15 décembre 2025
La France ne peut être la France sans Jésus-Christ, dit une femme à la caisse du Super U. La caissière ne relève pas. Elle demande seulement : carte de fidélité ? Le caddie est plein à ras bord. Vignettes. Réductions. Ça bloque la file.
Plus loin, devant les primeurs, mon voisin affirme que c’est BlackRock qui pousse aux abattages. Liquider le cheptel, dit-il. Des années de croisements, de patience, et tout détruit en une journée, par décret, pour une maladie. Il paraît qu’ils ont mis le paquet : blindés Centaure, hélicoptères, CRS. Tout ça contre une ferme. Tout ça pour des vaches. Il conclut : je ne sais pas où l’on va.
Au rayon boucherie je demande pourquoi la viande hachée ne colle pas avec le prix au kilo affiché. J’en ai pris 300 grammes. Il regarde le ticket, puis moi. Si vous savez lire, c’est par cinq kilos ce prix que vous avez lu. Je ne réponds rien. Je l’ai interrompu, je crois, pendant son café en réserve. Tout ça pour 300 grammes.
Après les caisses, les sapins sont entassés avec le charbon de bois, les sacs de granulés, les bidons de pétrole. Cette année je n’en achèterai pas : les petits-enfants ne viennent pas. S. veut quand même un sapin pour sa mère. Elle me demande de vider la Dacia.
On sera quinze ou seize à Noël. Foie gras déveiné : près de 50 euros le paquet. Je déteste le foie gras. Rien que l’idée de ces lobes à déveiner me donne envie de fuir, et pourtant il va en falloir, pour quinze ou seize. Combien de paquets ? Champagne aussi. C’est notre participation. Ça va dépasser 200 euros, sans compter le sapin. Si S. prend un Nordmann, il faut ajouter 40 ou 50.
Je me sens déjà mal : les pièces pleines, la chaleur, la foule, les voix. Et les cadeaux. À minuit tout le monde met ses chaussures sous le sapin. Je n’en offre pas, donc je n’attends rien. Recevoir quand on n’a rien donné, c’est se retrouver à découvert.
En revenant, le long de la RN7, il ne reste presque plus de feuilles aux arbres. On doit être en hiver. Je ne sais jamais quand ça bascule. Je repense à la caisse, à la carte de fidélité, aux vignettes, à mon voisin et à ses blindés imaginaires, au boucher et à ses cinq kilos. Tout passe dans la tête en même temps, en paquets, comme les courses sur le tapis roulant.
Hier on a déjeuné chez D., à V. Pot-au-feu. S. voulait lui acheter des pots en terre. Il les avait sortis dans le jardin. Cette année, de l’herbe à la place des légumes : une pelouse, plus un jardin. Le froid piquait les mains quand on touchait la terre cuite. À l’intérieur ça sentait le bouillon.
J. est arrivé en retard. Le dimanche, on n’est pas vraiment en retard. Puis on a parlé politique. Mauvaise idée. J. a regardé S. : tu es pour la paix ? Dans ce cas il faut voter M. S. est devenue furieuse. Elle déteste la politique à table. Elle n’aime pas M., son côté tribun. Elle n’aime pas non plus le gouvernement. Elle dit qu’elle ne sait pas où tout ça va nous mener.
Elle voudrait qu’on déménage : un appartement à V., un ascenseur, une petite terrasse pour la caisse du chat. Moi je parle de la Grèce, de l’Espagne, du soleil. Elle répond : trop loin des enfants, des petits-enfants.
Par moments je me vois partir seul. Une île, Andros, ou Kalymnos. Une location pas chère. Écrire autant que je veux. Et surtout : ne plus voir les gens que je connais. Voir des inconnus. Entendre une langue que je ne comprends pas. Une langue qui me fasse revenir à la mienne.
