avril 2022
Carnets | avril 2022
2 avril 2022
L’évidence est souvent ce que nous ne voyons pas. Cette phrase t’agace déjà, n’est-ce pas ? Parce qu’elle te semble banale. Mais réfléchis un peu à cette idée de banalité. Qu’est-ce qui te pousse à vouloir tout rendre banal ? N’as-tu jamais remarqué que la banalité naît d’un manque : un manque d’attention, un manque d’approfondissement ? C’est toi qui décides de ce qui doit être ordinaire. Et à force de te jeter à corps perdu dans la quête du nouveau, du singulier, tu finis par banaliser ce qui t’entoure : les êtres, les choses, et même toi. Ce n’est pas un hasard si cette dynamique te fait sombrer dans un déséquilibre entre le temps et l’espace. Une faille que d’autres ont creusée avant toi. Tu t’abandonnes, sans résistance, au cycle mécanique des jours, et cette passivité t’enferme dans une prison. Tu te mets à appeler cette prison ta vie, ton quotidien. Mais regarde-la en face : cette existence figée, ce programme implanté, cette cage mentale n’a rien de banal. C’est une tragédie. Au début de ton existence, tu as cru vivre un miracle. Mais ce miracle s’est effacé, éteint comme un feu qu’on n’a pas nourri. Alors, tu cours après lui, tu te débats, tu cherches à le retrouver intact. Et ce faisant, tu le recouvres de nostalgie et de regrets. Tu t’enfonces dans une sensation de vide glacé, une répétition sans fin. Puis, un jour, tu te résignes. Tu te dis que c’est ainsi, qu’on n’y peut rien. Et voilà : tu t’ennuies. Ton esprit devient cette boue où tout se mélange, où tout s’effondre. De cette boue surgit un golem : une chose informe, sans âme, une caricature de toi-même. Ce golem, d’autres s’en serviront. Peut-être toi aussi. — Mais qui sont ces "autres" ? ai-je demandé à Maria. Elle a levé les yeux vers moi et j’ai senti ce malaise sourd, cette conviction qu’elle était folle. Complètement folle. — Tu crois que je délire, hein ? a-t-elle répondu, comme si elle lisait dans mes pensées. Elle s’est mise à sourire. Et là, j’ai vu autre chose. La femme que j’avais toujours voulu voir. Cette femme qui, d’un simple sourire, m’a fait sourire à mon tour. Ce jour-là, nous avons marché longtemps au bord du fleuve. C’était l’automne 1978, l’année de mes dix-huit ans. Un âge où l’on croit encore que tout est à portée de main, même si tout semble nous échapper. Je ne sais pas si ce que je ressentais pour Maria relevait du désir ou d’un sentiment plus profond. Peut-être était-ce seulement mon obsession de vouloir combler le vide. Quand je m’en souviens, une galaxie de sentiments confus m’envahit encore aujourd’hui. Un tourbillon de honte, de culpabilité, de manque de confiance en moi. Ce soleil noir autour duquel gravitait toute ma jeunesse. — Écoute ton cœur, m’avait-elle dit ce jour-là, avec douceur. Je m’étais confié à elle, presque malgré moi. Mes plus grandes craintes, mes doutes, je les lui avais livrés, pieds et poings liés. Mais ce n’était pas un geste noble. Pas du tout. C’était un test. Je voulais savoir si je pouvais vraiment faire confiance à quelqu’un. À elle. Mais cette phrase — "écoute ton cœur" — m’a laissé froid. Elle m’a paru banale, comme une rengaine entendue mille fois. Maria n’avait rien à m’apprendre. Pas de clé magique, pas de révélation. Je me souviens de ma déception. Une fois ces mots prononcés, je me suis refermé. Ma solitude, ce cachot où je m’enfermais moi-même, reprenait le dessus. Et Maria a disparu. La nuit est tombée brutalement. Je suis resté seul sur la berge, entouré par une obscurité totale. Je n’y ai pas prêté attention au début. La nuit, c’est banal, non ? Mais ce n’était pas une nuit ordinaire. C’était un vide complet. Pas un seul réverbère, pas une lueur. Puis j’ai compris. J’étais devenu aveugle. Je me suis assis, pris de vertige. Tout était encore là : les rires, les disputes des passants. Je les entendais. Mais je ne voyais plus rien. Alors, j’ai levé les yeux vers le ciel. Et c’est là qu’elles sont apparues : des étoiles. Des milliards d’étoiles, plus vives, plus réelles que jamais. Quelque chose s’est produit. Une relation, une connexion. Les étoiles m’appelaient, me reconnaissaient, comme si elles me rendaient un morceau oublié de moi-même. Et puis j’ai décollé. Mon corps est resté en bas, mais mon esprit s’est élevé. Paris est devenue une tache de lumière, puis une bille sur la Terre. Et la Terre elle-même n’était plus qu’un point dans l’univers. Une musique m’a enveloppé. La voix de Maria. Ou était-ce la mienne ? Alors, j’ai compris. Ce que j’entendais, ce que je sentais, ce n’était rien d’autre que le son de mon propre cœur.|couper{180}
