Le premier mensonge
Ce devait être un matin, j’ai un peu de mal à situer l’heure, mais je jurerais que c’était vers 7h30, juste quand il faut se lever, prendre la douche, se brosser les dents et déjeuner. Pourquoi ai-je fait cela ? Est-ce que je suis vraiment malade ou est-ce que je me convaincs moi-même ? C’est vers 7h30 que je commis mon tout premier mensonge. J’ai inventé une maladie, et je me suis glissé comme un acteur dans la peau de celle-ci tellement profondément que j’ai même pu en ressentir les effets. Maux de gorge, toussotements, fièvre... Si je continue ainsi, où cela va-t-il me mener ? Est-ce que les autres vont finir par découvrir la vérité ?
Tout cela, je suppose, pour éviter les quolibets et les lazzis que j’essuyais à l’école. Car pour inventer un mensonge la première fois, il me semblait qu’il fallait une excellente raison. Prévoyant la catastrophe universelle que je n’avais pas manqué de déclencher, je mis pendant plusieurs mois un point d’honneur, tous les jours, à me le rappeler. Qu’est-ce qui m’a poussé à faire cela ? Est-ce que je suis vraiment un menteur ou est-ce que je cherche juste à me protéger ? À la fin, j’avais même tellement peur de l’oublier que je l’avais noté sur un petit bout de papier que j’avais enterré au fond du jardin entre deux clapiers.
C’est que ce premier mensonge en déclencha tellement d’autres que tenir un registre me paraissait non seulement fastidieux mais en outre complètement inutile. Seul le premier valait-il que je ne l’omette pas, que j’entretienne son souvenir comme la flamme d’une première victime inconnue. En l’occurrence, moi-même tombé au champ d’honneur des vérités muettes, non assumées. Est-ce que je suis en train de devenir quelqu’un que je ne reconnais plus ?
Ainsi, peu à peu, m’enhardis-je, et du mensonge passai-je au vol avec une facilité déconcertante. Ma toute première victime fut ma mère qui laissait traîner son porte-monnaie sur la table de la cuisine. Elle fit semblant de ne pas voir que je me servais dedans. Pourquoi est-ce que ma mère ne dit rien ? Est-ce qu’elle sait et fait semblant de ne pas voir, ou est-elle vraiment dupe ? Oh, ce n’était pas grand-chose à chaque fois, de quoi juste acheter quelques bonbons chez le buraliste près de l’école, négocier une ou deux billes ou un calot, et puis je ne pouvais prendre que de la ferraille, nous ne roulions pas sur l’or, cela se serait vu.
Et puis il y eut les vacances à Paris, mes grands-parents habitaient encore dans le 15ème et j’accompagnais grand-père le matin de bonne heure pour aller aux halles, charger le camion de lourds cageots de volailles. Nous passions les matins sur les marchés des boulevards environnants. Chaque jour un nouveau, avec ses têtes particulières tant chez les marchands que chez les chalands. Un crayon sur l’oreille et un tablier blanc un peu trop grand, je poussais la réclame à tue-tête : "Venez acheter mes beaux œufs tout frais, 13 à la douzaine, allez ma petite dame, c’est pas le moment d’hésiter, dans une heure y en aura plus et vous le regretterez..." Est-ce que je suis en train de devenir un bon acteur ou juste un bon menteur ?
J’avais développé là aussi un talent d’acteur consommé pour toucher le cœur des clientes et les faire acheter à peu près tout ce qui se trouvait sur l’étalage, car une fois ferrées, grand-père prenait le relais, lui, son truc c’était la gaudriole et l’affabilité. Vers 11h, le grand Totor s’amenait, et en me voyant, il soulevait un peu sa casquette en me toisant de sa hauteur de géant. Pourquoi est-ce que Totor me fait si peur ? Est-ce parce qu’il semble lire en moi comme dans un livre ouvert ? "Mais voyez-vous ce sale petit menteur voleur", disait-il, "je m’en vais lui couper les oreilles en pointe", et il sortait de sa poche un opinel gigantesque comme pour mieux me montrer son aptitude à passer bientôt à l’acte. Est-ce que les autres adultes voient aussi clair en moi ? Est-ce que je suis vraiment un menteur et un voleur, ou est-ce que je me fais des idées ?
