#été 2023 #04 | superposition des temps

idée : écrire un même lieu et une situation parallèle à deux moments disjoints, avec les mêmes personnages (idéalement), en superposant les deux temps dans un seul bloc : les deux au présent, et l’italique sert uniquement de balise pour savoir “dans quel temps on est”.

Il n’aime pas L’Isle-Adam : pour lui, c’est le village, toujours le même — Vallon-en-Sully, Montfort-l’Amaury, Le Péage-de-Roussillon, l’entité village. Le lieu où l’anonymat, la clandestinité, sont impossibles. Il arrive à pied et, de loin, il voit cette présence menaçante du bourg. Après la voie ferrée, deux ponts à franchir avant d’entrer dans la grand-rue. Presque à l’entrée, sur la gauche, la grande bâtisse bourgeoise : la maison du médecin. Une maison et une charge de notable qu’on se transmet de père en fils. Il va au lycée et il n’aime pas ce fils de médecin dont l’avenir est tracé. D’ailleurs, quand il repense à sa scolarité, il se rend compte qu’il n’aime personne ici : tous ces fils de notables à qui tout semble dû l’écœurent, il les méprise.

Pourtant Ferrera n’est pas un nom local. Les Ferrera sont là depuis longtemps, assez longtemps pour que le village ait oublié l’origine douteuse, assez longtemps pour qu’un médecin ne soit plus un métèque. Ferrera le fils n’y pense même pas : il a la suffisance des gens nés quelque part. Non, il ne l’aime pas, pas plus qu’il n’aime le village. D’ailleurs il n’habite pas encore L’Isle-Adam : il habite à Parmain. Pour y aller, il descend du train à Parmain, marche neuf minutes, franchit les deux ponts au-dessus de l’Oise, dépasse la demeure des Ferrera, entre dans L’Isle-Adam — et chaque fois il a l’impression d’entrer dans une bouche.

Ce sont des bribes du journal de l’époque. Il vient de s’enfuir à Paris, à quelques mois du bac. Refuge chez Anita, à Montmartre, petite chambre sous les toits. « Il faut que tu passes ton bac », elle dit, et elle le réveille tôt pour qu’il file gare du Nord, direction Persan-Beaumont. Il ne rechigne pas : s’être émancipé, vivre avec une femme, lui donne une puissance neuve. Il ne parle pas. Il serre les dents. Il prend le train, fait ses devoirs ; le train s’arrête à toutes les gares. Il descend à Parmain, franchit les deux ponts, dépasse la maison des Ferrera, entre dans L’Isle-Adam comme Bonaparte à Arcole. Pendant six mois il se prend pour un Corse taciturne et revanchard. Il passe son bac. Sa violence, Anita s’en charge en partie : elle tente de l’épuiser chaque nuit, en vain.

Il a seize ans. Le supermarché de L’Isle-Adam le prend pour l’été. Premier jour : personne ne lui dit rien, le patron est en réserve avec la responsable du rayon liquide — sa mère. Il poireaute une demi-heure, puis ils sortent, un peu rouges, ils ont chaud. Le patron, petit homme sec et nerveux : « Bonjour. Pour commencer tu vas aux légumes. Tu sais peser ? » Il sait peser. Choux-fleurs, poireaux, melons, poivrons. Tous les gens du coin viennent ici, même les Ferrera. Tous savent que le patron baise sa mère sur des cartons, dans la réserve. Tous savent qu’il a eu ce job par faveur.

Avec Anita, c’est terminé. Juste avant les examens, il rencontre une fille d’origine sicilienne. Ils vont à Auvers-sur-Oise ; il pleut ; ils voient les tombes de Vincent et de Théo, et le lierre qui les réunit. Elle porte une robe de coton blanc. Ses formes ondulent sous l’étoffe, elle marche avec ce qu’il imagine être une fierté sicilienne. Elle lui demande s’il connaît Elio Vittorini. Non. Un silence. Il cherche un truc et lâche : « J’ai la clef du septième ciel », en la regardant dans le blanc de l’œil. Elle éclate de rire. Leur histoire commence.

Histoire de train : Paris et L’Isle-Adam. Parents qui ne veulent pas que leur fille épouse n’importe qui, ça se comprend. Il s’inscrit en philo, elle en médecine. Ses parents à lui ont déménagé près de Créteil, autre banlieue, autre décor. Lui prend le RER, elle le train ; ils se retrouvent à Paris, ils marchent, ils se disent parfois qu’une chambre, ce serait bien.

