtempérerons. C’est demander un amour surhumain envers une chose surhumaine qui flatte à mon goût bien trop le risque de l’orgueil. Avec le temps je me suis mis à aimer tous les tableaux, tous les livres, comme tous les êtres qui surgissent sur ma route. Ça ne veut pas dire qu’à chaque fois je tombe dans l’effusion, la sensiblerie, non sûrement pas. Je sais seulement ce qu’il en coûte d’écrire comme de vivre, du moins je suis parvenu à l’âge où les idées ne changent plus guère ou changent moins vite sur les choses. Les idées qui valent la peine d’être nommées ainsi surtout. Les héros comme les anti héros ne sont plus aujourd’hui matière à admiration comme autrefois. Je ne le regrette pas plus que ça ne m’enchante. C’est un fait. Seulement un fait. Derrière chaque protagoniste il n’y a jamais un homme seul, mais toute une époque avec ses façons de penser voir, sa permissivité et sa censure, une société. C’est ce que l’on ignore quand on commence dans la vie dans le costume de singleton facile à endosser au début, lourd à conserver au fur et à mesure que l’on progresse que ce n’est qu’un costume. Que la comédie humaine se joue sur le théâtre sociétal et que ses coulisses sont bourrés d’accessoires, à priori divers et variés en apparence, mais qu’au bout du compte tout pourrait se résumer à bien peu. Tout pourrait se résumer en un seul mot : “l’amour” et son grand mystère. Dont j’ai espoir qu’à la fin, nu totalement, chacun puisse se réjouir d’aborder ses rivages puis partager la nouvelle sans la moindre ambiguïté.|couper{180}

oeuvres littéraires

Carnets | juin 2023

Enfanté d’un saut par dessus le songe

Effeuiller une à une toutes les feuilles du mille-feuille pénétrer le chas de l'aiguille fin fil dénué de pensée se retrouver libre au dehors comme au dedans vaste dans la globalité Soulagé du soulagement éperdu de joie Sauvage Sans âge Enfanté d'un saut par dessus le songe Et te reconnaître Fleur parmi les fleurs Premier éclat première lueur|couper{180}

Carnets | juin 2023

Notes rapides

Quelques heures plus tard il fait beau. J’en profite pour aller remplir les bouteilles d’eau aux sanitaires collectifs et au retour prendre quelques images pendant que le café coule. Mais la photo que je n’ai pas prise me manquera. En remplissant une bouteille j’aperçois de la fumée qui sort du tronc d’un arbre. J’ai bien regarder les autres arbres il n’y avait que celui-ci qui fumait|couper{180}

Notes rapides

Carnets | juin 2023

3062023

l'enfant surgit de la forêt où il s'était caché et la première chose qu'il fit fut de chanter la plaine généreuse et blonde, grasse le bleu profond du vaste ciel et les baies mûres sucrées des haies sombres. toute une éternité de mort s'oublie dans le présent de la plus pure des voix, une voix d'enfant qui sait l'enfance du monde. Qui scelle le pacte de l'ancien et du neuf au sceau du son infini Lussas, Ardèche du sud. nous avons loué deux nuits un minuscule bungalow dans ce camping 3 étoiles. 35 euros la nuit, il n'y a personne, les autres bâtiments sont vides. Arrivés jeudi soir avec le beau temps nous repartons ce matin sous le pluie. Du pays charmant au presque lugubre. Mais le pays n'y est pour rien pas plus que la météo, concernant le glissement de la sensation elle m'appartient. Résultat du vernissage d'hier, deux correspondants de journaux locaux, une poignée d'élus, et quelques badauds. Madame le maire, la maire, la mairesse a produit un discours, elle avait étudié son sujet. Moi mauvais élève ai balbutié quelques banalités. A 20 h tout fut plié. Nous sommes partis dîner au routier du rond point entre Villeneuve et La Villedieu. Durant le repas on se rassurait de temps en temps que l'exposition dure un mois. Nous recherchions des souvenirs d'autres expositions, où malgré l'absence de vernissage, nous avions tout de même vendu quelques toiles. P. qui avait été depuis le début très enthousiaste avait l'air absent lors du vernissage. S. me dit soudain, c'est drôle j'aurais pensé que sa compagne viendrait. Ceci explique peut-être cela. rien écrit hier. S voulait regarder une série sur la tablette, et je me suis rabattu sur le téléphone portable pour lire quelques pages de ce bouquin qui traîne beaucoup en longueurs, en détails superflus, en considérations inutiles. Impression que l'auteur a fait un pacte avec lui-même d'attendre 900 pages ou rien. Ce qui me semble possible me concernant bien sûr. Écrire un roman ainsi juste en s'imposant un nombre précis de pages à noircir, pas plus idiot que de vouloir épuiser de belles idées, ou pire livrer un message, une théorie. En même temps le titre en dit long comme le bras sur l'intention. Pour la plupart un titre pareil évoque des histoires à dormir debout. Si j'ai décroché de l'histoire à partir des 300 premières pages, je continue toutefois à tourner les pages avec une même avidité. Mais son origine s'est déplacée. La curiosité tient beaucoup plus à la nature ou l'organisation des mots dans la phrase, les façons d'empiler, d'assembler les divers paragraphes qui forment un chapitre, taille de ceux-ci, les rythmes que propose ce récit. La lecture comme le marathon peut très bien entraîner le lecteur à supporter le point de côté, à la patience nécessaire pour atteindre à un second souffle. Ensuite pourquoi veut on courir un marathon devrait être la première question. Encore cette impression d'être un éternel débutant. Rêve. Très agité, des foules, un mouvement général de houle. Puis zoom tout à coup sur un personnage, sorte d'alter ego, mais bien plus âgé. Un guerrier à la retraite devenu moine, svelte et crâne rasé. Il y a des témoins de cette rencontre qui font cercle autour de nous, aussi nous ne pouvons nous exprimer clairement. Tout est dans le non-dit. A bien y réfléchir ce matin c'est dans ce non-dit que nous savons à quel point nous sommes semblables. nous sommes le même enfant.|couper{180}

fictions brèves