Carnets | avril 2022
12.Pourquoi je ne fais jamais de plan
La nébuleuse d’Orion sondée en profondeur avec la caméra HAWK-1 du VLT, au Chili. © ESO, H. Drass et al. — Tu ne jures que par le hasard me dit Salvador mais que sais-tu du hasard ? Es-tu vraiment certain qu'il s'agisse vraiment du Grand Hasard horloger de l'Univers ou bien du petit hasard que tu fabriques continuellement à ta propre sauce ? Il me fait peur Salvador. Il a des sorties imprévisibles qui me glacent le sang tout à coup. On s'est rencontrés sur le plateau de tournage de la pub pour le chocolat d'une grande marque. Il a été un très grand peintre, le meilleur de son temps ajoute t'il avec son accent rigolo. Au début je crois qu'il plaisante et qu'il faut tout prendre au 3ème degré. C'est exactement là qu'est mon erreur. Quand Salvador Dali dit quelque chose c'est Dieu qui s'exprime par sa bouche. Et si tu n'as pas cette foi là tu ne peux rien comprendre, et surtout pas au fait de te retrouver ici sur ce plateau de tournage. C'est dur d'avoir la foi. Probablement parce qu'on ne peut pas le décider. Je veux dire on ne peut pas arriver ainsi un beau matin en se disant aller aujourd'hui je vais avoir la foi. Ca ne fonctionne pas du tout comme ça. —Agenouille-toi à coté de moi et prions ensemble me dit-il. Je vois ses moustaches remonter de chaque coté de sa bouche comme s'il essayait de sourire. Mais Salvador Dali ne sourit pratiquement jamais, il laisse ses moustaches créer l'impression d'un sourire. — Petit homme il faut que tu t'empiffres de ce chocolat posé sur la table, que tu en avales une quantité incroyable, et là enfin tu subiras la vraie crise de foie. Le reste viendra tout seul comme ça doit venir. Puis la maquilleuse aide Salvador à se relever et ils me laissent seul encore à genoux, pas loin de la table où sont étalées les confiseries. Je regarde à gauche, puis à droite et je suis son conseil. Je m'enfile des chocolats à la pelle. Tellement qu'il ne reste presque rien sur la table. Sur quoi le producteur passant justement là (par hasard) pousse des cris d'orfraie en me voyant avec du chocolat me dégoulinant sur le menton et plein les mains encore. Viré, je suis viré séance tenante. C'est à ce moment là que je croise le regard de Salvador dans la glace de maquillage. Ses moustaches dessinent un joli 11h11. Et il me fait un petit geste de la main sans se retourner. Je me retrouve dans la rue comme un idiot. J'avais tiré plein de plans sur la comète avec l'argent que j'allais gagner grâce à mon rôle de figurant dans ce clip. Tout est désormais tombé à l'eau. Grand-mère est dans le grand-hall et m'attend. Elle est surprise de me voir déjà arriver. — c'est déjà fini elle dit en me souriant, alors ça y est te voilà riche ? Puis elle voit les tâches de chocolat sur la jolie veste qu'elle a achetée pour l'occasion. Et elle se fâche avec une rapidité dont elle est coutumière du fait. Mais quel petit salaud je n'y crois pas, une veste toute neuve. L'apothéose ne tarde pas lorsque l'assistante de production qui me suit de près sans doute pour être certaine que je ne revienne pas lui confie mes méfaits. — Mais il a le diable dans la peau ce gamin hurle grand-mère au beau milieu du grand hall. C'est toute l'histoire de ma vie. J'ai dix ans et j'ai déjà compris l'essentiel. Sauf que je passe mon temps à vouloir l'oublier, car justement je n'ai que dix ans. Mais tout de même je prends une décision importante ce jour là. Je décide de ne plus faire de plan. Car tous les plans que j'ai toujours