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Carnets | été 2023
#été 2023 #06bis | Combien pour l’ensemble ?
un genre de refrain, par exemple combien pour l'ensemble Il dit : « Il n’y a pas d’échange totalement satisfaisant. Il y a toujours un déséquilibre : un qui est niqué, l’autre pas. Même à l’époque du potlatch, c’était déjà comme ça, pas de rustine à y mettre. » Et moi, à côté, je me tortille les doigts. Je me dis : merde, le niqué de l’affaire, si c’était toujours le même. Parce qu’on s’imagine un 50/50 : un coup toi, un coup moi. Mais c’est comme la température : c’est surtout une affaire de ressenti. Et le ressenti, chez certains, c’est d’être le niqué perpétuel. « Bon, il faut dire que tu te niques assez bien tout seul », ajoute-t-il. « À la rigueur, tu n’as besoin des autres que comme figurants pour ton happening, ton installation pseudo-artistique d’autodestruction spectaculaire. » Je l’écoute, je bois ses paroles, et du fond de ma gorge monte un gargouillis qui arrive à peine aux lèvres. « Tout ça pour ça », j’allais dire, et je m’abstins. Un reste de respect pour l’intelligence d’autrui, si ce n’est pour la mienne. Là-dessus je me mets à regarder les choses sous un autre angle. « Combien pour l’ensemble ? » chantonne une voix, rue des Marchands, en faisant des volutes dans l’air bleuté du matin. Et ça m’atteint l’oreille cruellement : tant de beauté d’un coup. De quoi parle-t-on ? D’un vêtement, d’une vie, d’une amitié, d’un amour ? « Combien pour l’ensemble ? » et ma cervelle se met à compter, comme une machine. Compter ce qu’on a avalé, ce qu’on a reçu, ce qu’on a usé. Le lait, les soupes, les patates, les bols alignés comme des jours. Et puis les pas : lit, plaque, lit, plaque, dans une chambre avec gaz, dix ans, deux mètres, retour, quinze kilomètres, ridicule. Alors je multiplie. Je corrige. Je triche un peu pour que ça ressemble à quelque chose. Dès que je mets un doigt dans les chiffres, je me perds : j’ai cette maladie depuis tout petit, passé mes dix doigts je ne sais plus. J’ai connu une fille, elle, qui savait compter. Elle comptait sur moi. Je me tenais à quatre pattes et elle faisait ses calculs sur mes reins, mais ça n’allait jamais : je bougeais trop. « RESTE TRANQUILLE, tu me flanques le tournis, j’arrive plus à compter », disait-elle. Ou bien, implicitement, elle me demandait de me plier en quatre pour que tout gaze. Alors je me découvre nu et pas beau : laid, horrible… calculateur. Ce qui n’est pas un mince paradoxe pour un type qui prétend ne pas savoir compter. « COMBIEN POUR UNE NOUVELLE PAIRE ? » Je suis doté d’une mentalité de pauvre depuis l’origine. J’entre dans un magasin de chaussures et je ne vois que les étiquettes. Les chaussures, c’est secondaire : ce qu’on regarde, c’est le prix. 59 francs. Voilà, une paire à mes pieds. Un effort de 9 francs : pas la mer à boire. Une petite largesse de pauvre. Et puis, comme si ce simple achat me donnait le droit de faire des additions plus vastes, je pense au patrimoine sur trois générations : ce qu’ont amassé mes grands-parents, mes parents, moi — ce que ça a coûté en heures, en dos cassés, en renoncements — et ce qu’il en reste. Rien. Zéro. Nada. Avec un peu de chance, si je ne crève pas avant, une retraite qui ressemble à une Bérézina. Je me vois déjà à ressortir les cartons : actes, talons, baux, avenants, livres de comptes. J’ai tout conservé depuis que j’ai une cave et un grenier. Tout est là, il suffirait de s’y mettre. Et puis je me dis : à quoi bon, quand une paire coûte maintenant six fois plus, quand tu te demandes déjà comment tu vas oser racheter ce qui te permet simplement de marcher sans te faire mal aux pieds. Et derrière, ça continue : un pneu, un cercueil, une concession, tout ça se paye. Même la salubrité publique a son tarif. Dans les échanges, il y a toujours un niqué, je veux bien le croire. Dans l’histoire aussi : toute cette force de travail des générations d’avant, ajoutée à la nôtre, dissipée, et au bout du compte si peu de chose pour soi. Et une planète en liquidation, en dépôt de bilan, en faillite totale. Ouais : combien pour l’ensemble ? On peut se demander, et tourner les talons.|couper{180}
Carnets | été 2023
#été 2023 #06 | l’argent que je n’ai pas
idée : prendre un personnage (ou une famille, une maison, une rue) déjà là dans le cycle, et mettre l’argent au premier plan comme force invisible — pas “thème social” plaqué, mais champ abstrait qui traverse les corps, les relations, la honte, le pouvoir, la violence, la peur, le futur. Écrire un portrait au vocabulaire de l’argent : salaires, fins de mois, retraits, carte, chèque, crédits, dépenses, dons, vols, épargne, petites transactions, rituels, obsession, tout ce qui se dit et surtout ce qui ne se dit pas. Balzac en filigrane (argent comme moteur souterrain partout), et un appui Pireyre/Tarkos pour assumer que le lexique financier peut devenir matière romanesque. Bref : “parlons argent”, au ras des objets (porte-monnaie, distributeur, carnet de comptes), mais en laissant remonter ce que ça fait aux gens. L’oncle Henri ne prononçait pas publiquement le mot argent : il disait fric ou pognon, avec l’air de le mépriser. Mais une fois ou deux, à ma mère, à voix basse, il demanda si elle ne pouvait pas lui en donner un peu. Alors elle se levait, prenait son sac, cherchait son porte-monnaie, et lui tendait quelques billets, comme on fait l’aumône. Je voyais sur lui une émotion compliquée, un mélange de gratitude et de vexation. Et si, par hasard, je me trouvais sur le chemin à la fin de leurs petites transactions, il redoublait de propos acerbes à mon égard, comme si j’étais, d’une certaine manière, comptable du manque, comme si ce qui passait par ma bouche et par mes fringues lui était soustrait, volé. Mon père, lui, se chargeait du reste : il me prédisait régulièrement que je finirais comme Henri, raté comme Henri. Je ne parvenais pas à le prendre vraiment en grippe : je le comprenais sans l’excuser, et cette compréhension me calmait, un peu. L’argent, chez nous, avait surtout la forme de l’invisible. Mon père allait le samedi matin au distributeur du Crédit Agricole : il retirait le nécessaire pour la semaine et en remettait une partie à ma mère pour les achats courants. Le reste restait sur le compte, avalé par les prélèvements. Il voyageait avec le solde de ses retraits et n’utilisait la carte bleue qu’en cas d’urgence. Le chéquier, lui, ne sortait jamais du tiroir fermé à clé de son bureau Napoléon. Faire un chèque relevait du rituel : réfléchir, peser, hésiter. Puis, d’une écriture scolaire, très lisible, très appliquée, il remplissait. Et pour conclure, avec une sorte de rage, il apposait sa signature : un large paraphe bourré d’arabesques. C’est durant l’été 1976 que je gagnai mon premier argent, au Grisot de L’Isle-Adam. Je savais d’avance pourquoi j’en avais besoin : une guitare d’occasion pour jouer du Marcel Dadi, une Epiphone Les Paul. Elle me coûta une grande partie de mon salaire, avec la méthode, un jeu de cordes en acier, deux ou trois médiators, un capodastre. Premier achat sérieux de ma vie. Quand mon père vit comment j’avais employé cet argent, il entra dans une colère froide qui ne s’est plus vraiment calmée. Très vite je laissai tomber Marcel Dadi, trop raide, et je passai à Brassens, Dylan, Le Forestier : des chansons qui tenaient mieux