Ateliers d’écriture
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20. Je ne sais plus où j’ai rangé cette photo de toi. Quand j’ai pensé à ta photographie pour cet exercice d’écriture, j’ai eu ce mouvement immédiat d’aller chercher la boîte dans le placard du bureau. Je n’ai que très peu de photos de toi, et celle-ci est particulièrement précieuse. Elle te montre à quinze ans, debout dans un pré, un sourire léger aux lèvres, entourée de haies et d’arbres sous un ciel gris. La photo a été prise pendant que tu avais dû quitter Paris, envoyée garder les vaches dans la Creuse, à Clugnat, non loin de Boussac. Quelqu’un t’a prise en photo. Je ne sais pas qui. Peut-être quelqu’un qui te trouvait jolie. Quelqu’un qui était amoureux de toi. Bien que l’image soit en noir et blanc, que le tirage soit abîmé par endroits, je t’ai reconnue tout de suite à tes taches de rousseur. J’ai retrouvé ce carton parmi les affaires laissées par papa. Une chose conservée sans savoir pourquoi. La plupart des photos trouvées là ne m’évoquaient rien. Des visages inconnus, ou des gens que j’ai peut-être connus bien plus tard, plus âgés, mais que je ne suis pas parvenu à reconnaître. Il y avait aussi des clichés de la famille estonienne, légendés à la main, mais illisibles. Pas de légende sur ta photo. Juste cette façon de plisser les yeux, de retrousser légèrement les narines quand tu souris. Tu n’as pas l’air malheureuse. Tu sembles seule. Tes frères étaient disséminés dans d’autres fermes, plus loin. Calio était resté à Paris pour apprendre la plomberie. Henri et Arnold, eux, gardaient aussi les vaches, mais vous ne vous voyiez guère. Le danger de se retrouver, même pour un anniversaire, même pour une étreinte, vous interdisait toute visite. Dire qu’à l’époque, tu étais une jeune fille. Tu ne savais pas encore que tu allais devenir ma mère. Voilà ce qui me laisse pensif. Comme si tout ce que nous avons vécu ensuite ensemble relevait du rêve. Tout aura passé si vite. Et puis nous sommes revenus à Clugnat. Tu voulais nous montrer, à O. et moi, la ferme où tu avais vécu l’Occupation. Il y avait cet homme, dont je ne me souviens plus du nom, mais à qui tu tenais. Il ne fallait pas en parler à papa. On était partis presque en cachette, un week-end, pendant que papa vendait ses toitures ondulées dans une autre campagne. J’avais été jaloux. Jaloux de vous voir si proches, de vos regards silencieux. Mais la jalousie s’est dissipée : l’homme nous a fait visiter son entresol, sa salle de jeux, son grand meuble billard où O. et moi avons joué, pendant que vous parliez de choses de grandes personnes. Tu étais mélancolique sur le chemin du retour. Tu nous avais demandé de garder cela pour nous. Et à la première occasion, sans préméditation, j’ai tout dit. Comme font les enfants. Il y eut dispute, portes qui claquent, injures, valises qu’on fait à la hâte, puis les rabibochages. Tu m’as dit un jour que tu avais toujours préféré la sécurité à l’amour. Tu avais honte de me le dire, mais ça t’a fait du bien. Puis tu m’as dit d’oublier, que ce n’était pas un discours à tenir à un enfant. Mais je l’avais déjà compris. C’était limpide pour moi. J’aimerais retrouver cette photographie pour te rencontrer encore une fois. Te revoir avant que tu ne deviennes ma mère. Pour essayer de mieux te comprendre. T’apercevoir d’un autre point de vue : celui d’un homme âgé désormais, qui a fait sa vie, qui n’a plus beaucoup d’illusions. Un homme capable de voir un être humain sans les jugements réflexes qu’on porte en soi, comme autant de parades contre le simple fait d’exister. 19. La difficulté vient surtout de la profusion. Il y a trop d’images rémanentes. Un trop-plein qui paralyse. C’est étrange : il serait si facile de les aligner, comme on enfile des perles. Mais très vite, un “je ne sais quoi” contredit ce premier mouvement. Un refus. Plus fort qu’une gêne, plus profond qu’une honte simple. Ce serait indécent, peut-être. Honteux de livrer en vrac ces images sans queue ni tête, juste parce qu’on les aurait attrapées en passant, sans vraiment réfléchir. Sans leur accorder de lien. L’abondance elle-même devient suspecte, presque obscène. J’ai songé à établir une chronologie. À raccrocher ces images à des moments collectifs, à leur donner une respiration plus large, un écho commun. Pour qu’elles ne parlent pas seulement de moi. Mais déjà, voilà que je disserte — non pas sur les images, mais sur l’impossibilité de les écrire. Je pense à ces images en noir et blanc que diffusait la télévision durant mon enfance : l’Algérie, le Vietnam, le Biafra. Un abîme entre elles et moi. Je vivais dans un pays en paix, en croissance. Et pendant ce temps, une traction avant stationnée dans la cour se transformait doucement sous les éclats de lumière des prunus. Image plus proche, plus tenace. Je pourrais ouvrir un navigateur. Taper 1960, 1965, 1972. Voir ce qui me revient. Mais ce serait une fiction. Une reconstruction. Et non que je rechigne à la fiction — mais ce serait trop facile. Une pirouette. Un contournement. Une désinvolture. Pourquoi certaines images restent-elles en nous, sans qu’on les convoque ? Peut-être est-ce une fausse piste, rendue suspecte par le fait même d’écrire, par la pression de devoir livrer quelque chose. Et ce désir, parfois, d’attraper une image spectaculaire, fédératrice — juste pour qu’elle tienne debout dans le texte. Alors voilà. C’est un échec. Mais un échec qui pense. Un échec fécond. Derrière lui, des dizaines de textes piaffent, que je les écrive ou non. Ce n’est plus la question. Ce qui importe, c’est ce non. Ce « toi, tu ne peux pas le faire, pas comme ça, pas maintenant ». Et je me dis que si un livre devait commencer un jour, il pourrait très bien le faire par ce refus. C’est effrayant, cette envie soudaine de se démarquer en disant non. Effrayant et stimulant. Peut-être qu’en remontant le fil de tous mes refus, je tiendrais là un vrai texte. Ce serait ma manière, malgré tout, de participer. Ce n’est pas une esquive. C’est un effleurement, un contre-chant. Que la lectrice ou le lecteur partageant cet exercice ne m’en tienne pas rigueur : ce refus ne s’adresse qu’à cette part trop obéissante de moi-même, avec laquelle je n’ai plus envie de traiter. Voici donc ma récolte. Pauvre, mais honnête. 18. Table des matières photographique (à la manière d’Hervé Guibert) La photographie en noir et blanc Tri X Pan, Agfa, puis Ilford. Voir monter l’image dans le révélateur. Les noirs surgissent d’abord, plus vite que les blancs. Négatif, passe-vue — certains le liment, façon Cartier-Bresson. Le fameux bord noir. « Elle est recadrée, c’est de la merde. » Les premières expériences D’abord, les photos de famille. Mal cadrées, floues. Celles qu’un Gerhard Richter transposera en grandes toiles, noir et blanc, pop art allemand. Le Nikkormat, un peu moins cher que Nikon, acheté boulevard des Filles du Calvaire. Les premières images : des diapos d’Irlande. Coup de cœur immédiat. Photographier des maquettes et des événements Université de Riyad, palais des sports de Bercy, chantiers. Festival de comedia dell’arte à Villejuif. Gassman et Dario Fo s’énervent : le miroir du Nikon claque trop fort pendant les répétitions. Tout revendu pour acheter un Leica M42. La photographie comme voyage Des pays en noir et blanc. La magie du labo. La chambre noire. L’inquiétude liée à la photographie : le temps qui passe. Qui sont ces inconnus ? La photographie argentique Bobines de 24 ou 36 poses. Des noms liés à une époque : Adams, Riboud, Klein, Sieff, Dityvon, Frank, Arbus, Salgado. Hasard, maladresse Photo mal cadrée — mais qu’est-ce qu’un bon cadrage ? Trop d’ouverture, vitesse ratée, double exposition par oubli. Le hasard est partout, parfois lumineux. Mémoire et disparition La mémoire fond dans la photographie. Essayer de se souvenir en regardant. La boîte en carton pleine d’inconnus : impossible de jeter. Épave de naufrage, ou consolation ? Nous serons oubliés comme eux. Mensonge À Quetta, deux hommes dans une échoppe : retouchent les négatifs de mariage. Ils embellissent les visages — piété douce, illusion offerte. Numérique Une masse d’images qu’on regarde à peine, voire jamais. La rareté des 36 poses a disparu. Nostalgie ? Peut-être. Ou simple réaction d’ancien. Parler de photographie Un exercice difficile. Confusion totale sur le mot lui-même. Comme pour l’autobiographie : plus on avance, plus parler de soi devient compliqué. Chaos organisé Je note ce qui vient. Le classement me vertige plus que le chaos. Je photographie ainsi. Petit pocket Instamatic, personne ne le remarque. C’est de là que surgit parfois quelque chose. Des images que les esthètes disent ratées. Je les laisse dire. Non-documentation Je ne légende pas. Juste des pochettes cristal. Je compte sur la mémoire. Grave erreur, évidemment. Mais c’est aussi une manière de m’effacer. Si plus rien ne me relie à l’image, alors la photo devient une entreprise de démolition. Confiance Appuyer au bon moment, comme tirer une flèche les yeux fermés. Une confiance étrange dans l’inconscient. Dans l’épreuve, le cliché, le surgissement. 17. « Le jour où vous cesserez de vouloir démontrer quelque chose — en espérant que ce jour advienne — c’est tout le malheur que je vous souhaite. Revenez me voir. » Il m’avait dit ça en expulsant lentement la bouffée d’une cigarette. La spirale de fumée, en s’élevant, semblait refléter la profondeur de cette réflexion. Pour dissimuler mon malaise face au silence pesant, je consultai ma montre. « Il est l’heure », dis-je d’une voix effroyablement enfantine — celle qui me trahit toujours quand je me sens plus bas que terre. L’homme de lettres, perdu dans la contemplation du dehors, ne tourna même pas la tête. Quelque chose était clos. Timidement, mais avec irritation, je tentai de suivre son regard, de percer moi aussi l’opacité des vitres poussiéreuses. Tout était flou. Lui plissait à peine les paupières, et voyait au-delà. Le grand dehors. Le monde. Il y voyait des choses invisibles pour moi, inatteignables, dont l’absence me manquerait affreusement. J’en ressentais déjà la douleur physique. Je me tortillai sur ma chaise, me levai d’un coup, balbutiai un au revoir, et ne reçus qu’un adieu en retour. « Vous pouvez être un des plus grands acteurs de votre génération, et être un con achevé dans la vie », dit le petit jeune homme. Il l’avait oublié, l’acteur. Oublié ce rendez-vous. Et lui avait fait tout ce chemin, d’Aubervilliers jusqu’à République, en nage, chemise collant au dos, sac photo des années 80 en bandoulière. Il avait insisté. « Mais puisque je vous dis que j’ai rendez-vous avec monsieur F.H., c’est pour un reportage. » Il était arrivé pile au moment où Andrzej Żuławski engueulait C.L., puis F.H. Le visage de l’acteur, blême, fondait comme cire sous la chaleur. La sueur. Les éclats de voix. Le maquillage dégoulinant. Il le rappela quand même. L’acteur ne le regarda même pas. Le laissa planté là, dans l’étroit couloir. Derrière la porte de la loge, il avait disparu. Définitivement. Depuis, le jeune homme ne ratait jamais une occasion : « Vous pouvez être un des plus grands acteurs de votre génération, et être un con fini dans la vie. » On le toisait, voulait ajouter quelque chose, puis on reprenait le fil de ses pensées. Tout le monde oubliait si facilement. Sauf lui. « Tu devrais lui apporter des fleurs, des roses rouges, non ? » — « Mais si elle est aveugle, quelle importance ? Et même, des fleurs moins coûteuses, on ne roule pas sur l’or. Mais Arletty, tout de même… Ce n’est pas rien. » Sur la boîte aux lettres, c’était écrit : Madame Bathiat, rue Rémusat. Ce n’était plus elle qui ouvrait. Une jeune fille aveugle — sans doute artiste, comme celles du faubourg Saint-Martin. « Moi, je suis une fleur du faubourg », disait-elle avec malice. « Surtout une belle saleté de collabo », soufflait R. — « Arrête donc. T’y étais, toi ? Céline à côté de Soehring le boche — ah, l’amour… » Des petits pas. Une autre artiste aveugle. « Des chrysanthèmes ? Comme c’est aimable à vous. Un peu précoce, mais bien gentil. Madame Arletty dort. Si vous voulez, laissez une carte, repassez demain. » Mille fois, je me suis imaginé la maison du poète. Le car vers Omonville-la-Petite. Madame Blaisot aurait porté sa robe beige, son imper clair, son écharpe rouge. Il pleut souvent dans la Manche. Mais ce jour-là, j’étais malade. Alité. Ma mère avait appelé à la dernière minute. « Il ne pourra pas venir. » J’étais peiné, et cette peine se transforma en quinte de toux. Puis en rêverie. J’irais à Prévert autrement. Par mes propres moyens. Par les mots. « Paroles », son recueil, je le connaissais par cœur. J’étais à Nantes sur un pont, à Brest dans les ruines, les bombes, la guerre. Barbara chantait, le front giflé de pluie, « Göttingen ». Ou bien j’entendais le bruit de l’œuf dur qu’on brise sur un comptoir d’étain. À dix heures, le car fit une pause. J’imaginai casser la croûte avec les autres. Eau, sirop. Sandwich. Ce sont eux qui m’ont raconté la suite. Madame Blaisot avait enregistré la rencontre. Un magnétophone. On faisait un journal radiophonique. On avait vu Kessel aussi. Enfin — pas moi. J’étais encore malade, ce jour-là. 16. Il est. Difficile, de commencer. Trouver les mots. Si l’on y pense trop. Si l’on ne se laisse pas aller à la pente naturelle. S’emparer, comme ça nous chante, des premiers sons venus. Si facilement qu’on les croirait naturels, vrais, authentiques. Ou, d’une manière idiote : les miens, les tiens, les leurs, les nôtres. Elle est. Cette étrangeté, cette nouveauté. Attirante, mais redoutée. Trop neuve, trop vive, presque violente. Elle vous saisit dès qu’on se retrouve face à face. Vous voilà donc timide. D’un seul coup. Quelque chose dans l’air le dit. Cela expliquerait tout. Et cela dure depuis longtemps, si longtemps, que l’impression d’être nu, singulier, expulsé hors d’un faisceau d’apparences, vous rend muet. Stupéfié. Viande muette, mais tabassée. Frappée de stupeur, attendrie. Deux statues de chair, figées. Tentant soudain l’une vers l’autre un geste. Une tentative hors des clous, hors des crochets. Un face à face. Deux moitiés d’une même matière. Le pile et le face se regardant, se jaugeant. Avant de s’étreindre – tout à coup : haine, amour, musique, bruit. La chair est fiable 15. Vous êtes venus spécialement pour l’exposition… ? C’est effrayant d’imaginer que oui… autant dire spécialement pour lui, pour le peintre… et comment l’ont-ils su… bien que le savoir ne règle encore rien… car on peut tout à fait savoir et ne rien en faire… ne pas se déplacer… il y a quelque chose d’autre… quoi… « vous êtes arrivé là par hasard »… apporterait-il une sorte de soulagement… peut-être… en sortirait-on rassuré, pour un moment… mais non… car « ils » le disent… nous savions… nous savions que « tu » exposais… le « vous » parfois a du bon… c’est plus difficile aussi dans l’autre sens… « Tu es venu spécialement pour voir mon exposition »… « t’es venu »… ça n’irait pas… ça obligerait à soulever un lièvre… tout le poids d’un âne mort… que le peintre sorte de l’indéfinissable… qu’il entre dans la pièce… qu’il me donne une tape dans le dos… ou pire… qu’il se confonde avec moi… qu’il soit moi… ce serait d’un seul coup insupportable… « ils » diraient : le peintre… ils ajouteraient leurs foutus « c’est beau… » je ne saurais quoi répondre… je dirais alors : « vous êtes venus spécialement pour l’exposition… » je le répèterais en boucle… en faisant mine d’en douter… par toutes les mimiques dont un peintre… pris en défaut de s’exhiber… d’étaler… de se répandre… et comme tout cela serait ridicule… raté… et puis je dirais, en les entraînant vers la table… du blanc… du rouge… du rosé… Vous êtes venus pour moi alors… et tout de suite le couac… la fausse note resterait figée dans l’air… je ne pourrais pas la lâcher du regard… elle deviendrait comme… quel est ce mot déjà… je n’en suis plus très sûr… l’emblème… le blason de mon désarroi… enfin… je serais d’un coup nu… c’est ça… vulnérable… ils pourraient en profiter… buvez… ceci est mon sang… ceci mon corps… piétinez donc tout ça allègrement… si ça vous chante… Ils sont venus… je l’espérais… je n’osais pas me l’avouer vraiment… ou bien… j’avais la trouille qu’ils ne viennent pas… que personne ne vienne… on ne peut pas dire ce genre de chose lorsqu’on est seul… Ils ne sont pas venus… aucun n’a trouvé la force… l’intérêt… le désir… ils avaient peut-être quelque chose d’autre à faire… surtout qu’il fait beau… tellement… spécialement aujourd’hui… ce serait dommage qu’ils n’en profitent pas… 14. Après ce préambule, il faut que tu saches, pour ta gouverne, qu’on ne traite pas les gens de cette manière, qu’il est de bon ton de faire un petit peu plus attention aux autres que tu ne le fais, sans oublier que ça fait pas loin de trois jours que j’attends ton coup de fil. Je ne sais plus trop quoi en penser, et toi, tu en penses quoi ? Est-ce que ce sont des manières ? Pour ta gouverne, ici, notre devise est : chaque chose a sa place, une place pour chaque chose. Il serait très malvenu de ta part de ne pas en tenir compte, nous t’avons à l’œil, encore que, entre nous soit dit, ici, ce n’est pas le bagne. Dans une certaine mesure, tu restes tout à fait libre de ne pas accepter ce poste, on ne te retiendra pas. Pour ta gouverne, dire ici tout haut ce genre de choses ne fera certainement pas avancer les choses, ni ton avancement, ni ta carrière. Ça n’améliorera pas ton image, bien au contraire, mais si tu veux que tout le monde te déteste, pas de souci, tu es sur le bon chemin. Si c’est effectivement ce que tu veux, tu as réussi ! Pour votre gouverne, je l’ai pris entre quatre yeux, il ne s’est pas défilé, à vrai dire, j’espérais un peu qu’il le fasse. Ça m’aurait permis d’enfoncer le clou, de lui dire ses quatre vérités, puis de lui tordre le cou une bonne fois pour toutes et j’aurais été le premier à crier bon débarras. Pour ta gouverne, il faut vraiment que quelqu’un te le dise. Ne le prends surtout pas mal, ici tout le monde est à la même enseigne. On est tous passés par là et regarde, au final on y est bien arrivé. Tu n’es tout de même pas plus bête qu’un autre, c’est juste une question de temps, d’application, de régularité, de ténacité… Pour ta gouverne, et je te le dis sans animosité, quand tu tournes la cuillère dans ton café, ce serait bien que tu ne frappes pas systématiquement contre les bords. C’est un son métallique, ça réveille les morts. Ce n’est pas que ça me gêne, mais disons que les autres, eux, n’osent rien dire. Pour ta gouverne, l’armoire en formica blanc, là, dans la cuisine, elle grince toujours quand on l’ouvre. Il suffirait de frotter un peu d’huile ou même de savon sur les gonds. Je sais, c’est pas grand-chose. Mais à force, tout ce petit rien finit par faire beaucoup. Pour ta gouverne, ce n’est pas une question d’âge, ni de métier, ni de statut. Ce genre de chose arrive à tout le monde, un jour ou l’autre. Ce n’est pas une honte. Ce qui serait dommage, ce serait de passer à côté sans même avoir essayé de comprendre. 13. L’escalator et, au travers de la paroi de plexiglas, l’image de la ville se distordant, tremblante, vacillante, ou bien invisible, cachée par des gifles de pluie, des coulures, des buées. Toujours à l’étage, le même, était-ce bien le second ? L’arrêt, les quelques pas sur des grilles, puis les portes coulissantes, la moquette, l’atténuation des bruits par la moquette. Le temple que forme ici, par l’absence de bruit, la bibliothèque. Le silence saute au visage et on se dirige vers l’aile vitrée qui donne sur la rue Réaumur. Les envolées de pigeons, les jours maussades, les jours brûlants. La solitude augmente à chaque fois qu’on vient ici s’asseoir à la table, presque toujours la même, avec un livre attrapé souvent par hasard, peut-être pour avoir une contenance, un prétexte, à observer l’autre, tous les autres. Les étudiants concentrés, leurs stylos grattant sur le papier, le bruit des pages qui se tournent méthodiquement. Les personnes âgées, plongées dans la lecture, avec des lunettes au bout du nez, absorbées par les journaux ou les magazines. Les structures métalliques, les poutres apparentes, les ascenseurs vitrés, les escaliers en colimaçon, les rampes d’accès, les murs colorés, les panneaux d’information. Le bourdonnement constant des conversations feutrées, les murmures étouffés, les bruits des photocopieuses, les chariots de livres poussés lentement, les crayons raclant les pages. Les expositions temporaires, les vues plongeantes sur la rue animée ou vers le ciel, les piétons, les touristes, tous observés à travers les grandes baies vitrées. Les jeux de lumière, les ombres projetées, les affiches d’événements, les files aux guichets, les enfants tirant leurs parents vers la section jeunesse. Les titres des magazines reviennent comme une litanie, intercalés dans le fil des jours, soulignant les bouleversements de l’époque : 1981 : « La Révolution de la TV : Lancement de la Chaîne Canal+ ». 1983 : « Jean-Marie Le Pen et la naissance du Front National ». 1984 : « Naissance de La Cinq : Première Chaîne Privée Gratuite ». 1985 : « Expansion : Bolloré dans les Médias ». 1986 : « Déréglementation : Nouvelle Ère Télévisuelle ». 1988 : « Le Pen au second tour : Choc Présidentiel ». 1990 : « Carrefour : Révolution dans la Distribution ». 1992 : « TF1, Leader Privé : Et le Service Public ? ». 1995 : « Le Pen aux municipales : Quel avenir ? ». Ces couvertures, comme des meurtrières ouvertes sur le monde, décochent leurs projectiles d’époque : espoirs, peurs, dégoûts, jalons. La bibliothèque, refuge et témoin impassible, filtre tout. Au fil des pages tournées, on traverse une drôle d’histoire. Tout change si vite autour, alors que le lieu demeure, phare silencieux. L’idée même de bibliothèque, d’un livre, d’une culture dans son temps. Le temps nécessaire pour comprendre la nature des illusions, pour trier les scories de l’espoir, pour se défaire de l’excès, du faux, peut-être d’une jeunesse simplement. Et à la fin, se refaire une naïveté neuve. Il n’y a pas d’autre choix. 