J’en tremblais, non pas que je ne l’adorasse pas, ce Totor, mais son acuité à lire mon âme par le menu, dans sa noirceur, m’avait ébranlé, et je courais alors dans les jupes de grand-mère qui, à cette heure-ci, nous avait rejoints. Enfin, ce petit rituel achevé, nous allions, grand-père, Totor et moi, au bistrot pour prendre un apéro bien mérité. Je crois que c’est au marché du boulevard Brune que je préférais aller, il y avait le perroquet. De son œil rond, il me regardait en inclinant un peu la tête et, pendant que je sirotais ma grenadine ou mon diabolo menthe, il commençait à éructer des "menteur, menteur, picoteur" qui me glaçaient le sang et riait à gorge déployée. Est-ce que tout le monde sait que je suis un menteur ? Est-ce que je suis en train de devenir ce que je redoute le plus ?
Cela faisait aussi beaucoup rire les hommes autour de me voir sursauter. Mais ils recommandaient leurs verres, chacun payant sa tournée, ça pouvait durer un bon moment, et on nous oubliait, le perroquet et moi. C’était d’une évidence limpide que j’étais un menteur pour tout un chacun et sûrement aussi un voleur. Même s’ils n’avaient pas de preuve, ils savaient tous. Et le plus étrange pour moi, c’est qu’ils en rigolaient. Tout comme le perroquet. Pourquoi est-ce que tout le monde semble trouver cela amusant ? Est-ce que je suis le seul à ressentir cette culpabilité ?
Aussi ai-je commencé à dérober des butins plus conséquents. Dans la caisse, les billets s’amoncelaient, grand-père n’avait pas vraiment l’air de tenir des comptes précis, alors j’en piquais un et le cachais au fond de mes poches. Quand nous faisions la sieste aussi, je me levais en catimini et allais inspecter les poches de sa cotte de travail noire, il n’avait pas de porte-monnaie, lui, et toutes les poches tintaient car toutes étaient chargées de ferraille. Est-ce que je suis en train de devenir un voleur compulsif ? Est-ce que je peux encore m’arrêter ? Une poignée d’un coup que j’enfouissais dans les miennes et je retournais me coucher.
Un matin, alors que nous rentrions du marché, je fis tomber les billets que j’avais amassés peu à peu toute la semaine juste devant grand-mère, dans la rue. Je me baissais et, d’un air innocent et étonné, je lui montrais mon butin. Elle rit et s’exclama que j’étais un fameux chanceux, et ainsi pus-je valider sans souci mes dépenses à venir. Est-ce que je suis en train de devenir un expert en manipulation ? Est-ce que je peux encore revenir en arrière ? Cette longue cohorte de méfaits non sanctionnés dans l’œuf produisit de lourds effets collatéraux.
Tout d’abord, je pris l’habitude de prendre les adultes pour des idiots, et par conséquent de me croire réciproquement malin. Et puis, comme nul ne m’arrêtait jamais, j’ai continué, en m’améliorant bien entendu, et comme dépendant d’une drogue dure, j’ai commis des larcins de tout acabit envers la droiture et l’honnêteté. Celle du moins que je leur attribuais inconsciemment par ricochet de ma sensation d’être tordu et faux. Est-ce que je suis en train de perdre mon âme ? Est-ce que je peux encore me racheter ?
Un jour, après des années d’exil, m’en revenant de je ne sais plus quel bagne, je revins chez mes parents. Rien n’avait changé. Tout était comme je l’avais laissé en partant. Aucun meuble n’avait bougé. Et puis je demandai soudain : "Et grand-mère ?" Ils m’apprirent qu’elle avait perdu la tête depuis longtemps déjà dans la petite maison de retraite qui leur coûtait si cher chaque mois, aussi le lendemain prîmes-nous la décision d’aller la visiter. Elle ne me reconnut pas, pas plus que mon père qui, les larmes aux yeux, sortit de la chambre et s’en alla fumer dans le parc. Pourquoi est-ce que je ressens une telle tristesse en voyant grand-mère dans cet état ? Est-ce que je me sens coupable de ne pas avoir été là pour elle ? C’était l’heure du ménage de la chambre aussi l’installa-t-on dans une salle au bout du couloir.