dans mes doigts et dans ma tête. On avait déménagé dans une banlieue moins cossue, mon père avait perdu son boulot et traînait une rancune qui cherchait un point d’accroche. Quand il m’entendit m’acharner dans ma chambre, la patience lui manqua. Et comme l’épi que j’arborais au sommet du crâne l’indisposait, il saisit les ciseaux de couture de ma mère et me le coupa en plein repas. Ça déclencha une bagarre au terme de laquelle je me retrouvai expulsé de la maison familiale, avec mes vêtements — et sans argent. Comme j’étais du genre fier, je revins aussitôt, je fis mon sac, j’emportai ma guitare, et je retraversai le seuil en jurant à tout ce beau monde qu’il ne me reverrait pas de sitôt. Puis je pris la route qui descendait des hauteurs de Limeil vers le RER de Boissy-Saint-Léger. J’irai à Paris, je jouerai dans les rues : j’élaborais, au rythme de mes pas, des stratégies pour survivre. J’étais à la fois peiné et, étrangement, soulagé, remonté à bloc comme un coucou mécanique. C’est en arrivant sur le quai que je me rendis compte qu’il pleuvait et que mes Clarks avaient pris l’eau. Dans la rame flottait une odeur de fleurs des champs. J’avais la sensation qu’elle venait de moi, qu’elle remplissait tout le wagon : une odeur de sainteté retrouvée, un parfum de myroblyte, ni plus ni moins.|couper{180}
Carnets | été 2023
#été 2023 #05bis | mythologie
idée : Partir d’un point d’intensité (une scène de bascule, de violence latente, de foule, de panique, de désir de “passage à l’acte”), et le raconter comme une mythologie : non pas “ce qui s’est passé”, mais ce que l’espèce raconte pour rendre l’événement supportable et transmissible. Le texte peut prendre la voix d’un chœur (corbeaux, meute, anciens, “on”), une voix de légende qui grossit, accuse, prophétise, et compresse le temps : siècles, saisons, comètes, retours, “never more” qui ne tient pas. On vise l’incantation, la poussée, la répétition, la tentation (“tue, tue, tue”), et le mécanisme : comment un “bon gars” se découvre entraînable, comment la naïveté se fissure, comment le vernis moral sert juste à tenir jusqu’au prochain déchaînement. « Avant, avant, avant », ils gueulent, et d’autres hurlent « meilhor » (la main droite sur le cœur), et ça dévale, ça s’épaule, ça s’encourage : « Tue, tue, tue ! » Le pennon bien en avant, comme dans Feuilles d’herbe de Whitman. Mon Dieu, il n’y a que ça : se sentir en guerre contre tout et n’importe quoi, pourvu qu’on soit en guerre, et c’est pour eux, pour vous, une joie intense de lâcher votre infecte tranquillité pour vous ruer ainsi, baïonnette au fusil, bave au menton, pour en tuer d’autres — ennemis, adversaires — eux aussi gueulant « tayau » dans le sens inverse, à traverser fleuves, frontières, pics et monts, pour assouvir leur colère artificielle, pour retrouver cette sauvagerie d’orgie grégaire. Lui regarde ça passer avec son air ahuri : « le bon gars » qu’il pense être, singulier, avec de neufs andouillers vigoureux ; vous n’y êtes vraiment pas, l’ami : la guerre est là, sautez, dansez, battez des mains, youpi, du plus vieux au plus jeune, merveille qu’ils en raffolent, tout ça d’un coup dans sa rue, pendant qu’il les regarde comme un cerf qui croit que la meute n’est pas pour lui. À un moment, c’est sûr, l’absence de hasard fera qu’il sera tenté d’entrer dans l’orgie ; il en fait déjà des cauchemars, signes nets d’un désir, et dans sa tête « tue, tue, tue » résonne comme une invitation à se mêler, à mordre, à tuer le père, la mère, le Saint-Esprit, à tout tuer et retuer encore, jusqu’à ce qu’il ne reste rien que de la boue, à refabriquer du golem vert, toute une tranquillité à recréer : une fable neuve, un vernis, un joli trompe-couillon qui trompera d’autres ahuris comme lui. Voilà l’histoire, la très triste histoire que se racontent les corbeaux autour des ruines : tu crois que ces hommes-là étaient des hommes, mais ce n’étaient que des bêtes, bien moins malignes que nous autres corbeaux, et tous les « never more » n’y changent rien : on attend le délai légal de prescription et d’oubli, et ça revient comme reviennent les comètes, les saisons, la taille, la gabelle, jusqu’à la Saint-Glin-Glin, à Pâques et à la Trinité. Une pauvre histoire de glandes, vous dis-je. Et vous qui êtes si délicat, teint pâle, lèvres rouges, mains fines, vous voulez encore qu’on vous croie doux : gardez vos sourires, donnez-nous vos mots d’amour, vite, qu’on ait juste de quoi tenir avant de courir vers l’infâme, avant le point de non-retour, avant notre propre néant. Il avait écrit ça d’une traite, sans respirer ; il ne savait pas pourquoi ; les narines dilatées, trempé d’humeurs, et si un chien s’était pointé il aurait rêvé de l’éventrer, et la meute l’aurait suivi ; il remua la tête : deux arbres sur son front projetaient leur ombre immense sur la plaine ; le soleil dans son dos, et il fallait bien s’y résoudre : sa naïveté aussi.|couper{180}
Carnets | été 2023
#été 2023 #05 | La mort de Vania
La proposition #05, telle que je la comprends, ajoute deux choses à tout ce qu’on a déjà ouvert avant : 1) un point d’intensité très court dans le temps (un instant qui bascule), 2) la démultiplication du récit par témoins (plusieurs voix, plusieurs métiers, plusieurs angles), de façon à faire sentir que “la réalité” n’est pas un bloc mais une somme de perceptions incompatibles. La compression, c’est ça : un événement qui dure peu, mais qui “prend” énormément de place parce qu’on le refracte, on y revient, on le reconstitue, on le contredit. TÉMOIN 1 — MOI De Vania, je ne sais presque rien, et pourtant je le sais par cœur : c’est le paradoxe. On nous a appris à parler bas de lui, comme d’une anomalie qu’on tolère tant qu’elle ne fait pas de bruit. Un Russe chez des Estoniens, un homme qui vivait là “depuis toujours”, donc personne ne se souvenait vraiment du début. Un dimanche, ou un jour de semaine, je rentre du lycée, je vois la mob bleue d’Henri devant la maison, la vieille pourrie avec ses protège-mains dégueux. Dans la cuisine, deux verres à moitié vides sur la table. Je m’apprête à monter, je fais comme si la saloperie d’Henri n’était pas entrée dans mon oreille, et c’est ma mère qui dit, d’une voix neutre : “Faut qu’on te dise : Vania est mort.” Je ne sens rien sur le moment, ou je le cache, parce qu’eux guettent un signe sur mon visage. Mais derrière la phrase, ce qui remonte d’un coup, c’est la pêche comme prétexte, les bords de Marne, l’embarcadère face à une île, le grand saule, et ce silence à deux qui ne gêne pas. Et l’emblème au-dessus de son lit, dans la salle à manger : deux poignards encadrant une tête de mort, une plaque patinée, et trois livres en russe sur une étagère. Je me dis : j’aurais aimé garder ça. Et c’est là que le monde montre sa grimace. TÉMOIN 2 — LA MÈRE Je l’ai dit comme on dit une chose qu’on ne peut pas rattraper. “Faut qu’on te dise : Vania est mort.” J’ai choisi la phrase la plus plate, la plus courte, parce que si j’en faisais une autre, je partais. Et je ne voulais pas partir devant mon fils et devant Henri. Henri était là depuis je ne sais combien de temps, depuis son accident, depuis sa moitié qui avait lâché, depuis ses blagues sales qui ne sont pas des blagues. Il avait posé ses verres comme il pose tout : en occupant la place. Je savais qu’il allait parler, je savais qu’il allait salir le moment, parce que c’est