12. L’arrivée à Santa Lucia une nuit d’hiver. Après une brève déambulation, flirter avec l’idée d’emprunter la Ferrovia, à cette heure tardive peu encombrée de voyageurs. En bordure de lagune, assaillie mollement par les vaporetti quasi vides. Au loin, des silhouettes peu nombreuses par-dessus les canaux. Plus loin, mais pas tant que ça, la ville, presque entièrement endormie, voire morte. Il suffit qu’il ait plu juste avant pour que le pétrichor mêlé à la chancissure vous attrape le nez. Dans ce charroi de sensations troubles, une vague trace d’iode. Marcher est plus sûr. Le plaisir d’avancer ainsi par-dessus les gondoles, leurs proues à six quartiers servant l’équilibre dans l’asymétrie, leurs couleurs noires mettant fin à toute esclandre et rivalité. Présences flottantes, à peine chuintantes, bâchées à quai. Et soudain, le pas qui résonne sur les pavés. Omniprésence de la mer à l’assaut de la pierre. Lenteur palpable d’un désastre magistral. Une ville s’enfonce dans la nuit comme dans l’eau noire qui l’entoure, la digère déjà. Progression à pas mesurés, avec en tâche de fond la très vague adresse d’un hôtel, près de la galerie où Zoran Music expose de façon permanente ses dessins et peintures. Souvenirs de Dachau ou Trieste, pour la plupart. L’arrivée à Belgrade par la route : grands terrains vagues, barres d’immeubles sans grâce. Quelque chose s’est retiré, pas complètement encore. Comme à quelques encablures du centre de Prague, ces pensions tenues par des matrones ou des ruffians d’un autre temps. Des vitrines sales, magasins mal achalandés, sans effort de réclame, comme à la Havane. Une traversée de mauvais rêves qui débouchent sur d’autres. Parfois un âne rouge, un ange, une jument verte. Puis la perspective atmosphérique : les ponts au-dessus de la Vltava. Le bouchon de champagne qui pète la nuit de la Saint-Sylvestre sur le pont Charles. Badauds ahuris, musiciens-pitres pour 30 couronnes tchèques. Et le lendemain, miracle : plus un papier gras, tout est propre, vierge, prêt à recommencer. La traversée des villes que l’on ne connaît que par l’odeur de leurs gares. San Sebastián, l’Urumea charrie une invisible pourriture, qui remonte sur les berges, colonise les bancs publics, s’incarne en lie humaine, qui se dresse et demande l’aumône. La gare de Pontoise, les lundis matins : tabac froid, après-rasage, craie sur tableau noir. Pas loin, l’Oise, ses nappes de gazole, ses cadavres de bouteilles, ses chatons mort-nés. Le petit sentier entre Parmain et Valmondois, la gare de poupées, le TER qui s’arrête à toute gare. Une première version de l’interminable. On s’invente un emploi du temps, on renifle les voyageurs, on s’imagine leurs vies, on lit des romans, à défaut d’en écrire. Gare de Lyon, près de Bercy. Avant, un regroupement de maisons basses, des entrepôts viticoles. Quand l’ouvrier buvait ses 5 litres sans sourciller. Avant le grand chambardement, le grand remembrement. Quand il y avait encore des haies, pas encore réinventées par les eurêka pédants. Une traversée de vie entière : en train, par la route, à pied, à cheval, en voiture. Rarement en avion ou en mulet. Dommage. Ce serait bien de prendre le temps, les routes de traverse, les sentiers buissonniers. Le chemin Stevenson. Le chemin Walter Benjamin. Sans que l’on nous oppose la frontière, la norme, la sécurité, le meilleur confort utilisateur. 11. la fête s’achèvera tard dans la nuit, mais nous là on retraverse le pont, levant les yeux au ciel, lune et nuages, moiteur, nous elle et moi, cette fille blonde, C’est comment ton nom déjà, été 1975, When a Man Loves a Woman, trois accords à la gratte, tout ce tumulte de sueur et de parfum, le soir après avoir charrié les plaques de plomb des autos tamponneuses avec les gitans, Reins en compote, guiboles qui flagellent, descend on y va, j’ai envie elle a dit, vers le camping de l’autre côté de l’Aumance, à Saint-Amant, la tente est là, la fente de la porte plus noire que la nuit, dégage, pas ce soir, suis crevé, on se verra un autre jour, mais t’as quoi, qu’est-ce que je t’ai fait, rien de tout ça, tout en silence plutôt, je n’ai sans doute même pas dit à voix haute tout ce que je pense à cet instant précis, tout est dans ma tête, ma bouche est close, silence, l’instant de la faire entrer dans la tente, de faire ce que font tous les gamins de façon maladroite je cherche le mot mais c’est ça en fin de compte, merdique ou dégueulasse, mettre une fin à la période naïve, se hâter de mettre le mot fin, s’il pleuvait ce serait bien, ça réglerait le problème, elle s’en irait sûrement, c’est comme ça qu’elles font, les filles n’aiment pas salir leurs robes blanches, pas pour rien en tout cas, et à ce moment c’est sûr je la retiendrais sûrement, j’oserais me montrer vulnérable, mais là non je suffoque, barre-toi allez, fais pas suer, je le hurlerais bien, mais il fait déjà suffisamment chaud comme ça, non et au bout du compte c’est peut-être moi qui partirais, après tout Villevendret est à quoi, 15 kilomètres, en Solex, c’est pas si loin, et au moins je n’aurais rien à dire, juste je te laisse la tente si tu veux, moi je pars, ciao sans un mot de plus, et voilà, et je partirais pour de bon, comme je fais tout le temps, le ressort se tend se tend se compresse et d’un seul coup le diable sort de la boîte, fais-le, réfléchis pas, ne tergiverse pas, enfourche le Solex et tire-toi, il est là contre un tronc, il y a encore assez d’essence, et sinon marcher à côté s’il est à sec, pas grave, elle a dû comprendre, elle m’a fait un petit signe de la main, demain vers 18h je serai là, elle rit, c’est agaçant, on se verra, tu travailles demain comme aujourd’hui, oui voilà je serai là comme tous les jours précédents d’août cette année-là à glaner quelques ronds avec les forains, à jouer de la gratte Be-bop-a-Lula entre deux blancs limés bus cul sec, trois bagarres avortées, et tu seras encore en robe blanche, ce qui te donnera un air sale je le sais déjà, ou à moi, va savoir, qui déjà en pensée chevauche mon cheval noir pétaradant sans même jeter un regard en arrière, comme dans les westerns, John Wayne avec les femmes, Ona Munson, Betty Field, Joan Blondell, Paulette Goddard, Joan Crawford, Maureen O’Hara, sans omettre le regard droit la tête haute, le balai dans l’cul La fraîcheur de l’air est arrivée de suite à la sortie de Saint-Amant, en bifurquant en direction d’Épineuil, le bruit du moteur se répercute sur les murs de pierre du grand domaine où il y a tout au bout un château, mais je ne sais pas le nom, je m’en fous, elle m’a entraîné déjà dans un autre château, il ne peut pas y avoir d’autre château aussi beau, en plus pas cette fille-là, une autre, en robe blanche aussi, on a marché longtemps ce jour-là que je ne savais pas que le silence pouvait être aussi parlant, à ne rien savoir se dire, et qu’aurions-nous pu dire qui mettent en mot la campagne, le chemin blanc, les bruits des haies, la clameur d’une poule d’eau, le croassement des grenouilles, c’aurait toujours été bien pauvre, le silence donne au moins le change, l’impression d’être riche, un potentiel La route est assez droite entre le bas de Vallon et Chazemais, un long ruban d’asphalte qui court par mont et par vaux, de temps en temps j’attrape le levier du bloc moteur que je tire en arrière pour faire patiner, impression d’avancer un peu plus vite, mais c’est une illusion, à mi-côte obligé de descendre et de marcher à côté, silence, une légère brise descend la vallée, je marche contre le vent, le hameau est encore loin, la ferme des grands-parents, celle de pauvre type, le tueur d’oisillons, avec son vieux cou strié de sillons rubiconds, sa gueule de vieille tortue, fi de garc’ si tu les dégommes point mon ptit gars c’est toutes tes c’rises qui y passeront, ou tes fraises, ou je ne sais quoi, mon dieu toute cette violence qui serait prête à nous faire tuer n’importe quoi sous un grand ciel gris ici sur la colline, aucune femme ne le supporterait deux minutes, c’est ce que l’on dit de pauvre type, c’est aussi pour ça qu’on l’appelle comme ça, les gens en couple, ceux qui sont civilisés, ils s’entretuent en sourdine ceux-là à grands coups de qu’est-ce tu fais, à quoi que tu penses, tu viens dormir, mais qu’est-ce tu fiches, la route est longue et tant mieux, arrivé en haut de la côte je remets les gaz, la marche m’a fait un bien fou, je suis lessivé, demain faut que j’y retourne pour l’après-midi, on change les plaques abîmées, et y a encore bal, vers 19-20h la fête repartira 10. Le 16 juillet 1969, un mercredi. Il est sur les routes. Une photographie au mur de la salle à manger : noir et blanc, cadre doré, un enfant blond aux cheveux longs, presque une petite fille, devant une forêt — peut-être Saint-Bonnet, forêt de Tronçais, réserve de Colbert. Qui a pris cette photo ? On ne le sait pas. Il travaille pour une entreprise de couverture bitumineuse. Parfois, il dit où il va, parfois non : Auxerre, Saint-Jean-Pied-de-Port. Souvent absent, sauf le week-end. Cours du soir aux Arts et Métiers à Paris. Il veut grimper. La fusée Apollo 11 décolle dans un panache de flammes et de fumées. Il ne la voit pas, il l’écoute, peut-être, dans son Ami 8 neuve. Pas encore la couleur à la télé. Des chaises, du monde. Il est là à travers la photo. L’arrière-grand-père fait ses mots croisés, raille les Américains, ne se lève pas quand tous sortent. Le 8 septembre 1969, on déménage en région parisienne. L’Allier, trop loin, trop dur. Une maison neuve. Concours Chalandon. Pavillon de banlieue, muret, jardinet, allée de graviers, tilleuls. Rien à voir. En face, l’Oise, large, taches de gasoil des péniches. Il termine ses cours. Il travaille dur, rentre l’Ami 8 dans le jardin. Phares au plafond, crissement des pneus. Un soir, il rentre tôt, évoque Chaban-Delmas. Peut-être qu’on va sortir de la chienlit. Il vient d’être promu chef des ventes. 1974. Nouveau déménagement, toujours Parmain, virage en épingle. Crise pétrolière. L’entreprise coule. Quinze ans de service. Licenciement. Tests avec taches noires sur papier blanc. Il a les cours, pas les diplômes. Les jeunes recruteurs le regardent avec pitié. Il se sent vieux à 39 ans. 1976 à 1986. Il ne voit pas son fils aîné. Un infarctus. Un chien, un boxer. Une maison à Limeil-Brévannes. Directeur commercial. Ses gars l’adorent, dit-il. Hors de chez lui, c’est un caïd. Cancer du pancréas. Opération. Refus de traitement. Pas de chimio. Il reste avec la chienne, lit des romans policiers, regarde Canal+. En février, la femme de ménage le trouve étendu. Pompiers. Le fils aîné, prévenu, vient de Lyon mais n’entre pas dans la chambre. Le 15 février, il meurt seul à l’hôpital de Créteil. Cinquante-deux ans. Objectif atteint. Belle maison, 4×4, chienne boxer dans le lit conjugal. Le fils aîné ? Absent. Photographe à Paris ? Est-ce un métier ? Valenton. Enterrement. Des poignées de main. Le fils aîné, présent, apaisé. Venu de Lyon avec sa compagne. Le cadet aussi, normal. Il ne supporte pas l’image du cercueil en flammes. Le type des pompes funèbres pose une main sur l’épaule, il la repousse, sort fumer. Revente des 4×4. Il achète une vieille Mustang. Femme de ménage. Emploi du temps strict. 09. C’est-à-dire que c’est la même chose tous les jours, à douze heures pétantes, le bruit des assiettes sur le carrelage de la table de la cuisine, les verres, les fourchettes et les couteaux – une routine immuable – les ronds en bois gravés chacun à son nom, enserrant les serviettes qu’on a roulées consciencieusement la veille, il faut briser cette routine, c’est devenu une telle évidence : sans prévenir, il faut de toute urgence s’enfuir, aller si possible dans le sens opposé, se retenir au moins de parvenir, comme si de rien n’était – pour une fois – dans la pièce à l’heure prévue, il y a eu déjà quelques prémisses, quelques coups de semonce, de subtils avertissements, les quelques minutes de retard sont déjà de petites victoires, on imagine, on espère, on souhaite non seulement les reproduire, ces victoires, mais en plus gagner du terrain, alors on garde l’ouïe aux aguets, on devient très attentif, les chaises que l’on tire pour s’asseoir, les éclats assourdis d’une conversation parmi les plus banales qui soient, et le concert des couvercles de poêles, de casseroles, du faitout qu’on lève et qu’on repose sur la grille des fourneaux, avec en outre l’horrible tic-tac de la pendule accrochée au mur, et ce quelle que soit la saison, qu’il vente pleuve fasse beau temps, toute l’année, durant des années, toute une vie, l’évidence tout à coup tombe comme un couperet, ce n’est pas possible de continuer comme ça, ça ne va plus, le silence à certains moments est devenu tellement intolérable qu’on ne le tolère plus, alors on le comble comme on peut, j’écoute tout en descendant les marches de l’escalier, déjà le bruit de la mastication, la voix hésitante de mon jeune frère – il a toujours cette manière de parler comme s’il cherche ses mots – la remarque coupante de la mère pour lui clouer le bec, la respiration gênée par l’emphysème du père, le bruit du pain que l’on rompt, la mastication si particulière que font les mâchoires à l’assaut d’un morceau de fromage pâteux, et soudain, je ne sais vraiment pas ce qui m’arrive, c’est si spontané, une sorte de coup de tête, je dis : « Ça ne vous dérange pas, tout ça, ça ne vous gêne pas, que vous baffriez comme ça tous les midis à cette table de la cuisine, à ne rien vous dire d’intéressant sauf des banalités, ça ne vous dégoûte pas, cette paresse, ce manque d’amour, ça ne vous emmerde pas le monde tout autour, la guerre, l’argent, l’exploitation des petits par les gros, tout ce dégueulis politique ça ne vous débecte vraiment pas, vous allez vous resservir encore de la daube, vous êtes sûrs, des pommes de terre baignant dans leur jus, de l’agneau bien gras et juteux, tout ce vin blanc bande de salauds, ça ne vous rend pas dingo ? » et je vois à cet instant qu’ils me toisent, qu’ils font bien attention cette fois à l’amorce de ma tirade, qu’ils font bien gaffe de ne rien vouloir entendre, qu’il vaut mieux pas – faisons donc l’autruche on sait si bien faire – qu’ils font coussi-coussa comme si tout cela est normal, rien de plus normal qu’un gamin de quinze ans s’amène dans la cuisine à midi et pique sa petite crise existentielle, se revendique communiste, et pourquoi pas anarchiste, voire pis, terroriste, quoi de plus normal à cet âge-là, à moins que ce ne soient des vers, dans ce cas où donc ai-je flanqué le vermifuge, le bromure – quand ça n’excède pas les limites, disons quand ça n’empiète pas sur la sacrosainte quiétude du foyer, on a bien le droit de manger en paix tout de même, manquerait plus qu’un morveux nous vienne faire la morale, un branleur pareil, qui ne connaît rien à la vie, qui n’a jamais travaillé, qui ne connaît rien encore ni du chagrin ni de la peine, et nourri, logé, blanchi par-dessus le marché, rendez-vous donc compte, faites vos comptes, vos calculs, j’additionne toutes les années perdues et je retranche mes rêves, mes espérances, que reste-t-il, il ne me reste en face de moi dans l’encadrure de cette putain de porte qu’un sale petit con boutonneux, avec sa gueule enfarinée et qui viendrait là nous faire la leçon, à nous ses parents, à moi sa mère, à moi son père, c’est un comble non, si t’es pas content tu dégages mon petit vieux, tu prends tes cliques et tes claques, tu te tires, tu débarrasses le plancher, non mais qui c’est qui m’a donné un petit connard pareil, le frère reprend l’expression petit connard, il répète petit connard, c’est marrant, il rit, petit connard, petit connard, il le braille maintenant, excédé le père se lève, il met un temps pour remettre ses pantoufles, je vois bien qu’il se gourre de pied, ça l’énerve encore un peu plus, il a vu que j’ai vu, dehors qu’il écume, du vent, du balai, je ne veux plus jamais te voir, sors de ma maison et ne reviens jamais, quand tu gagneras ton pain à la sueur de ton front, que tu seras un homme on verra, en attendant, démerde-toi donc, barre-toi, casse-toi, et de joindre le geste à la parole, de m’attraper par le colbac et de me tirer vers la porte d’entrée, me voici dehors pieds nus, ça ne va pas la tête, je rentre aussi sec, je grimpe quatre à quatre les marches de l’escalier, j’attrape le sac tube, je mets ce que je peux dedans, mais je ne sais pas quoi vraiment, mes chaussures à mes pieds ça oui, il le faut en tous cas, les fameuses Clarks qu’ils détestent parce que ça fait gauchiste, je redescends, état second, je vole presque, j’ouvre la porte et je ressors cette fois de mon propre chef, alors qu’on espérait certainement me voir calmé, repentant, docile, je pars la route qui descend vers la gare – c’est l’automne, je note, les couleurs des feuillages sont belles – je me vide la tête comme je peux pour ne plus penser à rien d’autre qu’aux belles couleurs de l’automne cette année-là, je fouille dans mes poches, j’ai pas lourd, quelques francs pas plus, je commence à m’inquiéter, c’est normal, pourquoi ce serait normal de s’inquiéter d’avoir quelques francs seulement dans les poches, ça m’agace, j’accélère le pas, en réajustant sur l’épaule la lanière coupante de mon sac tube, je vais prendre le RER, arriver dans le centre-ville, gare de Lyon, bonne idée, ensuite je marcherai dans la ville jusqu’à ce que je tombe de fatigue, que la fatigue se confonde avec le calme, et ensuite, on verra 08. Note : La fiction naît d’une nécessité, d’une intuition non choisie, d’une image non soluble (F.B). Je pense au sucre. À mon taux de sucre. Il faut que je lève le pied sur le sucre. Ce qui me ramène au mot sarkara (alors que visiblement, j’ai dû m’en éloigner depuis un sacré moment, ou bien, si je lui accorde une certaine autonomie, il s’est éloigné tout seul de moi – j’ai déjà noté que ça arrive bien plus souvent qu’on l’imagine). Donc, sarkara (que c’est doux à dire, à prononcer, on dirait du miel – sarkara), mot hindou (on peut aussi dire indou) – car bien des choses viennent des Indes, pas toujours les meilleures. Remarque : on dit hindou pour tout ce qui concerne l’Inde appelée aussi « civilisation brahmanique », alors qu’on dit « peau-rouge » ou sauvage pour tout ce qui touche de près ou de loin les Indiens d’Amérique (oui, celle du Sud aussi) – vieille civilisation sortie du ventre de la Terre, selon les dires Hopi – qui ne surent écrire que fort tardivement, et encore parce qu’on les aura contraints à le faire – on ne sait ni comment ni pourquoi. Pourquoi on les nomme ainsi, ni pourquoi ils ne sont pas restés sous terre bien au frais ou au chaud. Mais là n’est pas le propos. Enfin, je ne le pensais pas jusqu’à ce que le propos lui-même retire son chapeau et le replace sur son faît, la partie la plus relevée de sa forme relativement tassée de propos, ou encore son chef, son crâne d’œuf, puis me tire sa révérence et la langue par-dessus le marché. Trop vite. Cocher, ralenti tes chevaux. Personne ne suit. Même pas moi. Reprenons. Il y a les chambres et il y a des issues, il y a toujours une issue. Ma mission en tant que client mystère, dépêché par le grand organisme s’intitulant assez pompeusement Guide de la Piaule à prix modique Tout confort – (Récupérable ou commandable dans toute bonne librairie, broché, 2,50 francs, honnêtement ça vaut le coup, moi-même l’ai acheté pour que ça cesse de me turlupiner de ne pas l’avoir.) Reprenons, ai-je dit. Il y a cette chambre, celle qui essaie de disparaître sitôt que je prononce en moi-même le mot. Je ne cherche pas à la rattraper, je ne suis pas comme ça. Et en plus, à la course, je suis souvent battu, je n’ai aucune endurance pour quelque course que ce soit. Je me contente de faire seulement les courses une fois tous les quinze jours. Un point c’est tout. Reprenons encore, soyons patient. Dans cette chambre, je m’allonge sur le lit et les yeux mi-clos, je regarde comme on peut regarder de cette façon, le plafond. Ce n’est pas la chapelle Sixtine. Mais presque. Les tâches créent des figures aléatoires. Aléatoire est une destination peu connue des gens d’ici. Allègrement, ils se suivent tous à la queue leu leu de peur de se perdre, de s’égarer. La raison en est, j’ai fini par le penser, le coût prohibitif du stationnement. On ne peut plus s’égarer sans dépenser des fortunes dans les parcmètres. Continuons encore. Le plafond de la chambre qui s’évanouit presque de mon souvenir ressemble à quelque chose à cause de toutes les tâches brunâtres provoquées par : la nicotine, les fuites d’eau du voisin du dessus, d’autres éléments plus pernicieux encore comme l’utilisation de matériaux bon marché provoquant des déflagrations dans la continuité temporelle des plâtres et des salpêtres. Sans oublier les résultats débiles provoqués par la Chandeleur, puisque j’avais retenu que la chambre était non seulement tout confort mais aussi gaz à tous les étages. Ne lâchons pas l’affaire, battons le fer pendant qu’il est sans défense. Ce plafond était semblable à un cosmos. Je pouvais y plonger mon regard mi-clos, m’y enfouir, et disparaître par moments, sans qu’au retour de cette étrange autohypnose je ne susse où je m’étais rendu, quelle nouvelle défaite j’avais encore subie car, le retour à la réalité laissait toujours mon corps endolori, fourbu, vidé de toute calorie, et bien sûr de tout son suc. J’étais mou comme une chique pour résumer les faits. Hélas, rien que d’y repenser à nouveau, je sens mes forces me trahir (saletés). Je me demande si j’en aurais encore quelques-unes de suffisamment fidèles pour me permettre de me rendre au but. Le problème, c’est que j’ai perdu dans cette aventure le sens du terrain, de l’équipe, je ne sais plus de quel bord je suis, ni si je joue au foot ou au rugby. Le but de tout ça est un essai à transformer dans un premier temps. Par contre de quel temps s’agit-il, insoluble, la conjugaison des temps, ainsi que là où nous entraînent les coups d’œil aux plafonds. C’est à ce moment-là qu’un déclic se fait entendre. Métallique. Discret. Derrière moi. Dans le mur opposé à celui où je projetais jusqu’à présent mes visions brunâtres. Une trappe. Une fine ligne noire, que la lumière de la lampe de chevet n’avait jamais révélée. Une poignée émerge lentement. Elle est là, sans doute depuis toujours. Je ne l’ai jamais vue. Et maintenant, elle attend. 