Des années plus tard, ils vivent ensemble au-dessus du poissonnier de L’Isle-Adam, celui qui a voulu porter plainte après que le chien l’a mordu dans l’escalier. Elle est au Brésil quand il emmène le chien chez le vétérinaire. Pourquoi il fait ça, bordel, il ne le sait même plus. Le père — son père à elle — n’avait « pas le cœur », ou pas l’estomac ; il a dit ça avec son accent : « Je n’ai vraiment pas le cœur. » Alors la tâche lui revient. Sinon ce seront les flics, tôt ou tard, avec des amendes en plus.

À son retour de Rio, elle ouvre la porte et demande : « Où est le chien ? » Elle sent que quelque chose ne tourne pas rond. Puis elle ajoute : « Ici, on vit vraiment trop comme des cons. » Et là, il sait presque aussitôt que c’est terminé, qu’il partira, et qu’il ne reviendra pas.

Pour continuer

Carnets | été 2023

# été2023 #15 | Lyrisme

La #15 (Julien Gracq, poétique du récit) te demande de tester, à des endroits précis d’un récit, un passage en “pur lyrique” : non pas pour faire joli, mais pour voir comment la langue peut chanter sans être portée par l’intrigue. L’idée vient de Gracq : une page-fragment sur Nantes (dans Lettrines II, 1974) devient plus tard un livre entier (La forme d’une ville, 1985). On observe donc une genèse : un noyau d’impressions et de trajets se met à enfler jusqu’à produire une ville “recréée” par la prose, très atmosphérique, peu narrative au sens classique. Consigne pratique : prendre un inducteur gracquien et écrire à partir de lui, en privilégiant l’atmosphère (perception, flux, mémoire, sensations, mouvements du regard) plutôt que l’action. Deux inducteurs proposés : “Les ponts” : partir d’un pont (réel ou imaginaire) et laisser la prose s’installer dans un lyrisme de lieu, de circulation, de seuils. “Une ville semi interdite” / l’interdit : partir d’une zone, d’un accès, d’un lieu ou d’une situation à demi interdite, et laisser cette contrainte devenir un moteur poétique (comment l’interdit fabrique désir, liberté, intensité). En arrière-plan, une question bonus : quel auteur/autrice incarne pour toi cet usage lyrique (tes propres appuis), et comment réinjecter ce “chant” dans tes textes déjà écrits (les reprendre, leur donner extension et corps). De ces régions du souvenir qui vous soufflent de rester sur leur seuil, une lecture revient, prise dans la même lumière d’automne que celle d’aujourd’hui : Herman Broch, sans doute La Mort de Virgile. Les bruits de la rue étaient étouffés, le dimanche matin avait cette lenteur presque paisible, et le rideau de tulle bon marché — à la fenêtre entrouverte — faisait juste ce tremblement sec qui fixe un décor mieux qu’une phrase. C’est là, sur ce seuil-là (je m’y tiens encore en y songeant), que l’idée m’était venue d’écrire, lyriquement, à propos de ma mère. Il y avait plus de dix ans, à cette époque, que nous ne nous étions pas vus ; et vingt ans ont passé depuis sa disparition au moment où j’écris ces lignes. Entre les deux, nous nous sommes revus quelques semaines : le temps d’apprendre qu’elle était malade, qu’une convalescence n’était plus à espérer. Quelques semaines avant de renouer, j’avais acheté un gros cahier d’écolier et j’avais noirci les pages d’un seul jet, emporté par un élan qui traversait le papier comme l’encre traverse un buvard épais. Mais je n’étais pas satisfait. Évidemment que non. Le lyrisme débordait, et sa fausseté me sautait aux yeux à peine le geste terminé. J’étais jeune, ignorant, et donc prétentieux. Cent cinquante pages de doléances, de rage, d’amour maladroit, avec pour seul fil ce regard gris-bleu qui m’échappait obstinément. Une mère comme une ville à demi interdite : on croit y entrer, on reste au bord. L’air frais de ce début d’automne ne tempéra pas mon entêtement. Je crois avoir passé trois jours à ne presque rien manger ni boire ni dormir, par peur de perdre en route cette énergie bizarre, cette vitesse d’écriture qui n’est pas du courage mais une panique tenue. Je me sentais pris par le rythme, par le souffle surtout de la syntaxe de Broch, par ses sonorités que je plagiais sans finesse, dans l’emportement : l’envoûtement, pour moi, a souvent été ça, un abandon à l’autre, et ce cahier en garde la trace matérielle, l’encre serrée, l’absence d’air, les lignes qui ne respirent pas. Cela a duré des années, presque toute une vie, cette façon de croire qu’on tient quelque chose quand on ne tient que l’élan. La mort de ma mère m’a libéré un temps de ce pli-là. L’incinération, en revanche, eut une brutalité nette : un fait, une procédure, un geste. Il paraît, d’après mon père, que c’était son souhait. Nous avons tout de même fait graver une petite plaque de marbre de quarante centimètres sur quarante, avec son prénom, son nom, sa date de naissance et de fin, en lettres dorées — en était-ce vraiment ? le doute me revient, parce que déjà mon épouse et moi comptions. Cette plaque est devenue un point fixe, un lieu de pèlerinage presque rassurant pour la famille, même disloquée. Mon père s’y rendait chaque jour après avoir promené le chien et fait ses courses chez Lidl ; il déposait des fleurs, semaine après semaine, pendant des mois, puis les visites se sont espacées, puis tout s’est tassé : la vie fait ça, elle retire sa main. C’était l’automne. C’est presque toujours en ce début d’automne que je repense à ma mère. Elle est née au début d’octobre ; la disparition, elle, c’était février. Je crois que la mémoire s’accroche davantage à la naissance qu’à la fin, ou peut-être que l’automne — par sa lumière, par son air — vous remet au seuil de ce que vous n’avez jamais su dire sans tricher. J’ai retrouvé, il n’y a pas si longtemps, ce gros cahier écrit à la main, sans espace, sans respiration, sans pause, sans chapitre, sans prologue ni fin : un seul bloc d’encre qui dort dans un carton depuis presque vingt-cinq ans. Si j’approche le nez des pages, je sens quelque chose — papier, poussière, vieux stylo — et je n’ai aucune envie de baptiser cette odeur. Le cahier ressemble au souvenir que je garde de ma mère : un demi-mystère, un seuil qu’on tourne autour en faisant semblant d’avancer. Et l’ouvrir vraiment, ce serait recevoir en plein visage, non pas “la réalité” comme on dit pour se donner une contenance, mais l’effet très simple du temps sur les phrases qu’on croyait nécessaires : l’encre qui a tenu, et ce qu’elle ne tient pas.|couper{180}