échafaudés jusque là ne m'attirent jamais rien de bon. En fait j'aperçois à chaque fois la possibilité qu'un miracle surgisse et plus je m'en rapproche plus je sens mon avidité grandir , comme une urgence dira t'on. Et bien sur au moment même où je vais enfin pouvoir saisir la queue fine du miracle, celui-ci se carapate en rigolant. Et me laisse totalement pantois comme un bon gros nigaud que je pense toujours être. Exactement pareil dans mes rêves. J'ai dix ans mais je fais beaucoup de rêves érotiques. Des femmes splendides à la poitrine affolante, des madones extrêmement charnues dont j'imagine les nichons comme des sources lactée intarissables. Et des culs prodigieux comme des vénus préhistoriques. J'ai feuilleté quantité de magazines et d'encyclopédies rien que pour me crever les yeux avec de telles images. Mais toujours au sein même du rêve au moment de voir enfin la réalité crue si je puis dire, tout s'évanouit et je me retrouve comme un idiot dans la tiédeur des draps. Rien de bien différent dans la vie de tous les jours finalement. C'est Pablo qui me donne la clef du problème des années plus tard, durant un voyage semblable à celui que nous effectuons une nouvelle fois ensemble aujourd'hui. Il a presque le même accent que Salvador ce qui n'est pas étonnant puisqu'ils sont frères. Ils me disent aussi que je suis leur frère mais bien sur je n'en crois pas un mot. D'ailleurs la preuve, lorsque je parle je n'ai pas d'accent. — Moi non plus m'avoue Pablo je ne fais pas de plan. Je ne cherche pas, je trouve ! Et des seins et des culs j'en trouve quand je veux vois-tu ajoute t'il en clignant d'un œil. Nous sommes en train de patienter dans la coursive du grand vaisseau qui nous emporte vers Orion, et j'en profite pour revenir à certaines mémoires comme nous le faisons quasiment tous ici. C'est une sorte de processus de décompression comme en connait le plongeur en apnée. On ne peut pas arriver aux abords d'Orion sans s'être un peu nettoyé de nôtre ignorance crasse terrestre. Par un des hublots j'observe l'espace intersidéral. Déjà au loin je peux voir les trois étoiles qui constituent la ceinture du Chasseur Alnitak, Alnilam et Mintaka me font à chaque fois exactement le même effet que lorsque je suis sur terre que je reviens de voyage et que j'aperçois le panneau familier d'une sortie d'autoroute. Mon regard remonte et j'aperçois les épaules d'Orion, constituées par Bételgeuse l'énorme qui va bientôt exploser en super nova et Bellatrix plus fine. — Nous arriverons bientôt, pile à temps pour la réunion me confie Maria qui est là tout près de moi. Je tourne mon visage vers elle délaissant l'orgueilleux Orion. —Ecoute les chiens nous reconnaissent de loin me dit-elle et je comprends qu'elle parle des deux chiens d'Osiris Orion dont le plus grand semble tenir dans sa gueule l'étoile la plus brillante de notre ciel : l'étoile Sirius. Je ne sais plus combien de fois j'ai déjà effectué ce voyage. Peu à peu ce sentiment familier balaie tout de mon ancien oubli. Au moment où nous atterrissons , l'homme que j'ai crû être n'est plus. De même que tous mes compagnons ne sont plus ceux que j'imaginais qu'ils étaient quelques instants encore auparavant. C'est l'unique planète connue pour son orbite circumternaire, sa rotation s'effectue autour de trois étoiles cependant que lorsqu'on regarde le ciel on n'en voit toujours que deux. Ce qui rend sa surface déjà extrêmement lumineuse ainsi que les êtres qui la peuplent. Ils sont nos frères dont je dois taire le nom pour le moment. Le danger est toujours là, il ne cesse de nous accompagner, la vigilance est de mise, une fois que nous avons recouvré toute la mémoire de qui nous sommes nous réapprenons aussi à vivre avec cette certitude. Ceux que l'on nomme habituellement les dracos, les reptiliens sur la Terre possèdent une puissance mentale extraordinaire. D'ailleurs ils nous pistent sans relâche grâce à certains implants qui sont logés depuis la nuit des temps dans ce que nous appelons la partie reptilienne de notre cerveau. Ces implants sont destinés