07. Souvent, le mercredi soir, je n’allume pas le plafonnier. Je préfère appuyer sur le bouton de l’éclairage de la hotte. Cette lumière, tombant doucement sur les fourneaux, m’apaise. Peut-on nommer chaleureuse une lumière ? Si on le fait, c’est qu’elle en évoque d’autres, plus anciennes. Je n’ai jamais aimé les éclairages crus. Je leur préfère les lampes posées, les coins de pièce illuminés, les îlots de clarté dans la pénombre. J’aurais peut-être aimé vivre avant l’électricité, dans cette demi-obscurité peuplée de flammes et d’ombres. Parfois je me dis que je n’en ai pas assez profité, de ces moments silencieux où l’agitation du monde reflue. On ne pense plus, on perçoit. Tout flotte, tout devient fragment, ambiance, souvenir diffus. C’est là que naît l’écriture. Hier, j’étais à Lyon, un concert en plein air dans l’amphithéâtre des Trois Gaules. Il allait pleuvoir, mais il n’a pas plu. Les amis, sans micro, leur voix nue, résonnaient. On les redécouvre ainsi, dans une lumière neuve. L’orgue de Barbarie lançait ses notes, les chants, les mains qui battent. Comme une cérémonie. Des masques, des personnages, des fictions devenues vraies. À un moment, un ange a tendu une plume à un ami. Le texte disait : « Si tu trouves quelqu’un qui croit à ton histoire, alors le monde entier ne sera plus jamais triste. » J’ai prêté mon sweat à P. Je l’ai vue s’éloigner seule dans la rue en pente, une tache claire, mouvante, une silhouette floue bientôt avalée par la nuit. Puis Fourvière s’est dressée, ocre et dorée. Les voitures, la musique, l’agression. De retour, j’ai ouvert la porte-fenêtre. Le carrelage était mouillé. Pas de chatte. J’ai éteint la lumière de la hotte, attendu que mes yeux s’habituent. Puis je suis monté, me suis assis. Rien. Silence. J’ai appuyé sur Entrée. L’écran s’est allumé. La lumière m’a jailli au visage. Comme une naissance. Cette solitude-là. 06. Sans la présence des autres, je ne me sens pas seul. Mais sitôt que l’un d’eux surgit, je deviens Bernard-l’ermite. Petit Bernard, moyen Bernard, gros et gras Bernard, gigantesque coquille fabriquée par la somme augmentée, de jour en jour, des impressions de solitude traversées. Lumière et prisme. L’ermite, l’ermitage — ces mots m’attirent dès que je pense à la présence des autres. Et j’y pense souvent. Trop souvent. Tout le temps. C’est là-dedans que je me réfugie. Et puis, une fois reclus, mystère : je les oublie. Je plonge tout entier dans l’oubli des autres, je m’efface, je m’efface comme une tache de cambouis sur un costume tout neuf. C’est peut-être toute cette saleté que je gratte, racle, frotte, qui fait la matière essentielle de ma forteresse de nacre. Ce n’est pas que je déteste les autres. C’est que je ne sais ni par quel bout les prendre, ni comment les quitter. Ils surgissent, et c’est danger, alerte, oppression. Ils m’écrabouillent avec leurs volontés, leurs envies, leurs invitations, leurs invectives, leurs silences — surtout leurs silences. Alors je me cache. Derrière une façade, un rideau de pluie. Dans la ville, dans les trains, dans les rues, les vignes en temps de vendanges. Je flâne après le passage des glaneurs, et trouve la joie tranquille de tomber sur une patate oubliée, sur cette terre déjà ratiboisée. Une fois l’an, c’est l’heure des vacances. Tous les Bernard-l’ermite des environs se rassemblent. Ils s’alignent en rang d’oignons face à une coquille vide. C’est le moment : il faut changer de crèmerie. Petit à petit, chacun s’enhardit à sauter par-dessus son voisin. Ils cavalent tout nus sur le sable, espérant tenter leur chance. Et soudain, presque des ailes : tout le désir du monde les pousse vers un nouveau logis, une place, même temporaire, même éphémère. Une nouvelle coquille. Ensuite, chacun retourne à ses occupations, comme il peut. Il n’y a ni vainqueur ni perdant. Seulement : avoir, ou ne pas avoir. Quelqu’un finit toujours par conclure : c’est la vie. Et chacun repart seul, à sa coquille. Et c’est tout. 05. L’homme sans cœur apparaît à cet instant. Il marche en retrait de lui-même, avec un air de circonstance. On enterre ses illusions après les avoir vendues à l’encan, au marché de Cent coin. / Grave de Poix tête des yeux les collines dans l’espoir de voir Barbe Bleue venir à son giron. Pas loin de Cannes, Niké allaite la truie de fer du Claude qui ne sut jamais rien faire de ses dix doigts amputés à la guerre des boutons. Et pendant ce temps-là (haut et court), Romus et Romulus, le suc, le nectar, l’arôme de Michelle (ma belle), mangent leur soupe d’ortie, puis babillent, jouent et montent là-dessus pour voir Montmartre et le pain de Sucre en bons sacripants. Un cœur brûlant bat au-dessus des nuages noirs d’un ciel bas. Paris siffle son clebs pour qu’il ramène ses moutons là-bas, au pied du mont Ida. / Petit à petit, avec des avancées minuscules, de grands mouvements télescopiques d’antennes et de moustaches, de grands airs majuscules, les insectes suivent le cortège. Certains ont dévalé les pentes du Cluseau, d’autres roulent comme des boulettes depuis Chazemais et Villevendra avec leurs gros ventres gras. D’autres encore viennent à pied ou en rampant de Montluçon. Ils implorent qu’on monte le son. / Le porte-parole à qui l’on a donné du foin pour qu’il fasse l’âme fait un test de porte-voix. Le Larsen ondule sur la campagne, crispe les tympans des églises, projette une ombre sur l’ombre. Des cavaliers montés sur des mules jaillissent depuis la rue Labas. Venus d’Ombrie avec leurs bicornes, leurs fusils, leurs coupe-coupes, leurs grenailles et lances, pareilles à des mats de cocagne érigés pour assassiner les rêves. / Tout ici pue le bobard, le crevard, la pacotille, dit l’abîme derrière l’homme sans cœur (on dirait un zombi de Zanzibar échappé de la téloche cathodique radicale). / Personne ne le reconnaît, mais tout le monde en parle à tort et à travers. C’est comme ça que le grand boursouflé du bulbe reconnaît ainsi les siens — qui ne descendent ni des Huns ni des Hurons ni des Mohicans, ah ça non. Mais plutôt de la tribu des Collabes qui poussent comme du chiendent près Tronçais, Saint Bonnet, Meaulnes ou encore Saint-Amand dit de Montrond à cause des ronds de cuir et ronds de jambes qui pullulent là-bas. / Sur la route d’Epineuil, la jeune Albertine verse une larme de crocodile, s’ébaubit, se pâme, se jette dans une danse de Saint-Guy, éperdue. Certains tentent de la retenir, tous l’oublient vite. / L’homme sans cœur va bientôt parler. Il s’échauffe les lèvres, avale sa salive, replace sa voix. Patience est chaude, et dans l’azur trépigne d’impatience. Le temps s’écroule lentement, emportant les maisons, les cabanes, les châteaux d’eau, l’hôtel de ville, les nids d’aigle, de poules… d’étourneaux. / « Attention c’est parti il va parler ! », dit un héraut après avoir sonné du cor au pied de la tour d’Hérisson. / Le monde retient son souffle. Silence général. / « Je… Je… Je suis l’homme sans cœur… Je me porte mal… Je me porte dehors… Je suis le dedans porté à bout de bras… » / Et puis, plus rien. / Voilà, on est à peine arrivé à la fin que c’est déjà fini. / Tout le monde dit : « Remboursez ! » Puis la foule se lasse, rentre chez elle, espère des lendemains qui chantent. / L’abîme grommelle derrière l’homme sans cœur. Il veut lui adresser des reproches, mais il le rate à Désertines. De peu. 04. Habiter La Grave, pas bien loin du Cher, dans l’Allier. Les mots paraissent familiers. Ensuite, ils sont bizarres. / On a posé les valises à l’étage. Nous habitons un entre-deux. En dessous, un vieil homme ; au-dessus, les fantômes et les rats. / D. habite la petite maison juste après le pont qui enjambe le Cher. Les gendarmes se sont pointés vers 20h. C’était la première fois chez lui, en plusieurs années d’amitié. M’y suis trouvé si bien que j’y serais resté. La trempe que j’ai prise. / M. habite la maison d’à côté. Dacoté, je crus longtemps que c’était un nom. Comme d’autres parlent de « Sam suffit », les villas, vous savez. / La difficulté d’habiter un autre endroit. En quittant cette maison, j’étais à l’envers. / On dit de lui ou d’elle et encore de cet autre : ils sont habités. Ce n’est pas quelque chose de poétique, ils ont des poux les pauvres. / Tu habites là, donc tu suis les règles. / Vous habitez chez vos parents. Hélas, oui. / Vous n’êtes pas habité, rien de tout ça ne t’habite, tu finiras certainement romanichel. / J’habite seul. J’habite avec sept chats. J’habite à l’étage. J’habite au septième étage. J’habite après le coin de la rue. Au septième sans ascenseur. Plusieurs fois, d’ailleurs. J’habite tous les arrondissements de cette ville. En quelques mois. / On dit que je vis mal ceci ou cela. Je n’habite qu’avec difficulté ce genre de situation. Je ne cherche pas à m’investir. Une maison à moi, vous n’y pensez pas. / La cohabitation, proche de la coagulation, à la fin on pense à de la sauce figée. Et l’autre qui dit « le gras, c’est la vie ». / Le mot cabane et le sentier des nids d’araignées, bifurcations de pensées ou de souvenirs, la sensation de déjà-vu. Toujours cette effrayante propension à vouloir fuir l’ennui. Habiter l’ailleurs. D’ailleurs, dit-on l’ailleurs ou ailleurs dans ces cas-là ? / L’idée m’habite un moment, un atelier de sculptures en papier mâché pour les enfants. Il a plus de 30 ans. Elle a fait le tour du cosmos pour revenir m’habiter il y a juste deux ou trois ans. Faut être patient, impatient. À fond dans l’un ou l’autre ? / La maison en Calabre. Deux événements simultanés à ce propos : le livre de Georges H. et la réalité que nous vivons. On dirait une mise au point télémétrique. Sauf que lorsque les deux images coïncident, on ne peut rien en faire, rien en dire ; on reste bouche bée. / À Lisbonne, j’habite quel quartier déjà, celui dont parle Cendrars. Je l’ai au bout de la langue. Et déjà je pense à autre chose, au fait que je croyais voir Pessoa à chaque coin de rue. Je vois le cul du tramway à ce moment-là qui gravit la colline. Rien ne m’habite, tout me traverse. / Je repense à cette histoire. Les trois petits cochons. Parce que je me suis demandé ce que je pensais des maisons de paille à cette époque, si elles m’évoquaient quelque chose. L’Afrique telle qu’on nous la peint dans les livres d’histoire. La case de l’oncle Tom. / Que chaque voix soit un instrument. Que l’ensemble s’appelle « Pierre et le Loup », cette pensée me traverse au moment où je vois les musiciens de Brême passer sous mes fenêtres. / La folle habite de l’autre côté de la rue. Au même étage. La nuit, elle se met au balcon et hurle. / Derrière la cloison fine de la chambre d’hôtel, je l’entends rire toute seule. C’est effrayant. Parfois elle dit des choses énormes. C’est une vieille dame encore coquette. Elle a les ongles peints, même ceux des pieds. Et ce rouge à lèvres — du gloss — nom de Dieu. On dirait parfois qu’on habite ensemble. Une promiscuité dans l’ailleurs. / J’ai entendu ça. Il s’est redressé de toute sa hauteur ce petit bonhomme. Il m’a dit : « Il serait temps que vous fabriquiez votre propre nid. » Non mais je rêve, ce type me prend pour un coucou. Pauvre vieux. C’était un Anglais. Il est mort maintenant. / Habiter un texte, difficile aussi. Habiter un livre, c’est trop d’un coup. Habiter un chapitre, une page, un paragraphe. Commence déjà par une phrase, après on verra. / L’errance est une question permanente sur le fait d’habiter quoique ce soit. Les gens enracinés ne savent pas de quoi je parle, ce n’est pas grave. / Le mot habiter en anglais peut-être « to live », je pense Hamlet, « to live or not ». 03. Une gomme. Pas n’importe laquelle. Une gomme mie de pain. Une gomme souple, molle, fuyante. Une gomme qui n’est jamais là. Quand je la cherche, elle n’est pas là. Quand je ne la cherche pas, elle est là. Elle est là. Elle est là. Je tends la main. Je touche. C’est mou. C’est froid. C’est elle. Je malaxe. Elle devient tiède. Elle prend forme. Elle m’échappe. Elle roule. Elle glisse. Elle se dérobe. Elle revient. Elle attend. Elle n’attend pas. Elle s’en fout. Elle est là. Elle est encore là. Je la garde. Dans la main. Je la presse. Je la perds. Je la cherche. Non. Je ne la cherche plus. Elle revient. Elle revient toujours. Toujours la même. Jamais la même. Elle est là depuis toujours. Elle change. Je la connais. Je ne la connais pas. Elle est là. Elle est là. Elle est là. Elle me regarde ? Non. Si. Elle me juge. Elle me teste. Elle s’efface. Elle revient. Elle recommence. Elle recommence encore. Encore. C’est une gomme. Non. C’est un mot. Un mot mou. Un mot pâteux. Un mot malaxé. Un mot avalé. Un mot évité. Un mot qui se cache. Un mot qui tombe. Un mot qui ne revient pas. Elle est tombée. Elle est tombée. Je crois. Non. Je ne suis pas sûr. Elle était là. Là, juste là. Et puis non. Plus là. Elle est partie. Partie. Partie. Revenante. Peut-être pas. Gomme mie de pain. Tu ne résous rien. Tu n’effaces rien. Tu ramollis. Tu glisses. Tu colles. Tu sèches. Tu durcis. Tu casses. Tu t’effrites. Tu t’émiettes. Tu deviens pierre. Tu disparais. Tu reviens. Tu reviens. Je t’attrape. Je te rate. Je recommence. Je recommence. Je recommence. Tu es là. Tu n’es pas à moi. Tu n’es à personne. Tu es tout. Tu es rien. Tu es là. Tu es là. Tu es là. 02. Il serait question d’un doute, d’un flottement. De se questionner sur l’emploi du conditionnel, comme on glisse d’une pièce à l’autre dans le noir. Par exemple : « Ils décachetteraient leur courrier, ouvriraient les journaux, allumeraient une cigarette. » Que change le temps, l’ordre, la construction ? Quelle sensation naît de l’étrangeté grammaticale ? Il y aurait eu un point, manqué. Le même, toujours. Le voir, c’est voir autrement. Une fenêtre, un œil-de-bœuf, un horizon : tout se tient. Il faudrait reculer, tracer, tendre le bras, un crayon à la main. Un homme, là-bas. Il me ressemblerait. Un double. Il sortirait une cigarette. La flamme, la bouffée. De l’autre côté de la rue. Pile et face. Je dessinerais le salon, lentement. Certains objets : un point, un blanc. La bibliothèque, les tranches, la mémoire. Le parquet — pas du chêne. Deux chambres en une. Un appartement. Pendant qu’il fume, un autre le regarde. Ou pas. Je froisserais le dessin. Ne garderais que les titres. Éviterais le trou noir, l’alcôve, le sofa, l’affiche. Peut-être je reviendrais. Figures géométriques. Radiateur. Pesant. Froid. Porte vers une autre pièce. Un aquarium. Un suceur, un combattant. Lumière bleue. Un miroir. Un lit défait. Un corps de femme. Inventé. Avancer. Nourriture des poissons. Égraine. Nostalgie. Entrée. Cuisine. Agrandisseur sur frigo. Cuvettes. Baignoire sabot. Cafetière à détartrer. Frigo à dégivrer. Pensées échappées. Ouvrir la porte. Refermer. Descendre. Rue. Place. Véhicules. Rotation. Un point, toujours. C’est tout. C’est rien 01. Le paysage défile derrière une vitre sale, dégueulasse, instantanée. Gifles de pluie, giclées de nuit. Accordéon diatonique. Ballade de John Nike ta mère. Entre les wagons. Crissements. Parfums. Sonnette, soufflets, halètement. Villes, jardins, tours, terrains vagues. Couinement du skaï. Froissements d’étoffes, papiers, peaux. Frôlements, esquives, odeurs corporelles, à tomber. Tenir. Devenir île. Agripper la barre. Oublier le poisseux. Le suant. Le merdeux. Ralentissement. Vincennes. Dégueulis de voyageurs. Cafards humains. Pagayer dans l’imaginaire. Double mouvement. Entrer. Sortir. Sonnerie. Portes. Nuit jour nuit jour. Tunnel. Gare de Lyon. Se sentir rat dans une cathédrale. Verre. Acier. Masse. Foule. Danger. Être assommé. Se frayer un chemin. Pardon. Excusez. Vaciller. Se rattraper. Escalier roulant. Monter. Tomber. Recommencer. Couloirs, puis couloirs encore. Lumière. Ciel gris. L’Européen. Bagnoles. Klaxons. Paris. Marcher jusqu’à Bastille. Croiser Bofinger. Souvenir diffus. Rue du Pas de la Mule. Place des Vosges. Traverser. Diagonale. Arbres. Poches. Francs. Rue de Turenne. Café. Debout au comptoir. Bonjour. Bonsoir. Marcher vers la gare de l’Est. Prendre le temps. Au forceps. Arriver. Nausée. Parfum des croissants. Odeur de caoutchouc, gasoil. Tout mélangé. Secouer. Pousser la porte. Cour intérieure. Pavés. Poubelles. Briques. Balcons en fer. Ciel gris. Pousser une autre porte. Bruits de rotatives. Cliquets. Réglages. Voix graves. Gueule du contremaître. Se sentir chez soi. Temporairement. Dégommer les plaques. Nettoyer l’encrier. Imprimer les macules. Un paysage chinois. Regarder à travers. Papier. Murs. Réalité. Réponse des collègues : t’as pas soif ? Gulp. Ravaler. Se taire. Subir. La Roto. Caisse en bois. Caler le corps. Patienter. Prendre l’encre. Le papier. Des films. Du porno. Des affiches géantes. Surveiller l’empilement. Carré. Aligné. Recommencer. Une vie entière à s’inventer un ami pour tenir. Le soir, même trajet — ou pas. Changer. S’inventer des jeux. Oublier. Une heure jusqu’à la cathédrale. Changer de costard. Rat de ville, rat de banlieue. Somnoler. Terminus. Une main sur l’épaule : faut y aller, monsieur. 00. Je recommence. Je doute. J’hésite. J’avance un pied. Je tombe. Je me relève. J’apprends. J’apprivoise ce corps. Bientôt je courrai. Je vois l’arbre en fleurs. Un cerisier. La blancheur de sa floraison me bouleverse. Une émotion floue monte. Comme la grenadine dans l’eau : joie et peine mêlées. Je cours. Tombe. Me relève. Il grandit. J’ai peur et envie. D’être dans les fleurs. D’être avalé par la beauté du monde. Par son horreur et sa beauté. Le parfum entre par le nez. La lumière blanche par les yeux. Je chancelle. Je goûte l’oseille. Une morsure. Surprise acide. Je recommence. J’explore d’autres feuilles. Douces, râpeuses. L’acide, l’amer, le sucré. Tout va dans la bouche. Pour sentir. Pour accepter ou refuser. Pour éprouver. Les mots eux aussi ont un goût. Salsifis, rhubarbe, groseille. Certains me dégoûtent. Cartouche, école, abattoir. Le dégoût déborde. Il se propage. Je suis au centre. Il me traverse. Je suis maladroit. Les objets tombent. Je tombe. Parfois un cri, une gifle. Parfois on m’extirpe. Le noir. Je pleure. Puis je dors. Je suis né, placé en couveuse. Je n’en garde rien. Mais j’y retourne probablement la nuit en rêve. Le ventre chaud. Le geste qui m’en expulse. Une faute ? Un exil ? Chassé du paradis. Depuis, je veux grandir. Revenir. Comprendre. Peut-être mériter.|couper{180}
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#01 Ranger les livres Difficile de donner une définition claire de cet endroit où l’on range des livres. Ranger c’est chinois dans le genre chinoiseries. La première bibliothèque dans le bureau du père, en faux acajou, de chez France Loisirs. L’odeur du feu de cheminée. L’odeur d’Amsterdamer. La collection de pipes ( il lit Simenon) La lampe Napoléon, le bureau Empire à sous-main vert olive. Le facteur, chaque semaine, ou peut-être deux fois le mois, livre les colis. Des livres brochés, à couverture rigide, lettres dorées , souvent, gravées dans ce qu’il faut sans doute imaginer être du cuir. Quelque chose qui fait penser au fer rouge. Il est interdit de toucher aux livres. En ôter un laisse une béance. Visible immédiatement. Donc pas touche. La bibliothèque de l’arrière grand père qui vit au rez-de-chaussée n’est pas visible au tout venant. Elle se trouve dans sa chambre à coucher. Limitée à deux ou trois étagères seulement. Tout François Coppée. Tout Alexandre Dumas. Tout Victor Hugo. Deux gros Bouillet. Ce sont des grands livres en cuir véritable avec des gravures. Ils sont peu pratiques à manier. D’ailleurs je ne les manie pas. On me les montre, parfois on en ouvre un sur la table de la cuisine. C’est une opération quasi religieuse. Tourner lentement les pages, lire lentement, regarder lentement. Parfois c’est seulement deux pages et pas plus. Puis on emporte l’objet pour le remiser à sa place. Ici la béance est seulement temporaire et vite rebouchée. La bibliothèque du père de mon père est succincte. Elle tient sur trois étagères dans un meuble en pin naturel . Ce sont des séries noires, des S.A.S. Et son Darwin : » L’origine des espèces » couverture rigide, usée car beaucoup utilisée. La bibliothèque de la mère de mon père est encore plus succincte : Un gros Tout en Un et quelques piles de Nous-Deux, Modes et Travaux, Rustica. Dans Nous-Deux il y a des romans photo en noir et blanc , pas très passionnant. Sans oublier, bien sur, le catalogue de la Redoute. Le tout tient dans la table de chevet. Le Tout en Un est près de la lampe , tout le reste est empilé sur les étagères en dessous. La bibliothèque de ma mère est grosso modo la même que celle du père. Elle peut emprunter tous les livres qu’elle veut. Mais elle les range une fois lus à leur place. Elle est ordonnée. Sur ce point elle est aussi vigilante que le père en matière de béance. Elle a conservé de sa vie d’avant leur rencontre 4 tomes dépenaillés d’U.H Tammsaare roman estonien , genre de saga intitulée « La terre des voleurs ». Chose étonnante je les ai encore avec moi. Je n’ai jamais eu de bibliothèque à proprement parler s’il s’agit d’un meuble où ranger des livres sur des étagères avant l’âge de 18 ans. Dans la chambre à coucher, les livres étaient empilés à même le sol près du lit. Et puis parallèlement j’ai fréquenté beaucoup de bibliothèques publiques. A partir de 8 ans, emprunter des livres me mettait en joie. Posséder un livre, l’idée m’est venue assez tardivement. A l’âge de 18 ans je bénéficiai soudain d’une occasion me permettant de me dire « j’ai moi aussi une bibliothèque ». Mais ce n’était probablement une chose que j’avais brigué intensément. Juste des pensées fugaces parfois. L’appartement que m’avait proposé un de mes oncles à la location était petit mais l’espace était exploité d’une manière incroyablement judicieuse. Dans ce qui faisait office de salon, des étagères avaient été construites dans des niches qui devaient être à l’origine des encadrements de portes menant d’une chambre de bonne à l’autre. Il y avait au moins 10 étagères de disponible. Ce fut l’occasion d’amasser plus que jamais. La plupart du temps des livres de seconde main, lors de promenades sur les quais. A l’âge de 20 ans je laissai soudain toute ma bibliothèque car je n’avais pas assez de place dans mon sac pour la transporter. J’errais de chambre d’hôtel en chambre d’hôtel. Les livres que je lisais à cette époque étaient empruntées aux diverses bibliothèques auxquelles j’étais abonné. 