Ateliers d’écriture

Carnets | été 2023

# été2023 #14 | Depuis la cuisine traversante

Immersion visuelle (Joy Sorman reste en gare) Tu prends un point précis de ton récit (scène / bifurcation / moment dense, déjà écrit ou à écrire). Mais au lieu de le raconter “de l’intérieur” (pensées, dialogue, action), tu le traites de l’extérieur, par un dispositif optique. La chatte entre dans la cuisine au moment où j’appuie sur le bouton du volet électrique. La grande pièce s’ouvre d’un coup : cuisine et salle à manger abattues, même volume, même lumière, une traversée nette de fenêtres à fenêtres. Le sol est neuf, le plafond aussi, et ça se voit dans l’aplomb des angles, dans le blanc qui accroche. Dans un panier sous l’escalier : des courgettes intactes, des carottes déjà rabougries, des poivrons ridés, peau verte devenue molle. La chatte fait deux allers-retours, s’arrête devant le panier, repart. Je reste planté entre le riz et les pâtes, immobile assez longtemps pour que la chatte me dépasse encore. Je prends la tablette, l’écran s’allume, une influenceuse mexicaine remplit la cuisine avec ses ongles violets et un oignon qu’elle tranche en boucle. Sur le plan de travail, une casserole reçoit du riz, puis de l’eau froide. Le frigo s’ouvre, cinq hauts de cuisse de poulet apparaissent, alignés dans leur barquette. Le plat passe au four : 180°, quarante-cinq minutes. La télévision s’allume, Stargate SG-1 apparaît, et la pendule ronde, au mur, tourne dans le champ depuis le canapé. Quarante-cinq minutes plus tard, la sonnerie du four coupe l’épisode. Dans la casserole, il n’y a presque plus d’eau. Je la remplis à nouveau, sans cérémonie. Le poulet sort, les pâtes suivent, le plan de travail se couvre d’assiettes et de couverts, et je reste debout à regarder tout ça sans attaquer. La lumière glisse dans le salon, elle ravive la patine des meubles, elle dessine des rectangles clairs sur le sol. À 18 h, le canapé me garde, la télé aussi. À 20 h, la même position, le même écran, les mêmes épisodes qui se suivent ou pas. À 20 h 30, le téléphone : quelques phrases, puis plus rien que le bruit de la maison et le ronronnement électrique des appareils en veille. Une page de carnet s’ouvre, un stylo gratte deux lignes, et le carnet se referme. À 21 h, passage aux toilettes : au retour, j’appuie sur le volet côté rue et sur l’interrupteur du plafonnier. La cuisine s’éclaire trop fort, brutalement, et je plisse les yeux. La télécommande tente l’avance rapide ; elle saute trop loin, puis pas assez, puis bloque ; l’objet insiste, l’image résiste, les piles faiblissent. À 21 h 45, la tablette revient, Jean-Philippe Toussaint s’ouvre sur “La salle de bain”, et l’iPad impose sa mise à jour iOS : barre de chargement, roue qui tourne, élan coupé net. La chatte sort par la porte sur la cour, queue haute, sans se retourner. La faim finit par me tirer du canapé. Dans la cuisine, je découpe un morceau de poulet, je le pose dans la gamelle de fer-blanc ; la chatte ronronne, renifle, attaque. Je mange debout, près du micro-ondes, un haut de cuisse et quelques pâtes réchauffées trop vite. Stargate repart. La saison 8 commence. Le dimanche s’assoit en moi comme une poussière fine, et la maison reste là, éclairée, traversante, avec la chatte qui circule et les épisodes qui défilent.|couper{180}

