août 2025
Carnets | août 2025
21 août 2025
Que ce soit pour la musique, la photographie, la peinture ou l’écriture, l’obstacle le plus pénible aura toujours été le jugement des plus proches. Celui qui me coûta le plus cher, puisque, au bout du compte, proche n’est plus rien d’autre qu’un simple adjectif indiquant une distance. Rien n’est plus distant, en mon esprit, que ces fameux « proches ». Ils m’ont imaginé musicien, peintre, écrivain, photographe. Ils n’ont pas supporté l’écart entre l’image qu’ils avaient de moi et celle qu’ils découvraient. Alors ils ont ri. Ce rire, je l’entends encore : toi, artiste ? J’aurais pu m’éviter l’énumération. Dire simplement artiste. Mais le mot est souillé. Chaque fois qu’il a claqué, il a blessé. Artiste : un crachat. Le trop fameux « bon sens », auquel nous essayons tous de nous accrocher dans le naufrage que provoque la confusion, n’est rien d’autre qu’un bâton merdeux. On s’y agrippe malgré tout. Et nos mains sentent la merde, pour reprendre Artaud. Entre ce vide et l’infini, il reste pourtant le signe. Fragile et imputrescible. Fragile comme une empreinte dans le sable. Imputrescible parce qu’il renaît, malgré tout, à chaque instant. ⸻ Puis, se raviser, se risquer dans l'auto-commentaire, l'auto-critique, l'exégèse négative : Ce texte hésite, et cette hésitation le tue. On y sent une blessure réelle — le rire des proches, le mot artiste transformé en crachat. Voilà le cœur, la matière brûlante. Mais immédiatement, au lieu d’appuyer, tu fuis, tu te réfugies dans un discours conceptuel : vide, infini, signe. De la douleur, tu passes à la métaphysique de poche. Résultat : le lecteur se lasse. Tu te lasses en te relisant. Le mélange de registres n’est pas une richesse, c’est une fuite. Le cru d’Artaud et du « bâton merdeux » voisinant avec la méditation sur l’imputrescible, c’est comme mettre du vinaigre dans du vin déjà aigre : ça pique la langue sans nourrir. Les phrases sont trop longues, alourdies de reprises, de justifications. Le texte ne tranche pas. Il veut être Beckett et Blanchot en même temps, mais il n’a ni la sécheresse du premier, ni la rigueur du second. Bref : une matière forte, mais noyée. L’auteur avait une lame dans la main. Il a préféré y coller un gant de velours. ⸻ ou si, au contraire tu te lançais dans l'exégèse empathique, compréhensive, voire affable : Ce texte vit de son hésitation, et c’est ce que d’autres lui reprochent. Mais c’est cette tension — entre l’abstrait et le cru, entre la pensée et la blessure — qui en fait sa vérité. Le rire des proches, le mot artiste jeté comme un crachat : voilà la plaie. Mais aussitôt, le texte se détourne, tente d’élever la douleur en notion : vide, infini, signe. C’est cette oscillation qui dérange les esprits qui veulent du tranchant. Pourtant, n’est-ce pas ainsi que fonctionne la souffrance ? Elle n’est jamais pure, jamais nue : elle se couvre de mots, elle cherche refuge dans l’abstraction, puis elle replonge dans le brut. ( ici tu pourrais parler de Louis Ferdinand Céline moins on souffre plus on étale ce peu cf le père dans Mort à Crédit) L’auteur ne choisit pas, et c’est son choix. Il ne tranche pas, parce que la blessure elle-même ne se laisse pas trancher. Il garde le mélange : la vulgarité d’Artaud et la fragilité de l’empreinte dans le sable. Cela crée un texte bancal, certes, mais c’est le bancal qui est juste ici. Bref : ce que l’on reproche comme faiblesse est précisément la force — l’impossibilité de stabiliser le ton, de figer la douleur dans un seul registre. Le texte reste en suspens, à vif, et c’est là qu’il touche. *Que faire de tout cela ensuite, on pourrait envisager une esthétique de l'hésitation. Le jugement des proches a toujours été l’obstacle. Proches : adjectif de distance. Rien n’est plus éloigné que ceux qui se disent proches. Ils m’ont ri au nez : toi, artiste ? Ce rire m’a frappé plus durement que leurs silences. Depuis, le mot est interdit. Chaque fois que je le touche, il me brûle. Artiste : crachat ancien, toujours frais. Alors je multiplie les détours. Musicien, peintre, écrivain, photographe — comme si l’énumération pouvait remplacer le mot maudit. Mais elle ne fait que l’exposer : une fuite qui se trahit elle-même. Et je retombe dans l’abstraction. Parler du signe, du vide, de l’infini : c’est ma manière de tenir à distance la blessure. Mais l’abstraction n’apaise rien. Elle ne fait que déplacer la douleur, la rendre plus froide. Puis je me rappelle Artaud. Le bon sens comme bâton merdeux, la main qui sent la merde après s’y être agrippée. C’est brutal, ça tâche. Et pourtant ça me soulage. Parce que cette crudité me ramène au réel, au corps, à l’odeur. Alors je reste entre les deux : le concept et l’insulte, l’empreinte fragile dans le sable et le rire moqueur qui la piétine. Cette hésitation, je ne la dépasse pas. Elle est ma forme.|couper{180}
Carnets | août 2025
20 août 2025
Si, comme les sciences le disent désormais, le temps n’existe pas, alors nous vivons notre misérable existence à l’intérieur d’une sorte de bande magnétique, ou numérique. Quelque chose d’aussi clos qu’un œuf. Rien de plus cassable que la coquille d’un œuf. Il y a peut-être une marge mince où ce qui se trouve à l’intérieur d’un œuf choisit d’en sortir. La naissance, si elle est aussi inéluctable que la mort, partage avec elle la même incertitude. On ne peut pas prévoir exactement l’heure de la naissance comme celle de notre mort. Même si l’on décide de se supprimer soi-même, un élément essentiel nous échappe toujours : non pas la notion du temps, mais sa réalité ontologique. Hier, dans l’autobus qui nous emportait vers Reus, mon regard fut soudain hypnotisé par les chiffres de la pendule au-dessus du conducteur. Une date, plutôt. Affichage genre réveil à cristaux liquides : « 19.8.2025 ». Et soudain, je fus projeté quelque part au début de la bande numérique. — Que serais-je en l’an 2000 ? m’étais-je alors demandé… Et de revoir la date du jour « 19.8.2025 », j’ai senti que mon temps était passé. J’aurais pu écrire : mon temps était venu, ç’eût été pareil. Je veux dire que ce que j’appelle « mon temps » ne signifie plus rien. Et désormais, il pouvait écrire « désormais ». Car « désormais » était un signal, comme une déclinaison de « il était une fois », et il pouvait le déclencher, à présent, lorsqu’il le désirerait. ⸻ Il existe probablement un yoga de l’écriture, comme il en existe un des corps. Dans le vaste réservoir des idées foutraques, ce serait une façon d’utiliser l’inconfort pour avancer. Privé ces derniers jours de la facilité d’écrire confortablement, si je puis dire, je reviens moi aussi à un autre moment de la bande magnétique : celui du stylo-bille, de la page quadrillée à petits carreaux. Et, d’une certaine manière, aux mêmes difficultés de naguère. ⸻ Cet attendrissement qui me cueillit hier soir, en relisant cette histoire du jeune Carter traversant les bois avec sa vieille clef rouillée ( Contrées du rêve, « The Silver Key », 1926 ), est-il lui aussi inscrit sur le support depuis l’origine ? Et si oui, pourquoi l’émotion n’est-elle pas venue à la toute première lecture ? Ou bien ai-je seulement eu l’impression d’avoir oublié cette émotion ? Et cette possibilité existe-t-elle vraiment : réinventer une émotion déjà éprouvée, puis perdue ?|couper{180}