à créer et maintenir la peur de l'environnement, au début à des fins purement pratiques pour que nous ne nous autodétruisions pas. C'est une sorte de soupape de sécurité si l'on veut pour maintenir une machine en bon ordre de marche. Grace à la peur nous avons pu survivre dans un univers souvent hostile, puis une fois la planète terre totalement conquise, nous avons été conduits à retourner la peur contre nous-mêmes au profit de ceux qui sont toujours cachés sous les apparences et qui gouvernent désormais tant de mondes. Presque au même moment où nous touchons le sol une immense joie m'envahit, elle est si forte que j'ai du mal à conserver l'équilibre. Je titube un peu. Et ces signes aussi me redeviennent soudain familiers je sais que mon frère arcturien n'est pas loin. Benoit d'ailleurs me salue au même moment que je pense à lui. Et il m'appelle par mon vrai prénom que je ne donnerai pas ici pour des raisons de sécurité évidentes. Salvador Dali non plus ne se nomme pas ainsi. Pas plus que Pablo Picasso. Il n'y a que Maria qui reste toujours Maria. L'équipe terrienne est presque là au grand complet arrivée avec d'autres vaisseaux. Nous sommes des milliers, une armée vraisemblablement. De grandes choses doivent être en train de se fomenter dans l'univers car je reconnais les visages de nombreux frères venus de mondes lointains. Une lueur au dessus de nos têtes nous obligent tous à la relever. Une lueur qui arrive de plus en plus rapidement et qui semble tout à coup faire pâlir la lumière déjà extrêmement forte qui nous entoure. Saint-Michel archange ne se déplace jamais sans raison. Et si quelqu'un peut avoir un plan dans cette galaxie, nul doute que ça ne peut-être que lui. C'est exactement à ce moment là que je m'aperçois à quel point j'ai foi en l'archange et que mon incarnation sur terre avec ses doutes, ses certitudes, se hésitations continuelles ne sont là que pour mieux renforcer l'amour que j'éprouve pour cet être. Je ne suis qu'une toute petite partie de lui. Un peu comme si j'étais une simple cellule de mon propre corps. Mais j'éprouve un amour incroyable, j'ai envie de danser tout à coup en éprouvant la vie qui m'anime tout comme elle anime le corps de mes frères et sœurs, de Saint-Michel lui-même. Je comprends ma réticence à ne pas vouloir faire de plan au delà de toutes les histoires que je me suis inventées pour parvenir à cette révélation. Car le plan vient de l'ensemble du corps tout entier et de l'instant présent. De la façon dont le corps tout entier décide d'agir au présent. Et cette décision est toujours d'autant plus parfait qu'elle provient de Soi et non de "moi".|couper{180}
Carnets | avril 2022
1 avril 2022
Pourquoi y a-t-il quelque chose plutôt que rien ? Pourquoi l’être plutôt que le néant ? Ces questions me hantent. Aujourd’hui, je suis au bord de l’Oise. Le fleuve charrie un passé boueux, tandis que des déchets, amassés sur ses berges, me rappellent une vérité brutale : tout ce qui vit finit par pourrir, se désagréger. Une nausée soudaine m’assaille, comme un coup porté à la partie reptilienne de mon cerveau. Ces attaques sont devenues plus fréquentes à mesure que j’affûte l’art de me poser des questions. C’est comme si je m’approchais d’une zone interdite, un sanctuaire caché, une sorte de zone 51 enfouie dans les méandres de mon esprit. Les gardiens de cette zone ne se montrent qu’au dernier moment : surgissant de l’ombre, ils déploient des queues tranchantes comme des lames de rasoir. Ce sont des monstres, invisibles et menaçants, veillant sur mes pensées profondes. Ces créatures, je les vois partout. Elles sont dans les eaux opaques de l’Oise, dans l’écume sale qui recouvre ses rives. Elles se tiennent en embuscade, là où, enfant, je croyais encore que la pêche était un acte d’innocence. Mais ici, dans ces flots huileux troublés par les péniches, il n’y a plus rien à attraper. Si la vie existe sous cette surface, elle appartient à des formes monstrueuses qui ne ressemblent en rien à la simplicité des poissons de mon enfance. J’ai l’impression d’avoir