9. Ici il faudrait que je parle sans doute de mon rapport avec les bibliothèques publiques. Notamment la bibliothèque du centre Georges Pompidou. Mais n’allons pas trop vite. Inscrivons Beaubourg sur un post it 10. En même temps je ne peux pas ne pas noter sur un autre post it le nom de R. Et l’appartement de la rue Quincampoix, juste à côté. Dont les fenêtre donnent sur la façade de la maison de l’oncle de Molière ? Ce fut la première fois que je rencontrai quelqu’un qui avait lu tous les livres qu’il possédait. Il en avait des milliers et qui, chose extraordinaire, n’étaient pas rangés dans une bibliothèque, mais organisés par piles un peu partout dans les deux pièces que constituaient son appartement. Il fallait naviguer dans des ruelles étroites pour parvenir au salon, encombré tout autant, mais on pouvait s’asseoir pour grignoter et boire de petits verres de Payse. Néanmoins il savait toujours où trouver le livre qu’il cherchait, ce qui peut paraitre extraordinaire, mais ne l’est absolument pas de mon point de vue. 11. Lire ces pages de Perec sur l’art de ranger les livres m’a fait rire. Je crois qu’il s’en fiche tout autant que R. C’est à dire de cet ordre qu’il faudrait suivre pour bien ranger une bibliothèque. D’où viendrait un tel ordre ? d’un héritage probablement. Quelqu’un te montrerait un ordre qu’il aurait lui même hérité de quelqu’un d’autre et toi tu ne te poserais pas la moindre question pour emboiter le pas à tout ce beau monde. Non, bien sûr que non. Hériter d’un ordre c’est hériter aussi des dettes comme dans n’importe quelle succession. Et il y a toujours des dettes qu’on l’envisage clairement ou pas. 12. le fait d’emballer ou de déballer des livres s’est peu présenté comme évènement important dans toute mon existence. J’ai laissé derrière moi plusieurs bibliothèques, comme j’ai laissé des meubles, de l’électro ménager, de la vaisselle et des vêtements. La raison principale que je peux donner à cette habitude c’est la certitude d’être une sorte de juif errant. C’est ce personnage principalement qui m’aura hanté la plus grande partie de ma vie. Maintenant j’ai un peu changé, je préfère parler de dibbouk. Je suis hanté par une âme errante ce qui ne signifie pas pour autant que je suis moi une âme errante. Nuance importante. 13. C’est dommage que je ne sache fabriquer avec du code invisible au public un amas de post-il que je pourrais étendre dans l’espace de ce billet de blog. J’ai essayé bien sûr mais une partie du code apparait, car je n’ai pas les droits d’administration tout simplement. Mais je peux tout à fait imaginer un plancher avec tous ces morceaux de papier épars. D’ailleurs chose étonnante, mon bureau actuellement est complètement vide. J’ai ce week-end retiré tout ce qu’il y avait dedans pour refaire le parquet. Je suis tombé sur de vieilles planches à peine équarries. Il y a du changement dans l’air. Et peut-être aussi un peu d’organisation à venir. C’est un vœu pieux. 14. comme d’habitude je ne suis pas vraiment sûr d’avoir saisi le sens exact de la proposition d’écriture. Comme d’habitude je fais avec. 15. Cette bibliothèque familiale regroupant toutes les bibliothèques des uns et des autres est désormais chez moi. La plupart des livres sont encore dans des cartons depuis une bonne dizaine d’années, au grenier. Je ne sais pas si je rouvrirai un jour tous ces cartons. Sans doute pas. Pas plus que je ne me résous à m’en débarrasser. Ils sont là haut, au dessus de nos têtes mon épouse et moi. Comme ce monstre du grenier qui dans mes cauchemars d’enfant dévalait avec fracas le grand escalier. Parfois l’été je monte par l’échelle escamotable, je regarde les planches en acajou de cette bibliothèque que je ne me suis jamais attelé à reconstruire. J’hume le parfum des livres enfermés dans les cartons. ça me suffit pour me souvenir de tous les membres de cette famille désormais disparus. Un genre de cimetière. 16. Depuis le jour où j’ai rencontré mon épouse j’ai peu à peu reconstitué une bibliothèque. C’est une bibliothèque qui se trouve dans une pièce dédiée. Tout sur des étagères mais pas vraiment rangé. On a même fait deux rangées par étagère, ce qui fait que lorsqu’on cherche un livre on est souvent obligé de partir en exploration, d’ôter dix livres pour en trouver un. Comme Perec le dit à juste titre souvent on cherche un livre, et c’est sept qu’on trouve, c’est épatant. 17. L’idée de la bibliothèque comme celle du feu qui crépite dans une cheminée est un fantasme que j’ai conservé longtemps avant de savoir que ce n’était qu’un fantasme. 18. L’idée de trophée comme à la chasse me vient aussi quand je vois une bibliothèque. L’idée de posséder un livre comme on peut posséder un ou une autre aussi. Constituer une bibliothèque tout seul où je serais le seul à lire les livres qu’elle contient m’agace beaucoup quand j’y pense. Cela me renvoie probablement à des territoires d’enfance, à la notion de propriété, à la notion de savoir comme de propriété. 19. Le plaisir de lire un livre provenant d’une bibliothèque s’accroit en pensant que je ne suis pas le seul à le lire. Même si je ne le dis jamais à voix haute, même si je ne me le dis pas très clairement. Même si cela reste suffisamment confus pour que je ne disserte pas trop là-dessus. 20. La problématique du rangement, des textes, comme des livres. Ainsi celui-ci. Ces notes. J’essaie de comprendre la consigne et déjà je ne sais que mettre dans le titre à part « nouvelles ». Puisque le but est d’empiler les textes les uns sous les autres dans ce billet ( d’après la démo ). Du coup peut-être que tous feront pareil. Nouvelles, nouvelles nouvelles. Drôle. Finalement on ne distinguera plus que si l’on fouille. Distinguer n’est pas voir, c’est un peu plus qu’apercevoir. Et je ne parle même pas du point de vue. Sur l’ordre chacun semble avoir le sien si l’on y regarde à deux fois. 21. voilà, plein de papiers jonchent le sol. Et maintenant dans quel ordre les agencer, aucune idée. ça reste ouvert, ça peut encore changer, ça peut être aussi tout autre. On peut aussi laisser le hasard, le vent entrer dans la pièce, ce serait pas bien différent. 22. L’intention serait utile certainement. Une intention mais laquelle ? surement pas pour faire bien. Et l’intention arrive quand ? au départ ? au milieu ? à la fin ? Peut-être n’arrive t’elle pas, il faudrait aussi le prévoir. Le fait de ne pas avoir d’intention est-il aussi une intention ? l’intention de n’en avoir aucune ; ça me rappelle Gide et l’acte gratuit qui ne trouve pas sa gratuité et pour cause. 23. Si je n’ai pas dit au moins mille fois : il faudrait que je range mes livres et de m’arrêter net sidéré, fasciné, par le désordre. J’imagine une bibliothèque akashique ou Borgèsienne. Tout serait là pêle-mêle et l’embarras du choix. Comment ranger les livres sans dépasser cette sidération et éviter Scylla. Filer entre deux, sans courroucer les dieux. La bibliothèque nous cerne presque entièrement, trois murs sur quatre couverts de livres. C’est une bibliothèque France Loisirs, il y a une partie basse avec des panneaux coulissants que l’on peut ouvrir ou fermer pour ranger les papiers de la maison. Sa couleur générale est rouge acajou,mais je ne pense pas que ce soit réellement de l’acajou qui est un bois précieux. Trop cher pour le jeune couple. Le facteur passe deux fois par mois pour apporter des colis de livres reliés ; couvertures rigides, lettres gravées sur un genre de simili-cuir. Cette attirance et cette répulsion pour les livres destinés à donner le change remonte à loin. Encore que l’effroi arrive plus tard, à l’adolescence. Comment les livres sont-il rangés dans cette bibliothèque ? Par ordre d’arrivée des colis ? Par couleur de couverture ? Par ordre alphabétique ? Par genre ? Je ne m’en souviens pas. J’arrive devant cette barrière de livres, je vois les couleurs, les tailles, vaguement il me semble en reconnaître quelques uns, ce dont je me méfie car dans la reconstruction de ce souvenir la précision, le familier sont des dangers. L’utilisation du mot barrière pour dire que nous serions derrière peut-être enfermés peut-être protégés par celle-ci ? La bibliothèque nous cerne presque entièrement, trois murs sur quatre couverts de livres. C’est une bibliothèque France Loisirs, il y a une partie basse avec des panneaux que l’on peut ouvrir ou fermer pour ranger les papiers de la maison. Sa couleur est rouge acajou,mais je ne pense pas que ce soit réellement de l’acajou qui est un bois précieux. Trop cher pour le jeune couple. Le facteur passe deux fois par mois pour apporter des colis de livres reliés ; couvertures rigides, lettres gravées sur un genre de simili-cuir. Confiné dans une prison dont les murs sont constitués de livres, une prison de papier, une forêt d’arbres abattus. Et faire comme si de rien n’était, mettre un peu d’ordre dans tout cela. Classer, ranger, s’en trouver bien, rassuré, heureux ? A côté de cette image presque aussitôt des alignements dans une grande cour l’hiver, un camp et des milliers d’êtres rangés comme des livres, par taille, par race, par genre, par plus ou moins bon état de santé. A côté de ça des montagnes de lunettes, de dents, de cheveux. Bien rangés eux aussi. L’idée que l’on puisse tenir à une bibliothèque comme « à la prunelle de ses yeux » ne me fait plus sourire ainsi que mon cynisme, dans le temps, m’obligeait à m’en moquer ; Je peux concevoir cet engouement, et même cet amour pour les objets à présent même si, quelque chose en moi se refuse encore à le partager. Et ce n’est pas par mépris, mais parce qu’il est trop tard pour entretenir ce genre d’attachement. Pour y croire sincèrement. Avec quel ordre ont-ils été aux prises. Je me le demande seulement à présent. Et presque aussitôt un sentiment mitigé lié au mot collaborer fait irruption. Ils ont collaboré avec un ordre qui de toute évidence n’était pas le leur. Ils ont obtempéré, accepté sans broncher l’ordre quel qu’il fut. Une fois ceci écrit mon réflexe aussitôt est de vouloir l’effacer. Et cette résistance de ne pas l’effacer, sa force est égale. Voici un immobile. Quelque chose doit se loger dans ce double mouvement. Et de revenir en arrière encore et encore dans cette quête. Qu’on puisse m’avoir caché un secret aussi énorme durant toutes ces années jusqu’à ce qu’à la fin, à bout de force je puisse penser être complètement cinglé, que je puisse venir même à penser m’être inventé un tel secret. A quel prix paie t’on sa protection pour l’avenir, à quel prix ce bonheur cette innocence comme s’ils valaient tout l’or du monde, plus que tout l’or du monde ? Image inquiétante des livres s’alignant sur des étagères comme des gens emprisonnés dans un camp. Image exagérée pense t’on ? Qu’un ordre soit aboyé ou dit à voix douce le résultat est le même pendant longtemps. L’image d’un livre qui rentre ou sort du rang. S’en suivra des alignements de fortune, des étagères branlantes, des tablettes fixées avec des équerres dans des parois. Peut-être des installations proches de celles d’un art contemporain, des totems. Mais, la plupart du temps des empilements près d’un mur comme des nécessités de contrefort, de contrepoids. Et comment penser un ordre dans l’organisation de ces piliers sinon qu’ils tiennent, qu’ils conservent l’équilibre, qu’ils ne s’affalent pas systématiquement victime de la pesanteur, de la gravité ; des fois l’ordre est seulement contingence et rien d’autre. Le mot bible ; dans bibliothèque. La Bible arrachée au sable, c’est un des titres que j’ai retenu. Mais jamais lu, à peine feuilleté. Le fait que Werner Keller veuille prouver les déclarations de l’Ancien Testament. L’aversion pour la preuve. Celle par neuf ou par quatre, de tout temps. Le livre est une tête coupée réduite que les Jivaro actuels conservent dans d’étranges cloisons pour se préserver de l’ennui plus que pour apprendre quoi que ce soit de nouveau sur le Dehors. La collection de livres, un amas de bouquins, le trésor de l’oncle Picsou dans lequel on le voit plonger tête la première. Sourire béat, regard en biais, suspicieux. L’idée de la bibliothèque proche de celle du cimetière. Les différences de formats, de matériaux, égales à celles des sépultures, et un regard ironique mais en dessous plutôt triste, désespéré sur ces deux idées qu’on joint par dépit. R. me tint un long moment en haleine tout comme Shéhérazade son Sultan, chaque soir extirpant un nouvel ouvrage de son bazar me promettant qu’à sa mort j’en hériterai. Qu’allais-je donc faire de cette gigantesque amas d’encre et de papier, l’angoisse monte encore rien que de m’en souvenir. Rien. Dans l’impossibilité de choisir une hypothèse d’usage, bientôt je renoncerai à R. comme à ses livres. Ce qui est à rapprocher de l’image du renard prit au piège qui préfère se ronger la patte et s’en aller clopin clopant ( ou cahin caha ) L’homme affalé dans un canapé se tient devant ses livres comme un seigneur protégé par ses sbires et je suis toujours ce pauvre hère que l’on jette à ses pieds pour implorer une justice qui ne vient pas. Le fait de désirer un livre et s’empêcher de le lire. Une sorte de volonté d’abstinence provoquée par un indicible malheur, l’obligeait à chercher une jouissance singulière pour se rendre singulier. Puis il se mit à acheter des livres par dizaines dans une frénésie incontrôlable. Les lisait-il ? non. Il les possédait et ça lui suffisait pour imiter le plaisir ou le pouvoir, pour effectuer une incartade dans la gabegie d’avoir Ce type était tordu. Il imaginait qu’en possédant des livres il acquerrait un poids dans le monde. Quand sa bibliothèque s’écroula et l’ensevelit, il eut l’air fin. Puisque cette femme de toute évidence ne l’aimait plus, il lui laissa ses livres. On se demande encore à quelle fin, pour quelles raisons, et comment continua t’il sa vie n’ayant plus le moindre livre à sa disposition. Il aurait pu comprendre à la première perte, au premier abandon qu’il ne servirait à rien de racheter des livres, de se reconstituer une bibliothèque. Peut-être que la condition dans laquelle il se trouva ne l’empêcha pas de le faire. Jamais un livre lu ne mérita à ses yeux d’être relu. Il y avait tellement d’autres livres à lire. Mais, s’il avait su lire, il se serait rendu compte qu’il relisait toujours le même livre. En mettant le nez dans un vieux livre on peut sentir parfois l’odeur d’un trèfle à quatre feuilles. Mais c’est une odeur plus désirée que véritable, la plupart du temps , en étant réaliste, on voit bien que les feuilles sont au nombre de trois. La bibliothèque d’Alexandrie est une représentation réduite de la grande bibliothèque Akashique. Il faut trépasser trois fois minimum , comparer les deux objets de ce fantasme de bibliothèque pour se rendre compte de l’étendue vertigineuse et dérisoire de notre imagination. #02-Histoire de mes librairies Les nouvelles librairies ( titre à mettre de côté pour mieux l’observer) Je voulais reprendre cette histoire d’une façon chronologique, retrouver les premières librairies de mon enfance, mais je ne trouvai rien. Quelque chose d’opaque, un capharnaum d’images se mêlait, je voyais des rayons obliques de bandes dessinées cotoyant des magasines féminins, des fascicules de mots croisés, peut-être de mots mêlés également, encore que je ne soie pas certain que cette discipline existât à cette époque. ( Après avoir effectué des recherches il semble que les premiers jeux de mots mêlés datent des années 50, que leur inventeur est un certain Pedro Ocon de Oro) Mais ils arrivèrent tardivement blablabla La librairie des îles La librairie des îles– ce n’est pas son vrai nom- se situe à un jet de pierre du groupe scolaire dont j’ai oublié le nom, dans l’une des rues les plus étroites de ce quartier autrefois populaire ; au nord de cette ville Il faut que je me hâte d’écrire le peu de souvenir qui s’efface, se transforme, s’évanouit, bientôt tout n’aura plus que la consistance sibylline du rêve. J’aurais voulu commencer par un souvenir biographique, bien sûr, et donc parler du libraire, qui fut mon ami. J’aurais commencé par décrire l’arrière boutique, cette petite cuisine où nous buvions du rhum en évoquant cet écrivain des îles qui révèle la beauté du créole comme de la langue française. Mais à l’instant même une fenêtre s’est ouverte brutalement sous l’effet du vent, notre région traverse des tempêtes ces derniers jours. Et cet incident m’a soudain semblé surgir de façon opportune pour que j’évite toute référence biographique. Parmi toutes les interprétations, j’ai préféré voir là comme un signe me privant de l’autorisation d’user de ce souvenir. Un peu comme on essuie une vitre embuée du plat de la main ; j’ai bien senti qu’une image s’effaçait laissant la place à une autre. Encore que ce ne soit pas vraiment une image à proprement parler mais plutôt un prénom qui surgit : Adèle. Adèle est une antillaise aux yeux verts, la cinquantaine, atteinte par la maladie de lire tout ce qui lui tombe sous la main, une main très élégante, comme peuvent l’être les colombes de Picasso ou de Matisse. Me voici à la porte, j’entre dans la librairie des îles pour acheter un nouveau carnet Clairefontaine, je ne veux surtout pas des reliures à spirales que proposent les supermarchés, j’aspire ( j’implore) à obtenir le prochain carnet disposant d’ une reliure en tissu noir et il faut aussi c’est impératif, que la couverture soit verte, et très précisément du même vert que tous les autres carnets que j’ai l’habitude d’utiliser. Ce serait un cliché évidemment de dire que dans la librairie flotte une odeur de vanille, ou encore une odeur fruitée, ou encore une odeur d’encens, ce serait même étrange que ce soit la marque d’encens Saï Baba et pourtant nous ne sommes plus à une étrangeté près. Le fait est que l’odeur soudain est là , une odeur indéfinissable qui me prend par les sentiments et à nouveau je peux entendre le grelot joyeux de la porte d’entrée qu’on ouvre pour entrer dans la librairie des îles. Quel âge puis-je avoir ? , je ne m’en souviens plus peut-être entre vingt et vingt-cinq ans, moins de trente en tous cas ; c’est tellement jeune mon Dieu, et comme je suis exigeant et têtu ; il me faut ce fameux feutre à pointe fine, un FINELINER 0,5 mm de la marque STAEDTLER , car je fais aussi beaucoup de croquis. Il n’y a personne dans la librairie à cette heure de la journée, je crois qu’il est quinze heures au clocher de l’ église la plus proche ; désolé je ne porte pas de montre. Adèle est assise à une table, elle est en train de lire lorsque je fais irruption avec mon obsession de carnet et de feutre ; la voici, elle est désolée, elle sourit et ses yeux sont sincèrement tristes, pas de carnet Clairefontaine chez elle. Et je m’en serais retourné sans autre si elle ne m’avait soudain retenu pour me demander à quoi me sert ce petit carnet. — et j’ai le feutre que vous chercher vous alliez l’oublier ? question osée . Je me demande si moi-même j’aurais été capable de poser ce genre de question si j’avais eu le bonheur d’être libraire et celui de vendre de la papeterie et des livres. Du coup me voici déridé. — Ce doit être vraiment chouette d’être libraire je lance pendant qu’elle me rend la monnaie et emballe le feutre dans un sac de papier. Je crois que j’ai un peu de mal à partir, elle est sympathique et, en jetant un coup d’œil aux tables et aux étagères je repère pas mal d’auteurs que je ne connais pas. Je ne suis que peu l’actualité littéraire. Chaque année, la multitude de bouquins qu’il faudrait lire absolument m’a toujours plaqué au sol. Et puis de toute façon, je n’ai même pas encore fini de lire tous les classiques. — vous devriez lire les essais d’Alain Viala qui sortiront en 1993 me dit-elle en souriant. — Comment font les gens pour lire tout ça je demande à Adèle, en éludant la proposition — Ils choisissent peut-être de devenir libraires me réplique t’elle en riant Je m’aperçois que je fais tout pour faire l’impasse sur la librairie elle-même. Allons , un petit effort, elle n’est pas bien grande, quelques tables, quelques étagères, au sol il y a du linoléum, et, dans un vase posé sur une console, de magnifiques lilyums blancs. Je me souviens maintenant du rapport exact, comme un accord parfait, du vert des feuilles et du blanc des pétales, (à noter). — J’ai envie d’un thé, ça vous dit ? me demande Adèle en arrangeant quelques livres sur l’une des tables. Bien que je sois plutôt café je dis oui. Elle a l’air de lire dans mes pensées. — J’ai aussi du café si vous préférez. On rigole, ça fait du bien. — D’autant que ces derniers temps rare de rigoler j’ajoute. Et de nous mettre à causer en buvant elle son thé moi mon café. Je suis resté jusqu’à l’heure de la fermeture, nous avons parlé des livres qu’Adèle aimait, je ne me souviens évidemment plus des noms des auteurs, des titres non plus, mais ce n’est pas bien grave je crois que ce qui m’a fait le plus plaisir c’était sa chaleur, la passion qu’elle diffusait comme un phare sa lumière en évoquant tous ces livres, oui c’est cette chaleur et cette passion , cette étincelle dans l’obscurité qui m’est reste en mémoire, ainsi que son rire clair ricochant sur ses yeux, le nom de Chamoiseau et le parfum des lilyums. La librairie Chez Gilbert à Saint-Michel Il y a tellement de magasins différents tout autour de la fontaine Saint-Michel, et même plus haut sur le boulevard menant à Saint-Germain ou vers le Jardin du Luxembourg, que l’idée qu’il m’en reste est bien plus proche de celle d’une industrie du livre que d’une librairie. Je me souviens aussi des différences d’espaces d’une exiguïté l’autre, ma présence flottant dans chacun de ses lieux à différents moments de ma vie. Un espace pour les livres scolaires, universitaires, un autre pour les livres que l’on revend, une planche fixée dans l’encadrure d’une porte faisant office de comptoir, afin de pouvoir acheter de nouveaux livres chaque année. Il règne ici une agitation tranquille, un silence quasi religieux, à peine dérangé par le trafic automobile de la ville à l’extérieur. Des escaliers étroits mènent à des étages qui eux-mêmes possèdent d’autres escaliers menant encore à d’autres étages. La lumière arrive ici avec effort à travers de vitres poussiéreuses. Les rayonnages se dressent et se confondent avec les murs ; des alignements d’encre et de papier qui montent jusqu’au plafond. Il doit y avoir un système d’orientation cependant, même si j’ai oublié à peu près tout de celui-ci au moment où j’écris ces lignes. Gilbert ne reprend pas cher du tout les livres ça je m’en souviens très bien cependant. On vient ici avec une valise on ressort avec deux billets et encore , quand on a un peu de chance. Je m’aperçois que j’ai oublié le mot qui va souvent avec Gilbert- C’est le mot jeune et voilà ça me revient c’est ça, Gilbert Jeune. Les marchés aux livres d’occasion. ll aura été rare que j’achète mes livres neufs. J’en suis tout aussi honteux que fier si vraiment vous voulez tout savoir. Honteux car cette propension à acheter d’occasion indique une certaine indigence matérielle, fier car ce n’est pas à cause