Carnets | août 2025
19 août 2025
Tant que je n’y pensais pas, les habitudes installées, la contingence avec toute sa sinistre raison, m’empêchaient de voir l’absurdité dans laquelle nous vivions depuis des générations. Une camisole de règles, doublée de ces « bonnes raisons », et, pour combler toute défaillance, la voix monocorde des médias, nous maintenait captifs volontaires d’un système sur lequel l’étiquette « démocratie » avait été plaquée depuis la Révolution française. C’est ainsi que je me rendis, docile, à l’école, à l’église, puis au travail, pendant presque une vie entière. Et ce n’est qu’au soir de cette mécanique, lorsque la fatigue prit la place de l’élan, que je compris le piège. L’absurde n’était pas dans tel détail ou telle injustice isolée, mais dans l’ensemble lui-même : un enchaînement de gestes hérités, répétés sans qu’on sache plus au nom de quoi. On se réveille trop tard, au moment où il n’y a plus rien à défaire sinon le regard qu’on porte sur tout cela. Je m’aperçois alors que, dès que je me mêle d’écrire, le cauchemar fait aussitôt irruption. Car c’est un cauchemar éveillé, à n’en plus douter. La question ainsi posée, plus ou moins clairement, est de savoir comment vivre dans ce cauchemar sans donner l’impression, aux entités qui le peuplent, que l’on sait qu’elles ne sont que des entités peuplant ce cauchemar. Cela me ramène à cette belle notion de vide cerné par l’infini : le vide comme unique moyen de se préserver, en restant vide soi-même. Et puis au foie, naturellement, dont il faut prendre grand soin, puisqu’il demeure l’unique outil, le seul filtre tamisant, au sein de l’absurde — l’absurde réel comme l’absurde artificiel. L’absurde réel, je le connais : il est fait du temps qui passe, de la maladie, de la fatigue qui ronge, de la mort en embuscade, de ce silence du monde qui ne répond pas aux questions que nous posons. Cet absurde-là est brut, minéral, inévitable. Mais l’absurde artificiel est venu se greffer dessus. Fabriqué par les hommes, il s’est imposé avec ses lois, ses règles, ses discours. Ce sont les papiers qu’on remplit sans fin, les sermons répétés, les bulletins d’information débités à heure fixe, les mots d’ordre accolés à de vieilles institutions — démocratie, progrès, ordre — comme des étiquettes fanées recollées sur une marchandise avariée. Cet absurde-là, on aurait pu s’en passer, mais il nous est tombé dessus comme une seconde peau, une camisole redoublée. Ainsi je me trouve pris entre deux couches d’absurde : l’une irréductible, l’autre superflue, mais qui pèse plus lourd encore. Et le corps, ce pauvre corps, n’a pour filtre que le foie — à lui seul chargé de tamiser les poisons de l’un comme de l’autre. Je me rappelle que les anciens savaient déjà ce que nous refusons de voir. La médecine chinoise dit que le foie est l’organe du bois, qu’il règle la circulation de l’énergie et du sang, qu’il gouverne la colère et les yeux. S’il se bloque, tout se trouble, le regard comme la pensée. La médecine indienne, elle, affirme qu’il appartient au feu, à Pitta, et qu’il digère non seulement les aliments mais aussi les émotions et les souvenirs. Trop de feu, et la colère nous dévore ; pas assez, et c’est la lourdeur, la mélancolie, l’épuisement. Je me dis que, dans ce cauchemar qu’on appelle monde, peut-être n’avons-nous pour salut que cette usine silencieuse, cette chambre obscure en nous qui transforme le poison en quelque chose de vaguement vivable. On oublie aussi la rate. La médecine chinoise lui donne la tâche obscure de transformer et de distribuer : elle broie, elle cuisine, elle rend assimilable. Mais si elle faiblit, tout devient lourd, stagnant, englué dans la rumination. La pensée tourne alors en rond, préoccupée, obsédée de détails, incapable de se libérer. En Inde, on dit qu’elle entretient la qualité du sang, qu’elle est une gardienne silencieuse. Quand elle s’épuise, ce n’est pas la colère qui surgit, mais la tristesse, la mélancolie, la perte d’élan. Le foie filtre, la rate rumine. L’un explose, l’autre s’alourdit. Entre les deux, nous essayons de tenir debout, oscillant entre la colère et le souci, entre le feu qui dévore et la terre qui englue. Peut-être est-ce cela, au fond, vivre dans l’absurde : se laisser travailler par ces deux organes muets qui, dans l’ombre, digèrent à notre place ce que nous ne savons pas digérer. Comment garder le foie et la rate en état, ces deux gardiens silencieux qui tiennent ensemble la colère et la rumination ? Les vieux savaient : pour le foie, éviter les excès, laisser circuler l’air, marcher, respirer, ne pas s’empoisonner d’alcool ni de rancune. Pour la rate, chercher la chaleur et la simplicité : un repas chaud, régulier, peu de sucreries, peu de froid, peu de dispersion mentale. En somme, faire sobre. Laisser couler quand ça monte trop vite. Ne pas mâcher cent fois la même idée jusqu’à l’écœurement. Rester dans le rythme lent, digeste, presque banal. C’est ainsi qu’on prolonge l’équilibre : en préservant le filtre du foie et la cuisine de la rate. L’un tempère le feu, l’autre soutient la terre. Entre les deux, une mince chance de survivre à l’absurde.|couper{180}
Carnets | août 2025
Présentation des chiens