Là, devant un écran bleu de télévision, tous ces visages hébétés tournés vers une émission débile de jeu, me serrèrent le cœur. Même à l’antichambre du néant, il fallait qu’on ait encore droit à ces conneries. Est-ce que c’est cela, la vieillesse ? Est-ce que je suis en train de voir mon propre avenir ? Je posai la main sur la tête de celle qui avait été ma grand-mère, lui caressant les cheveux, la chaleur que je sentais sous mes doigts était réelle, c’était un être humain bien plus qu’une idée, c’était une rencontre magistrale qui arrivait bien tard. "C’est bon ce que vous me faites", ricana-t-elle d’une voix de petite fille, et puis tout de suite après : "Mais vous êtes qui, jeune homme ? Je ne connais aucun barbu..." Est-ce que je suis en train de perdre ma grand-mère pour de bon ? Est-ce que je peux encore faire quelque chose pour elle ?
Alors je me suis tu cette fois, j’ai compris que c’était mon tour de faire semblant, et j’ai continué à caresser ses cheveux sans dire un mot. Le lendemain très tôt, le médecin de la maison de retraite téléphona, elle était partie et je pleurais toutes les larmes de mon corps. Est-ce que je suis en train de perdre tout ce qui compte pour moi ? Est-ce que je peux encore trouver un sens à ma vie ?
Ainsi, je crois que je parvins à l’art par la fatigue du mensonge inutile et des larcins médiocres. Ayant confusément détecté en moi une sorte d’habileté à travestir les faits et les êtres vis-à-vis de moi-même en tout premier lieu, j’ai dû me dire naïvement que je pourrais donner le change au travers d’une œuvre quelle qu’elle soit. La grande difficulté qui me restait à résoudre, c’était de trouver ce qui ne se montre pas, l’ellipse magistrale, le non-dit au-delà de ce qui est posé comme évidence, comme autorité. Est-ce que je suis en train de trouver ma voie, ou est-ce que je suis en train de me perdre encore plus ?
Pour continuer
fictions
L’Inventaire des débris
I. La farce On nous promet un tri sélectif par rayons X. La comète 3I/ATLAS arrive avec ses prophètes de comptoir qui annoncent le grand nettoyage des fréquences. Dans ma mansarde, je ne me sens pas très vaillant. Si le Jugement dernier ressemble à un audit de site web, je suis condamné d’avance. J’ai passé la matinée à fixer mon terminal. Plutôt que de confesser mes fautes, j’ai relancé un script de vérification sur la rubrique 189. C’est ma manière de négocier : ranger ses liens pour ne pas avoir à ranger sa vie. J'imagine l'astre me demandant des comptes sur mes guillemets. Le ridicule est une défense comme une autre. II. La pause À qui faire croire que tout cela m'amuse ? Cette légèreté est une politesse inutile. C’est le geste de celui qui brosse le pont du Titanic. On s’enivre de lignes de code pour couvrir le craquement du sol. Si ATLAS est vraiment ce miroir déformant, elle ne verra pas mes erreurs de syntaxe. Elle verra un homme qui a peur de n’être qu’une donnée obsolète, un bruit de fond dans une fréquence qu’il ne comprend plus. Le rire s'arrête ici. Derrière le curseur, il n'y a plus de script, seulement l'attente. III. Fréquences On attendait l’Apocalypse avec des trompettes, elle arrive peut-être avec un simple changement de phase. Si ATLAS scanne les cœurs, elle y trouvera surtout des débris : des scripts à moitié finis, des colères de terminal et cette fatigue de décembre qui n'en finit pas. Comment affronter ? Il n’y a pas de posture. Juste ce geste, un peu idiot, de cliquer sur « Enregistrer ». Peut-être que le tri ne porte pas sur la valeur des hommes, mais sur leur capacité à supporter le bruit. Le bruit des prophètes, le bruit des machines, le bruit de nos propres pensées qui tournent en boucle. À la fin, il ne restera pas de la littérature, seulement une fréquence. Une note longue, tenue, au milieu du chaos. J'ai relancé la boucle sur la rubrique 189. Le terminal a répondu une ligne vide. C’est peut-être ça, la réponse. Texte et illustration : Gemini Flash|couper{180}