ce qu’il fait dès qu’un endroit menace de devenir humain. Vania, moi, je ne sais pas comment le dire : je l’ai connu adulte, je l’ai connu déjà installé, déjà là, pas comme un père, pas comme un mari, comme une présence qu’on contourne. Il avait ses silences. Il sentait parfois le tabac froid et un savon bon marché. Il ne demandait rien. Alors sa mort est arrivée comme arrivent les morts dans cette famille : sans récit, sans cérémonie intérieure, juste une information. Je l’ai dite vite, et j’ai eu peur, pas de la mort, mais de ce que ça allait déclencher : la cruauté d’Henri, le mutisme du père, et chez mon fils ce truc qui se ferme et qui ensuite te revient la nuit sous forme de rage. TÉMOIN 3 — HENRI Vous voulez que je vous raconte ? Je vais vous raconter : on me fait passer pour le salaud, mais c’est pratique, ça arrange tout le monde. Vania était un meuble. Voilà. Un meuble qu’on a toujours vu dans la pièce, et puis un jour il n’est plus là, ça fait bizarre, on regarde deux secondes, et on passe à autre chose. Moi, j’ai vécu là, moi, j’ai vu qui faisait quoi, moi j’ai pris sur moi. Et quand il est mort, vous croyez qu’il fallait faire quoi ? Mettre des bougies, écrire des poèmes, se prendre pour Tolstoï ? J’ai fait ce qu’il faut faire : débarrasser. J’ai vidé. J’ai trié. J’ai chargé. La déchetterie, c’est fait pour ça : les restes, les merdes, les trucs qui encombrent. Et j’ai tout balancé, oui, toutes ses affaires. Et quand le gamin a eu ce regard, je l’ai vu tout de suite : il voulait des souvenirs, il voulait son petit fétiche, sa tête de mort, ses poignards, ses conneries de Russes. Alors je l’ai prévenu, cash, parce que sinon il fait la morale, il pleure, il joue les sensibles. Je lui ai dit : “Je reviens de la déchetterie, j’ai balancé toutes ses affaires, tu pourras pas te masturber avec ses souvenirs.” C’est vulgaire ? Peut-être. Mais au moins c’est clair. Et derrière, qu’est-ce qu’il y a ? Rien. Un enterrement minable à Valenton, trois pelés, parce que les autres bossaient. Moi aussi j’aurais préféré bosser. TÉMOIN 4 — LE PÈRE On ne rate pas l’école pour ça. C’est aussi simple. On ne se fabrique pas des exceptions en cascade, sinon après c’est la foire. Vania n’était pas de la famille. Vania était là, voilà tout. Il a vécu sous le même toit, oui, mais ça ne donne pas des droits. Les droits, c’est l’effort. Les droits, c’est ce qu’on tient. Je n’ai pas pleuré à la mort de Vania, et je n’ai pas demandé qu’on pleure. On enterre, on continue. J’ai dit qu’il allait au lycée et qu’il n’irait pas au cimetière. Si chaque fois qu’un adulte meurt on suspend tout, on ne fait plus rien. J’ai connu des morts plus proches. J’ai connu des morts qui coûtent. Vania, c’était le type qui traînait avec sa pêche, ses silences, ses histoires de guerre qu’on ne vérifie pas. C’est triste, oui. Tout est triste. Mais la tristesse ne donne pas des diplômes. Et quand je vois ce garçon monter dans sa chambre, fermer la porte, mettre sa musique à fond pour se faire exploser la tête, je me dis : voilà, c’est ça le problème. Il cherche une raison. Il cherche une scène. La vie ne te donne pas des scènes, elle te donne des journées, et tu te lèves. TÉMOIN 5 — LE TYPE DE LA DÉCHETTERIE Je me souviens du tas. Les gens disent toujours “j’ai balancé”, comme si les objets disparaissaient par magie. Non. Ça arrive ici, ça pèse, ça cogne, ça traîne, ça prend la place. Il est venu avec une bagnole chargée n’importe comment, un type grand, pas bien fini, le visage fermé, l’air de quelqu’un qui veut en finir. Il a jeté des sacs sans regarder, comme si regarder allait lui faire du mal. Il y avait des vieux papiers, des fringues, des livres en langue étrangère — ça, je l’ai vu, parce que ça saute aux yeux : alphabet qui n’est pas le nôtre. Il y avait aussi un truc métallique, une plaque, un truc avec une tête de mort ou un dessin sombre, je ne sais pas, je n’ai pas pris dans les mains. Lui, il a ri, un rire mauvais, et il a demandé où ça allait, “ferraille ou encombrants”, comme si c’était la question de sa vie. Je lui ai dit : ferraille là, le reste là. Et il a tout balancé. Après il est reparti vite, sans se retourner, comme ceux qui viennent jeter une maison, pas seulement des objets. Nous, on voit ça tous les jours : les gens croient qu’ils jettent des choses, mais ils jettent des morceaux d’eux-mêmes, et ça ne marche pas, ça ne marche jamais, ça revient autrement. TÉMOIN 6 — “LA BLONDE” Ils disent “sa blonde” comme on dit “son problème”. Ils ne veulent pas dire mon nom, parce qu’un nom rend les choses réelles, et ils préfèrent que Vania reste flou, que tout reste flou. Oui, je l’ai revu avant sa mort. Oui, il était encore vert, comme vous dites, et c’est ça qui a fâché tout le monde : qu’il ait gardé une part à lui, qu’il n’ait pas entièrement obéi au décor familial. Il ne racontait pas sa vie, il n’expliquait rien, il avait cette pudeur-là, ou cette ruse. Il parlait peu, mais quand il parlait, on sentait que ce n’était pas pour remplir. Il m’a dit une phrase, je m’en souviens : “Ici, on me tolère.” Il ne se plaignait pas. Il constatait. Je lui ai demandé ce qu’il voulait qu’on fasse pour après, pour ses affaires. Il a haussé les épaules. Il n’attendait rien. Il avait déjà compris que personne ne garderait rien, que tout finirait dans un trajet, un coffre, une benne. Ça ne lui faisait pas peur, je crois. Ce qui lui faisait peur, c’était d’être absorbé vivant, d’être réduit à une anecdote. Alors oui, quand j’apprends qu’ils ont tout jeté, je ne suis pas surprise. Et quand j’apprends qu’il n’y avait presque personne à Valenton, je ne suis pas surprise non plus. La surprise, c’est seulement qu’un gamin, lui, pleure. Parce que pleurer, dans cette famille, c’est déjà désobéir.|couper{180}
Carnets | été 2023
#été 2023 #04 bis | Nuits de samedi à dimanche
variante : faire un montage de temps disjoints à partir d’un même marqueur temporel (ici “la nuit de samedi à dimanche”), en enchaînant plusieurs vignettes au présent narratif ou au passé proche, sans transitions explicatives, juste par la répétition de la cheville. Autrement dit : une variante de “superposer les temps”, mais au lieu de deux nappes qui s’entrelacent, tu fais un chapelet de surimpressions (presque un “Bourlinguer” intime : un même port, mais plusieurs arrivées). Dans la nuit de samedi à dimanche, le téléphone sonne tout à coup. Pépé — mon grand-père, le père de mon père — est mort. « Robert est mort dans son sommeil », a dit ma grand-mère à ma mère. C’est toujours elle qui décrochait : un combiné noir posé sur une petite nappe en dentelle blanche, le tout sur un guéridon en faux acajou, près de la télé. Ça a l’air d’être une chance, mourir dans son sommeil. On nous fait nous habiller, mon frangin et moi, et nous asseoir dans la voiture. Une Ami 8. Sur la route, ma mère le répète à mon père : « Quelle chance de mourir dans son sommeil. » De temps en temps, mon père me regarde dans le rétroviseur. Il a le regard inquiet, ce qui est rare. D’habitude il est plus suspicieux qu’inquiet. Ce regard entre nous deux, dans le rétroviseur, c’est une affaire. Mais cette nuit-là… Peut-être qu’il pense qu’un jour, lui aussi, aura cette chance. Peut-être qu’il pense qu’un jour ce sera moi qui conduirai, et que je regarderai mon fils comme il me regarde. Mais non. Mon père s’est éteint un lundi matin, à 7 h 