Le décor n’a pas une grande importance. Imagine un bord de mer, de longues allées. Revêtement couleur sable, antidérapant. D’un côté, la mer immense. Remonte la voix douce de Graeme Allwright : La mer est immense, je n’sais voyager. De l’autre côté, de hauts pins tournesols dont les basses branches, secouées par un stress hydrique, tentent malgré tout d’offrir une stoïque apparence. Ce qui manque au capitaine Achab, ce qu’il cherche à harponner, c’est cette forme immense, insubmersible, de couleur blanche. Cette paisible apparence. Le bonheur de ce qu’il imagine être la quiétude d’un poisson dans l’eau. Un homme promène son chien. L’homme est long mais son ombre plus grande encore. Le chien est maigre, jeune, nerveux. La laisse qui le relie au maître est courte. Bel exercice à conseiller si tu n’aimes pas te faire rôtir comme un spare-ribs au bord de l’eau. Avise un banc, assieds-toi. Observe la longueur des laisses tenues par ceux qui promènent leurs chiens. Une femme promène son chien. La laisse est longue. L’animal n’en profite pas. Elle a noué un paréo autour de sa taille, peut-être pour dissimuler des fesses qu’on supposera proéminentes. Sur sa cheville droite, un tatouage en forme de code-barres. Les bestioles se sont humées tant et tant que cela les a apaisées. Leurs maîtres font semblant de ne pas voir cet assaut olfactif. Comme la vie pourrait être plus drôle si l’on pouvait ainsi, comme les chiens, se sentir. Le parfum est sans doute un des principaux fléaux de l’humanité. Et en même temps une entrée incontournable pour accéder à la civilisation. Les Noirs disent que le Blanc sent le cadavre. La mer est immense, celle qu’on voit danser le long, le long des golfes pas très clairs. Le succès commercial du Parfum tient sans doute au fait qu’on ne puisse plus se sentir les uns les autres en dehors des conventions de l’intime. Où s’arrête l’intime ? On dit la sphère du privé, et être rond comme une queue de pelle. Chez les Esquimaux, la nourriture est mâchée par les plus jeunes durant des millénaires pour nourrir les vieux édentés. Leur sphère d’intimité s’est contractée après s’être dilatée avec l’apparition du premier dentiste. Je ne sais pas vraiment pourquoi je devrais éprouver de l’aversion à ce qu’on me mâche ma viande. Je ne mange plus que de la viande blanche. Jamais froide. Manger de la viande froide me rend Noir : j’ai l’impression de manger du cadavre. Suis allé me baigner ce matin dans le gris général ciel et mer, tout en songeant à l’étoile du Chien. […] Les dents de la mer. Cette pensée en atteignant la bouée jaune : pourquoi les requins ne viendraient-ils pas se nourrir ici, vu la barbue à disposition ? Puis la langue des oiseaux pour se calmer. Revenir tranquillement vers le sable, l’aidant de la mère. Après que mon frère a failli perdre un œil, on fit piquer le chien. « Vous avez eu de la chance », dit le docteur à ma mère, comme si c’était elle qui s’était fait mordre. Le chien fut enterré près du tas de fumier, au fond du jardin. Nous venions prier pour son âme de chien, mon frère pas rancunier et moi-même. Puis on allumait une liane et on fumait comme les adultes. Ça faisait tousser, c’était âcre. Là-haut, dans le ciel, les nuages formaient des têtes de chien. On disait : « C’est lui, tu vois, il ne nous en veut pas, il est bien plus heureux là où il est. » Au catéchisme, le curé essayait comme il le pouvait de nous extraire de notre animalité. Devenir humain, c’était déjà être propre. Dans le feuilleton Thibaud des Croisades, les Sarrasins étaient aussi des Maures. Ils traitaient les chrétiens de sales chiens. […] Ce chien a été renversé par une voiture dans le virage où nous habitions. Mon père a rentré la voiture dans la cour et a dit : « Bon, qu’est-ce qu’on mange ? » Je suis ressorti de la maison ; le chien vivait encore. Son souffle était court et il pleurait. J’ai essayé de le caresser mais il a montré les dents. Ma mère m’a appelé juste à ce moment-là : « Viens mettre la table. » J’ai approché la main encore une fois et le chien n’a plus émis le moindre grognement. Il était mort. Ce que les êtres humains ont dépensé en énergie, en inventivité, pour ne pas se sentir, tient du prodige. Un prodige bête à manger du foin, aurait dit mon grand-oncle, qui a toujours fait semblant d’être sourd. Il disait les choses les plus insensées car il faisait semblant de ne pas prêter attention aux commentaires. Une sacrée force de caractère. Ou bien un égoïsme invraisemblable. Je n’ai jamais décidé vraiment qu’en penser. Caractériser les gens par leur odeur. Mon grand-oncle sentait la foudre. Sa sœur, ma grand-mère, avait un souffle parfumé au grain de café. Mon grand-père sentait l’essence et le cambouis. Sa vraie vocation aurait été d’être mécanicien auto mais au lieu de ça il avait senti le sang toute sa vie. D’abord à la guerre, il avait commencé à tuer des poulets dans une ferme allemande. Puis sur les marchés parisiens, où il vendait des lapins, des poules crevées. Patty, la petite chienne caniche, sentait le chien mouillé. J’ai longtemps fumé. Après mûre réflexion, c’était pour ne pas sentir l’odeur du monde. Trop d’émotions. Quand j’ai arrêté, je n’ai pas découvert un nirvâna olfactif. J’ai noté que ma chatte n’a pas une haleine merdique, nonobstant le nombre de fois où elle lèche son derrière dans la journée. On dit qu’il fait un temps de chien, malheureux comme les pierres. Aujourd’hui c’est canicule. Je n’aborde pas les chiennes spécifiquement. Il faudrait un volume dédié. Sortir le chien. C’est à l’aube ou à la nuit tombée. Un énorme chien, je m’en souviens. Le poissonnier de la grand-rue de l’Isle-Adam devait dégager une odeur hostile. Le gros chien l’a mordu. Il a fallu le piquer lui aussi. Le chien, pas le poissonnier. La peur et l’odeur. Sur quel critère culturel disons-nous : ça sent bon ou mauvais ? L’ouïe c’est pareil. Quand tu dois dormir dans le tintamarre, tu découvres des rythmes internes insoupçonnés. […] Je me demande si je ne suis pas un peu de ce chien qui mordit mon frère à l’œil. J’en ai longtemps éprouvé de la culpabilité. J’aurais mérité d’être passé au fil de l’aiguille moi aussi. Piqué une bonne fois avec du sérum noir. De tous les canidés que j’ai connus, seul un cocker savait faire de vrais yeux de cocker. Juste après vient un boxer, mais l’effort lui coûta tant qu’il mourut jeune. Le fil utilisé pour recoudre l’œil de mon frère devait être une sorte de fil de pêche. Que peut-on ressentir d’être piqué, quand on est vieux, qu’on a passé une vraie vie de chien auprès d’hommes frustrés, et qui pour un oui pour un non vous battent ? Finalement je choisis une salade au poulet grillé, tomates, salade. Un mixte qui, dès la première bouchée, manque de me faire dégobiller. Quand les gens s’ennuient je m’amuse. Et quand ils s’amusent je m’ennuie. Toute agitation extérieure titille mon troisième œil, ce qui m’empêche de m’affoler. C’est en grande partie à cause de cela qu’on m’a longtemps traité d’autiste. Seules l’odeur d’ail ou d’oignon grillés réussissaient à me faire saliver. Je me plaçais devant les fourneaux, langue pendante. […] L’homme et la femme se toisent en se concentrant en même temps sur ce que font leurs animaux. Ce pourrait être l’occasion de quelque chose qui ne se produit pas. On sent cette tristesse dans la distance qui s’installe lorsque l’homme marche vers l’est et la femme vers l’ouest. Pas un seul jappement chez les chiens.|couper{180}