fictions
L’asile
Un homme lit Dostoïevski dans un asile. Chaque jour, il tourne la même page, vérifie la présence d'une clé invisible. Quand la violence explose, elle vient de là où personne ne regardait.|couper{180}
fictions
oscar
Reprise décembre 2025 Au début, elle riait quand je lui lisais mes phrases à voix haute. Pas par moquerie. Elle riait parce qu'elle trouvait ça drôle, la manière dont je tournais autour d'une idée pendant trois pages pour finalement dire quelque chose de très simple. « Tu compliques tout », elle disait. Elle avait raison, bien sûr. Mais à l'époque, ça me semblait une qualité. C'était il y a six mois. Une éternité, dans une histoire comme la nôtre. Maintenant je ne dormais plus. Le matin, elle partait travailler vers huit heures et je faisais semblant de dormir encore. Quand elle rentrait le soir, j'étais devant l'ordinateur avec trois lignes d'écrites et vingt pages de notes qui ne menaient nulle part. « Tu as avancé ? » elle demandait. « Un peu. » Elle hochait la tête. Elle ne demandait jamais à lire. Nous ne faisions plus l'amour depuis plusieurs semaines. L'âge de notre relation — six mois — aurait dû nous rendre insatiables. Mais je me couchais tard, très tard, après qu'elle s'était endormie. Je cherchais des mots. Je trouvais d'autres mots qui me cachaient les premiers. Des mots parasites, des mots brillants, des mots qui formaient des phrases que je notais dans un carnet : « Le ridicule, c'est le nom poli qu'on donne à l'impuissance. » J'avais trouvé ça lumineux. Je l'avais même recopié au propre. Le problème, c'est que je collectionnais les formules sur l'impuissance au lieu d'affronter l'impuissance réelle. Mais ça, je ne le comprendrais que plus tard. Un soir, elle est rentrée avec un sac de courses et elle a dit : « J'ai croisé ton éditeur. Il m'a demandé comment avançait le roman. » J'ai fermé l'ordinateur. « Qu'est-ce que tu lui as dit ? » « Que tu travaillais beaucoup. » Elle a posé les courses sur la table de la cuisine et elle est allée dans la chambre. J'ai entendu la porte de l'armoire. Le bruit des cintres. Puis plus rien. Quand je suis entré, elle était assise au bord du lit, les mains sur les genoux. Elle regardait le mur. « Il faut qu'on parle », elle a dit. Mais nous n'avons pas parlé. J'ai dit que j'étais fatigué, qu'on en reparlerait demain, et je suis retourné devant l'écran blanc. J'ai entendu l'eau couler dans la salle de bain. Puis j'ai entendu autre chose, un bruit étouffé que j'ai fait semblant de ne pas reconnaître. Le lendemain matin, quand je me suis levé, il y avait un mot sur la table : « Rendez-vous 18h, atelier. Apporte l'appareil. » L'atelier, c'était son studio de photo au sous-sol de l'immeuble. Elle y allait parfois pour des projets personnels. Je n'y étais descendu que deux ou trois fois. Un espace blanc, trop éclairé, avec des toiles au fond et des projecteurs sur pied. Et Oscar, bien sûr. Le squelette pédagogique qu'elle avait récupéré je ne sais où. « Tous les squelettes s'appellent Oscar », elle m'avait expliqué un jour. « C'est la règle. » À dix-huit heures, je suis descendu avec le Nikon. Elle était déjà là. Elle avait disposé les lumières différemment, plus rasantes, presque théâtrales. Oscar était décroché de sa potence, allongé sur le fond blanc. « Je vais faire une série », elle a dit sans me regarder. « Tu photographies. » « Une série