de moi que nombre d’arbres, de forêts seront mis à sac pour permettre à des chalands sans vergogne de se ruer sur les soi-disant pépites annuelles que nous exhorteraient à dévorer les critiques, les émissions littéraires. j’ai beaucoup acheté de livres au fil de l’eau, en me promenant sur les quais, en passant devant les boites de bouquinistes. Ce qui ne signifie d’ailleurs pas qu’ils sont toujours si bons marchés. Parfois il m’est arrivé de payer le prix fort pour une ou deux éditions originales je l’avoue. Sinon les marchés aussi offrent de réelles possibilités d’acquérir des livres pour de très modiques sommes. A certain moment de mon existence, je voulais lire des romans de science-fiction, Notamment José Luis Farmer et son cycle du Fleuve. Je l’avais plus ou moins cherché dans les librairies sans vraiment le chercher, c’était une sorte de tâche de fond, et il fallait je crois que le hasard me le fit rencontrer sinon rien. Je ne suis pas du genre non plus à commander des livres et à patienter quinze jours trois semaines pour les obtenir enfin. Je n’ai commis cette bévue qu’une seule fois, et j’avoue qu’en y songeant à nouveau j’en reste encore bien honteux. j’avais commandé deux gros tômes que je n’avais pas lus du Journal de Luis Calaferte dans une librairie que je ne suis jamais retourné chercher. J’imagine que si cette librairie exige des arrhes désormais pour les commandes c’est en grande partie de ma faute. ( mea culpa, flagellons-nous dix fois et reprenons notre souffle) Donc les marchés furent mes librairies en grande partie. De la science fiction mais aussi des livres érotiques, voire même pornographiques. Le genre de livres par exemple qu’on serait bien embêter de produire à la caisse d’une librairie. Encore que le Marquis de Sade fasse partie des classiques bien entendu et que des gens bien sous tout rapport le lisent encore, et, probablement l’achètent dans des librairies, sans doute d’ailleurs désormais des librairies en ligne. Presque comme un marché normal, le marché aux Puces de Vanves, de Montreuil, celui de Clignancourt. Ce sont lors de ballades dominicales la plupart du temps, que j’ai acquis de nombreux livres ici. Notamment ce livre que je lis et relis à tout bout de champs Ce gros Cobra à la couverture verte et cet autre sur DE Staël dont la majeur partie des illustrations sont souillées de tâches de peinture à l’huile parmi tous ceux qu’il me reste de cette époque lointaine désormais. Errer dans les librairies Entrer dans une librairie et demander un livre ce n’est pas la même chose que d’entrer dans une librairie en n’ayant pas de livre à demander. Errer dans les rayons d’une librairie est un plaisir coupable sachant qu’il y a de grandes chances qu’on n’achètera rien. Certains font sûrement bien pire pour se dessaler, penser à cela quand le rouge monte aux joues au front. Grands magasins qui font aussi librairies La naissance des grands magasins qui, parmi tout un tas d’autres denrées vendent des livres, convoque des images douloureuses qui convergent pour la plupart vers le mauvais pli de l’anonymat. On devient anonyme comme client, mais les vendeurs aussi sont tellement interchangeables. En quelques mois à peine ce ne sont déjà plus les mêmes têtes. Ainsi je suis toujours pris d’une sorte de vertige lorsque je passe les portes coulissantes de la FNAC, rue de la République à Lyon. On ne sait où donner de la tête car dès l’entrée la promotion nous assaille immédiatement. On en perdrait facilement la tête, certains la perdent, moi je n’en ai pas les moyens, ou je ne me les donne pas. Montée de l’escalator depuis lequel au fur et à mesure que l’on monte on voit l’espace en dessous, la section informatique, téléphonie, télévision, hi-fi, on en a déjà comme un nouveau tournis avant même de parvenir comme propulser tête en avant dans les derniers jeux vidéos à la mode, les consoles, les game-boy, les prix sont astronomiques et des écrans diffusent des démos aguicheuses, tandis que des gamins bavent ou vocifèrent devant des grandes personnes mal à l’aise. Rayon littérature française, littérature étrangère, littérature espagnole, italienne, turque, suédoise… Je ne rentre plus à la FNAC comme j’ai pu autrefois entrer dans une librairie, l’errance ici est mortifère. On en ressort vidé de toute sa substance. Décitre Chez Décitre de l’autre côté de la Place Bellecour, on retrouve une ambiance feutrée, d’ailleurs il me semble que l’on marche sur de la moquette. Il y a au rayon des nouveautés quelqu’un a prit la peine de créer une note pour chacun des livres exposés. On peut passer un bon moment à lire ces notes, à se faire des idées, puis les regarder s’envoler. Flammarion Chez Flammarion, à un autre angle de la place Bellecour, côté place Antonin Poncet c’est à peu près la même atmosphère qu’à la librairie du Passage, rue de Brest. Mais depuis février dernier la librairie ne s’appelle plus Flammarion , 20 employés licenciés, il semble que ce fleuron des librairies lyonnaises soit tombée dans l’escarcelle d’un fond d’investissement américain via le réseau des librairies « Chapitres ». Dommage, j’aimais beaucoup prendre l’ascenseur pour monter dans les étages, cela me rappelait un immeuble dans lequel j’ai habité enfant, sauf que là tous les appartements étaient tapissés de livres, on pouvait y rester là aussi très contemplatif des journées entières sans que personne ne nous adresse la parole, ou ne vienne nous interrompre dans nos rêveries. Activités à faire dans une librairie Il y a aussi cette librairie dont il faudrait que je parle, elle porte le nom d’une galerie d’art parisienne. Elle se situe entre deux villages, près de chez nous. Le libraire, un grand type sec atrabilaire organise des déjeuners ou dîners littéraires. Cela m’a amusé durant un temps. Mais c’est encore une occasion pour dire et écouter à peu près tout et n’importe quoi. Les grandes tables chargés des derniers best sellers à la mode sont débarrassées pour l’occasion et tout le monde s’assoit devant une assiette et un jeu de couverts Parfois un auteur vient se perdre ici pour effectuer une lecture. Il faut voir alors les visages tendus vers elle ou lui, surtout si par bonheur son dernier ouvrage à plu. Le plus amusant est d’observer la séance de dédicace à la fin, et le visage du libraire qui se détend, il lui arrive même de sourire en découvrant les dents, comme si l’événement l’avait plongé dans un bain de jouvence. Les nouvelles librairies Depuis que nous vivons ici, dans notre pays de vaches, nous ne nous rendons plus que rarement en ville, et encore moins dans des librairies. Et ça ne va pas s’arranger puisque nous ne disposons qu’une vignette critaire 3 sur le parebrise de notre vieille Dacia. En janvier prochain il faudra prendre le train pour se rendre à Lyon ou à Valence. Mais peu importe puisque désormais nous pouvons commander les livres sur internet. Bien sûr nous n’achetons des ouvrages neufs que pour l’occasion de faire des cadeaux, Noël, anniversaires en tout genre, car en ce qui me concerne surtout j’achète surtout des livres d’occasion sur Momox, Recyclivre, le Bon coin. Il y a aussi des sites comme celui de la BNF ou encore Gallica pour le cas où j’ai besoin de relire certains passages depuis mon ordinateur ou ma tablette, ce qui m’évite d’aller fouiller dans notre bibliothèque. J’ai récemment découvert aussi des sites pas très légaux où l’on peut trouver à peu près tout ce que l’on veut au format PDF ou EPUB que l’application Livre sur l’Ipad permet de lire. D’ailleurs à ce sujet, je m’aperçois que j’ai pris l’habitude de lire sur écran, ce qui m’apparaissait autrefois comme le summum de l’ineptie autrefois tant j’étais victime d’un certain fétichisme de l’objet livre. A force de télécharger des PDF et des EPUB il a fallu que je prenne un abonnement pour pouvoir stocker cette masse de livres virtuels sur un Cloud. Ma librairie comme ma bibliothèque sont donc en quelque sorte dans un nuage comme m #03 inventaire des choses perdues 1. A propos l’idée de l’inventaire. Au mot une image. Celui de cette entreprise de pièces détachées pour machines-outils. Des japonais d’une amabilité byzantine . Le bruit incessant d’un fenwick errant à vive allure d’une allée l’autre d’un entrepôt. Des colis confectionnés chaque jour un peu plus vite. Une difficulté à se souvenir d’emplacement, de l’apparence des pièces à faire correspondre à un code barre, une ligne de commande, qui s’aplanit de jour en jour. A la fin on y va les yeux fermés. Est-ce que l’inventaire a quelque chose à voir avec l’invention, c’est la fin des mots qui change. Taire ce que l’on aurait inventé à un moment de sa vie, dans un lieu inventé lui aussi, avec des gens dont on ne peut se faire une idée que fictive en utilisant des outils qui ne valent pas mieux. Quel discernement suffisamment aiguisé, et sur lequel on pourrait compter, qui ne nous trahisse pas ? Parlons aussi des choses. Une image de livre presque aussitôt, un titre : Le petit chose. Et c’est comme on disait autrefois « machin chose » ou je l’ai sur le bout de la langue. Les choses sombrent ou surnagent dans le naufrage du temps qui passe,( inexorablement ) Et parfois, dans l’espoir de le ralentir car il passe de plus en plus vite, un vague souvenir de ces choses. En deux mots on réinvente ce qu’on a déjà inventé dans un but ( est-il louable ou au contraire peu avouable ? ) d’inventorier. Quant à la perte elle est souvent ( toujours ?) irrémédiable. Est-ce pour cela que l’on voudrait se souvenir de choses perdues comme on remue le couteau dans une plaie ? Sinon on peut aussi avoir un brin d’humour et se dire que nous perdons la vie petit à petit comme par inadvertance, qu’au moment où la prise de conscience nous arrive vraiment le sursaut serait de s’accrocher à un inventaire, mais qui serait loin d’être celui dont l’idée première nous vint au moment de penser au mot inventaire. On pourrait emprunter la vieille peau de Michaux, qui est comme une peau d’ours, fabriquer un rond de pierre dans une clairière, faire un feu, et au moment où l’odeur de bois brûlé atteindrait nos narines l’esprit ferait des étincelles, on pourrait inventorier tout ce qui ne nous appartint pas, ce qui jamais ne nous aura appartenu, ce qui jamais ne nous appartiendra. inventorier alors comme on se jetterait à l’eau, dans l’imaginaire. Il faut une force (incommensurable ?) pour évacuer en premier lieu la tentation d’effectuer un inventaire autobiographique. Car chez moi c’est une sorte de réflexe. ( une sale habitude ? ) La raison en est que lorsque j’écris, je ne vis pas ma vie, je la rêve ou je la cauchemarde. On croit que c’est autobiographique, mais en fait ce ne sont que des récits oniriques. Et comme je l’ai entendu dire il y a peu, rien de plus pénible à lire que ce genre de récit. Il faut écrire à partir de la matière de ce rêve de ce qu’il déclenche au réveil, cet état second. Inventorier ces état seconds où l’on perd un peu de cette certitude d’être dans un rêve et pas tout à fait encore dans un autre. A cet instant les choses s’éclairent ( un peu ) Elles luisent doucement dans une presque obscurité. On peut bien retrouver (si ça nous chante ) tout ce que l’on imagine avoir perdu. Ce n’est pas si difficile d’en inscrire quatorze quand on en a aperçu un ou une. C’est même certainement en rapport avec la notion de dérivée mathématique, ou encore les fractales. 2. inventaire de choses perdues. Le dernier des Mohicans : Le Dernier des Mohicans (The Last of the Mohicans) est un roman historique américain de James Fenimore Cooper, publié pour la première fois en janvier 1826, notamment par un éditeur apprécié et diffusé à l’époque, nommé Carey & Lea. Deuxième des cinq ouvrages composant le cycle des Histoires de Bas-de-Cuir (Leatherstocking), il se situe entre Le Tueur de daims (The Deerslayer) et Le Lac Ontario (The Pathfinder). Le Dernier des Mohicans est une méditation nostalgique sur la disparition des Amérindiens, tout en étant une annonce de la naissance des États-Unis. Il eut un énorme retentissement en Europe, dès sa publication, comme en avaient les romans contemporains de Walter Scott. Le premier titre des Chouans de Balzac, paru trois ans plus tard, lui fait allusion : Le Dernier Chouan ou la Bretagne en 1800. Pertes humaines durant la Seconde Guerre Mondiale Les statistiques des pertes de la Seconde Guerre mondiale varient, avec des estimations allant de 50 millions à plus de 70 millions de morts ce qui en fait le conflit le plus meurtrier de l’histoire de l’humanité, mais pas en termes de décès par rapport à la population mondiale. Les civils ont totalisé 40 à 52 millions de morts, dont 13 à 20 millions de maladie ou de famine du fait de la guerre. Les pertes militaires s’évaluent entre 22 et 25 millions, dont 5 millions de prisonniers de guerre morts en captivité. Les statistiques ne donnent pas le chiffre du nombre des morts après septembre 1945 (et après mai 1945 pour l’Europe), sans doute élevé : un grand nombre de soldats grièvement blessés décédèrent, ainsi qu’un grand nombre de déportés rescapés, qui moururent des conséquences de mauvais traitements, de privations diverses, etc. Du fait du manque de services médicaux et hospitaliers, souvent dégradés, la mortalité était plus importante qu’avant 1939. Après 1945, la famine était très visible en certaines zones de l’URSS, dans les Balkans, et même dans l’Europe occidentale, sans oublier l’Asie. Aussi, il ne faut pas négliger les conséquences psychologiques, très importantes, avec un grand nombre de personnes traumatisées, souvent pour plusieurs générations. Perte de la mère (et du lecteur) , chez Serge Doubrovsky : ( extrait d’article ) Serge Doubrovsky cède avec « Le Monstre » de nouveau à la tentation autobiographique. Il semble même qu’il n’ait pas la maîtrise de ce choix. Toujours est-il qu’il compte vingt-deux ans de plus que jadis, en 1948. Il est professeur, mari, père et… orphelin. La question se pose différemment, aujourd’hui : Comment se libérer de soi-même, comment s’écrire, quand il faut simultanément écrire l’autre. Comment écrire en même temps sa propre biographie et celle de sa mère, lui rendre son dû, sa vie ? Nous touchons là, sans doute, à l’essentiel de la douloureuse découverte de l’écrivain lors des années de psychanalyse : on ne s’appartient pas. Même quand on est seul dans sa chambre, devant une machine à écrire, et qu’il n’y a personne pour vous voir, on ne s’appartient pas. L’absurde recherche de soi. La révélation de l’absurde se fait généralement dans l’angoisse : l’angoisse de la dignité chez Camus, celle de la responsabilité chez Sartre. Celle de ne jamais s’appartenir chez Doubrovsky. Seul subterfuge : se reprendre à autrui en se créant dans un langage, remanier le matériau de sa vie, des autres vies, en remplissant le vide en soi par celui du feuillet. Plus donc encore qu’une « auto-contemplation », l’œuvre est auto-genèse dont le point de départ pourrait se formuler comme suit : étant donné qu’on ne peut pas naître seul, s’auto-engendrer, il faut faire parler la mémoire en la réinventant pour soi-même. « Le Monstre » est un excès de mémoire. Une orgie d’écriture. Ce terrorisme de l’écriture, de la conscience ex-jectant l’autre, s’inscrit non seulement dans les réminiscences des lectures de maints écrits sartriens (Érostrate, L’Âge de raison, L’Être et le Néant : tout se passe en-dehors de la conscience) mais aussi dans une période où l’expérimentation littéraire était à la mode, les figures de Joyce, de Queneau, de Ionesco, de Beckett donnant une image de l’écriture comme expérience dans laquelle le lecteur n’était pas nécessairement invité à entrer de plain-pied. Perte de l’ouïe, la surdité de Beethoven : ( extrait d’article ) C’est à partir de la correspondance du compositeur (Brigitte et Jean Massin) que l’on peut retracer l’histoire et l’évolution de sa surdité. Dans une lettre datée du 1er juillet 1801, alors âgé de 31 ans, Beethoven évoque pour la première fois son handicap dans une lettre adressée à son ami le docteur Franz Wegeler : « c’est ainsi que depuis trois ans mon audition s’affaiblit… au théâtre, je dois me placer tout contre l’orchestre… je n’entends plus les sons aigus… j’entends les sons mais ne peux comprendre les mots. A l’inverse, si quelqu’un crie, je ne le supporte pas… » On y apprend que cette surdité évolue depuis quelques années déjà, s’accompagnant d’acouphènes permanents et d’hyperacousie douloureuse. Cette baisse de l’audition semble évoluer d’un seul tenant expliquant l’émergence d’un syndrome dépressif, signalé dans le testament d’Heiligenstadt en octobre 1802, et restreignant progressivement sa vie sociale, d’où son tempérament jugé solitaire et ombrageux. Il semble que la maladie auditive ait débuté à l’âge de 26 ans par des acouphènes, suivis de l’apparition d’une surdité deux ans plus tard (1798) prédominant sur les aigus, avec une perte de l’audition évaluée à 60% en 1801 (un chiffre soumis à caution quand on sait que l’invention de l’audiogramme se fera bien plus tard !), pour devenir complète à l’âge de 46 ans, en 1816, date à laquelle il n’entend plus la musique et utilise un cornet acoustique et des cahiers de conversation. En 1808, il donne son dernier concert public. histoire de Zénobie , la perte de Palmyre (récente ) et de l’authenticité de l’ouvrage L’ Historia Augusta : (extrait d’article) : Si l’Histoire Auguste est aujourd’hui reconnue comme largement fictive (certains spécialistes lui donnent même le label de « fiction historique »), elle était considérée comme une histoire fiable à son époque et pendant de nombreux siècles par la suite. Le célèbre historien Edward Gibbon (1737-1794) l’accepta en tant que compte rendu authentique de l’histoire de la Rome antique et s’appuya largement sur elle dans son ouvrage en six volumes intitulé Histoire de la décadence et de la chute de l’Empire romain qui, comme l’Histoire Auguste, est largement considéré comme inexact de nos jours. Ces deux ouvrages eurent toutefois un impact considérable sur les publics qui les lirent ou les entendirent. Plutôt que de considérer l’Histoire Auguste comme largement fictive, il serait peut-être préférable de l’envisager sous le même angle que le genre de la littérature naru de la Mésopotamie antique. La littérature naru commença à apparaître vers le deuxième millénaire avant notre ère en Mésopotamie et se caractérise par des récits mettant en scène un personnage bien connu du passé (généralement un roi) en tant que personnage principal d’un récit quasi-historique, qui vante les prouesses militaires du roi, raconte sa vie et son règne ou, plus souvent, utilise le roi pour illustrer la relation appropriée entre les êtres humains et les dieux. Le personnage principal (le roi) était toujours un personnage historique réel, mais l’histoire était soit fictive, soit orientée d’une manière particulière afin d’obtenir l’impression désirée. La perte du téléphone et de la voix sur le répondeur ( deux fois ) que l’on pourrait traiter d’une façon plus générale ? comme la perte des disquettes, des disques durs, des photographies de vacances. La perte de dignité ( mille fois avant de savoir qu’on en possède une ) dans le monde du travail, notamment celui des enquêtes par téléphone. perte d’un appareil photographique Leica M42 dans un train ( irréparable) et un suicide quelques temps plus tard. Perte de la volonté de ne pas écrire des choses autobiographiques ( et essayer de se raccrocher aux branches en extirpant le mot autofiction du bout des lèvres) Perte du souvenir d’un rêve que l’on finit par réinventer parce qu’il nous manque trop. Puis on s’aperçoit que manquer n’est pas le bon mot. C’est tout le contraire, il nous révèle. Perte soudaine d’orientation au volant d’un véhicule. Il se demanda tout à coup où il allait, d’où il venait, et durant quelques secondes il s’aperçut horrifié qu’il ne s’en souvenait plus. Puis l’impression s’évanouit, il en résulte un nostalgie de l’horreur. Et s’il dépasse cette fichue nostalgie, il découvre que l’horreur est un pansement, ou un réflexe, ni plus ni moins. Perte d’équilibre. Le peintre regarde son tableau sombrer dans le chaos ( avec effroi ?) Perte de cheveux. Suite à un traumatisme, cet adolescent perd ses cheveux, toutes les stratégies qu’il s’invente à partir de là pour ne pas subir de plein fouet cette singularité. Référence à ce roi mythologique qui s’empoisonne un petit peu tous les jours au cas où il serait un jour victime empoisonnement. Perte des clefs ( ça irait bien avec la peur d’avoir oublié d’éteindre le gaz) Perte de la mémoire d’un lieu où l’on a garé son véhicule. Perte osseuse dans l’espace : Le remodelage est un élément clé de la compréhension de maladies osseuses comme l’ostéoporose. Il explique également le phénomène de la perte osseuse chez les astronautes dans l’espace. Dans l’espace, les astronautes sont sujets à l’ostéopénie du vol spatial. Ce trouble physique peut entraîner chez les astronautes la perte de un à deux pour cent de leur masse osseuse en moyenne chaque mois. Cette perte osseuse se produit habituellement dans les jambes, les hanches et la colonne vertébrale. Il faut compter de trois à quatre ans pour que ces os se rétablissent après le retour des astronautes sur Terre. 