Carnets | août 2025
18 août 2025
Écrire en voyage est plus compliqué cette année. L’iPad fatigue. Le clavier Bluetooth oublié. Les petites péripéties s’enchaînent et rendent l’écriture plus rébarbative qu’à l’ordinaire. Ici, à la Pinada, Vila Sica, la 4G est saturée. J’ai quand même noirci quelques pages, assez pour mener à terme la dernière proposition de l’atelier d’été. Comment écrire tout ce qui s’est passé depuis notre départ ? Rien qu’y penser m’embrouille. Un vieux complexe refait surface : l’école, mon parcours, mon indigence en géographie. Je sais m’orienter dans les villes. Mais distinguer est et ouest, nord et sud, impossible. Je ne me fie pas au soleil. J’ai besoin de repères plus concrets. Génération baby-boomers. Collection de complexes — surtout aux yeux de mon épouse. Ce n’a pas toujours été ainsi. Les intrépidités d’autrefois venaient moins d’une bravoure authentique que de l’ignorance du danger. Une inconscience qui n’envisage pas les conséquences. La machine qui module la pression, emportée pour me prémunir de l’apnée, entraîne des effets inattendus. Je dors plus de sept heures d’affilée. Ce qui ne m’était plus arrivé depuis l’adolescence. Mais ce temps de sommeil me laisse coupable. Contre ce sentiment, j’invente des stratégies. J’imagine une vie parallèle. J’y suis un autre. Pas un hasard si j’ai éprouvé le besoin de relire le cycle des Contrées du rêve de Lovecraft. Et toujours la même question : est-ce suffisant ? Ce doute qui revient. Pas suffisant. Mais dès que j’écris « suffisant », le mot bascule de l’autre côté, celui du fat, de l’arrogance. Entre les deux est probablement l'endroit du carnet.|couper{180}
Carnets | août 2025
14 août 2025
Au moment où il va dire ce qu’il pense, l’image du mime Marceau apparaît. Et il comprend que ce qu’il pense n’a aucune importance. Qu’il vaut mieux aller sur la face cachée de ce qu’on pense toujours penser. Cette colère, cet amour, cette même vieille chose. Parfois ces textes me deviennent hostiles, imbuvables. Je cherche des rubriques. Je n’en trouve aucune qui vaille la peine. C’est comme si être seul me renvoyait à la marge de la marge. Ainsi, d’un seul coup d’œil, je vois les extrêmes comme des mains en train d’applaudir la farce. Le centre ne m’attire pas non plus. Rien. Et dans trois siècles, il faut espérer que toute cette comédie soit achevée. Ne dis pas ce que tu penses, surtout ne le dis pas. Jean-Louis Barrault se superpose à l’image du mime Marceau. Le paradis n’est pas ce que l’on pense. Rare que les choses soient ce qu’on pense. Il est possible d’écourter. De ratiboiser. Au moment de parler, le mime Marceau prend la place. Ce que je pense n’a pas d’importance. Mieux vaut la face cachée de ce qu’on croit penser. Même boucle : colère, amour. Les textes deviennent hostiles. Je cherche des rubriques : rien. Marges des marges. Les extrêmes applaudissent la farce. Le centre, non plus : rien. Souhait pour dans trois siècles : fin de la comédie. Ne dis pas ce que tu penses. Barrault se colle au mime. Je pourrais décliner tout simplement. Dire non. Non merci. C’est souvent le premier mouvement de la valse hésitation. Je pense non mais ma bouche dit oui, machinalement. De toute façon, ce que je pense n’a aucune espèce d’importance. Mais tout de même cette bouche. Il décida de partir dans le Grand Nord… en quelle année déjà ? Il faut des dates, sinon on perd la notion du temps. Des rubriques, des dates. Nous voici bien partis. Équipés pour la journée. Et si tu décides de ne pas écrire plus que ça pour aujourd’hui, si tu décides de ne pas écrire durant toute une semaine, le seul à qui tu manquerais ne serait que toi, toujours toi. Recommence. Écoute le mot. Recommence. Dis-le tout haut. Recommence. Au moment de parler, l’image du mime Marceau me coupe la voix : ce que je pense n’a pas d’importance, mieux vaut longer la face cachée de ce qu’on croit penser — la vieille boucle, colère et amour confondus. Les textes se hérissent, m’éjectent. Je cherche des rubriques, rien. Marges des marges : d’ici, les extrêmes se répondent comme deux mains qui applaudissent la farce. Le centre ne m’attire pas non plus, rien. J’aimerais croire qu’en trois siècles la comédie sera close. Ne dis pas ce que tu penses, surtout ne le dis pas : fais signe. Barrault se colle au mime. Je pourrais décliner, dire non, non merci ; je pense non, la bouche dit oui, par habitude. On me parle de dates pour ne pas perdre le fil : le Grand Nord, en quelle année déjà ? Des rubriques, des dates : équipés pour la journée. Et si je n’écris pas davantage, aujourd’hui ni cette semaine, le seul à qui je manquerai, ce sera moi — toujours moi. Non, toujours pas. L’histoire de ma vie résumée en trois mots et une pause pour dissocier ce bruit. Parler, ou faire signe. Le mime prend la place et le centre n’est qu’un néant tiède. Je range, je décline, je diffère — et j’espère qu’un jour la comédie s’achèvera. Pas besoin de placer de rubrique. Les cimetières en sont remplis. Cénotaphes, épitaphes, toujours un taff de vouloir enterrer les choses. Tu allais dire « correctement ». Oui, en général, le correct ment — car on sait bien que rien ne l’est véritablement. « Véritable », aussi, je te l’accorde. Le jour où j’ai trimé deux mois pour me payer cette guitare. Ce serait autobiographique encore. Tu y tiens vraiment ? Imagine qu’on tombe, dans mille ans, sur ta fiche de paie d’un de ces deux mois. Ça nous ferait une belle jambe. En revanche, si tu t’extrais totalement de cette histoire, si tu te biffes, tu peux parler des magasins Grizot & Launay de L’Isle-Adam. Mettons dans les années 1975. Tu pourrais trouver de la documentation. Une histoire de vinaigre. Quelles étaient les