10, à l’hôpital de Créteil. Dans la nuit de samedi à dimanche, je ne dors pas : j’attends le retour de mon père, qui revient de Dijon. Mon carnet de notes, ce trimestre-là, est désastreux. Je pense à la rouste. Ça le met hors de lui que je n’obtienne pas de bonnes notes. Nous habitons encore à La Grave, dans la maison de l’aïeul mort l’année passée. Quatre-vingt-cinq ans, dans son lit, dans sa maison : tout le monde appelle ça une chance. Moi, cette nuit-là, j’attends mon père. La chambre est en semi-pénombre, la lune passe entre les volets de fer. Quand je repense à ces insomnies, je me demande si j’avais peur de la rouste ou si je me sentais déjà coupable de le décevoir. Notre aïeul était instituteur, un homme discret, gazé en 14. Mon père, lui, n’aura qu’un diplôme de soudeur. J’imagine qu’il veut que je fasse ce qu’il n’a pas fait : monter. Dans la nuit de samedi à dimanche, nous sommes trois. J’ai douze ans, je crois. On passe l’été à Villevendret, chez mes grands-parents paternels. Et on a cette idée : casser la porte de la cave du père Dumas, à l’hôpital de Montluçon. On sait qu’il est veuf, qu’il n’y a personne. La porte résiste, serrure à l’ancienne, et puis CRAC : elle cède. Lampe de poche rectangulaire, piles MAZDA. Pas d’électricité dans la cave, comme dans toutes les caves du hameau. Ça sent la terre battue, les pommes, les oignons. Les bouteilles sont sur des étagères en fer, le cul en avant, avec un film de poussière. On en prend une dizaine, ce qu’on peut. On ressort, on éteint la lampe. Dehors, il fait doux, les grillons. Et je me souviens surtout de ça : la nuit noire qui vous reprend d’un coup, avec le triomphe et la culpabilité en même temps. Le père Dumas nous traitait de morveux, crachait quand on passait sous ses fenêtres. Il est mort quelques jours après. Forcément on s’est crus responsables. Et puis son vin était mauvais, une piquette : on a ouvert une ou deux bouteilles et jeté le reste dans les taillis. Nuit du samedi au dimanche. Villevendret. 1972. Dans la nuit du samedi au dimanche, mon corps entier prend une décharge et je flanque un coup de poing dans le matelas pour rassembler mes esprits, pour ne pas crever. Je m’entraîne à méditer pour ne pas devenir cinglé. Beaubourg, un bouquin sur le yoga, je crois. Ma méthode : allongé, respiration. Dès qu’une pensée arrive, je la renvoie doucement : laisse-moi tranquille, je respire. Jusque-là je m’endormais. Mais cette nuit-là, coup de poing : néant total. J’ai cru que j’allais crever. Dans la nuit de samedi à dimanche, je pose mes cuvettes sur le chauffage à inertie, celui qu’on a monté au septième avec mon oncle Kalio. Je suis seul, P. est absente le week-end. Je développe des négatifs. La semaine, je photographie autour du boulot, rue Vieille-du-Temple : surtout des paysages, parce que je n’ose pas aller près des gens. Noir et blanc, et je viens de découvrir Ansel Adams, le Zone System. Il y a quelques jours, Mitterrand a été élu, la foule à la Bastille : j’y étais, appareil en bandoulière, plans larges, incapable de m’approcher. Cette nuit-là, je me dis que je devrais tout revendre, les Nikon, et m’acheter plus discret : un 35 mm. J’ai vu un Leica d’occasion à La Motte-Picquet–Grenelle. Même en vendant tout, il faudrait encore un crédit. Dans la nuit de samedi à dimanche, je recompte mes billets sur le lit. Peu d’argent. Je ne sais pas comment je vais tenir six mois. Demain, à l’aube, je descendrai chercher une agence pour Téhéran. On m’a dit : surtout pas l’avion. Sur le lit il y a mon Leica, des bobines au mètre, une petite cuve noire, et ces billets. Le plus dur, c’était de faire le saut, de partir. Sinon je serais encore là-bas : Bull à Pantin le jour, IBM place Vendôme la nuit, à dormir en grappillant. J’ouvre la fenêtre. Odeur de viande grillée, enseignes en turc, sons entêtants. Château-Rouge, mais ailleurs. Dans la nuit de samedi à dimanche, je pousse le portail de la maison du consul. Des loups m’accueillent en montrant leurs dents. La femme du consul leur crie de s’éloigner ; je l’ai déjà vue à l’antenne de Médecins du Monde. Je photographie les loups qui repartent la queue basse. « Alors, comme ça, vous partez demain ? » — « À l’aube. » — « Et ça ne vous effraie pas ? » — « Je veux faire des photographies, on n’a rien sans rien. » Dans une vaste pièce, des médecins avec leurs épouses ; l’alcool a déjà fait son travail. Une femme ivre me parle du Caire : « Si vous saviez comme c’est dégoûtant… » Je bois un verre, je prends quelques photos, plans larges, manque de lumière. Je n’ai qu’une envie : partir. Je pense aux loups dehors. Je pense aussi à ces expats, permanganate, boys, opulence. Je me dis : je suis un loup moi aussi. « Bonsoir, merci pour l’accueil, tcho. » En marchant dans les rues de Quetta, je pense à À la ligne de Joseph Ponthus. Je me sens plus proche des gars en usine que de ces gens-là|couper{180}
Carnets | été 2023
#été 2023 #04 | superposition des temps
idée : écrire un même lieu et une situation parallèle à deux moments disjoints, avec les mêmes personnages (idéalement), en superposant les deux temps dans un seul bloc : les deux au présent, et l’italique sert uniquement de balise pour savoir “dans quel temps on est”. Il n’aime pas L’Isle-Adam : pour lui, c’est le village, toujours le même — Vallon-en-Sully, Montfort-l’Amaury, Le Péage-de-Roussillon, l’entité village. Le lieu où l’anonymat, la clandestinité, sont impossibles. Il arrive à pied et, de loin, il voit cette présence menaçante du bourg. Après la voie ferrée, deux ponts à franchir avant d’entrer dans la grand-rue. Presque à l’entrée, sur la gauche, la grande bâtisse bourgeoise : la maison du médecin. Une maison et une charge de notable qu’on se transmet de père en fils. Il va au lycée et il n’aime pas ce fils de médecin dont l’avenir est tracé. D’ailleurs, quand il repense à sa scolarité, il se rend compte qu’il n’aime personne ici : tous ces fils de notables à qui tout semble dû l’écœurent, il les méprise. Pourtant Ferrera n’est pas un nom local. Les Ferrera sont là depuis longtemps, assez longtemps pour que le village ait oublié l’origine douteuse, assez longtemps pour qu’un médecin ne soit plus un métèque. Ferrera le fils n’y pense même pas : il a la suffisance des gens nés quelque part. Non, il ne l’aime pas, pas plus qu’il n’aime le village. D’ailleurs il n’habite pas encore L’Isle-Adam : il habite à Parmain. Pour y aller, il descend du train à Parmain, marche neuf minutes, franchit les deux ponts au-dessus de l’Oise, dépasse la demeure des Ferrera, entre dans L’Isle-Adam — et chaque fois il a l’impression d’entrer dans une bouche. Ce sont des bribes du journal de l’époque. Il vient de s’enfuir à Paris, à quelques mois du bac. Refuge chez Anita, à Montmartre, petite chambre sous les toits. « Il faut que tu passes ton bac », elle dit, et elle le réveille tôt pour qu’il file gare du Nord, direction Persan-Beaumont. Il ne rechigne pas : s’être émancipé, vivre avec une femme, lui donne une puissance neuve. Il ne parle pas. Il serre les dents. Il prend le train, fait ses devoirs ; le train s’arrête à toutes les gares. Il descend à Parmain, franchit les deux ponts, dépasse la maison des Ferrera, entre dans L’Isle-Adam comme Bonaparte à Arcole. Pendant six mois il se prend pour un Corse taciturne et revanchard. Il passe son bac. Sa violence, Anita s’en charge en