Ateliers d’écriture

Carnets | été 2023

# été 2023 #13 | Points cardinaux de l’imaginaire

rendre l’espace visible en même temps que tu racontes, en t’appuyant sur un dispositif très simple emprunté à Cendrars. Tu prends un point sensible de ton récit (un lieu, une situation, un nœud narratif : “c’est où, exactement ?”), puis tu écris quatre blocs distincts : Nord / Sud / Est / Ouest. Dans chaque bloc, tu pars du même point et tu explores ce que tu trouves en allant dans cette direction : atmosphère, lignes, obstacles, bruits, usages, types de gens, rythme, heure, lumière, relief, architecture… L’idée n’est pas la description décorative : c’est de faire que le texte fabrique sa scénographie, que le lecteur sente où il est et comment ça s’organise autour. À l’Est, depuis le quai de Stari Grad, ce qui saute d’abord aux yeux ce n’est pas « l’Orient » en grand, c’est le petit Orient pratique : les panneaux en alphabet latin qui disent des choses qu’on ne comprend pas, les horaires collés derrière une vitre, les stickers de compagnies maritimes, et cette façon qu’ont les voix de se heurter aux coques comme des balles molles. L’Est, ici, c’est la direction des terres, du maquis sec, des murs de pierres empilées à la main, des oliviers qui ont l’air de n’avoir jamais demandé l’avis de personne. C’est aussi, à certaines heures, le vent qui descend des collines et vous ramène dans le nez une odeur de poussière chaude, de figuier, de gasoil léger (celui des petits bateaux), et de café trop tôt. À l’Est, on voit la route qui s’éloigne du port, la promenade qui devient rue, puis la rue qui devient une suite de tournants ; on imagine la Dacia quittant le quai, montant doucement, et tout de suite les maisons avalent le décor : il ne reste plus que des balcons, des linges, des paraboles, des chats. Et l’Est, au fond, c’est ça : la sortie du cadre. Ce qui, en deux minutes, se retire du regard. On pourrait s’y tromper : on croirait que l’Est promet des horizons, mais l’Est commence par la disparition. Au Sud, il y a l’eau, et il y a le travail de l’eau sur les choses. Le quai de Stari Grad, au Sud, est une ligne très simple : bord franc, pierres claires, anneaux d’amarrage, pneus usés accrochés à la paroi pour que ça ne casse pas trop quand ça tape. Tout le monde fait semblant de ne pas regarder, mais tout le monde regarde : l’angle du ferry quand il arrive, la manœuvre lente, le moment où la rampe va tomber, le moment où l’air change (un souffle de cale, de métal humide, de cuisine industrielle). Le Sud, c’est le large, mais ce n’est pas romantique : c’est une mécanique. Ça fume un peu, ça claque, ça grince, ça fait vibrer le quai sous les semelles. Et au-dessus de cette mécanique, il y a l’autre chose : la couleur de l’eau, qui n’a pas d’intention, qui varie selon l’heure et selon l’humeur du ciel, et qui, malgré tout, vous donne l’impression qu’on pourrait repartir à zéro, comme si le simple fait d’embarquer effaçait ce qui précède. Mensonge utile. Le Sud, ici, c’est aussi le petit piège des vacances : on se met à croire que parce que l’eau est belle, la vie est belle. Alors on pense aux tomates, au goût des choses « qui ont un vrai goût », à cette phrase qu’on lâche et qu’on regrette aussitôt parce qu’elle sonne comme une réclame. Et pendant qu’on pense, une famille passe avec des sacs de plage, un gamin