marques dont tu te souviens encore ? Procter & Gamble ? Des produits qui rendent la vie un peu plus facile. Le mot « solfétique » remonte comme une acidité dans la bouche. Tu cherches de la doc mais grand-peine à en trouver. D’ailleurs tu ne sais même plus exactement ce que c’était. Était-ce l’outil pour placer le rouleau de scotch d’emballage, ou bien le pistolet pour créer les étiquettes de prix ? -- ChatGPT, tu sais, toi ? -- Oui : très probablement les étiqueteuses manuelles — pistolets à étiqueter, pinces à étiqueter — utilisés en GMS pour imprimer et poser de petites étiquettes. (Tailles courantes, molette(s) à chiffres, rouleau encreur, avance et pose en un geste. Exemples de marques : Monarch, Meto, Sato, Blitz.) Et bien voilà. Voilà exactement ce que l’on retiendra de Grizot & Launay. Dans mille ans, pas grand-chose de plus. Et tout sera déformé, comme tout de nos jours l’est déjà. C’est obligé. Au moment de parler, Marceau me coupe la voix : ce que je pense n’a pas d’importance, mieux vaut longer la face cachée de ce qu’on croit penser — vieille boucle colère-amour. Les textes se cabrent, m’éjectent ; je cherche des rubriques, rien. Depuis la marge de la marge, je vois les extrêmes se répondre comme deux mains qui applaudissent la farce. Le centre n’attire pas, rien. J’espère qu’en trois siècles la comédie sera close. « Ne dis pas ce que tu penses » : fais signe. Barrault se colle au mime. Je pourrais décliner, dire non, mais la bouche dit oui par habitude. On réclame des dates : le Grand Nord, en quelle année déjà ? Des rubriques, des dates ; nous voilà équipés pour la journée. Si je n’écris pas davantage, aujourd’hui ni cette semaine, je ne manquerai qu’à moi. Pas besoin de rubrique : les cimetières en débordent. Le correct ment. Alors je dévie : Grizot & Launay à L’Isle-Adam, années 1975, Procter & Gamble peut-être, et ce mot « solfétique » qui pique la langue — un pistolet à étiqueter ? Peu importe : c’est cela qu’on retiendra, et mal encore. Tout se déforme, forcément. Parler ou faire signe. Depuis la marge de la marge, les extrêmes applaudissent la farce et le centre n’est qu’un tiède néant. On classe, on date, on corrige — et tout se déforme quand même. Le collectif des adorateurs du rien. Celui qui fait tout pour exhumer des archives qui ne disent rien de rien. Il fut crée vers 2025, en France. S'inspire d'Alfred Jarry. A ne pas confondre avec une secte religieuse autrefois nommée Catholique. Eux pronaient que tout est dans tout et surtout tous pour un. Dans quoi je classe ça ? Rubrique "fourre tout " Nous sommes en 5000 après la Simca 1000. De l'eau a coulé sous les ponts. Il ne reste d'ailleurs qu'un mince filet d'eau dans la Seine. Malgré tout les efforts, les décrets, les avenants aux décrets, les dictatures, les années noires, celles des vaches enragées, celles de la farine d'insecte empoisonnée, celles du virus Gog du virus Magog, celles de la révolution des fleurs, celles du départ pour Mars, celles de la découverte du vaisseau fantôme, celles du retour à la terre, celles du revenu universel, celles où l'IA a failli nous détruire. Tu ne devrais pas lire ce genre d'ouvrage idiot , dépèche toi on a encore toutes ces antiquités à télécharger dans nos puces neuronales. Y et X sont dans le même collectif nommé "on garde tout on ne sait jamais". en SIGLE ça donne OGTONSJ et ça se prononce comme on peut. Le vieux livre " the Time Machine" est posé sur un coussin de velours rouge au centre d'une colonne de plexiglas. Tout autour le sable s'étend à l'infini. Un océan lent de dunes. De loin on peut apercevoir un point noir dans le ciel. Ce point noir grossit. C'est un engin volant. A l'intérieur des êtres humanoïdes. What the fuck !? dit une voix en se penchant pour voir le paysage au travers d'un hublot. Naissance d'un nouveau collectif en l'an 11200 après la chûte du Tyran Nosor. Les lecteurs de vieux papier. C'est en fait un jeu de rôle planétaire. Des vieux ouvrages ont été disséminés sur l'ensemble du système solaire. Ceux qui liront le plus seront récompensés par un prix extraordinaire : le droit d'écrire leur vie. On n'en tirera qu'un seul exemplaire que l'on mettra sous globe quelque part dans la galaxie du Centaure, soit sur une île entourée d'une mer de mercure, soit dans une chapelle au sommet d'une montagne de X428 ( voyage à réserver dès la naissance car les files d'attente sont longues comme le bras du géant de Syrius qui en fait est un pouple doté d'une mémoire infaillible, d'une intelligence rare, mais qui en cette année 11202 donne quelques signes de faiblesse. Heureusement la firme je répare tout (JRT) est déjà en train de pomper ses vastes connaissances dans une puce de génération 5.|couper{180}
Carnets | août 2025
13 août 2025
Ça ne va toujours pas ; plus j’observe les imbrications d’un minuscule changement, plus j’entrevois de nouvelles pistes. En attendant, la base de données est réparée, en distant comme en local. À bien y penser, c’est plus un amusement qu’autre chose. Ces derniers jours, je me suis remis à écrire plus qu’à coder. Je me renferme, me recroqueville. Lectures intenses. J’ai trouvé [un site](https://freeread.de/) avec des textes originaux de Henry S. Whitehead que j’ai commencé à traduire (création d’une nouvelle rubrique : [traductions](https://ledibbouk.net/-traductions-122-.html)). La vision du monde tout autour est devenue si noire que je ne lis plus que des nouvelles fantastiques ou d’horreur de vieux auteurs du XIXe siècle, principalement américains. La langue, souvent archaïque, oblige à y pénétrer lentement, avec d’infinies précautions pour en démonter les structures, les rouages, le vocabulaire. Je n’entrevois pas d’usage pragmatique à cet exercice, sinon l’effet thérapeutique de soigner « le mal par le mal ». S’enfoncer dans l’horreur jusqu’au cou finit par déclencher un spasme, un sursaut, une petite pulsion de vie. Et celle-ci trouve sa fonction réparatrice quasi immédiate lorsqu’au petit matin j’arrose l’ampélopsis ou l’olivier de la cour. Comme si, enfermé dans l’horreur, s’en extraire soudain par une habitude — un simple geste d’emploi du temps — offrait un bref instant, suffisant pour recharger les batteries. Ce serait intéressant d’examiner les conditions les plus propices au plaisir d’être. Les générations précédentes en avaient une définition stricte : travailler beaucoup, se reposer peu, jouir de joies simples. Aujourd’hui, j’ai