partie : elle tente de l’épuiser chaque nuit, en vain. Il a seize ans. Le supermarché de L’Isle-Adam le prend pour l’été. Premier jour : personne ne lui dit rien, le patron est en réserve avec la responsable du rayon liquide — sa mère. Il poireaute une demi-heure, puis ils sortent, un peu rouges, ils ont chaud. Le patron, petit homme sec et nerveux : « Bonjour. Pour commencer tu vas aux légumes. Tu sais peser ? » Il sait peser. Choux-fleurs, poireaux, melons, poivrons. Tous les gens du coin viennent ici, même les Ferrera. Tous savent que le patron baise sa mère sur des cartons, dans la réserve. Tous savent qu’il a eu ce job par faveur. Avec Anita, c’est terminé. Juste avant les examens, il rencontre une fille d’origine sicilienne. Ils vont à Auvers-sur-Oise ; il pleut ; ils voient les tombes de Vincent et de Théo, et le lierre qui les réunit. Elle porte une robe de coton blanc. Ses formes ondulent sous l’étoffe, elle marche avec ce qu’il imagine être une fierté sicilienne. Elle lui demande s’il connaît Elio Vittorini. Non. Un silence. Il cherche un truc et lâche : « J’ai la clef du septième ciel », en la regardant dans le blanc de l’œil. Elle éclate de rire. Leur histoire commence. Histoire de train : Paris et L’Isle-Adam. Parents qui ne veulent pas que leur fille épouse n’importe qui, ça se comprend. Il s’inscrit en philo, elle en médecine. Ses parents à lui ont déménagé près de Créteil, autre banlieue, autre décor. Lui prend le RER, elle le train ; ils se retrouvent à Paris, ils marchent, ils se disent parfois qu’une chambre, ce serait bien. Des années plus tard, ils vivent ensemble au-dessus du poissonnier de L’Isle-Adam, celui qui a voulu porter plainte après que le chien l’a mordu dans l’escalier. Elle est au Brésil quand il emmène le chien chez le vétérinaire. Pourquoi il fait ça, bordel, il ne le sait même plus. Le père — son père à elle — n’avait « pas le cœur », ou pas l’estomac ; il a dit ça avec son accent : « Je n’ai vraiment pas le cœur. » Alors la tâche lui revient. Sinon ce seront les flics, tôt ou tard, avec des amendes en plus. À son retour de Rio, elle ouvre la porte et demande : « Où est le chien ? » Elle sent que quelque chose ne tourne pas rond. Puis elle ajoute : « Ici, on vit vraiment trop comme des cons. » Et là, il sait presque aussitôt que c’est terminé, qu’il partira, et qu’il ne reviendra pas.|couper{180}
Carnets | été 2023
#été 2023 #03bis | de sept d’un coup à quatre
variante : partir de Gertrude Stein et de ses “portraits” pour écrire non pas un personnage isolé, mais un petit système de personnages — ici une contrainte nette : en faire surgir et tenir quatre d’un seul mouvement. L’enjeu n’est pas l’intrigue mais la densité : faire tenir “beaucoup dans peu” par juxtaposition, reprises, variations, énumération, retour de motifs, avec une voix qui accepte les digressions (associations, analogies, objets, souvenirs) tant qu’elles servent de ponts entre les quatre figures. Méthode implicite : nommer les quatre, puis donner à chacun un noyau concret (place dans la fratrie, métier, gestes, ton, destin, mort) et laisser la phrase circuler de l’un à l’autre, en revenant, en recoupant, en resserrant — comme un montage de fiches qui finit par produire une matière commune. Le texte peut partir d’un obstacle (“comment tenir quatre ?”), et transformer cet obstacle en moteur (valeurs/couleurs, comptage, formule 1+3, etc.), mais le point d’arrivée doit être simple : quatre prénoms qu’on peut dire d’un trait, et derrière chaque prénom une charge de vie, une façon de tenir/une façon de lâcher. Une nouvelle proposition d’écriture à partir de Gertrude Stein, de ses portraits : dresser le portrait de plusieurs personnages en même temps, pas un seul, ni deux, ni trois, mais quatre. Quatre, ça me fait penser au Vaillant petit tailleur : agacé par des mouches autour de sa mangeaille, il en tue sept d’un coup. Et je me dis que ce genre d’histoire se promène, que ça existait déjà, que ça existe toujours, qu’on change juste l’étoffe et le nombre, mais que le geste est le même : faire tenir beaucoup dans peu. Comment je vais faire cet exercice, je me le demande, et je ne devrais pas me le demander : à chaque fois que je me demande quelque chose, je réponds à côté. Et plus je me le demande, plus l’à-côté surgit. Il ne m’en faut que quatre, pourtant. Quatre, ce n’est pas la mer à boire. La mer à boire me vient toujours à l’esprit quand je pense à plusieurs éléments à tenir ensemble. Et les couleurs, c’est pareil : plus on ajoute de couleurs, plus ça devient la mer à boire. Je parle en tant que peintre. J’ai souvent résolu le problème des couleurs en peignant d’abord en noir et blanc. Parce qu’une couleur seule ne veut rien dire : ce qui compte, ce sont les valeurs. On ne peut peindre en couleur que si on a d’abord compris les valeurs. Et voilà que l’expression revient, et qu’elle s’ouvre : la mer à boire. Ma mère buvait, je m’en souviens. Ma mère avait trois frères. Et donc 1 + 3 font quatre. Je n’ai jamais prononcé leurs prénoms à ces quatre-là en même temps, en les énumérant. Et pourtant c’est simple de les dire. Astrid, d’abord : ma mère. Puis Kallio, Arnold, Henri. Ce sont les vrais prénoms, je ne les ai pas inventés. Je n’ai aucun mérite à m’en souvenir. C’est si simple de prononcer un prénom, et c’est si difficile d’entendre ce qui vient avec. Kallio était l’aîné. Fils d’un homme inconnu. Plus petit, plus nerveux, plus solitaire, plus taciturne, mais toujours affable, toujours souriant. Plombier. Grand fumeur. Mort d’un cancer du poumon. Je me souviens : un jour il était là, souriant, et un autre jour il n’était plus là. Enterré au cimetière de Clamart, dans les Hauts-de-Seine. Henri était un autre aîné, fils du peintre estonien qu’avait épousé Valentine, ma grand-mère maternelle. Très grand, très fort, une montagne, mais avec ce regard triste de ceux qui ne sont jamais satisfaits, qui se gâchent la vie à souhaiter obtenir autre chose que ce qu’ils ont. Il a eu une première partie de vie dans le bon sens : travail, famille, costumes, voiture, maison. Puis il a fait volte-face, comme si ce qu’il avait voulu, il ne le voulait plus. Il a voulu autre chose, mais c’était trop tard. La contrariété l’a rendu malade. Paralysie d’un côté, comme si une moitié de lui-même avait lâché. Il a vivoté. Il a vivoté. Puis il est mort et ses cendres ont été dispersées dans le jardin du souvenir du cimetière de Valenton. Arnold était un cadet. Un géant bon et tendre, yeux gris-bleu, et ce regard nordique triste que seuls les nordiques savent porter sans le commenter. Il vendait des photocopieuses. Pas d’études, mais des cours du soir. Avoir eu un enfant jeune l’avait entraîné à une ténacité, une continuité dans l’effort. À l’époque ça payait encore : il a gravi des échelons, est devenu responsable régional. Et puis il s’est laissé mourir après la mort de son fils, mon cousin Boris. Et puis il y a Astrid, ma mère. Elle buvait, elle cousait, elle peignait. Elle n’était pas heureuse, elle le disait parfois — pas souvent, il fallait tendre l’oreille. Mon père ne comprenait pas : il disait qu’elle avait tout, il ne comprenait pas qu’on ne puisse pas être heureux en ayant tout. Elle, Astrid, était envahie par ce qu’on appelait le vague à l’âme. Ça la rendait folle, et pour que personne ne le voie, mon père et les enfants, elle buvait. Du blanc. Un petit blanc acheté en douce pendant les commissions et bu en douce quand mon père n’était pas là, c’est-à-dire souvent. Elle a été malade : elle avait fumé, elle avait bu, et elle se répétait qu’elle n’était pas heureuse. Une configuration d’éléments qui rend malade. Elle est morte à l’hôpital de Créteil Soleil — qui est une station de RER — puis ses cendres ont été dispersées aussi dans le jardin du souvenir de Valenton, mais un peu plus loin que celles d’Henri. Ils étaient quatre. Astrid, Kallio, Arnold, Henri. Quatre prénoms qu’on peut dire d’un trait, et derrière chaque prénom une matière, une voix, une façon de tenir, une façon de lâcher. Paix à leurs âmes et à leurs cendres.|couper{180}