3. Choisir pour écrire. J’ai un peu perdu le fil de la proposition ( comme d’habitude) Maintenant il faudrait que je choisisse un de ces items pour écrire un texte. Ce que je ferai peut-être, ou pas. Et en même temps je me demande si déjà ce n’est pas amplement suffisant. # 04 Les livres moins ce qu’ils disent Sergent ! interroge Camember, et la terre du trou ? — Que vous êtes donc plus herméfitiquement bouché qu’une bouteille de limonade, sapeur ! Creusez un autre trou ! — C’est vrai ! » approuve Camember. L’apparence des livres, l’image des livres, leur alignement sage sur les rayons d’une bibliothèque, d’une librairie, ou, au contraire, l’accumulation de piles directement posées au sol, dans ce qui ressemble à un désordre, une anarchie, un chaos, c’est dans l’ensemble tout ce qui me viendrait le plus facilement sans le moindre effort, cette sorte de cliché issu d’un décorum plutôt que tout ce qu’ils pourraient encore me dire , ces livres, ou ne pas me dire ; Lorsque j’y songe, comme aujourd’hui, je les considère comme des choses, des objets, des éléments décoratifs, un mobilier, parfois chaleureux, parfois démodé, parfois inutile , encombrant même, bref : un élément indissociable d’un tout que l’on pourrait nommer « mon intérieur ». Cependant, en creusant cette image molle , je tombe sur la dureté salvatrice d’un hiatus. Entre la chose, l’objet, l’apparence et le contenu. Une paille. Mieux que cela. Car si j’examine tout ces contenus je ne pense pas être si surpris qu’en grande partie, ils m’échappent. Et que par cette fuite semblable à l’air s’échappant d’un trou dans une chambre à air, tout ça me laisse dans un état d’abattement encore plus grand. Peut-être même une bonne vieille déprime. ( tout ça bien sûr si j’étais du genre à vouloir thésauriser un savoir, des souvenirs de lecture, une passion pour tel ou tel auteur, ce dont je doute désormais ) Donc, non, si je considère le pire, ce trésor familial qui me tombe dessus me plaque au sol m’étouffe , la surprise sans doute encore l’emporte sur mon éternel sourire de simplet. Fut un long moment où je passe outre l’apparence des choses, où ce qui m’intéresse n’est pas tant l’apparence de ces objets, que ce qu’ils peuvent ou pourraient m’offrir alors que je caresse mécaniquement comme un babouin l’espoir de m’augmenter , d’une connaissance, d’une compréhension de l’âme humaine, ( si possible dans ses aspects les plus sombres). Les urgences, la précarité, les déménagements, le peu de place que je peux consacrer à ces objets- si précieux sont-ils – m’entraîne à m’en défaire avec l’implacable régularité d’un coucou mécanique. Au début, avec cette saine répugnance d’un sauvage des années 80, ( hou hou vive le néo libéralisme, à bas les murs, bouffez des sushis ! hé mais Reagan c’est pas ce type qui jouait dans ce putain de film la fois où j’ai vomis sur les nichons de P. qui lisait le carnet d’or de Doris Lessing ? ) Pendant ce temps là la dure réalité rabote allègrement mes rêves de gosse Le genre de cliché qu’on nous implante dans les mirettes . Trouve une copine, un travail, reproduis-toi, prend un crédit sur 30 ans sois sage, ne réfléchis surtout pas trop… Répugnance que l’on peut à loisir retourner comme un gant, d’où sa vertu roborative. non, ce qui est dingue c’est que l’on peut tout à fait aller jusqu’à en éprouver physiquement la perte, la déchirure, l’absence, le manque. Des livres, du décorum, d’un amour de jeunesse et de toute la vie factice d’une époque. Cependant, il faut bien vivre et l’habitude de la répétition, l’usure arrondissant tellement bien les angles. Je prends vite l’ habitude de me séparer des livres, sur le même rythme que je me sépare des quartiers de la ville, de mes jobs d’intérim, de mes bistrots favoris, de mes voisins, et bien sur des filles et des femmes. Encore que ce n’est pas tout à fait exact. A l’époque je m’accrochais tout de même à une poignée de bouquins. Voir de Carlos Castaneda, Le grand Meaulnes d’Alain Fournier, Plume d’Henri Michaux, Rebecca de Daphné du Maurier et Bourlinguer de Blaise Cendrars. C’était une sorte de bande. Ma bande. Absolument hétéroclite tout comme les trois quarts de mes pensées à ce jour. Cependant encore, pour être honnête, il existe un lieu semblable au rocher de King Kong sur une île et auquel je m’imagine toujours devoir accéder tôt ou tard, un lieu inéluctable où tout me serait redonné où je retrouverai tout le temps perdu et la madeleine, une montagne de livres servant de protection de château fort pour m’installer à l’intérieur comme seigneur et récupérer toute mes billes enfin à la fin de la partie de Monopoly. La fameuse bibliothèque. et qu’avec les années mon imaginaire caresse, nourrit, entretient, gave, renforce. C’est la masse de livres amassée par la famille et dont on m’averti de bonne heure qu’elle sera un jour lointain mon leg. Imaginez une vie entière à nourrir ce genre de pensée qu’un jour vous serez l’héritier d’un trésor trésor qu’à force de l’attendre comme tout ce qui porte le nom de trésor vous avez cessé de briguer, vous ne le convoitiez plus, vous vous étiez à grande stupeur débarrassé de cette idée et c’est justement au même instant qu’elle vous revient en pleine figure comme un boomerang austral. Stupeur et tremblements, faites bonne figure au sort ainsi. L’avalanche se déclencha au mois de mars de l’année 2013, au décès de mon père. Il fallait vider la maison. Je crois que je ne connais rien de pire dans la vie que de vider une maison de toute trace humaine familière, ça vous en flanque un sacré coup à la définition du mot. chaque trace déclenche une scène un souvenir. J’ai mis un temps fou à vider cette maison. Des mois. Et à la fin je crois que je l’ai fait dans un état second, comme si j’étais un autre pour m’en sortir. L’une des premières choses que j’ai faites dans l’ordre chronologique ce fut d’emballer tous les livres dans des cartons, puis de démonter les bibliothèques. Il y avait beaucoup de livres policiers, des ouvrages brochés traduits depuis cents langues diverses en français. A la fin, mon père les achetait de façon compulsive sur internet, sur des plateformes de vente de livres d’occasion. Ils étaient en bon état, mais chacun pesait son poids car il avait coutume de prendre des formats extraordinaires écrits en gros caractères. Je ne me souviens pas du nombre de cartons, mais mes amis oui, ils m’en parlent encore à l’occasion. Quand nous déménageâmes d’Oullins pour emménager dans notre nouvelle maison. De la sensation de remplir le tonneau des Danaïdes ou de compter les cheveux d’Éléonore. De plus, nous ne voulions pas encombrer les pièces en travaux, et nous dûmes faire un effort supplémentaire pour tout stocker au grenier dont le seul accès est un escalier escamotable. C’est un très grand grenier, au moins 70 mètres carrés. Mais une fois tous les cartons entreposés il m’apparut exiguë. Et je me souviens très clairement d’avoir songé au risque que tout ça allait finir par m’étouffer. Mon épouse qui est aussi la voix de ma conscience m’avoua que j’aurais beaucoup mieux fait de tout refiler à un brocanteur, à une bibliothèque municipale, à Emmaüs. Mais quelque chose me retint. Malgré le danger c’est toujours ainsi : je n’hésite pas à me fourrer dans les pires situations incongrues. C’est plus fort que moi voilà tout. Et c’est de cette façon très exactement que je me suis installé dans le refus de me défaire de ce trésor dont j’étais l’unique dépositaire à présent. Sans doute parce que finalement j’en étais le seul dépositaire. Mon frère m’avoua il y a de cela plus de 10 ans désormais qu’il avait sélectionné quelques bouquins qui l’intéressaient à l’époque. Il avait encore les clefs de la maison de mes parents à cette époque. C’était cette période où j’effectuais des allées retour entre Lyon et Paris pour m’occuper de notre père quand il tomba malade, puis une fois décédé, pour effectuer toutes les démarches avec l’entreprise de pompes funèbres, l’état civil, les banques, le notaire, puis à la fin avec les agents immobiliers, les assurances, et de nouveau le notaire. Je me suis surpris quand il m’avoua son forfait à considérer ce forfait comme une trahison sans trop savoir pourquoi. Dans mon esprit il avait entamé une chose inentamable. Quelque chose qui devait rester intègre. Une intégrité qui devait me revenir de droit. C’était idiot, ce n’était que quelques livres sans importance. et peut-être que ce que considérais comme un délit cristallisa à cet instant tout une collection de griefs gardés sous silence depuis la nuit des temps. Comme il est banal de le constater dans toutes les familles au moment des enterrements. encore au jour d’aujourd’hui, je sens que je suis encore tiraillé par le fait de vouloir conserver ces innombrables cartons de bouquins ou bien m’en défaire m’en débarrasser. Ce qui me retient ? je l’ignore, peut-être une sorte de respect pour cette collection amassée durant toute une vie par la famille. A moins que ce ne soit ce rôle auquel je continue à vouloir tenir d’être en fin de compte le dépositaire, le gardien de quelque chose qui n’a aucun sens véritable d’être gardé. Cette somme de livres représente un coût sentimental qui n’est absolument pas en adéquation avec sa valeur réelle sur le marché du livre. Plusieurs vies y ont contribué dans ce que je peux imaginer être un rêve ou une illusion commune, car j’ai aussi hérité des livres de mes aïeux , Des livres énormes à couverture de cuir dont on tourne les pages dans la crainte d’en abîmer la moindre, dans la peur qu’elles ne tombent en poussière. Parfois j’y pense encore, je sais que je n’aurai probablement ni le temps ni l’envie de lire tous ces livres. Qu’en tant que nomade je ne lis plus que des eBook, des Epub, ce qui me permet de me trimbaler avec mon trésor personnel qui ne pèse qu’un poids dérisoire, quelques gigaoctets à peine. La semaine passée les petits enfants sont venus passer quelques jours de vacances ; J’ai timidement tenté de faire lire Jules Verne au plus grand, mais il était bien plus attiré par un jeu vidéo en ligne avec lequel il joue avec ses copains. Je n’ai pas insisté. Je suis victime de cette aura qui frappa des générations avant moi, l’aura des livres. Je ne me reconnais pas le devoir de la propager plus loin, je crois même que j’entretiens avec celle-ci une certaine méfiance, quand ce n’est pas une forme de haine. Il me semble que c’est la même méfiance, la même sorte de haine qu’avec ce que le monde est devenu désormais pour moi, cette chose complètement incompréhensible, cette chose qui jour après jour m’échappe totalement. Et en même temps il y a ce plaisir un peu malsain d’imaginer là haut au dessus de nos têtes, cette masse de papier et d’encore grignotée probablement par les souris et les rats du grenier. La nature sauvage et incompréhensible elle aussi reprend ses droits. Et à la fin ce n’est dans le fond que cela qui reste de toute une vie famille. tout ce qui aura été investi d’elle dans ce que recèle les pages,de ces milliers de livres, entre ses lignes, reste à mon sens complètement inaccessible. cependant qu’elle a participé grandement à faire de moi un exilé, un paria. Je ne voulais pas m’attacher de trop aux jaquettes, aux couvertures, aux titres aguicheurs, à ce que l’on considère comme de grands auteurs. A toute cette illusion ou cette réalité fabriquée de culture comme de savoir. Tout ce qui m’a motivé dans ce long mouvement d’attachement et de rejet c’était d’en apprendre un peu plus sur les méandres de l’âme humaine, ses recoins les plus sombres, ses mystères ses gloires futiles autant qu’anonymes. De quel droit en serais-je déçu ? Idées pour d’autres textes. Elle lit Doris Lessing, Elsa Morante ce qui l’installe dans une certaine idée d’elle que je nourris justement en ne lisant pas Doris Lessing, Elsa Morante. Je me prive de ces lectures pour ne pas perdre cette idée que j’invente d’elle. A la fin la séparation advient, mais je ne me suis séparé que d’une idée, est-ce moins douloureux ? quelle idée de douleur ai-je encore inventée pour ne pas vivre la cours naturel des choses de ce monde ? Il m’arrive souvent de prendre un livre au hasard comme il m’est arrivé de vivre avec une fille une femme au hasard. Ne me demandez pas la raison profonde de ce genre de comportement, je reste muet là-dessus. Ce n’est pas parce que je ne me suis pas posé la question des milliers de fois. J’ai simplement écarté toutes les réponses possibles pour me maintenir en train. tout me convient au bout du compte dans ces livres ces aventures. Je crois que je n’y cherche rien à l’avance et donc quand il se passe quelque chose j’en suis surpris. Que ce soit une bonne ou une mauvaise surprise n’a pas d’importance. Ce que je cherchais à l’avance autrefois était rarement sinon jamais ce que je trouvais à l’arrivée. Je me mis donc à l’ouvrage de refuser de chercher quoique ce soit à l’avance. C’est un vrai travail. tout ce que je trouvai soudain dans le moindre livre correspondait étrangement à mon état d’esprit du moment. Je me souviens encore de mes errances dans les allées de la bibliothèque G. Pompidou. bon sang comme c’était une période difficile. J’étais sans dessus dessous. C’est à peu près à ce moment que j’ai découvert les bouquins de René Girard notamment Critique dans un souterrain. J’avais du mal à lire Dostoïevski avant ce petit livre. Après cela j’en raffolais et certainement qu’on devait me prendre pour un cinglé tellement je pleurais de rire assis dans un coin sur cette moquette qui puait des pieds. Cette fille complètement bizarre avec des lèvres bleues. Une fois en longeant le parc de l’Isle Adam je me souviens encore de cette sensation électrique que l’on éprouve dans l’échine quand quelqu’un vous regarde. Je me retourne, c’était elle , le pire est que je savait au moment même que c’était elle. Elle avait un tee shirt sur lequel était inscrit le mot Nécronomicon. Elle explosa de rire en voyant ma tête. Je ne savais pas à l’époque que le Nécronomicon était un ouvrage inventé par Lovecraft. Je croyais évidemment qu’il s’agissait d’un vrai livre, que cette fille était une sorcière et qu’elle possédait bien sûr ce bouquin. Ce livre des années 70 était culte, il suffisait de lire de titre et on imaginait qu’il était possible de partir sur les routes jusqu’aux indes, que la vie serait évidemment bien plus cool là-bas qu’ici près de Pontoise où coule l’Oise boueuse et fétide. Je l’avais finalement acheté pour lire dans le train. Au marché des livres d’occasion de L’Isle Adam en 1972. Le trouver m’avait procuré la même excitation qu’autrefois un Vampirella que je n’avais pas encore lu. J’ai dû lire une dizaine de fois le premier chapître, je m’endormais à chaque fois et me mettais à rêver des plages de Goa, de cheveux interminables, de saris colorés fleurant l’odeur de patchouli. Je ne me souviens plus où je l’ai perdu. Peut-être qu’il ne me fut nécessaire que pour ces aller retour en train afin de me rendre et revenir de la pension, jusqu’à la troisième. Je viens de lire une centaine de pages de Un bon jour pour mourir de Jim Harrison. Puis soudain je suis pris d’un doute. Je cherche le titre sur Google, pour connaître l’année de publication du bouquin et je tombe sur le site lisez.com et une myriade de critiques négatives sur cet ouvrage. Ce qui me vient à l’esprit à cet instant c’est que j’ai certainement encore pris un coup de vieux. Que la plupart des auteurs que j’aime lire et relire n’intéresse plus un vaste public. Bref, je suis d’un autre monde que celui-ci. Est-ce que je suis mort et j’erre dans les limbes ? bien possible. Très loin dans le souvenir, le livre du Sapeur Camember posé sur une étagère dans la classe de Madame N. Autour de lui flotte la musique de Pierre et le loup de Sergueï Prokofiev. Par delà les vitres les grands platanes de la cour de récréation dont l’écorce me fascine autant que les images de strates géologiques de mon manuel de géographie. Le titre réel est bien « les facéties du sapeur Camember ». Et cette histoire de trou qui me hante, Camember creuse un trou pour y placer la terre d’un autre trou qu’il a creusé, mais que faire de la terre déblayée depuis ce second trou ? # 05 Relever la charpente J'ai tout repris et tout mélangé les quatre parties précédentes Dans la pièce exiguë qui sera ma bibliothèque, je sais d’avance que chaque livre que je vais extirper des cartons sera un pilier de ma propre histoire, un recueil de moments encapsulés. Comme Walter Benjamin qui, dans son exil, déballait ses livres pour en inventorier les souvenirs, je m’apprête à ranger les miens, non pour les classer, mais pour redécouvrir le voyage de chaque acquisition. Chaque ouvrage est un témoin silencieux d’une époque, d’un lieu, voire d’un état d’esprit oublié. En déchirant le ruban adhésif des cartons, en écartant les pans , j’ai un peu la sensation d’écarter mon thorax ou ma cervelle : chaque livre émerge comme une relique de ma propre Grande Dépression personnelle ou des minces jours de découverte joyeuse. Ce n’est pas simplement ranger, c’est revisiter et parfois réévaluer. Je pense à Georges Perec qui définissait une bibliothèque comme un ensemble de livres pour le plaisir quotidien. Mon approche est semblable mais avec une intention plus introspective. Chaque livre est classé non par ordre alphabétique ou thématique, mais selon l’intensité des souvenirs qu’il évoque, formant ainsi une cartographie de mon passé littéraire. Certains livres restent des piliers inébranlables, d’autres, jadis chéris, ont perdu de leur éclat, témoignant du changement de mes perspectives et goûts. Cet exercice de classement devient un dialogue intime avec moi-même, chaque livre me questionnant, « Pourquoi suis-je ici ? Que représente-je pour toi maintenant ? » « As-tu vu ce que tu es devenu ? » À l’image de Benjamin, je ne retrouve pas seulement des livres, mais des fragments de moi-même éparpillés à travers les pages. Le livre sur Baudelaire acheté à Paris, un roman de science-fiction échangé avec un ami maintenant lointain, chaque volume porte en lui une histoire qui dépasse le texte imprimé. Cette réorganisation est moins une tâche qu’une cérémonie, un acte de redécouverte où chaque livre est soigneusement dépoussiéré, feuilleté, parfois lu sur place, souvent replacé avec une nouvelle compréhension de son importance. Je m’arrête, livre en main, souvent perdu dans les méandres de la mémoire. C’est dans ces moments de pause que je ressens le plus profondément le poids de ma bibliothèque, non en kilogrammes, mais en expériences vécues, en émotions ressenties. Je conclue cette session de rangement par une réflexion sur ce que ces livres disent de moi, de mon parcours, de mes ruptures et de mes continuités. Comme les strates géologiques raconte les drames, les tragédies des sols , ma bibliothèque raconte une histoire complexe et multiforme, un récit toujours en cours d’écriture. Chaque livre rangé est-il une promesse de retour, je n’en sais rien à vrai dire, non en fait je sais que je ne crois plus au mythe de l’éternel retour. Au cœur de cette quête littéraire, chaque librairie visitée est deviendrait une pierre angulaire de mon territoire de lecteur, un morceau de la carte de mon monde intérieur. Ces espaces, sanctuaires fragiles et tremblotant du savoir et de l’imaginaire, ont façonné ma perception des mots et de leur pouvoir. Dans les rues pavées d’Angoulême, je pousse la porte d’une librairie ancienne où l’odeur du papier vieilli se mêle à celle du bois ciré. Les étagères, hautes et chargées, touchent presque le plafond, s’archant sous le poids des classiques et des nouveautés. Ici, j’ai découvert la gravité solennelle des textes de Victor Hugo, dont les mots semblaient résonner dans le silence respectueux de la boutique. Puis, à Strasbourg, je me retrouve devant une vitrine moderne, éclairée, qui expose des livres d’art et de photographie. La lumière douce et les couleurs vives des couvertures attirent un public éclectique, des étudiants en art aux touristes curieux. C’est là que j’ai acheté mon premier recueil de poèmes, un acte de rébellion adolescente contre la prose du quotidien. Enfin, à Saragosse, je flâne dans une librairie spécialisée dans la littérature étrangère. Les murs sont tapissés de romans et de biographies en plusieurs langues, un babel de papier qui invite au voyage. C’est ici que j’ai compris la valeur de la diversité narrative, en feuilletant des œuvres traduites du japonais, de l’hébreu ou du suédois. Ces librairies ne sont pas que des lieux de commerce, mais des portails vers des univers insoupçonnés. Chaque visite est une aventure, un pas de plus dans la construction de ma propre histoire littéraire. Elles sont des rencontres, des moments de révélation qui ont enrichi ma vision du monde et nourri ma passion pour la lecture. Vincent Puente, avec ses librairies fictionnelles, nous rappelle combien ces espaces peuvent être des théâtres de la mémoire et de l’imagination. Inspiré par ses récits, je me prends à rêver de mes propres librairies, celles qui ont marqué les chapitres de ma vie. Peut-être un jour, à l’image de Puente, raconterai-je ces lieux avec une touche de fantastique, où chaque livre acheté serait une porte entrouverte sur l’infini. Cette exploration ne se veut pas une fin en soi, mais une accumulation de matériaux pour des constructions futures. Comme dans un premier jet, je laisse les souvenirs et les sensations se superposer, formant une mosaïque de moments qui, une fois assemblés, dévoileront le portrait de l’écrivain que je suis devenu. Ainsi, je continue ma marche, accumulant les expériences, me préparant à les recomposer dans mon écriture. Chaque librairie visitée, chaque livre acquis est un fil rouge dans le tapis complexe de mon histoire qui s’achèvera tôt ou tard. C’est une marche d’approche, certes, mais chaque pas est un pas vers la découverte de moi-même en tant que lecteur. Dans la solitude de mon espace de lecture, je me penche sur une liste personnelle de neuf choses perdues, inspirée par l’œuvre épatante de Judith Schalansky. Cet inventaire commence non par une simple énumération, mais comme une exploration de ce que ces pertes signifient pour moi, chacune ouvrant un chapitre de réflexion et de narration. Le premier élément de ma liste est une montre de poche appartenant à mon grand-père, disparue dans les méandres d’un déménagement. Ce n’est pas tant l’objet qui me manque, mais les instants qu’il a mesurés, les échos de conversations longtemps oubliées. Je lance ce récit par une description précise du tic-tac de cette montre, un son presque oublié, mais encore vibrant dans ma mémoire. Le deuxième est une lettre jamais envoyée à un vieil ami, perdue lors d’une crise de colère. Cette feuille de papier, saturée d’encre et de regrets, devient le cœur d’un dialogue imaginaire entre moi et cet ami, où je tente de réparer les ponts jamais vraiment brisés, mais seulement négligés. Le troisième élément est une photographie de ma première voiture, une vieille berline avec laquelle j’ai connu des aventures inoubliables. La photo, perdue dans un incendie, représente plus que du papier brûlé ; elle symbolise la jeunesse évanouie. Je me lance dans une narration en mode road-trip, chaque virage de la route évoquant un souvenir précis de liberté et de découvertes. Un vieux livre de cuisine de ma mère, usé et finalement perdu, occupe la quatrième place. Il n’est plus tangible mais persiste dans les parfums de mon enfance. Je narre les recettes comme des formules magiques, chacune capable de ressusciter des moments de bonheur familial. Le cinquième