le sentiment que nous avons élevé le « jouir » à un tel point d’importance que nous en sommes devenus drogués ; et, comme les drogués, il faut chaque jour une dose plus forte. La grande gagnante, c’est notre indifférence presque totale aux autres, au monde, à l’univers. Ce ne sont pas quelques menues interactions numériques — cette illusion d’appartenir à une collectivité — qui y changeront quoi que ce soit. Quand je sors la tête à la fenêtre, pour voir la rue, la ville, les pays, les continents, je ne vois que bêtise, méchanceté, une humanité frelatée. Pathétique. Du coup, je rentre aussitôt la tête. Je ne vivrai sans doute pas aussi longtemps que les honorables tortues marines, mais je commence à éprouver une métamorphose, petit à petit. En me regardant par hasard dans la glace, de dos, j’ai vu que je me voûtais. À moins que ce ne soit la contrepartie inconsciente d’une coupe de cheveux. S. ne m’a pas laissé beaucoup de cheveux sur le crâne. Elle y est allée à la tondeuse. « Tu as dix ans de moins », a-t-elle conclu en coupant le moteur de l’engin, l’air satisfait. Des contreparties, toujours : que je le veuille ou non, il y en a et il y en aura. Si je jouis, il faut qu’à un moment je paie : c’est comme ça depuis le début, pas de risque que ça change. — - Il n’y a pas de fumée sans feu (et sans vouloir faire de mauvais jeu de mots, au vu des circonstances déplorables actuelles). Disons qu’une théorie étrange, aux limites de l’absurde — appelons-la l’hypothèse de « parasites » qu’on attraperait dans l’astral comme un mauvais rhume — aurait au moins le mérite de donner un sens à la folie actuelle. En nommant le site Dibbouk, j’anticipais peut-être déjà la suite de ce qui a commencé en 2019. Cette « chose » vient vous déranger, vous habiter, vous hanter, et ne vous lâche plus tant qu’elle n’a pas absorbé toute votre sève, votre énergie vitale. Je continue de publier des textes sur le site, mais, une fois publié, je referme aussitôt les onglets. Je ne flâne guère. Revient cette forme de béatitude offerte par l’étude, par la lecture, par l’enfouissement. Cela me rappelle un texte de Michaux : « enterrez-moi ». Jamais ces mots n’ont paru si clairs qu’aujourd’hui.|couper{180}
Carnets | août 2025
12 août 2025
Il a pleuré. Dans son coin je l'ai regardé et je l'ai vu pleurer. C'est un passage aussi nécessaire. Puis il a sorti un mouchoir d'une poche, preuve qu'il prévoyait ce moment depuis longtemps déjà. Enfin, il a repoussé le clavier. Il a chercher un stylo dans un tiroir, une feuille de papier et il a dit : tu es un corps, écris. Se déplier. S’offrir ingénu. Silence. Non, ce n’est pas le moment, tu comprends. Peut-être une autre fois. Se replier, savant. Sache que de toi ils ne feront pas grand cas. Tituber. Aller seul sur quatre pattes. Tenter de se redresser. Retomber. Tenter encore. Retomber encore. Rire étrange. Il n’est pas volontaire. Sort de la gorge au mauvais moment. On serait tenté de dire : le pire. Tous se retournent. Qu’est-ce donc que ce rire. La question les rassemble et t’isole. Encore. Qu’une grille de contraintes ouvre sur une nouvelle grille — et ainsi de suite. Visiter ainsi, à ta façon, les abîmes. Ce n’est pas un jeu. C’est dire autrement le traumatisme. Parvenir au face-à-face, déjà, l’art n’a rien à voir. L’art ne voudra surtout rien voir. L’art dépassera de cent coudées ce que tu crus un jour avoir vu. À force de rabâcher, le silex se fend. Puissance de la redite. Du répété. Vacillement : entre ce qui fut ressenti et mal dit, et ce qui sera dit autrement, moins l’affect. Peu de chance, ou beaucoup, si tu parviens déjà à t’en sortir. Mais la chance n’est qu’une marche. Creuser n’est pas un choix : c’est la prise de conscience d’une nature. Tu ne peux faire autrement. Danger sur l’intersection. N’aie pas l’air. Étouffe en toute conscience. Ne négocie plus. Arrête avec tes mots d’ordre, tes mantras, ton chapelet, tes paris stupides. Si les mots soudain manquaient… Mais lesquels ? Ceux qui font obstacle au profond étranger. Peut-être le vacillement ne s’interrompt-il jamais. On voudrait un équilibre stable, définitif. On le fantasme. Fausse piste de la volonté. Offusqué, il se replie après s’être déplié. Les animaux marins. Les sensitives. Les pattes d’un insecte qui fait le mort. Tu fais le mort pour qu’on ne t’achève pas. Jamais. Dans le même temps, c’est un souhait secret. Avoue-le. — - Par la mort passer. En sortir, s’en sortir, sang sortir, sans sort ire. Rêver un désir neuf. Une étincelle. Une toute petite aspérité sur la paroi changée mentalement, physiquement, en levier. Grimper. Dépasser quelque chose. Prendre conscience du gouffre, du vertige, de la peur. Les affronter. Grimper encore. Tu n’as pas le choix. Dépasser quoi ? Il s’efface quand tu le dépasses. Tu ne sais plus ce que c’était. — - Arrivé au sommet : le ciel, l’air, les poumons se déploient. Respirer. Battements du cœur réguliers. Le rythme, la musique t’ont calmé. Par quoi es-tu passé pour que tout soit si vite, un jour, oublié ? Pas de réponse hâtive. Aujourd’hui, tu as seulement le droit de dessiner ce mouvement. Tu te donnes ce droit, et la contrainte afférente. Et tu verras bien demain si tout ça tient encore. — - Naïveté. Ne la répudie pas. La catharsis n'est pas un drame. C'est seulement un coquillage. Tu peux vivre à l'intérieur et dire voici mon monde, voici ma vie. T'en convaincre. Tu peux oublier le paradis, la terre promise, comme tu peux aussi oublier la malédiction d'avoir été élu. Car ce sont les élus qui parlent seuls d'élections. D'affinités élèctives. Tu n'es pas Goethe. Ou si tu l'as été cela suffit. tu ne l'es plus. Comme tu n'es plus Artaud, Van Gogh, Bataille, Duras, Pizarnik. Naïveté de penser le refuser, le choix. Naïveté et espoir toujours la petite musique infernale, celle des comptines des ritournelles, on fait feu de tout bois quand on se perd dans la forêt, petit.|couper{180}
Carnets | août 2025
11 août 2025