traîne une serviette, une vieille dame porte un sachet de boulangerie, et la vérité revient : le Sud n’est pas un décor, c’est juste un quai où des gens vont et viennent, avec leurs corps, leurs courses, leurs histoires non dites. Au Nord, depuis Stari Grad, on tombe sur ce que les ports ont tous en commun : l’attente, donc le froid possible. Pas le froid de carte postale (neige, grand blanc), non : le froid très concret de l’aube qui vous attrape parce que vous êtes debout trop tôt, parce que vous avez dormi dans une voiture ou pas dormi du tout, parce que votre corps, lui, n’a pas signé pour ces horaires. Le Nord, c’est le moment où les cafés ouvrent en traînant les pieds : chaises qu’on déplie, métal qui couine, serveur qui ne parle pas encore, tasses qui s’entrechoquent, première machine qui souffle. C’est aussi la file des voitures qui se met en place, au cordeau, sans qu’on se parle : plaques de partout, conducteurs dans leur bulle, visages gris d’insomnie, et cette façon étrange d’être nombreux et seuls en même temps. Le Nord, c’est la logistique : billets, contrôles, gestes répétitifs, et la tentation de compter pour se rassurer (combien de kilomètres, combien d’heures, combien de pauses, combien d’essence). Et c’est précisément là que les pensées se mettent à déraper, parce que compter n’a jamais empêché le réel d’arriver : panne, retard, embrouille, erreur de sortie, ou, pire, le souvenir qui vous tombe dessus sans prévenir, comme un courant d’air dans une pièce fermée. Le Nord du quai, ce n’est pas une direction sur une carte : c’est l’axe du retour, l’axe des « il faut », l’axe des listes, l’axe de la fatigue qui dit son nom sans le dire. Et pourtant, au même moment, un chat traverse entre deux pare-chocs, très calme, comme s’il connaissait la combine depuis toujours : ne jamais se presser, laisser les humains s’agiter, et passer quand ils regardent ailleurs. À l’Ouest, on ne va pas chercher l’Amérique ni des grands mythes, on reste sur le quai : l’Ouest, c’est le soleil qui tombe derrière la masse des bateaux et qui rase tout, révélant les détails que la pleine lumière écrase. Les bosses sur la tôle, les traces de sel séché, la peinture refaite par endroits, les cordages rêches, les mains qui se posent sur les rambardes et laissent un film de sueur. L’Ouest, c’est aussi la sortie de journée : les gens qui ont l’air de flotter, la bière qui commence à compter comme un argument, les enfants qui n’en peuvent plus et deviennent soit mous soit agressifs, les couples qui s’énervent à voix basse en portant des sacs trop lourds (et c’est là qu’on voit que l’amour est aussi une manutention). L’Ouest, c’est le moment où le port devient presque une scène : les voitures avancent au pas, la rampe remonte, le ferry se détache, et pendant deux minutes on regarde tous la même chose sans se parler, comme si on avait besoin d’une image commune pour tenir. Puis chacun reprend son fil : il faut garer la Dacia, il faut trouver de l’eau, il faut uriner, il faut réveiller quelqu’un, il faut penser à demain. Et à l’Ouest, exactement à cet endroit-là, je reviens toujours au même point : le quai n’est pas un symbole, c’est un pivot. On y passe, on s’y accroche, on y projette, puis on disparaît. Le quai de Stari Grad reste. Nous, on file.|couper{180}

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