rétréci depuis le déménagement. Les repères tracés au crayon sur le chambranle d’une porte contredisent pourtant cette impression. Mais quelque chose de moi s’efface. Je ne possède plus qu’un souvenir vague, une braise mourante, fragile et mécanique. Elle contient les ruines d’un infini que je suis condamné à oublier. En cette année 1969, personne ne parle encore de « la loi de l’attraction ». Ce n’est pas une mode, pas encore. Et pourtant, j’ai rapidement compris que cette idée — demander à l’univers et recevoir — n’était qu’un piège. Chaque fois que j’ai formulé un désir, l’univers a répondu, mais toujours avec des conséquences inattendues, souvent cruelles. J’ai été riche, j’ai été pauvre, heureux, malheureux, tour à tour et parfois simultanément. À chaque demande, une pièce manquait : quelque chose d’essentiel échappait toujours. Je réalise aujourd’hui que ce n’est pas l’univers que je dois tenter de modifier, mais moi-même. J’ai neuf ans. Une canne à pêche dans une main, des bottes trouées, et cette conviction simple qu’un enfant peut attraper un poisson s’il en a envie. Mais cette journée au bord de l’Oise sera la dernière où je renouvellerai ce désir. Je comprends soudain que je ne suis qu’un petit point perdu dans un vaste ensemble. À neuf ans, je pressens qu’il me faudra traverser des enfers pour comprendre mes choix. L’entrée au collège cette même année me confirme cette intuition. L’homme marche sur la lune, et moi, je franchis le portail d’une autre planète : le collège. Je suis pétrifié. Ma mère me dépose devant les grilles en me rassurant avec des phrases convenues : « Ça va aller, tu es un grand. » Mais en vérité, elle est surtout pressée de repartir, car elle a mal garé sa 4L. J’ai peur de disparaître, de me liquéfier en passant le seuil de cette prison déguisée en école. Alors, je récite un Notre Père, en silence. C’est ma bouée. Encore aujourd’hui, soixante ans plus tard, cette prière me revient quand je suffoque, quand je me sens réduit à une tache humide au sol. La professeure de mathématiques de cette époque reste gravée dans ma mémoire. Elle avait une manière étrange de s’humecter les lèvres toutes les cinq minutes. Ça me terrifiait. Sa gentillesse était factice, une façade. Et puis, il y avait ce mot qu’elle aimait tant utiliser : « ignobles ». Elle nous qualifiait ainsi, nous, enfants de neuf ans. Est-ce qu’un adulte peut prononcer un tel mot sans une intention fondamentalement mauvaise ? Évidemment, on se moquait d’elle. Dès qu’elle tournait le dos, nous répétions en détachant bien les syllabes : « I-G-N-O-B-L-E-S ». Elle se retournait brusquement, sa langue pointant hors de sa bouche pour mouiller ses lèvres sèches. Rires et tremblements. Cette femme, avec son rôle d’antagoniste, a marqué mon film. Elle m’a barré la route des mathématiques, mais peut-être était-ce écrit dans le script de mon histoire. Des années plus tard, alors que j’avais seize ans, je l’ai vue sous un jour différent. Je chantais à une fête, accompagné de ma guitare. Elle était assise au premier rang, entourée de collègues. Ses lèvres n’étaient plus sèches, son visage semblait apaisé. Un homme, peut-être son mari, lui tenait la main. Ce détail m’a ému. Je l’ai vue sourire. Et moi, j’ai chanté plus juste, comme si ce moment m’avait libéré d’un poids. Les monstres de mon enfance, ces serpents gardiens, ne m’ont jamais vraiment quitté. Ils incarnent mes peurs, mes limites, mes épreuves. Pour amadouer l’un d’eux, j’ai même sacrifié la vie d’un oiseau, un acte lâche que je regrette encore aujourd’hui. Mais ce sacrifice m’a permis de franchir une étape : entrer dans un nouvel ordre, une guilde dont je suis devenu membre à mon insu, comme tant d’autres de ma génération. Je me souviens encore de Maria, cette femme mystérieuse qui nous a donné notre mission. Sa voix était rauque, brisée par la fumée de ses cigarettes. — Vous êtes l’équipe au sol, mes chéris. Il n’y aura pas de renforts. Selon les préceptes intergalactiques de non-ingérence, c’est à vous de jouer. Souvenez-vous de ceci : la nécessité de l’infini repose sur votre capacité à le nourrir avec la flamme du fini. Nous avons répété en chœur le mantra sacré : « Il n’y a pas d’infini, il n’y a que la nécessité de l’infini que l’on nourrit à la flamme du fini. » Et depuis, je continue d’avancer.|couper{180}