" Là, j’ai repris les labyrinthes bien aimés et tortueux que j’ai décrits dans tant de récits d’excursions antérieures, recroisant fréquemment ma route et m’imprégnant de l’atmosphère coloniale qui est pour moi synonyme de vie mentale — vieux seuils, heurtoirs de bronze, pignons abrupts, lucarnes et toits à rampants en bâtière et se découpant en silhouette noire sur le ciel à demi nuageux." H.P LOVECRAFT ( lu dans sa correspondance de 1925 pour sa tante Lillian Clark) source : une année avec H.P. LOVECRAFT La rencontre d’un nouveau mot devrait se fêter. Quand je dis nouveau mot, j’entends bien sûr un mot que je ne connaissais pas encore. Accueillons donc ost, astérisme et algide dans la bande. C’est mon hommage à la soirée d’hier, passée à me replonger dans Les Contrées du rêve de Lovecraft." Si j’y suis revenu, c’est pour relire attentivement certaines pages, les passer au crible et relever ces mots que d’autres lectures n’avaient pas su — ou voulu — faire surgir. Ainsi un livre est-il un vaste ensemble réflexif. C’est l’effet. Cela pourrait être une ville avec ses quartiers, ses habitants, son fleuve, son climat, sa nourriture, son odeur, ses bruits, son ambiance — mais aussi son énergie, en résonance avec la mienne au moment où je l’arpente. Je ne me souviens pas, dans la ville, m’être souvent arrêté sur un passant pour l’examiner sous toutes les coutures, comme je peux le faire avec un mot. C’est à peu près la seule différence. S’enfoncer dans un livre comme on s’enfonce dans une ville inconnue. Ou même en soi, à condition d’admettre qu’on ne sait plus rien de ce soi. L’arpenter — ce qui n’est pas la même chose que le parcourir ou y errer. L’arpenteur mesure, explore méthodiquement. Sans doute a-t-il un but précis, ou au moins une manière régulière de se déplacer : dans la ville, en soi, dans un domaine de pensée, dans une bibliothèque, dans une œuvre. De fil en aiguille, cette première réflexion me conduit à la notion de vie privée. Peut-être parce que parfois, j’ai l’impression d’écrire une lettre à quelqu’un. J’y livre des choses d’autant plus personnelles que je n’imagine jamais avoir à en débattre avec cet inconnu. Et quand bien même m’en demanderait-on compte, j’aurais probablement tout oublié. Ce n’était qu’une simple lettre adressée à un inconnu. Une photographie passée : regardez comme elle est devenue jaune, cornée, obsolète. Donc oui, la vie privée — l’oikos des Grecs qui, chez Aristote, semblait avoir moins d’importance que la vie publique. On n’était véritablement citoyen qu’à partir du moment où l’on excellait dans la sphère publique, collective. C’était assez simple : on appelait “privé” tout ce qui n’appartenait pas à l’État. J’ai appris récemment, non sans surprise, que la notion juridique de vie privée est en réalité assez récente. En 1890, deux juristes américains, Samuel Warren et Louis Brandeis (futur juge à la Cour suprême), publient dans la Harvard Law Review un article intitulé The Right to Privacy. C’est la première formulation claire d’un droit à la vie privée comme droit distinct, non réductible à la propriété ou à la diffamation. Warren et Brandeis constatent que les nouvelles technologies de l’époque — la photographie instantanée et la presse à grand tirage — permettent une intrusion sans précédent dans la vie des individus. Ils dénoncent les “invasions de la vie privée” par les médias, notamment dans les mondanités et les affaires familiales. Cet article a eu un impact immense sur le droit américain et international. Il est considéré comme l’acte de naissance du droit moderne à la vie privée, inspirant ensuite les législations sur la protection des données, la diffamation et la liberté individuelle. Le contexte compte : les journaux américains venaient de passer à l’impression rapide et bon marché, avec photographies. Les élites urbaines (dont Warren) étaient excédées par les intrusions dans leurs mariages, dîners et réceptions. The Right to Privacy est né dans un milieu très bourgeois, pour protéger réputation et intimité sociale. À la fin du XIXᵉ siècle, les États-Unis expérimentaient beaucoup sur le plan juridique : protection des consommateurs, droit du travail, nouveaux droits civiques. La Constitution ne mentionne pas explicitement la vie privée, mais des doctrines comme le right to be let alone (droit d’être laissé tranquille) ont comblé ce vide. Une tranquillité… bourgeoise, peut-être. Le droit américain protège fortement la vie privée domestique contre l’État (4ᵉ amendement : protection contre les perquisitions abusives), mais la culture américaine valorise aussi l’exposition de soi, la liberté d’expression et l’accès à l’information — tension permanente. Cette conception a influencé d’autres réformes dans le monde, y compris en Europe, où la vie privée reste souvent liée à la dignité humaine (héritage du droit romain et des droits de l’homme), plus qu’au simple droit d’être laissé tranquille. Cela me rappelle une matinée d’automne où nous nous étions rendus chez le notaire pour signer l’acte de vente de la maison. Tout se passait dans ce climat de gravité polie propre aux études notariales : gestes mesurés, phrases calibrées, mobilier lourd. Et soudain, dans la lecture appliquée de l’acte, le mot jouir surgit. Le notaire continua imperturbable, mais moi, je l’entendis comme une intrusion. Dans sa bouche et sur le papier, jouir signifiait l’usage paisible d’un bien immobilier, un droit inscrit noir sur blanc, garanti par la loi. Rien à voir avec ce que j’y mets, moi, en privé : le trouble, la secousse, le corps, l’instant qui fait dérailler la pensée. Là, au milieu de la solennité publique, un mot m’avait rappelé que tout le langage juridique est une traduction appauvrie, policée, de la langue intime. Bref, il est possible que j’écrive toujours ces lettres à l’inconnu en général. Ce qui me convient assez : je n’aurai jamais à en débattre. Et cela me confère, par ricochet, la même aura d’inconnaissable — une bulle d’anonymat, malgré toute l’impudeur dont je peux parfois faire preuve. note pour aller plus loin dans la profession de notaire voir ce lien et aussi celui-ci|couper{180}
Carnets | août 2025
10 août 2025