sur quoi ? » « La mort. La proximité. Je sais pas. » Elle portait une robe légère. Elle a commencé à se déshabiller. J'ai détourné les yeux, ce qui était absurde puisque nous avions vécu ensemble pendant six mois, puisque j'avais vu ce corps des dizaines de fois. Mais quelque chose avait changé. Ce corps nu n'était plus le même. Il était devenu une proposition, un langage que je ne savais plus lire. Elle s'est allongée contre le squelette. Sa peau contre les os. Sa tête près du crâne. Sa main gauche sur les côtes, comme une caresse. « Vas-y », elle a dit. J'ai regardé dans le viseur. J'ai fait la mise au point. C'était beau, d'une beauté dérangeante. La courbe de son dos, la ligne de sa hanche, et puis cette chose morte, blanche, articulée. On aurait dit qu'elle baisait avec Oscar. Ou plutôt : qu'elle baisait avec l'absence, avec le manque, avec tout ce que je n'étais plus capable de lui donner. Ça aurait pu être moi, j'ai pensé. Le squelette. Ce qui reste quand on a tout brûlé. L'idée est revenue plusieurs fois, par bouffées. Je l'ai chassée. J'ai continué à photographier. Des gestes techniques, anodins. Cadrer, régler, déclencher. Le bruit du déclencheur couvrait autre chose, un bruit sourd que je refusais d'entendre. Elle a changé de position. Elle s'est mise sur le côté, face à Oscar, son visage près du sien. Les yeux fermés. Sa main pendait vers moi, paume ouverte. J'ai pris plusieurs clichés. La lumière était bonne. Ensuite elle s'est relevée sans un mot. Elle a remis Oscar à sa place, l'a raccroché à la potence avec des gestes méticuleux. Elle a enfilé un pull — pas la robe, juste un pull gris trop grand qui lui descendait à mi-cuisses. « Tu pars quand ? » elle a demandé. Je n'avais rien dit. Je n'avais rien décidé. Mais elle savait. « Je ne sais pas. » « Tu y penses depuis combien de temps ? » « Quelques semaines. » Elle a hoché la tête. Elle a éteint les projecteurs un par un. Dans la pénombre, je ne voyais plus son visage. « Ce que tu veux, c'est écrire sur l'amour », elle a dit doucement. « Pas aimer. » Elle a ramassé la robe par terre. « Moi je te demande juste d'être là. En face de moi. C'est tout. » Elle avait raison. Mais je ne l'ai pas dit. J'ai serré l'appareil contre moi et je suis remonté. Cette nuit-là, j'ai regardé les photos sur l'écran de l'ordinateur. Elles étaient magnifiques. Troublantes. Je me suis dit que je pourrais écrire quelque chose là-dessus. Une nouvelle, peut-être. Sur un photographe et son modèle. Sur l'intimité et la distance. Sur les gestes techniques qui nous protègent de nos émotions. J'ai ouvert un nouveau document. J'ai tapé quelques phrases. Puis je les ai effacées. Je suis parti trois jours plus tard. Elle n'était pas là. J'ai laissé les clés sur la table de la cuisine, à côté du carnet où j'avais noté toutes mes belles formules sur le ridicule et l'impuissance. Les photos, je ne les ai jamais regardées à nouveau. Elle ne me les a jamais réclamées. Elles sont quelque part dans un disque dur, dans un dossier que je n'ouvre pas. Un silence partagé. Une scène figée entre deux personnes qui avaient oublié comment se parler. Vingt ans plus tard, je sais ce qui s'est brisé ce jour-là. Ce n'était pas l'amour. C'était plus simple et plus grave : elle m'avait tendu la main, paume ouverte, et j'avais choisi de regarder la lumière à la place. J'ai fini par écrire des livres. Plusieurs. Certains ont même eu du succès. Mais aucun ne parlait de cette scène dans l'atelier, d'Oscar, de cette main tendue que j'avais cadrée si parfaitement avant de l'ignorer. Ridicule. Grotesque. Les mots que j'avais trouvés à l'époque. Maintenant j'en ai un autre : lâcheté.|couper{180}