Carnets | avril 2022
Au bord de l’Oise
Pourquoi y a-t-il quelque chose plutôt que rien ? De l'être plutôt que du néant seulement ? Lorsque je prends conscience de ces questions, je suis au bord de l'Oise et je remarque que quantité de déchets jonchent les berges du fleuve. J'en suis malade presque aussitôt. Une attaque de la partie reptilienne du ciboulot. D'ailleurs ces attaques sont de plus en plus fréquentes au fur et à mesure que je m'améliore dans l'art de me poser des questions. Comme si j'atteignais une zone protégée, une sorte de zone 51 du cylindre. Mieux gardée que le palais de Buckingham. Les gardiens sont invisibles jusqu'au dernier moment, lorsqu'ils surgissent de n'importe où et soulèvent leurs gigantesques queues munies d'un os tranchant comme la lame d'un rasoir. J'essaie de pêcher dans l'Oise comme je le faisais dans le Cher. En vain. Car bien que les eaux ici soient tout aussi boueuses, leur opacité huileuse, provenant des péniches incessantes qui passent à l'horizon, ne semble pas recouvrir la vie telle que je l'ai autrefois connue. S'il y a de la vie sous cette surface puante, elle doit appartenir à des monstres hostiles semblables en tous points à ceux qui me barrent l'accès à toutes les mémoires semées par mon moi du futur. J'ai l'impression d'avoir encore rétréci depuis le déménagement, alors que les repères visuels que l'on marque au crayon sur le chambranle d'une porte paraissent contredire cette impression. Je ne possède plus que le fantôme d'un souvenir vague, une braise que je tente d'entretenir déjà trop mécaniquement, et qui contient les ruines d'un infini que j'oublie progressivement, que je dois probablement oublier. On ne parle pas encore de la loi de l'attraction en cette année 1969. Ce n'est pas un phénomène à la mode. Mais j'ai déjà tiré un trait sur celle-ci en ayant exploré en un clin d'œil la plupart de ses biais. Pourquoi changer d'égo ou d'univers ? Car évidemment cette loi possède un second effet Kiss Cool, comme toute loi. À chaque fois que j'ai voulu attirer quoi que ce soit en effectuant une demande à l'univers, il a répondu à ma demande. Sauf que la conséquence de cette demande et de cette réponse implique bien autre chose qu'une simple satisfaction, souvent éphémère d'ailleurs. J'ai été immensément riche, j'ai été immensément heureux, et pauvre et malheureux, à la fois tour à tour et simultanément. C'est-à-dire que tout ce qui ne répond pas au plan imaginé par l'être que je suis pour propulser l'avatar vers sa mission me passe systématiquement sous le nez. Sinon je ne peux plus maintenir l'illusion. Sinon l'avatar n'est plus le même avatar ou le film n'est plus le même film. Que puis-je vraiment modifier pour bénéficier à nouveau de la magie qui s'évanouit déjà peu à peu ? Et dans quel but surtout ? Ai-je d'ailleurs un vrai but ? À neuf ans, j'arrive ainsi avec ma canne à pêche sur les berges du fleuve noir, et c'est la dernière fois de mon enfance que je renouvelle le désir d'attraper des petits poissons dans les vastes profondeurs. Je comprends soudain que j'ai déjà choisi quelque chose une bonne fois pour toutes et qu'il me faudra traverser l'enfer, rien de moins, pour parvenir à comprendre mon choix. Et que ma seule issue, s'il y en a une possible, ce n'est pas de changer mon univers, mais de me changer moi. Pour devenir qui ou quoi, je ne le sais pas. Rien n'est là pour me guider a priori. Je viens de me perdre dans l'espace et le temps. L'entrée au collège est un jour effrayant. La même année où l'homme marche sur la lune, je me retrouve à la queue leu leu devant le grand portail qui s'ouvre soudain sur une incarcération vers laquelle les parents nous poussent gentiment, agacés par nos peurs, notre appréhension qu'ils dissimulent par des mimiques, des phrases