Avant, quoi avant, avant qui a-t-il. Avant il y a le bruit brut du souffle, le craquement des tendons, des cartilages, des os. Avant le vent souffle dans une flûte de roseau et on dit Pan, tu diras que c’est de la musique tiens. Avant la musique, avant la parole, avant le jour, il y a la nuit, disent les présocratiques pas encore trop bourrés de tics. Avant qu’il y ait un après, qu’était donc l’avant ? Un infini avant ; ce n’était pas un long silence, rien ne nous le dit. C’est un bruit qui ne dit rien sauf qu’il est bruit. C’est après que ça se gâte, quand on veut lui faire dire ce qu’il ne veut pas dire. Parle ! Parle ! nous avons les moyens de te faire parler, sale petit bruit de merde qui nous gâche la vie, notre vie qu’on rêve si belle, si longue, si remplie d’actes et de paroles. Avant quoi qu’il y ait qu’on ne retrouve pas après tous ces actes, tous ces bruits, et où l’on comprend enfin la bienveillance des parenthèses. L’amplification sonore d’une suite de sons vaut exactement l’agrandissement d’une photographie 24x36 quand on la tire au-delà d’un 9x13 sur papier. L’effet choc — auditif ou visuel — demeure longtemps en écho dans l’ouïe, la rétine. Ce pourrait être un nom : Louis La Rétine, Louis de l’Ouïe. Oyez ce que vous voudrez ouïr, et que la foudre vous réveille de votre esprit en forme d’entonnoir. Il se trouva soudain qu’une phrase isolée, marchant seule sous un réverbère sur les quais de Seine, m’attira à un point tel que je demeurai comme en suspension. avavant quaquoi avant kikqui a’t’il boubruit brut sousouffle cracraque ment tendons carti lage ossoss souffle fluflûte roseau Panmuzique tiens avavant muzique avavant parole avavant jour nuinuit présocratiques paspas trop bourrés tictic avant qu’y ait après avant infini pas long silence rienneledit bru bruit quedit rien parle parle nous avons mo moyens sale bruit mer mer gâche lavi vie belles parenthèses|couper{180}
Carnets | août 2025
sans éducation
Sans éducation Personnages : VOIX (narrateur) CHOEUR VOIX Sans éducation mais que feriez-vous donc dans la vie, me dit-elle. sang et duck duck duck cassons cassss cassss cas sion mmmmm é mmmmé queue fffffffe ffffffe riez vooooooussss d'oncques don dondon don queue dans dans dent lave iiiiiii la vis l'avvvvvie meuh meuh meuh mmmmmmmmmmm dddddi tel tel tel tttttttttttt 'hell VOIX Mais que lui prend-t-il qui lui prend quoi quoi donc est pris CHOEUR -- la main dans l’sac. VOIX Le ressac le ressac CHOEUR (bis) -- Mais que lui prend-t-il -- Mais que lui prend-t-il VOIX à cet hurluberlu CHOEUR -- Que lui prend-t-il à cet… à cet hurluberlu -- Le ressac le ressac VOIX Sac âge ses tours mentent zozotaient-ils les zozos en levant les z’yeux z’o ciel CHOEUR (trois fois) -- En levant les z’yeux z’o ciel VOIX Il me prend dans ses bras pas toujours dans ses rhoo ajoute tas d’ailes pas tou pas tou jour dans ses dansez dansez maintenant dans ses rhooo VOIX Roméo, Juliette a du monde au balcon tiens au bal qu’on tient chez juju la layette quel monde… c’est con VOIX Si si si… non j’aurais j’orée j’or ai jou jou joue contre joue joué une séré… une sérénade CHOEUR -- Ilot rat joue et serré nade|couper{180}
Carnets | août 2025
09 août 2025
Ok, tu fais quelque chose, mais quel est le contexte, à quoi raccrocheras-tu cette chose. Et déjà je sens la crispation. Quand j’écris, je laisse venir ce qui passe par la tête. Je ne pense pas au contexte. Je pense à l’instant. Je ne sais même pas si je pense avant que ça s’écrive. Chaque fois que je me dis il faut un contexte et que j’essaie d’écrire dedans, c’est comme si une porte se fermait. Exactement comme aux cours de mathématique autrefois — le tableau noir, la craie, et moi, bloqué, incapable de suivre, comme si l’air lui-même devenait plus dense. Peut-être que le texte, lui, préfère les portes ouvertes. Le fait de m’être inscrit à un atelier d’écriture en ligne depuis 2022 était, je crois, une tentative pour résoudre cette difficulté. De toute évidence, chaque proposition est déjà un contexte dans un contexte. Mais cela n’a rien amélioré quant à ma pratique quotidienne de l’écriture : je continue à fuir le contexte. Comme si le vrai moteur était ailleurs, dans ce glissement presque inconscient, avant qu’un cadre ne se referme. Je peux tout à fait rapprocher ce problème du contexte à celui de la démarche artistique. J’ai passé deux années à tenter de comprendre ce que cela pouvait être, une démarche artistique. Ce que j’avais découvert alors, c’est qu’elle n’était pas une “mission de vie” comme certains veulent le croire ou le faire croire. Non, la démarche artistique n’était qu’un outil, un dispositif temporaire, permettant de travailler sur un thème le temps qu’il fallait, ni plus, ni moins. Une manière de creuser, puis d’abandonner. Le fait que je me sois remis à écrire depuis 2019, surtout pour m’aider à traverser la crise du Covid, a réactivé quelque chose de toxique. Est-ce l’engagement dans une pratique artistique ? Une mission de vie ? Une démarche ? Un sacerdoce ? Je ne sais pas. Le fait même que je ne parvienne pas à mettre un terme clair sur cette chose est probablement le lieu exact de ma difficulté avec la notion de contexte. C’est peut-être là, dans cette impossibilité à nommer, que se cache mon blocage — et peut-être aussi ce qui me pousse à écrire. Le contexte, peut-être, ne devrait pas être trop aligné à soi. Il faudrait l’utiliser de manière indirecte, et ne pas se rendre compte tout de suite de son autoréflexivité. Ou alors, être capable de la traiter comme quantité négligeable. J’observe chez certains auteurs cette manière de s’appuyer sur d’autres univers, d’autres œuvres, pour écrire et bâtir de vastes récits. Cela donne l’impression qu’ils ne parlent pas directement d’eux. Ou bien, si l’on en a l’intuition, elle s’efface vite : on est pris par l’artifice du sujet. Ce détour semble créer un espace où l’écriture respire, où le contexte existe mais ne pèse pas. En ce sens, l’autofiction, une fois définie, m’aura servi de mesure pour établir un contexte. Avec elle, j’ai découvert que le narrateur d’un texte n’est qu’un narrateur — une forme cristallisée par un moment, des événements, des pensées, un imaginaire — mais qui ne renferme jamais la totalité d’un auteur. Cette distinction m’a libéré d’une partie du poids que je plaçais sur l’idée de contexte. Elle me rappelle que, même si l’on s’inspire de soi, ce “soi” est une construction temporaire, une figure parmi d’autres. Et que le contexte, loin d’être une cage, peut n’être qu’un cadre amovible. J’aimerais écrire plus de fictions. C’est ce que je me dis en ce moment. Cela m’aiderait peut-être à mieux créer ces fameux écrans. En revanche, il m’est difficile de passer du je au il. Je trouve cela tellement factice, la plupart du temps. Tous les ils et les elles que j’écris restent indiscernables d’un je omniprésent — pour moi. Parce que j’en vois clairement, lucidement, l’ensemble des imbrications, des rouages, ce que le lecteur lambda ignore probablement. Il y a donc aussi cette volonté de mentir vrai le plus habilement possible, volonté contre laquelle je bute encore.|couper{180}