Pour continuer
Carnets | décembre 2025
27 décembre 2025
Rêve étonnant, qui pourrait être décevant si je m’étais attendu à autre chose qu’à être, une fois de plus, déçu en rêve. Enfin, c’est bien la seule fois que je verrai un hippopotame noir, c’est à espérer. Ce bruit horrible de ferraille qui me suit alors que je cours devant me reste au petit matin. Bien avancé sur l’Atlas Mnémosyne. J’ai réalisé plusieurs « planches », c’est-à-dire des prélèvements, des carottages dans la matière du site, et j’ai tenté de les organiser. Au début, les fichiers d’export en Markdown étaient imposants. La difficulté était de choisir peu de choses, mais qui fonctionnent. Le problème à résoudre est celui des images. Il va falloir aller puiser dans la boîte en fer, ressortir les photographies, les cartes postales, et, comme toujours, n’en sélectionner que quelques-unes. Et aussi scanner celles qui sont écrites au dos en estonien. Je ne sais pas combien de temps va durer ce projet. Tant de projets commencés en parallèle, et aucun n’a abouti encore. Est-ce que je travaille vraiment, ou est-ce que je me donne l’impression de travailler ? Encore une matinée où je ne pourrai pas m’enfoncer, où il faudra rester le menton hors de l’eau. Deux heures de cours sans boire la tasse. Ensuite, tout l’après-midi devant soi et la grande journée du dimanche. Ce qui ne veut d’ailleurs strictement rien dire puisque j’ai beau avoir tout le temps devant moi, il arrive que je n’en fiche rien du tout. Je n’ose pas gâcher ce genre de plénitude. illustration Gemini Flash|couper{180}
Carnets | décembre 2025
25 décembre 2025
Reçu en cadeau une bouteille de Whisky provenant du Pays de Tronçais, marque Aumance, et ce matin ça parle de mots-croisés chez Lovecraft. Comment faire quelque chose avec ces signes ? Car de toute évidence, ce sont des signes. L’écrire perce un mur. Les morts répondent parfois, peut-être même qu’ils ne cessent de nous parler. En ressortant de chez E. hier, surprise de voir la neige. De gros flocons qui déjà recouvrent les arbres, la rue, les voitures, la ville. Nous sommes rentrés prudemment. Dans mon for intérieur, je me suis posé la question si j’avais finalement opté pour les pneus toute saison ou non la dernière fois — c’est-à-dire il y a six mois, lorsqu’on les a changés. Par chance, les déneigeuses étaient devant nous et ouvraient la voie. Tant que je conduisais dans ce blanc, la neige m’imposait sa trêve. Elle recouvrait tout, et ce silence visuel me faisait un bien immense ; c’était comme une parenthèse, un apaisement du regard qui mettait enfin le crâne au repos. Mais c’est une fois de retour à la maison, une fois franchi le seuil de l'abri, que la trêve a volé en éclats. Comme si le corps attendait le calme pour hurler, ma rage de dents s’est déclarée. Je me suis replongé dans Notes dans un souterrain. Cette traduction de Markowicz est vraiment bonne. Grand plaisir de lire Dosto dans « sa vraie voix », si je peux dire. J'ai lu une bonne dizaine de pages en m’arrêtant sur chaque phrase pour les retourner, tandis que la douleur se réveillait pour de bon. Suis descendu pour prendre un cachet. Mais les idées tournaient trop. Cette histoire de traduction me trottait. Et voilà que je suis reparti sur cette manière de ruminer, de toujours contredire, propre à ce narrateur dostoïevskien. Cette façon de ne jamais laisser une affirmation tranquille, de l'épuiser par le commentaire, cela m’a mené droit à l'exégèse de la Torah. Et au bout du compte, dans cette fièvre, je me suis demandé si Dostoïevski n’était pas juif lui aussi, au fond, sans le savoir. Juif par cette syntaxe qui bégaye, par ce refus de conclure, par ce génie du sous-sol qui préfère la plaie ouverte à la belle sentence. Tout comme moi. Puis j’ai repensé à ma mère face à mon père. À la difficulté que peut avoir un esprit slave à pénétrer dans un crâne gaulois — d’autant plus si ce crâne crâne, et de manière totalement hypocrite prône les valeurs du drapeau français pendant que, de l’autre côté, il baise tout ce qui bouge. Et surtout ce que ça fait à la langue personnelle, ce « hachis » face à la contrainte