consacrées. -- Ça va aller, tu es un grand, me dit ma mère, en me laissant planté là car elle a mal garé sa 4L. J'ai l'impression que je vais me liquéfier en passant le portail ; il ne va plus rien rester de moi qu'une tache humide au sol. Alors je récite le Notre Père. C'est la seule chose que je peux faire quand rien ne va plus. Demander la protection de l'amour infini à chaque fois que je suffoque, que je m'éteins comme si j'allais mourir. J'ai cette présence d'esprit encore aujourd'hui, soixante ans après mon entrée en classe de sixième. Cette modestie me vient d'ailleurs. Elle est là depuis toujours je crois, bien que parfois je ne l'aie pas nommée ainsi. Il est arrivé tellement de fois où j'ai confondu modestie et ignorance, modestie et bêtise, modestie et naïveté, modestie et orgueil. Et par chance j'ai bénéficié des meilleurs professeurs dans les matières que je préférais, ce qui me permit de faire des progrès en français et en anglais. Dans les langues surtout, et seulement maintenant que j'y repense. La professeure de mathématiques s'humecte les lèvres toutes les cinq minutes. Elle me flanque la pétoche, ce qui fait que je n'arrive pas à me concentrer. De plus sa gentillesse est totalement factice, je le sens. Elle est capable d'utiliser soudain des mots désagréables pour qualifier qui nous sommes. J'ai retenu le mot ignoble par exemple. Est-ce que l'on peut dire un tel mot à des gamins de neuf ans sans une intention fondamentalement mauvaise ? On se fout d'elle évidemment en l'imitant aussitôt qu'elle se retourne. I G N O B L E S On détache bien les lettres pour que l'effet soit maximum. Elle fait volte-face, et on voit sa langue sortir de sa bouche pour humecter ses lèvres sèches. Rires et tremblements. Cette femme fait partie du film au même titre que tous les personnages. Son rôle était sans doute de m'empêcher d'aimer les mathématiques. C'était le script et je l'ai de mon côté exécuté à la lettre. Il m'arrive parfois de repenser à elle. Notamment des années plus tard après ces événements, j'avais seize ans désormais et je chantais à l'occasion d'une fête en m'accompagnant de ma guitare. Elles étaient plusieurs parmi les professeurs que j'avais connus, assises devant moi au premier rang. Je les voyais échanger des propos vraisemblablement à mon sujet tout en hochant la tête. Elle n'était plus la femme serpent, elle s'était adoucie, peut-être avait-elle décidé de devenir humaine elle aussi, à moins que ce ne fût ma propre métamorphose que je projetais sur l'écran de mon propre cinéma. Enfin le fait est qu'à cet instant je la vis sourire, ses traits étaient apaisés, elle n'avait plus les lèvres sèches, il y avait même un homme près d'elle qui lui tenait la main. Ça m'a donné du cœur au ventre comme on dit, comme si soudain j'avais été libéré d'un sacré poids. J'ai chanté probablement encore plus juste que jamais à partir de cet instant-là. J'avais traversé déjà bien des cercles de l'enfer à l'âge de seize ans. J'avais sacrifié la vie d'un oiseau pour assouvir la soif du serpent, l'amadouer et ainsi, par cette preuve de lâcheté avérée, j'avais su obtenir l'autorisation de pénétrer, le cœur lourd, à l'intérieur de ses lignes. C'est ainsi que je fus recruté par la guilde comme agent double, comme tant d'autres jeunes gens de ma génération. On nous rappela alors notre mission. Je me souviens encore de la voix un peu éraillée de cette femme qui allait devenir à la fois ma sœur, ma compagne, mon amante : Maria. Elle fumait énormément ce que je crus être tout d'abord d'énormes joints de marijuana. -- Vous êtes l'équipe au sol, mes chéris, il n'y aura pas de renforts, nous n'en avons pas les moyens selon les préceptes intergalactiques de non-ingérence. C'est à vous de jouer désormais et souvenez-vous de la nécessité de l'infini. C'est en achevant jusqu'à la fin la mission que vous répondrez au mieux à cette nécessité. Et tous en chœur nous prononçâmes alors le mantra sacré : « Il n'y a pas d'infini, il n'y a que la nécessité de l'infini que l'on nourrit à la flamme du fini. »|couper{180}