est un billet de concert froissé, perdu dans la poche d’un manteau vendu. Ce billet revit dans une évocation lyrique d’une soirée où la musique semblait tout guérir, où chaque note jouée résonne encore dans les alcôves de mon cœur. Ces fragments de récits, en détaillant les objets perdus et les émotions qu’ils éveillent, tissent une tapestry narrative personnelle. Chaque histoire est un fil reconnectant le présent au passé, un passé qui, bien que perdu, demeure vivant dans les mots que je pose sur le papier. Cette démarche, inspirée par Schalansky, n’est pas simplement un exercice de style ; elle est une quête de sens, un moyen de comprendre comment ces pertes ont façonné l’individu que je suis devenu. Ce ne sont pas seulement des objets disparus, mais des parties de moi, éclipsées par le temps, que je cherche à retrouver dans le récit. La liberté narrative offerte par ce format permet une profonde immersion dans chacun de ces moments perdus, rendant chaque récit aussi unique que l’objet ou le souvenir qu’il représente. C’est un dialogue continu entre le passé et le présent, entre ce qui était et ce qui reste, une exploration de l’absence comme forme pleine et entière de présence. Dans ce voyage littéraire, chaque chapitre clos n’est pas simplement la fin d’une histoire, mais l’invitation à en découvrir une nouvelle, à ouvrir un autre tiroir de la mémoire, à continuer de tisser le riche tissu de mon propre répertoire de choses perdues. Dans cette exploration, je m’immerge dans la matérialité des livres, laissant de côté leur contenu textuel pour me concentrer sur leur existence physique. Chaque livre que je choisis est un artefact, chargé de souvenirs et de sensations qui transcendent les mots imprimés sur ses pages. Le premier est un vieux roman de poche, sa couverture écornée témoignant des nombreux voyages dans mon sac à dos. Je me souviens de son odeur de papier vieilli, et de la sensation de ses pages fines sous mes doigts, souvent lues sous le doux soleil d’un après-midi d’été au parc. Ce livre n’est pas juste un objet de lecture, mais un compagnon de mes jours de liberté, son usure parallèle à mes propres expériences. Ensuite, un volume relié, lourd et imposant, trouvé dans une librairie ancienne. Sa couverture rigide, embossée, était froide au toucher, contrastant avec la chaleur de la pièce lambrissée où je l’avais découvert. Lire ce livre était une expérience presque cérémonielle, nécessitant une table et une lampe de lecture, chaque page tournée avec un respect presque religieux pour sa majesté. Je me tourne vers un manuel scolaire de mon enfance, dont les marges sont jonchées de graffitis et de notes écrites à la hâte. Ce livre, plus qu’un simple outil d’apprentissage, était un témoin de mon développement intellectuel et créatif. Sa matérialité évoque des souvenirs de salles de classe bruyantes, de récréations joyeuses, et déjà mon retrait, mes angoisses face à cette joie sauvage. Un autre, un recueil de poésie, se distingue par son élégante simplicité. Sa couverture souple, d’un bleu profond, invite à la contemplation, et je me rappelle l’avoir souvent lu en écoutant la pluie battre contre les fenêtres de ma chambre. La texture de sa couverture, lisse et fraîche, contrastait avec la chaleur des mots qu’elle enfermait, chaque poème résonnant différemment selon le temps et mon état d’esprit. Enfin, un guide de voyage écorné, témoin de mon année sabbatique. Les pages, gondolées par l’humidité des tropiques, portaient des taches de boue et des traces de café, chaque marque une carte du périple que j’avais entrepris. Ce livre était plus qu’un guide ; c’était un journal de bord, un compagnon qui avait vu les mêmes paysages que moi, subi les mêmes intempéries. Ces livres, dans leur forme la plus brute, sont des extensions de mes expériences. Ils ne sont pas simplement des conteneurs de texte, mais des objets imbriqués dans le tissu de ma vie, chacun portant les empreintes des lieux et des moments qu’ils ont partagés avec moi. En revisitant ces artefacts, je ne revis pas seulement des textes, mais des fragments de temps, des atmosphères, des parfums et des textures, tout ce qui constitue le fond sur lequel les mots prennent sens. Il reste encore un carton, ce sont les livres que l’on m’a offerts, des cadeaux que bien souvent j’ai dédaignés parce que je jugeai alors qu’il étaient mal adressés. Peut-être est-il temps de leur trouver une place et d’en ouvrir quelques uns maintenant que le souvenir semble s’en être détaché.|couper{180}
Carnets | Gestes et usages
Gestes et usages
#01 Ernaux, à cause de la couleur A cause de la couleur cette année là— 1975— une couleur chaude entre l’orange la terre de Sienne l’ocre et toutes nuances, tons, valeurs se heurtant, s’épousant et se heurtant encore —au froid bleu du ciel, aux reflets de turquoise de la mer vineuse— mais qui ne sont pas plus désormais qu’ une photographie jaunie semblable à toutes ces autres photographies servant autrefois de lanceurs, de supports — provenant d’Estonie, mais dans lesquelles un petit bout d’étrangeté scintille sourd comme tout ce qu’on ne peut dire, qui est là et qu’on ne peut pas dire— mais qu’en reste t’il vraiment, à part ce que nous voyons encore dans le présent dans ce présent même où l’on se souvient de cette éternité vécue. Des gestes, des voix, des odeurs, des joues effleurées, des corps étreints, le goût des mets, l’impression laissée par les ambiances traversées, celles qui nous traversent que nous traversons. A cause de la couleur alors celle que peut prendre notre adolescence à ce moment-là et encore ici, bien après 1975, et cependant ne pas y sombrer, mais revenir dans la danse, spectateur et danseur, juste un instant, un petit moment pour être là, cette année là 1975, ce jeune type sur la photographie. À cause de la couleur des derniers rayons de soleil qui s’infiltrent entre les maisons et les ruelles de Meta di Sorrento pendant que le village s’habille de teintes d’or et de pourpre que les habitants comme animés par une force invisible se mêlent dans les rues que les voix s’élèvent que les rires des enfants rebondissent sur les murs de pierre que les vespa vrombissent dans les pentes et que les marchands annoncent leurs dernières offres du jour comme pour rire tandis que les odeurs de la mer, moules huitres, poissons et coquillages se mêlent à celle des citronniers se mêlent aux saveurs d’olive de basilic qu’en une trame soudain présente, enivrante mais qui tremble et s’évanouit doucement à mesure que l’ombre s’étend et que le soir s’abat sur le village —une autre scène se déploie dans les ruelles ici et là les jeunes se réunissent, devant les grilles de la grande bâtisse, une petite troupe joyeuse et insouciante qui soudain s’égaille leurs pas les portent si naturellement vers la boutique du fromager —ce lieu où elle nous mène, cette femme aux beaux yeux en amande, vers cette lumière dorée, ce point de ralliement, une escale après le lent et doux tumulte de la journée Que les gestes ici ressemblent comme deux gouttes d’eau aux gestes de là-bas, on ne le voit pas bien sûr, l’exotisme nous aveugle, l’excitation du nouveau nous embrume. A moins que ce ne soit encore qu’un principe de la vieillesse de ne plus s’attacher qu’aux ressemblances, au vraisemblable. Une sorte d’abdication dans le semblant ou le semblable. mais en attendant, observe tout cela et comment tes yeux s’attardent sur les gestes répétitifs des femmes des hommes autour de toi, la grand-mère dans sa cuisine équeutant les tomates cerises avec un savoir-faire antédiluvien tout comme celui de ces mères tressant les cheveux des filles sous les platanes et bien sûr le mouvement, oscillatoire, rappelant le vent dans les bambous celui de ces types jouant aux bocce sur la place du village —leurs gestes précis et rythmés par le jeu et leurs discussions animées autour d’un verre de limoncello ( clic clac cliché) Ne sont-ce pas les mêmes gestes que tu vois depuis toujours dans tous les lieux, entre tous les murs, sous tous les toits. Toute ce qui apparait faussement étrange à première vue avant de sombrer tôt ou tard dans l’Histoire et son horizon infranchissable de déjà vu. L’avantage sans doute de se tenir là, à ce moment là , à la lisière de l’enfance et de l’âge adulte et d’observer ces rituels immuables, ces gestes qui tissent le quotidien, toutes ces actions si simples et pourtant si chargées de significations, de liens invisibles qui unissent les gens de Meta di Sorrento entre eux, mais pas seulement, à tout ce qui en toi peut encore peut porter le nom d’humanité. Te voici un vieux comme disent les jeunes, comme toi tu le disais aussi jadis quand tu étais l’un des ces jeunes — les vieux. dans la fromagerie peut-être à cause de lui, le fromager— un homme à la stature pas bien imposante, presque malingre, mais au regard noir et vif et cependant tellement bienveillant et dont les mains comme des oiseaux armées de plumes tranchantes découpe avec générosité des morceaux de fromage pour nous les offrir— il les présente au bout du couteau, il les offre comme on offre le plus précieux, sa candeur, mais sans démonstration comme si tout ça était naturel, normal — ce bout de fromage comme un drapeau, un hymne, dans la nuit tout autour, bien au delà de l’épicerie , la nuit dans laquelle on peut se retrouver quand on songe au passé, à tous nos morts, tout ça bizarrement rassemblé là dans un simple bout de fromage, dans une ambiance laiteuse et beurrée — sourires, émotions, partage— on en rit avec du fromage plein la bouche on en rigole, on pourrait bien en pleurer mais non on discute, le fromager raconte des histoires prenant comme prétexte chaque type de fromage, son origine, son appellation, sa fabrication, des histoires qui semblent faire partie intégrante de la culture du village et je pense au monde, à la planète Terre qui n’est plus si ronde, au dernière nouvelle en forme de poire. Et tout ça à cause du gout de la poire mélangé à celui du parmigiano.. mais qui m’expulse soudain me fait éprouver encore de façon plus cruelle plus aigüe ma propre étrangeté au sein même de toute cette étrangeté méditerranéenne, sans me tromper sur la planque dont l’étrangeté se sert à travers des adjectifs. du regard suivre encore durant un instant fugace ce morceau de fromage de la pointe du couteau glissant dans l’air puis disparaitre, englouti entre les lèvres de cette femme qui nous conduit ici et en éprouver encore le même désir— à moins que ce ne soit âme défunte ce fantôme de désir – Mais plutôt et soudain vite—une issue pour s’enfuir. Le désir très semblable à ce moment-là à la poudre d’escampette. Prendere la polvere di scampo une confusion douce, et ce vieux sentiment retrouvé du nouveau du troublant, l’air s’est empli d’électricité, le bruit, le rythme des découpes du fromage le couteau heurtant la planche de bois , le bruit du papier froissé, des conversations animées, les effluves de fromage affiné se mêlent aux arômes du pain frais et du basilic. Ensuite nous marcherons longtemps dans les rues en pentes, le silence nous cueillera quand nos hanches se frôleront. A cause de la couleur sépia du souvenir, à cause du fromage qui ici à une texture semblable à celle de la pâte sablée sur la langue, et les odeurs d’iode de basilic…mais ça suffit. #02 La barre fixe De l’âge de 12 ans à 15 ans, il est pensionnaire dans le privé. L’institution Saint-Stanislas, à Osny, près de Pontoise. Une sorte de château avec un grand parc et un petit bief, la Viosne. Au milieu du parc un bassin circulaire rempli d’eau et, juste à côté des installations sportives de plein air. Il regarde les grands évoluer à la barre fixe et ça lui donne envie de faire pareil. Cette aisance, cette liberté, contrôler ainsi la gravité, la pesanteur quelle chance. Mais on comprend vite que ce n’a rien à voir avec la chance. Il faut s’entrainer voilà tout. Et pendant trois ans, de 12 à 15 ans pas une seule journée ne passe sans qu’il ne se rende à chaque interclasse à la barre. Les weekend également, et parfois durant les vacances scolaires, avec une dérogation spéciale fournie par le recteur de l’établissement, expliquant à ses parents que son comportement patati patata ne permet pas… bref. Il s’entraine assidument— ça et pêcher avec des agrafes des épinoches dans la Viosne, et puis aussi sortir autant qu’il peut des limites pour aller construire avec deux copains un radeau. On rêve de s’enfuir par tous les moyens. Et maintenant qu’il y repense la barre fixe aussi est un moyen. Au début il faut apprendre à hisser le poids de son corps à la seule force des bras. Rien de simple là-dedans, la traction réussie ne s’improvise pas. Il y a une façon d’agripper la barre en retournant les paumes des mains et qui n’est pas naturelle— ça ne coule pas de source . De plus, la barre étant à une certaine hauteur, il faut sauter pour l’attraper. Donc on s’entraine sur deux choses à la fois, apprendre à bien sauter pour atteindre la barre, puis une fois qu’on la tient hisser le poids du corps d’une façon bizarre au début mais qui devient évidente à la fin. Il lui faut bien une année pleine pour parvenir à enchainer plusieurs tractions. C’est douloureux, mais on apprend à aimer repousser les limites à supporter la frustration d’abord, puis la souffrance et même à la fin à l’apprécier. Chose qu’il rejette catégoriquement quand il s’agit par exemple de courir autour d’un stade— il trouve cela stupide. Au bout d’une année il parvient à enchainer plusieurs tractions à la suite, peut-être une vingtaine sans exagérer. On peut passer à l’étape suivante. Lever les jambes et effectuer un rétablissement pour se retrouver tout en haut avec la barre plaquée sur le ventre. Ici on appelle cette figure l’allemande . Toute une année encore pour s’approprier l’allemande de façon correcte, c’est à dire élégante. Car on peut bien sur y parvenir, au début par chance, ou par hasard mais ça n’est qu’un début. Tout est à retravailler dans le détail ensuite, la position des pieds, des jambes, effectuer donc cette fichue traction, celle qui, dans l’enchainement général, produit la bonne impulsion pour continuer avec le mouvement des reins et ainsi lever les jambes, jusqu’à se retrouver la tête en bas, et enfin— victoire : le rétablissement final. Les anciens finissent par partir et on devient soi-même l’ancien après trois ans. C’est la loi des choses ici comme partout. Le demi soleil est une chose, le grand soleil une autre. Il faut encore beaucoup d’entrainement pour y arriver. Puis aussi, il faut innover un peu, laisser sa trace, un souvenir pour les bleus qui arrivent comme on est arrivé là au début bouche bée, avec des envies plein les yeux. Découverte fortuite d’une figure bizarre. On se laisse aller en arrière et on n’est plus retenu que par le creux des genoux. Un mouvement de pendule qui emporte le buste à l’horizontale côté opposé et là on se décroche de la barre pour tomber droit comme un i sur le sable. Bouche bée les nouveaux. Et peut-être qu’avec un peu de chance, deux ou trois ans encore après on se souviendra de cette figure bizarre inventée par le célèbre B. On ne dira pas combien de fois il est tombé face contre sol avant d’y parvenir, on ne dira pas non plus ce que lui a couté l’entrainement à la barre fixe. On ne garde qu’un vague souvenir dans la rétine, un petit éblouissement, suffisant pour que les choses se perpétuent, jusqu’à ce qu’elles s’arrêtent, qu’on passe à autre chose. # 03 Chez le coiffeur Je suis chez le coiffeur, peut-être celui qui est à l’angle de la rue du Puits sans Tour, assis sur ce drôle de fauteuil. Le jeune type, ce n’est pas le patron, mais un nouvel employé. Il ne parle pas français, il ne sourit pas non plus. Tant mieux. Il appuie sur une pédale pour relever le fauteuil, et attrape la tondeuse. Dans le miroir il fait une sorte de mimique en portant sa main libre à son visage, m’indiquant la barbe. Je décline d’un mouvement de tête en regardant dans le miroir son regard qui n’est déjà plus là. Un homme derrière est venu avec un tout jeune garçon. ça me rappelle quand j’allais chez Pille avec le grand-père, à Vallon. Une petite impasse, pas très loin de la scierie Carion. Des lauriers formaient une haie. Ici nous sommes loin de tout ça. La grand rue de Péage de Roussillon, sinistrée par la centre commercial tout à côté. Des boutiques à vendre ou à louer. Et, pas moins de cinq coiffeurs. J’ai testé celui là il y a trois mois, j’y reviens, ce qui me plait c’est qu’on n’a pas besoin de parler, de sourire, on arrive, on n’attend pas beaucoup, un coup de pédale et hop en ressort allégé d’une très modique somme, un travail de qualité. Je suis chez le coiffeur, peut-être celui qui est à l’angle de la rue du Puits sans Tour, assis sur ce drôle de fauteuil. Le jeune type est aussi réservé et silencieux que la toute première fois le patron de la boutique. Il ne parle pas français, sauf pour dire 14 euros, merci. Tant mieux. Il pose le pied sur la pédale pour me relever et attrape la tondeuse. Dans le miroir il m’adresse cette sorte de mimique pour me demander si oui ou non la barbe. Je décline d’un mouvement de tête en cherchant dans le reflet son regard qui n’est déjà plus là. Une femme entre deux âges est venue avec un tout jeune garçon. ça me rappelle quand j’allais chez Pille avec la grand-mère à Vallon. Une petite impasse à côté de chez Carion, pas loin de chez monsieur le Maire, Binon. Des bégonias dans des pots sur les margelles. Ici bien loin de tout ça. La grand rue de Péage de Roussillon, a perdu beaucoup de son lustre de jadis. Le centre commercial pas très loin, toutes les boutiques à vendre ou à louer. Et, pas moins de cinq coiffeurs. Après avoir testé celui là je l’ai adopté depuis trois mois. J’y reviens. Ce qui me plait c’est que c’est sans chichi, très silencieux, on n’attend pas longtemps, un coup de pédale et hop—14 euros merci—et c’est impeccable. #04 D'un seuil à l'autre Cette proposition quatre me tanne. Dix fois que je recommence. Mais rien. C’est désolant. La difficulté se situe dans l’obstination pavlovienne de ce dialogue intérieur à s’interposer entre les petites choses et mon regard.. Alors qu’à l’origine, c’est très simple. L’idée est simple comme bonjour. Encore que bonjour ne soit pas toujours si simple qu’on le pense. Bref. Le marcheur marche. Depuis le seuil. D’un immeuble. Vers une bouche de métro. Voilà le sujet qui pourrait faire 160 pages au bas mot. Mais pourquoi faut-il que l’on supporte le discours intérieur d’un narrateur ce faisant. Par quoi le remplacer ce monologue. Peut-être judicieux de décrire, par le menu, la douleur. Car c’est un angle d’attaque. Le point de vue de la douleur, ça pose le personnage sans doute. Très à la mode. Alors disons que ça commence dans les chevilles pour parvenir dans les genoux. Fort à faire déjà dans ce premier temps. On pourrait étaler sa science par exemple. Nommer chaque muscle de la guibole depuis le tibial antérieur de l’avant-jambe, l’extenseur des orteils, le long extenseur de l’hallux dit communément Grand Droit, le court extenseur des orteils, etc. Mais non, pas drôle. Faudrait au moins que ça soit drôle en tout cas pour moi de l’écrire. A moins que je ne trouve soudain une ambiance, et tout de suite associé à celle-ci un ordre particulier pour en résumer la litanie. Comme anciennement face à la classe. Oui c’est ça. Devant le tableau noir. En récitant. Les mains derrière le dos. Avec si possible l’épée de Damoclès du coin et du bonnet d’âne— Les muscles de la jambe sont , du pied à la cuisse, le tibial antérieur, l’extenseur des orteils, le long extenseur de l’hallux, le court extenseur des orteils, le fibulaire antérieur, le tibial postérieur, le long fibulaire, le fibulaire postérieur, le triceps sural, le poplité et les muscles plantaires… Mais peut-être suis-je en train de griller les étapes. Maintenant que j’y pense, c’est bien trop rapide. Rappelle-toi. Reviens là. Assis. Pas bouger. Bon Toutou ! Tu es le narrateur. Tu sors sur le seuil d’un immeuble. Ah ouais. Et il est comment ce foutu seuil. Mettons que nous fussions dans la bonne ville de Paris. (Je n’ai même pas cité la ville, quel laisser-aller) Et l’immeuble. Il est comment. Bien sûr il est de style Haussmannien. Pourquoi pas. Et donc, d’y aller de ce souvenir livresque—la plupart de mes souvenirs ne sont plus que livresques à présent— des caractéristiques de l’architecture haussmannienne « Le seuil, ou l’entrée principale, d’un immeuble haussmannien est généralement orné de détails architecturaux raffinés. Il est souvent surélevé par rapport au niveau de la rue, créant ainsi un sentiment d’élévation et de grandeur. Des marches en pierre ou en marbre mènent à une porte d’entrée majestueuse encadrée par des colonnes élancées ou des pilastres richement sculptés. Par contre, impossible de me souvenir où j’ai lu ça. Mais non décidément, ça ne va pas. Mais pas du tout. D’abord parce qu’en premier lieu, je voudrais me passer de faire appel à un souvenir livresque de seuil haussmannien d’immeuble parisien. Je sais que je suis vieux. Mais je ne suis pas non plus un ancien combattant (merde) . Pas plus qu’une sorte de rat de bibliothèque. Secundo, il se trouve que c’est certainement de la frime. Un truc super rodé depuis des années. Faire appel à la référence je veux dire. Quelles sont vos références —ma petite bonne bretonne. D’une lecture notamment concernant les foutues caractéristiques d’un seuil d’immeuble haussmannien. Non, décidément. ça ne va pas du tout. Rien ne va. En fait, il est préférable que je sorte de l’immeuble pour aller voir directement de quelle nature est ce seuil. Sauf que je ne peux pas, je n’y habite plus. J’habite désormais une maison de ville dans un village ravitaillé par les corbeaux. Je suis à deux doigts de me morfondre je le sens. un, deux, ça y est je me morfond. D’un autre côté, je peux tout à fait ouvrir la porte de la maison, baisser un peu la tête, regarder mes pieds, je verrai un seuil. Ce serait suffisant pour commencer. Par contre, il faut que je change de but . La bouche de métro ça ne va plus. Je ne suis pas Sylvain Tesson, je ne parcours pas des bornes et des bornes pour écrire un bouquin. Je pourrais peut-être me rendre à la Gare. tiens. Décrire le merveilleux village dans lequel j’habite, toutes les boutiques à louer ou à vendre. La nouvelle agence immobilière Plaza qui flambant neuve détonne dans le décor lugubre des façades noires