Carnets | été 2023
#été 2023 #03 | comme je vous le disais
idée de départ : un exercice de contagion (un personnage en contamine un autre) et de continuité (la cheville « comme je l’ai dit » sert de colle), avec comme résultat attendu une sensation très romanesque : l’impression que le texte pourrait continuer longtemps, parce qu’il suffit d’un bord, d’un lien, d’un nom pour relancer la machine. Comme je vous le disais, un rien le fait sursauter. Un rien le fait fuir. Pire qu’un Sicilien, je dis ça comme on dit, je sais bien que ça ne veut rien dire. Il n’est pas Sicilien, je vous l’ai déjà dit, je crois. Enfin je ne crois pas qu’il l’ait jamais été. Je me souviens vaguement que sa petite amie, elle, devait l’être, ou du moins qu’elle se le disait. Lui c’était P. et elle aussi, son prénom commençait par un P., mais peut-être que je vous l’ai déjà dit. Elle était belle, ça je m’en souviens, belle comme on s’en souvient quand on ne sait plus de quoi on se souvient exactement. Elle se disait Sicilienne parce que ses parents l’étaient, et puis en fait on remonte, on remonte, les parents étaient nés ailleurs, et les parents des parents, et à vingt ans comment voulez-vous qu’on y comprenne quelque chose. De toute façon là n’est pas le propos, Argenteuil ou Pontoise ou n’importe quoi, ça ne change rien, je vous le dis, ça ne change rien, sauf que ça change tout quand on s’accroche à ces détails pour ne pas regarder le reste. Car le reste, comme je vous le disais, c’était lui. Un buvard. Tout ce qui passait à sa périphérie, il l’absorbait. Les mots, les intonations, les manières, les désirs des autres : tout. Il aurait bien voulu être Sicilien, voilà, ça me revient, non pas Sicilien au sens d’un passeport, mais Sicilien comme on veut être quelqu’un d’autre, comme on veut avoir un masque solide, un masque qui tienne, un masque qui ne tremble pas. À la place il tremblait. Pas timide, non, timoré. Cinglé, oui, cinglé, je vous ai dit. Et elle avec ses cheveux — ses anglaises, vous voyez, qui lui arrivaient jusqu’aux fesses — ne l’était-elle pas aussi. Bien sûr qu’elle l’était. Tout le monde était cinglé à cette époque-là, comme je vous l’ai dit : 1980, 81, et puis après, on a fait semblant d’être raisonnables, mais on n’a jamais été raisonnables. Ils se sont mis à la colle, et on sentait bien que ça n’allait pas durer. Tout le monde le sentait. Tout le monde le disait. On se le disait tous naturellement, comme on se dit qu’un verre va tomber quand il tremble au bord de la table. Il n’y a que vous qui faites mine d’être étonné, mais je plaisante, comme je vous le disais, vous êtes jeune, vous ne pouvez pas savoir, même si vous croyez savoir. Elle avait quelque chose de hautain, mais c’était peut-être seulement de la timidité, cette timidité qui ressemble à du mépris quand on ne sait pas la lire. Elle avait un frère, je vous l’ai peut-être dit, un frère qui tapait sur des tambours, enfin qui appelait ça de la musique, on appelait tout ça de la musique à cette époque-là. Tout remonte à quarante ans, vous vous rendez compte, et pourtant je revois la scène : eux trois, et ce petit appartement que l’oncle de P. leur avait prêté. Un homme très bien, l’oncle, je vous l’ai dit ? Je ne sais plus si je vous l’ai dit. Il est mort si jeune, le pauvre, un cancer foudroyant, deux mois, et deux enfants en bas âge. Et moi je vous parle de Sicile, vous voyez le genre. On s’attarde sur des détails, on en oublie ce qu’on voulait dire. Qu’est-ce que je voulais vous dire, déjà. Je le perds, je le perds de plus en plus souvent, je vous l’ai dit. Mais comme je vous le disais, ou comme je voulais vous le dire, ils étaient si jeunes, si inexpérimentés, avec tant de désir, tant d’espoir, tant de naïveté : forcément que ça ne pouvait pas tenir. Elle a trouvé un autre type, c’est ça, elle a trouvé un autre type, et P. est devenu fou. Fou pour de bon, pas la folie de mode, pas le cinglé qu’on dit en riant ; la folie qui vous fait courir dans la rue comme si on vous poursuivait, la folie qui vous fait absorber tout ce qui vous traverse et vous brûle, parce qu’un buvard ça absorbe, mais ça ne garde rien, et quand c’est trop, ça se déchire. L’autre, je ne sais plus s’il était équatorien ou péruvien, ou autre chose encore, un grand brun du sud, et elle l’a suivi, et c’est là que P. s’est effondré, comme je vous le disais, comme un Sicilien justement, puisque c’est lui qui voulait l’être : une caricature qu’il avait dans la tête, un rôle qu’il croyait devoir jouer, et qu’il n’a pas su jouer. Et voilà, maintenant ça me revient en vrac, et je vous en parle, et je ne sais même plus pourquoi, si ce n’est que le moindre rien le faisait sursauter, et le moindre rien le faisait fuir, et que peut-être je vous raconte ça pour autre chose, pour dire qu’il y a des gens qui vivent comme des buvards, et que ça finit toujours par craquer, et que moi aussi, sans doute, à l’époque, j’étais cinglé, comme je vous l’ai dit.|couper{180}
Carnets | été 2023
#été 2023 #02bis | Retour de flamme
Variante reprendre la traversée mais en mode panique (accélération), sortir du lieu, laisser le lieu se dissoudre dans la route, et montrer comment le réel extérieur devient un paysage intérieur. Autrement dit : le personnage n’apparaît plus “au bout du lieu”, il apparaît dans la sortie, dans la manière dont le monde se recolle au corps après l’effroi. Si on ne sait pas que ce reflet qui traverse la glace de l’armoire, c’est soi, on sursaute. On a peur. On prend ses jambes à son cou, on s’enfuit de la chambre parentale, on retraverse la petite salle d’eau, le salon, sans jeter même un coup d’œil à la cuisine. On saisit la poignée de la porte d’entrée, on l’ouvre, on franchit le seuil dans l’urgence, on ne referme pas, on dévale l’escalier, on court dans l’allée devant la façade sans plus tenter de se la remémorer, on pousse le portail sans le refermer, on s’assoit au volant, on tourne la clef de contact, on passe la première, on se tire. Puis, en roulant, le calme revient peu à peu. On regarde à nouveau le décor. Les souvenirs et le présent s’emboîtent pour fabriquer un paysage qu’on traverse. Si la trouille n’était pas si aiguë, on pourrait se dire tranquillement : ce paysage connu et inconnu, c’est moi, ce n’est rien que ça, toujours moi. Mais on ne se le dit pas. On se fixe un but, aller quelque part, et ça suffit parfois pour imaginer s’y rendre. Puis on regarde dans le rétro : impression d’avoir la gueule brûlée, comme un mineur ou un pompier, une gueule noire, une histoire de retour de flamme.|couper{180}
Carnets | été 2023
#été 2023 #02 | Déambulations de lieu en lieu, d’idée en idée, de phrase en phrase.