de devenir lisse, claire, efficace, élégante, qui distingue le français de n'importe quel salmigondis sur cette terre. Cette élégance, j'ai dû la payer cher. Je me suis souvenu du jour où nous dûmes quitter la campagne, la chère forêt, le cher pays de Tronçais, pour la banlieue saumâtre de cet affreux Val d’Oise. J’avais alors un accent bourbonnais incroyable que j’ai dû dissimuler, puis effacer le plus rapidement possible pour simplement oser ouvrir la porte du collège. Un camouflage, un premier lissage pour survivre. Puis je me suis dit encore cette idée récurrente : il serait temps que tu en finisses avec ça. J’ai cherché par mot-clé Estonie, juif, mère, et j’ai vu qu’il y avait encore de quoi faire pour mettre tous ces textes en forme. C’est-à-dire ne pas les « mettre en forme », mais trouver la forme qui leur correspondra le mieux. À la fin, j’ai pensé à Aby Warburg, à ses « séries ». Ma rage de dents m’ayant, malgré le médicament, emporté vers le matin, c’est à cet instant où j’ai retrouvé ce mot, série. Ce mot qui coïncide avec l’un de mes leitmotivs de peintre, mais qui résonne surtout de plus loin. C'était l'accent lamentable de ma grand-mère estonienne quand elle disait « mon chéri ». « Ma séri », disait-elle, « je ne comprends pas pourquoi t'acharnes, c'est un enfant il ne comprend rien. » C’est sur ce mot, à la fois méthode et caresse lointaine d'une langue hachée, que j’ai pu enfin trouver le sommeil.|couper{180}
Carnets | décembre 2025
Maître du Vide : Une méthode de contraction
À l'aide de deux scripts Python, j'ai mis en place un nouveau protocole pour analyser ma propre production. Cette démarche marque une rupture : j'ai décidé de passer d'une accumulation passive à une confrontation active avec mes archives. Entre 2018 et 2025, j'ai accumulé près de 4000 textes (articles, notes, carnets). Jusqu'ici, je les traitais comme je traite parfois ma peinture : je jetais des lignes sur la page en attendant qu'une forme globale surgisse un jour, par miracle ou par accident. Mais la peinture, comme l'écriture, possède une phase de réflexion que l'on oublie souvent de mentionner. On peut choisir de naviguer à vue, mais on peut aussi décider de contracter l'espace-temps pour aller directement à l'essentiel. Le workflow est devenu très concret : L'organisation : Mes scripts ont injecté la totalité de mes articles dans Obsidian, en conservant leurs mots-clés et en les rangeant par rubriques. La recherche : Un clic sur un tag (par exemple « dispositif ») regroupe instantanément des années de notes éparpillées. L'analyse : En soumettant ces regroupements à une IA, j'ai découvert que mes mots-clés ne disaient pas ce que je croyais. Pour moi, « dispositif » n'était qu'un terme technique de construction littéraire. L'IA, en analysant 77 textes, a révélé une récurrence sémantique beaucoup plus brute : les termes « utérus », « coquille » ou « protection ». Elle a mis à nu un mécanisme de défense contre le vide. Elle a tracé une trajectoire où je ne suis plus la victime de ce vide, mais celui qui l'organise, qui le cadre : le « Maître du Vide ». Je garde ce titre avec humour, mais il définit bien ma nouvelle position : je n'écris plus pour remplir le vide ou me cacher derrière des joutes verbales, j'utilise l'outil numérique pour isoler ce qui, dans cette masse, est encore debout. Conclusion : L'image de cette armure abandonnée au sol, au milieu du chaos désert d'une fête foraine, résume mon cheminement. On passe des années à construire une protection (le « dispositif », l'ironie, le savoir-faire technique) pour finalement se rendre compte qu'elle est devenue une entrave. En utilisant l'IA pour analyser mes 4000 textes, j'ai simplement trouvé le moyen de dégrafer cette armure plus vite. Ce n'est pas le code qui est important, c'est ce qu'il libère : le passage d'une écriture de défense à une peinture d'exposition. Le « Maître du vide » n'est pas celui qui remplit la salle, c'est celui qui accepte de se tenir nu sur le plateau, une fois que les attractions de la fête foraine se sont éteintes. Illustration Co création Le dibbouk & Gemini Flash|couper{180}