tout autour. Et puis cette place magnifique— qui ne sert absolument à rien du tout , que la municipalité a mis deux années à construire et qui depuis lors créer un bazar prodigieux pour se garer dans le coin, car autrefois c’était un parking. Un très grand parking. Et puis autrefois aussi c’était là que le marché, un très grand marché s’installait, deux jours la semaine. Alors que maintenant, juste quelques stands de fringues, de trucs chinois, de bidules inutiles. Enfin, j’anticipe. Je vais toujours bien trop vite. Il faudrait que je m’attèle à décrire mon premier pas, tout simplement. Le premier pas pour me rendre depuis ma maison jusqu’à la gare. Voilà. Je recommencerai demain. j’ai encore du temps. La proposition suivante vient le dimanche # 05 Une belle journée En tant que préposé de second grade affecté à la distribution du courrier, comprenez qu’il me soit impensable de flâner. D’ailleurs ce ne serait pas le genre. L’immeuble de la Karapatevou-Compagnie compte environ 25 étages , chaque étage comprend 10 bureaux, et, dans chaque bureau on peut envisager de tomber régulierement sur cinq postes de travail avec assis sur une chaise, ou un fauteuil, ou encore un tabouret, un ou une individu – qu’on mettrait un temps fou à saluer selon l’usage courant des désœuvrés. Embrassades, serrages de mains, courbettes et réverences, blague de potaches. Non merci, pas de ça Lisette ! Aussi, dès réception des gros sacs de la Poste à potron-minet , j’effectue le tri par étage , par bureau , par service et patronyme. Puis, je dépose cette manne dans un ordre immuable, petits destinataires en bas, grands au dessus, et vlan, dans mon chariot. Puis je me dépeche d’aviser le moment où le couloir est vide et d’emprunter, soulagé, l’ascenseur jusqu’au 25e pour redescendre un étage après l’autre jusqu’en bas. À chaque étage , comme une bombe je déboule, pose le courrier, ne dis ni bonjour ni au revoir, ni rien, tel un souffle de vent, un invisible. Et ça me va très bien. Vous pourriez penser qu’à l’heure du déjeuner je profite du vaste restaurant de l’immeuble. Pas du tout. Le simple fête d’imaginer m’asseoir à une table où des convives sont là réunis fourchettes en suspens et à qui il faudra parler , échanger, me donne à l’avance le tournis quand ce n’est pas la nausée. À midi tapant , je sors mon casse-croûte et disparaît à l’entresol. Ici sont les archives et on n’y voit jamais personne . De ma poche je sors mon Plutarque « vie des hommes illustres » que je le lis lentement religieusement durant toute une heure en mastiquant soigneusement chaque bouchée de mon sandwich. Parfois aussi je m’assooupis. Enfin, quand il est 13 : 45 h je remonte, reprends ma tournée , toujours de la même façon ainsi que je le fais tous les jours , cinq jours par semaine, 50 semaines par an sans compter les jours de congés évidemment. Je pensai à toutes ces choses comme cela arrive en plein mouvement répétitif dû à l’habitude bien ancrée quand je m’apercois que soudain, oh ! mais quelle surprise , mon pouce est sur l’index de la secrétaire-adjointe du département Recherche et développement du quatrième. Sous la pulpe un peu moite de mon doigt , refroidit tout à coup par le vernis glacé l’ongle, de son index à elle-sensation tout à fait insolite, differente en diable de celle prodiguée par la fraicheur habituelle de la porcelaine du bouton de l’ascenseur. Me voici donc à sursauter. – moi – oh oh ! et la dame du coup aussi : – Hiiiiii ! puis un blanc : blanc. Donc, nous nous excusons platement, surtout moi, pardonnez-moi, quel idiot par ci quel imbécile par là -ainsi que les personnes convenables doivent le faire. Et vite vite vite , plus vite que ça, après ce malencontreux incident, nous fusons de plus belle vers nos missions respectives. Et ma foi, malgré cela, (ou gràce à cela , on ne sait plus) , je crois bien qu’il s’agit d’une belle journée, une journée presque comme toutes les autres. #06 Façon d'aborder le monde par la main suite autobiographique Boulevard Lefebvre, parfois aussi Boulevard Brune, et aussi vers le Parc- Montsouris. Quel âge, pas moins de 7 et moins de 10. Durant les vacances, j’allais aider grand-père. On partait avant l’aube, vers des quatre heures du matin, d’abord à quelques rues de là dans le 15 ème chercher la marchandise au frigo, qu’il louait. Puis on chargeait, l’odeur de la viande, du sang dans le petit matin, le poids des cageots, mon étonnement chaque année un peu moins de parvenir à les soulever. Ensuite j’allais m’asseoir sur la banquette du J7 et grand-père passait la première, un grand manche avec une boule noire au bout. Une odeur de sang, de plumes et de poils, de tabac froid, les soubresauts du véhicule dans les rues alentours avant d’atteindre le revêtement lisse des boulevards. On déchargeait et à 7 heures tout était en place pour accueillir les premiers chalands. Souvent des vieilles et des vieux, des solitaires, des retraités, les samedi ou dimanche matin. Les dames avaient des mains parcheminées au bout desquelles un grand porte-monnaie, à fermoir doré s’ouvrait , elles en extrayait de leurs doigts maigres et noueux des billets et aussi des pièces jaunes pour faire l’appoint. Grand-père tendait alors sa grosse paluche dont chaque phalange était velue, touffue comme d’ailleurs le bout de son nez. Il y récoltait la manne empochait l’argent sans oublier l’échange, le colis qu’il gardait quelques secondes de plus dans l’ autre main, la vie c’est comme ça mon petit pote, donnant donnant. Dans les années 70 le bloc de l’Est n’était pas encore tombé, on parlait d’otages, de ponts, de brumes et de brouillard, de limousines, d’agents secrets. Jusqu’à me demander parfois si grand-père n’en était pas. Et avec ceci toujours le mot pour rire, pour amuser, pour qu’on se souvienne — ma petite chérie, vous ai rajouté un peu de mou ou de foie pour votre minou quelques nonos pour vot’ Toutou et comme un petit trésor bien mis en valeur, ces quelques os, ces modestes carcasses et ces charmantes pattes porte- bonheur — N’en donnez pas au chat non, pas de lapin, trop petits les os, dangereux, pour les boyaux. Il y avait aussi les flics qui passaient là par paire à pied ou plutôt non, à vélo — ça me revient, un agent spécialement dédié au contrôle des marchés. Des poignées de mains s’échangeaient au dessus des poulets morts, des lapins écartelés, des œufs frais, et des papiers, des papiers administratifs passaient ainsi par dessus l’étal, coup de tampon par ci, griffe tremblotante par là, prouvant, autorisant, indiquant que tout était bien en règle. Et quand celui-là était passé, grand-père avait l’air bien soulagé. Il calait une cigarette entre ses lèvres , plaçait une main en coupe contre le vent, les pluies, les aléas, les vicissitudes de la vie et battait le briquet, un briquet plaqué or qu’on recharge soi-même avec une de ces longues cartouches de gaz. L’odeur du tabac se mêlant à l’odeur de la viande, à l’odeur des passant, des effluves d’après rasage, de parfums bon marché, à l’odeur de la rue, des gaz d’échappement, et au printemps aussi à l’odeur du printemps frais voltigeant dans l’air froid et bleuté voguant vers le fait des immeubles, par dessus les immeubles, les balcons, l’odeur de l’azur frais du matin. Je crois finalement que c’était 1969, on venait de dire non à De Gaule et cet été là un homme marcherait sur la Lune. Enfin, à l’automne, les américains reviendraient du Vietnam. Il y aurait encore des mains avec des mouchoirs qu’on agite, des embrassades, des étreintes. On se reposerait un peu avant de recommencer encore de plus belle, presque pareil, en faisant croire que tout est différent. Grand père avait l’œil pour voir la gène et ne le montrait pas ostensiblement, par élégance, il ajoutait quelques œufs de plus, une cuisse, quelques foies, des gésiers, deux trois cous ou croupions , suivant l’ancienneté des chalands et parfois même sans. Au bistrot proche avec les copains, Totor notamment le marchand de légumes, il fumait et buvait après le casse-croute de 10 h le matin. La moitié d’un pain de 4 bourré à ras de pâté, salade, omelette fromage, cornichons. On me hélait de loin pour venir boire une grenadine, je regardais en l’air, c’était pour la plupart tous des géants. L’argent, les verres, les poignées de main. C’était un spectacle continu, genre au cirque les acrobates et funambules. Puis le boulot reprenait, hachoir et billot , emballage des volailles dans du papier glacé, plusieurs feuilles, on ne comptait pas, ni le sac en plastique, parfois deux, et maint cabas baillaient, s’ouvraient ébahis et l’on pouvait voir dedans ce que les clientes avaient déjà dépensé environ, de carottes de patates, un ou deux brin de céleris trois oignons chez Totor en face, qui nous regardait faire les deux mains bien calées sur les hanches avec son tablier de cuir en peau de Dahu il disait. Il voulait me couper les oreilles en pointe chaque dimanche boulevard Brune. Mais comment qu’il aurait pu, impossible vu qu’il n’avait qu’un bras, qu’une main qu’il avait laissé l’autre dans les Aurès en Algérie. Mais ça flanquait tout de même bien la trouille, on ne sait plus trop pourquoi quoi à partir de là, d’avoir les oreilles en pointe ou bien à propos de la vie en général. Des gestes de la main pour dire je te vois je t’ai vu au revoir, de petits gestes dus à la cohue au brouhaha du marché, si on ne gueule pas ici on n’est pas entendu, et parfois on préfère cela, en douce en parallèle, des discours de sourd-muet et qui nous vont très bien, l’esbrouffe étant souvent plus faite pour gagner seulement sa vie qu’autre chose, ici. #07 La voie du jet d'eau Je passe l’après-midi au Jardin du Luxembourg. Quand il ne pleut pas, je pars de Château-Rouge à pied et j’évite le plus possible les grands axes. C’est comme ça que je parviens, en une petite heure (environ) au bassin, que je tire une chaise verte en fer et que je m’y assois tout en cherchant du regard le jet d’eau au centre du bassin. Avec l’habitude —vous devriez penser que ce n’est qu’une simple habitude— une habitude comme les autres, et même une habitude bizarre, ne le sont-elles pas toutes — vous devez bien sûr penser que tout ça doit avoir un sens. Sinon ce serait insensé. C’est insensé. Vous devriez commencer par là. Asseyez-vous donc un instant , regardez le jet d’eau. Vous devez être attentif aux divers ondulations du jet d’eau. Stop, arrêtez. Vous ne devriez pas laisser filer votre imagination, en aucun cas il ne s’agit ici de rêverie. Trop tard, vous vous êtes fait avoir. Ce que vous voyez est une danse du ventre, mais c’est une fausse piste, déjà explorée, vous devez vous en écartez doucement— c’est insensé rappelez-vous. Ecartez donc au loin, encore plus loin, sans brusquerie, ne riez pas non plus, ne méprisez pas cette image de danseuse du ventre avec un diamant logé dans le nombril. Vous ne devriez pas . Et Plus vite ce sera fait mieux ça sera. Et revenez, revenez, vous devriez assez vite revenir à la question principale, primordiale. Bien sûr. C’est évident. Vous devriez imaginer cette question comme un axe. Pourquoi passer ainsi son après-midi quand il ne pleut pas à contempler ce fichu jet d’eau. Vous ne devriez pas non plus vous acharner à vouloir le comprendre comme on tente de résoudre une équation mathématique, je veux dire avec cette urgence perpétuelle que l’incompréhensible, l’effroyable, installent en soi. Il ne s’agit pas d’éprouver cette trouille. Laissez tomber. Non, laissez vous donc plutôt filer, vous devriez vous détendre, respirer, une deux, une deux, vous devriez tenter ou tâcher— sans pour autant vous acharner— de ne penser à rien. Voilà. Ne pensez donc à rien du tout. Vous vous y êtes presque. ça y est. Maintenant, vous devez avoir planté votre regard sur le jet d’eau et ne penser à strictement rien. Vous ne pensez plus à rien. Vous sentez à quel point vous aimeriez devenir, ça suffit. Vous êtes ce jet d’eau. Oh mais bien sûr , vous devez penser que j’exagère, vous devez vous dire —ce type est complètement maboul. Pauvre type. Vous devez vous sentir tellement différent de ce pauvre bougre qui perd son temps à observer un jet d’eau toute une après-midi. Le dos au Sénat. Et pourtant, ( pardonnez-moi d’insister ) , vous devriez y songer, vous devriez voir que vous faites strictement la même chose de votre côté. Ne le voyez vous donc pas. Vous devriez #08 Description d'une trempe On est là / toujours là/ il ou elle sont là/ plus là / c’est pas la paix / c’est pas la guerre / c’est autre chose/ c’est quelqu’un / qui ? / c’est lui ? c’est elle ? / on ne sait jamais /un coup-ci un coup-là/ couçi-couça/ sans raison / un coup oui un coup non / ici et là/ viens ici / fous le camp / le coup peut surgir / il surgit toujours / de n’importe où / on a la trouille/ au ventre/ n’importe où / n’importe quand / pif ! / paf ! / bam ! / la gifle/ la claque/ la beigne/ la bugne/ la châtaigne/ le ramponneau/ la baffe/ la branlée/ l’arrache-cœur/ la ceinture/ le fouet/ la trempe/ Il ou elle est là/ De tout son poids / purée de pois /pot aux roses/ pot pourri / pêle-mêle/ odeur de sueur / de fer / de peau / haleine/ oignon et ail / averse ou giboulée de poings/ il ou elle donne / on prend/ on déguste/ on encaisse/ on tombe/ on s’allonge/ on est tout en bas / tout nu / au sol / on s’évanouit / plus rien / néant / nada / que tchi / zéro / nul nul nul / aille ! / ouille ! / non dit la dame/ pas la tête. Bim ! / achevé. On n’est plus là/ tout est noir/ néant/ big-bang/ ça revient/ on est là/ encore/ , de rien à quelque chose / à neuf / de nouveau / cochon / veau / dindon / caca de chez caca / à se réveiller, à ramper, à vouloir se réveiller/ sans toujours bien y arriver / à recommencer/ ou pas/ tout au contraire/ écumer de rage/ écumer de triste / si triste/ de la tristesse piper une énergie/ qui déborde par les yeux/ car obstiné/ têtu / à toujours vouloir regarder / toujours vouloir voir/ la main/ la main/ la main / manifestement la main / avec les doigts, les poils sur les phalanges / le rouge du vernis à ongle / puis le poignet / la manche / le bras / le corps/ ne pas remonter vers la tête trop vite / le visage/ les yeux / plutôt voir la toute petite aspérité / sur le carrelage / le mur / le plafond/ se fixer tout entier à un tout petit clou qui dépasse / vouloir s’accrocher à quelque chose/ quand même/ ou pas/ à un pied de table / chaise / une paroi / un mur/ échec/échec/échec/ pim ! / pam ! / poum ! / on manque d’appui / ou pas / on retrouve le fichu aplomb / en invente un / au besoin / pour se relever/ vite vite vite encore aller / plus vite / ton aplomb / aller petit soldat de mousse / il faut se relever/ tu ne vas pas rester comme ça / ça serait bien le pompon / le comble/ tu vas te relever dis / tu m’entends / Il va se relever ce petit con ? / tu m’écoutes / aller fais pas semblant / on se relève/ ça y est / voilà / t’es un homme ou pas / encore et encore et encore et encore et encore et encore et encore/ c’est comme ça/ voilà / enfin / on y est / on s’est relevé / bien tout chiffonné/ à se déplier les muscles/ les nerfs/ les veines et veinules/ à numéroter ses abattis / tellement qu’on a mal on n’a plus mal / groggy/ ça tangue/ mal au cœur / nausées / beurk ! beurk ! beurk ! / mais quand même ouf ! / c’est passé / grand grand grand soulagement dans la maisonnée/ on s’est bien aimer/ on a appris à vivre / hum ! le fabuleux vivre ensemble / on en a eu à la pelle à tarte des tartes / c’est comme ça / faut les dresser n’est-ce pas / pas de rustine à y remettre/ Vive la République/ Vive la France/ Marche ou crève. #09 Gravure et grattage Le verbe « graphein » en grec qui pourrait se rapprocher phonétiquement de graver : la ligne, le dessin d’un mot, une suite iconographique que l’on nommera phrase, l’œil et la main à l’œuvre, peut importe le but, noble ou trivial qui eux viennent de la tête ensuite. On grave pour se souvenir du nombre de moutons, de brebis, pour se souvenir du nom de celui qui est allongé dans la tombe ( grave en anglais) On a marqué l’endroit de celle ou celui qui se trouve à l’envers du monde, au-delà. Dans l’ ICI-Gît. La plupart du temps, il s’agit de laisser venir quelque chose puis, le voyant passer, l’écrire, pour se dire je vais peut-être ainsi m’en souvenir, ou dire à quelqu’un j’ai vu passer quelque chose, c’est peut-être un lapin, une tourterelle, deux amoureux, un assassin, une vipère cornue, une automobile de luxe, un clown sur un vélocipède, un ministre en tutu rose. Mais cette chose bien qu’on veuille l’attraper, (d’où le geste) le grattage de fox terrier dans la terre meuble du clavier, de la page, de l’idée,« ça se carapate », se cache dans les pages d’un dictionnaire, dans le fait de se rassurer énormément à le voir là, immobile et « noir sur blanc » . J’ai vu passer un lapin blanc très affairé, je lui ai demandé l’heure il m’a envoyé bouler. Le geste se froisse, se recroqueville dans des mots mono ou duo syllabiques : con connard salaud crétin. De là l’expression lapin crétin, sûrement. Attraper le porte-plume, pas de marque, pas de différence, on a tous les mêmes plus des plumes et ( évite le côté vieux combattant, Sergent-Major) et de l’encre dans un encrier qui est violette. On trempe la plume dans l’encrier et on fait attention de ne pas tâcher la feuille lignée du cahier. On trace une lettre en tirant la langue et puis pour faire sécher on peut utiliser un buvard qui boit comme un trou l’encre comme l’ami Pierrot boit du pinard. On a le droit d’écrire à partir de la ligne rouge à gauche. Avant non, c’est une partie réservée à la maîtresse, au maître pour faire des commentaires, mettre une note, on connaît pas encore les likes à ce moment là. La lettre la plus difficile à écrire à la plume est dans doute le s chez moi, il manque souvent la barre oblique, la petite pente pour parvenir au sommet du s. Il parait que c’est un lien parental manquant de ne pas mettre d’oblique au s S ainsi que les hommes viventavec tous ces serpents qui sifflent sur leurs têtes. Il me fallait une Remington absolument. A cause des américains. Je ne pourrai jamais être écrivain si je n’ai pas une Remington. Il me fallait une Remington. J’en trouvai une par un dimanche pluvieux de l’année 1990, au marché aux puces de la Porte de Vanves. Elle pesait le poids d’un âne mort. Je l’emportai vers mon cinquième sans ascenseur. Je la déballai comme on déballe une fille, avec pas trop de précaution quand même. J’étais si pressé. Et heureux ; ça y était j’étais un écrivain américain, je possédais enfin ma Remington. Ensemble nous allions beaucoup nous aimer, nous ferions beaucoup d’enfants. Mais en fait c’était même pas vrai. Il y avait des touches qui restaient coincées, tout était rouillé. C’était une vieille machine ménopausée et stérile. Du coup j’écrivis des phrases à trou, je devins cruciverbiste, fabricant de mots mêlés et de puzzles. Le soir je la remisais dans sa boite ma Remington comme on enterre ses morts de la journée. Et le lendemain hop ! tout recommençait. J’aimais sa vieille voix éraillée, son rire de sorcière édentée. Je ne me souviens même plus où je l’ai abandonnée, dans quel taudis, quelle piaule d’hôtel dont je n’arrivais pas à payer le terme. Les petits carnets Clairefontaine donne l’impression d’avoir beaucoup de choses à écrire à la terrasse des cafés quand il fait beau que les femmes sont belles et que toi t’es moche. Tu ouvres ton petit carnet Clairefontaine au début pour te cacher, puis tu finis par explorer tout le vide qu’il contient. A la fin du écris juste la date puis tu hèles la fille le garçon s’il te plait l’addition. Peut-être que c’est plus facile dans un parc, assit sur un banc public. Tu sors ton petit carnet Clairefontaine ( reliure en tissu, ça ne se fait plus ) et petits carreaux attention, ton feutre à pointe fine. Tu retombes sur la date du jour et un gamin passe en te regardant comme si tu étais une statue. Tu ne bouge pas tu attends que ça se passe. Tu ne respires même pas. Ouf ça y est tu es redevenu invisible. toi tu vois tout mais personne ne te voit. ça offre quelques avantages, et presque aucun inconvénient. D’ailleurs, qu’est ce que tu attends pour l’écrire sur ton petit carnet Clairefontaine. Des fois sur mon carnet, je n’ai pas d’idée, juste des numéros de téléphone que je note quand ça tombe ( grave ). Ou des adresses de boites d’intérim. Cercueils de ma jeunesse dissipée. Ou encore la somme que je dois à la banque. Des calculs à n’en plus finir, Perrette et le pot au lait, bien compliqués. Des serpents qui se mordent la queue. Ou encore je dessine des vieilles femmes qui promènent des petits chiens. Très excitant. Mais le plus souvent je gribouille, toute une intrications de lignes, un sac de nœuds. Pas conservé grand-chose de tout ça. C’est que ça n’en valait pas le coup. Pas la peine de le regretter. J’ai essayé une fois le fameux stylo plume. Mais pas assez soigneux, ses cartouches se vidaient au fond de mes poches. Et puis pas assez patient non plus pour que la plume se fasse, et une fois faite catastrophe : je l’écrabouillais quand je l’oubliais dans la poche arrière de mes jeans. Crac ! Prends donc le bus avec de l’encre plein les fesses ensuite. Aujourd’hui j’écris sur l’éditeur de wordpress le plus souvent. Mon nouveau blog n’est pas meilleur que le précédent. Le prochain ne sera sans doute pas ça non plus. Mais je m’en fous. Ecrire c’est comme manger c’est le seul plaisir qu’il nous reste quand tous les autres nous ont abandonné. Ce n’est pas de moi, évidemment, c’est du détourné, du Brillat-Savarin. Donc je tape sur un clavier plus silencieusement plus souplement qu’autrefois sur ma Remington. Le geste d’écrire m’est nécessaire, comme d’autres ont besoin de faire un footing, moi j’ai besoin de me dégourdir les doigts. Est ce que ce que j’écris est littéraire, aucune idée. Et à vrai dire je m’en fous. Ado j’aurais voulu moi aussi être musicien, je grattais les cordes de cette guitare pour laquelle j’avais sué tout un été. Peut-être que gratter est une chose profondément humaine, ça ne nous distingue que très peu du chien ou de la taupe dans le fond. Sauf que nous grattons souvent à côté, dans une irréalité extraordinaire des choses absconses, fumeuses, on appelle ça la culture parfois. On gratte ainsi les choses comme de vieilles croutes aux genoux pour raviver la douleur de peur de devenir fantôme comme elle devenue fantôme. On ne peut pas y faire grand chose. C’est comme ça.|couper{180}