Idée de départ : traverser un lieu intérieur en retardant au maximum l’apparition d’un personnage ; faire du lieu un mouvement (regard, pas, seuils, objets, odeurs), puis laisser surgir au terme de la traversée une présence — même immobile, même suspendue — qui déclenche le récit. Béance. On part avec l’idée d’un roman et, en cours de route, on s’aperçoit qu’on en écrit un autre : celui qu’on ne voulait pas, surtout pas, mais qu’on écrit quand même, l’habitude terrible du malgré soi. Alors je reviens à cette barrière, à la tombée de la nuit, parce que c’est là que je comprends la fabrication : l’attente d’abord, puis l’espérance qui l’encombre et la dépasse. Ici la nuit tombe toujours un peu de la même façon : le soleil disparaît lentement derrière la colline de Chazemais, le ciel rougit puis bleuit, des oiseaux en bandes traversent pour rejoindre leurs nids, la température fraîchit, et dans la mare derrière la bicoque en bordure de la départementale les grenouilles sortent la tête de l’eau verdâtre, leurs croassements s’ajoutent à tout le reste. Je ne me souviens pas d’avoir peur : seulement l’inquiétude qu’elle ne vienne pas, que l’espérance se change en déception puis en amertume. Et puis sa silhouette surgit, imprécise, la clarté de sa robe, son mouvement pendulaire, le son de la pièce métallique qu’elle relève pour libérer la barrière, et enfin l’odeur de sa peau arrive à mes narines, mélange de savon, de lait entier et de foin. On ne dit rien, on se prend la main, il fait presque noir, c’est la faible lueur qui monte du sol qui indique le chemin déjà emprunté mille fois ; de chaque côté les haies épaisses masquent l’étendue des champs, parfois un bruit étrange nous surprend, elle murmure : ce n’est pas rassurant, et moi j’ai envie d’être rassurant, je serre sa main, pour un peu je la prendrais dans les bras, je plongerais mes yeux dans ses yeux qui sont deux trous noirs et je l’embrasserais. Et au moment même où le geste devient possible, c’est là que l’ordre se détraque : je ne pense pas au danger, je pense à la langue, à cette confiance étrange qu’il faudrait pour livrer sa propre langue à une bouche étrangère, comme si le vrai risque n’était pas dehors mais dedans, dans ce minuscule abandon. Des années plus tard, c’est encore ce même abandon qui revient, mais tordu, déplacé, retourné contre moi, quand je me tiens sur le seuil de la maison : je recule jusqu’à la rue pour la voir mieux, c’est la même maison et ce n’est pas la même, autrefois je la voyais plus clairement, les choses étaient plus simples, la voiture devant le portail suffisait à serrer la gorge, je savais que j’allais dérouiller. Le portail rouillé, la tonnelle-planque, l’ombre des prunus qui lèche le mur, le lierre têtu qui grimpe jusqu’au faîte, la façade de briques couleur sang, les volets verts, et la baie vitrée derrière laquelle les mannequins en robes de mariée étaient là, fantomatiques. Je remonte l’allée, l’escalier arythmique où pas une marche ne se ressemble, le souffle qui se coupe, le perron, la marquise de verre dépoli, la cuisine, le vestibule, l’escalier droit vers le grenier et son effroi — le même effroi, je le note encore —, et cette penderie au fond, masquée par un rideau de velours rouge épais, un rideau qui dissimule forcément des monstres, parce que ce rideau a toujours dissimulé quelque chose. Je passe au salon, ou à la salle à manger, je ne sais plus, une double fonction comme les choses qui veulent rester floues ; l’atmosphère me saisit à la gorge : fumée de cigare, cigarettes blondes, épaisseur des tapis, un pan de mur en moquette, des voiles blancs qui bougent doucement, quelqu’un a dû ouvrir une fenêtre. L’espoir revient avec l’angoisse : je ne suis pas seul. Je traverse dans la pénombre, je touche le rideau de douche pour retrouver la sensation de peau sur plastique, mais il est sec, alors je vais à la chambre comme on va à l’ennemi. Lit double, édredon de nylon, grande armoire à glace ; et là je sursaute, net : j’ai vu une ombre. Ce n’est personne, c’est moi dans la glace. Pendant une microseconde tout est limpide, et puis tout devient flou, et je pleure à chaudes larmes, comme si ce patient labyrinthe de gestes et de pièces, de portes et de rideaux, de bruits et d’odeurs, traçait enfin l’image d’un visage que je refuse de reconnaître, et que pourtant j’écris depuis le début.|couper{180}
Carnets | été 2023
# été 2023 #1bis| Ravissement et emportement
Version bis : Texte construit sur une tension simple et tenace : l’impuissance (se laisser faire) face à la toute-puissance (se sentir traversé). Un cahier d’écolier rose, acheté pour son épaisseur plus que pour sa couleur, devient l’outil d’un déversement : dans une chambre d’hôtel, une fenêtre ouverte, “Zeus” entre sous forme de brise et la main écrit seule, page après page, jusqu’au doute final — ravissement ou emportement. Le mythe sert de mât : Ulysse ligoté, sirènes muettes, sécurité inventée, et la question qui revient : veut-on vraiment comprendre ce qui écrit, ou seulement continuer à tenir. Ravissement et emportement : attirer les foudres. Ravissement et emportement. S’en remettre à Zeus et à sa possibilité de transformation, de métamorphose, à défaut. L’idée d’un renoncement à une volonté propre, insistante idée qui devient obsession. En parallèle, l’acceptation d’une impuissance. Une double construction de l’imaginaire, simplissime : impuissance et toute-puissance. Mais le doute tenaille : ne pas parvenir à conserver, à maintenir l’équilibre, et le recours au mât, à l’image d’Ulysse qui vogue vers les Sirènes dans l’invention, la ruse d’une sécurité qui ne serait pas, comme tout le reste, illusoire. Ce gros cahier d’écolier possède une couverture rose. Sans doute parce que c’est la seule couleur disponible au moment où il est acheté. Ce qui est prioritaire à cet instant, c’est l’épaisseur, le nombre de pages, l’impression que l’on pourra s’y étendre presque à l’infini. Combien d’années d’absence, sans la moindre nouvelle, le moindre signe échangé de part et d’autre ? Cinq, six ? À quelle période cette nécessité devient-elle impérieuse, au cours des dix années en tout que durera l’absence ? On ne pensait pas que ça pouvait arriver, on était animé par des buts à l’opposé, et puis un matin, dans une chambre d’hôtel, à Château Rouge, Zeus est entré en ouvrant en grand la fenêtre, prenant la forme d’une petite brise très agréable dans la chaleur torride de ce mois d’août 1988. La main qui tient le crayon de papier se met à écrire de façon indépendante de toute volonté et noircit les pages quadrillées du cahier : une, deux, cent, deux cents pages sans s’arrêter. Un véritable flot, une inondation, et les deux mots qui l’accompagnent, je m’en souviens encore, et le doute qui naît à cet instant très précis où le cahier se referme : ravissement ou emportement ? Puis recommencer, à cause de ce doute, des milliers de pages dans l’espoir, peut-être, de ne plus s’en remettre aux dieux, de ne pas rester pétrifié par le doute entre deux mots. La mer est toujours vineuse, les sirènes se taisent, craquements de l’embarcation déserte, les liens tiennent toujours au mât, on ne sait pas pourquoi. Désire-t-on encore le savoir ?|couper{180}
Carnets | été 2023
# été 2023 #01 | L’invention d’un auteur
Idée de départ : avant même de “raconter”, le roman peut commencer par fabriquer sa propre caméra, c’est-à-dire la figure de celui ou celle qui écrit. L’atelier te demande donc de produire un “portrait arrêté” d’auteur·e au travail : pas un portrait psychologique, pas un CV déguisé, mais une présence en situation, absorbée dans une tâche d’écriture dont on ne saura rien du contenu. Le geste est volontairement paradoxal : on invente l’auteur avant d’avoir le livre, on installe un micro-monde d’écriture alors qu’on n’a pas encore la matière du récit ; et c’est précisément cette antériorité qui doit créer la tension, l’élan, l’attente. Filigrane : Balzac et ses écrivains en train d’écrire, Proust et la boucle auteur/livre, Henry James, Duras — toute une bibliothèque où l’auteur devient un dispositif narratif. Ici, ce dispositif devient le point de départ du cycle. Contrainte et méthode : tu t’appuies librement sur une matrice très concrète (le chapitre 2 d’En vivant, en écrivant d’Annie Dillard, si tu l’as) : lieu, lumière, fenêtre ou non, siège, table, outils, rituels, horaires, trajets pour aller écrire, micro-événements, bruits, températures, ce qui distrait, ce qui tient, ce qui résiste. Tout doit rester au présent d’un travail en cours, vu de près. Tu choisis le cadre (je/il/elle), tu peux faire “comme si” c’était autobiographique ou complètement fictif, mais tu ne dois pas basculer dans l’explication : on regarde l’auteur écrire, on ne commente pas “ce que ça dit de lui”. Le défi est là : faire tenir une forme fragile (un petit théâtre d’écriture) sans savoir ce qui viendra après, et pourtant donner assez de densité sensorielle et de précision pour que ce monde devienne crédible — un point d’appui pour la suite du cycle. « Nous ne pouvons choisir entre écrire et ne pas écrire. Il pèse sur nous une obligation… Il y a une question de vie et de mort dans l’exercice de notre métier » : ces lignes de la postface d’Œillet rouge (1947) pourraient servir de profession de foi à Elio Vittorini, l’auteur de Conversation en Sicile, qu’Italo Calvino appelait une « œuvre-manifeste incomparable ». Voilà la consigne, et la réponse comme elle vient : une interrogation à propos de l’auteur, mais aussi à propos du lecteur, de la lectrice, qui lit avec ses propres yeux un texte écrit par l’autre dont il ne sait pas grand-chose. Mais de quel auteur parle-t-on, de quel lecteur ? Ceux d’hier, ceux d’aujourd’hui, quelque quarante ans plus tard ? Comment le filtre des années déforme-t-il la voix, le visage, la phrase ? Et si je laissais tomber les questions : une table, des feuillets, une pièce sombre, une ouverture sur le dehors — la mer, bien sûr. La fenêtre est-elle ouverte ou fermée ? Entend-on le ressac, un volet qui claque ? Y a-t-il cette pression au-dehors qui rend parfois si difficile de s’accrocher à la table, à la chaise, au stylo ? Qu’est-ce qui pousse à rester assis là, dans l’ombre, à écrire Dieu sait quoi, parfois, comme si l’obligation venait vraiment de tous les hommes et qu’on n’avait pas le droit de se lever. À force de circonscrire l’échec à venir, on finit par vivre avec lui, à l’attendre, à le reconnaître de loin. Il faudrait un peu d’ordre, un peu de méthode, et surtout ne pas se laisser prendre par la distraction, ce mot trop doux pour ce qu’il fait, surtout le soir quand le soleil tombe et qu’on se retrouve au même endroit, devant la même page, depuis l’aube. J’écris ces lignes dans le bureau à l’étage, fenêtre close, un dimanche de fin d’après-midi. Les murs sont peints en vert parce que c’était censé être reposant — et parce que le pot était en promotion. Je revois tout : retirer la tapisserie, gratter, reboucher, enduire, poncer, puis ouvrir enfin le vert anglais, et croire qu’on est chez soi, qu’on peut se dire : je suis chez moi désormais. Et je me revois aussi à la fin : moins appliqué qu’au début, pressé d’en finir, une maison entière à faire, et ce dernier mur bâclé ; on mettra une bibliothèque, les livres boucheront les traces du forfait. C’est là que la perfection se loge : vouloir bien faire, ne pas y parvenir, puis dissimuler, puis se juger, puis se distraire, puis inventer des justifications, jusqu’à se fabriquer une morale inverse, le lâcher-prise, pour ne plus prononcer le mot. On peut se leurrer ainsi. Mais la nuit, quand dans le crépuscule les lumières des usines se découpent sur le bleu, quelque chose revient : pas un parfum, plutôt une odeur de décomposition, une débâcle qui remonte de soi. On pourrait se lever, faire un geste trop grand, et puis non : on reste assis, on écrit ce qui vient, comme ça vient, sans s’attacher à l’idée d’une perfection, parce que c’est peut-être la seule manière de ne pas s’en servir comme arme contre soi. Alors la scène se déplace, sans prévenir : un train, un costume de ville, ce costume de comptable qui rend invisible ; par la vitre le paysage défile et l’on commence cette gymnastique facile — faire le point — puis on s’arrête, on relève la tête, pas trop, pour ne pas paraître méprisant, et on regarde les voyageurs. On plante son regard dans celui de l’autre, dans une attente vide de toute attente, et quelque chose, sans bruit, dit : je te connais. Le lecteur pourrait avoir un rôle important, pourquoi pas le rôle principal, pour dire à l’auteur : « Bon Dieu, parle droit ; cesse tes simagrées ; va au but ; dis les choses simplement. » L’auteur se retourne, exactement ; les autres voyageurs le regardent ; et l’auteur comprend soudain qu’il n’est pas seul dans sa lumière, qu’il y a toujours une foule autour, même silencieuse, même invisible. Le lecteur passe alors et dit : « Va en paix, nous n’attendons rien de toi, absolument rien. » Phrase cruelle et pourtant libératrice, comme si l’obligation se desserrait d’un cran. Te voilà dans le train au moment précis où ça freine ; la pancarte Syracuse apparaît sur le quai ; tu as une minute pour attraper la valise, sourire un peu bêtement, et quelqu’un lance : « Et le chapeau, tu oublies le chapeau », que tu remercies presque au bord des larmes. Et sur le quai, contre toute attente, une main sur ton épaule : le lecteur est descendu en même temps que toi. Et ce lecteur, bien sûr, est une lectrice. Elle sourit : « Et ta bibliothèque, dans ton bureau vert, tu sais que je sais. » Tu ris, malgré toi, et elle se tient les côtes aussi. Syracuse revient autrement : la gare en plein après-midi, la chaleur, l’odeur de goudron, les ombres épaisses, la soif, l’épicerie qui a fermé son rideau de fer ; le prix des effusions trop fortes, l’imaginaire. Aujourd’hui je pourrais descendre au rez-de-chaussée, ouvrir le réfrigérateur, boire un verre d’eau glacée ; mais ce ne serait pas la même chose : la soif se calme comme le mur s’est terminé, dans une urgence fausse, à la va-vite, en comptant sur la bibliothèque pour cacher la fatigue. Et c’est là que Borges s’impose, comme un os qu’on ne peut pas contourner : « Un homme se fixe la tâche de dessiner le monde… Peu avant de mourir, il découvre que ce patient labyrinthe de lignes trace l’image de son visage. » Désormais les caméras, nous dit-on, reconnaissent les visages ; on parle de reconnaissance faciale ; on additionne des données, on croit tenir l’identité. Mais un visage est-il cela : une accumulation ? Et qu’est-ce qu’on reconnaît, au juste, dans un visage familier, jusqu’au moment où les conditions se défont et où surgit l’inconnu au milieu de ce qu’on croyait connaître par cœur. Ce sont des enfantillages, et c’est terrifiant : l’enfant sans visage, dans l’attente de trouver le sien, l’adulte qui regarde et doute, l’auteur qui écrit et refuse de dire : je te connais, je sais qui tu es. Écrire ressemble à un venin qu’on absorbe à petites doses : on paie d’abord, on se purge longtemps, avant de sentir un début de mieux-être, si tant est que ce mot ait un sens. Se fixer la tâche d’écrire le visage, de le peindre, de le disséquer, puis de s’abstraire de cette fixité ; comprendre qu’il faut aimer plus loin : aimer l’ombre, aimer ce qui n’a pas de visage, ce qui n’en aura jamais, un livre invisible, illisible, sans début ni fin. Sortir aussi de la binarité, bon/mauvais, réussite/échec : si l’on cesse de dire double face, il reste une pièce, un visage, une médaille. Et peut-être que la ténacité est là, et pas ailleurs : revenir mille fois à la bouche, à l’œil, au sourcil, sans jamais s’autoriser la phrase qui clôt trop vite, je te connais, et finir par partir à rebours, quitter le visage pour parvenir au paysage, à l’espace.|couper{180}