24 février 2019
La bouteille de vin blanc était posée sur la table de la salle à manger. Pour l’enfant, cela voulait dire que le père ne rentrerait pas ce jour-là. La mère avait disposé les lettres en cercle, puis un verre au milieu. Une cigarette, deux, et on sonnait : l’amie de Madagascar arrivait, celle qui habitait tout au bout de la résidence pavillonnaire. Dans la maison, l’odeur de poulet grillé montait déjà, chaude, un peu trop insistante. À l’étage, recroquevillé sur son lit, l’enfant feuilletait une bande dessinée ; les super-héros sauvaient le monde, encore, et il s’en lassait. Il ouvrit la porte du dressing, alla jusqu’au fond, poussa la trappe des combles. Là-haut il faisait demi-noir, un noir doux où l’on respire mieux. Les combles venaient d’être isolées par Fred, le voisin d’à côté, celui qui vivait avec l’hôtesse de l’air “pas d’équerre”, disait le père en ricanant. L’enfant se rappelait surtout la première fois où il avait vu l’hôtesse : ses yeux verts toujours brillants, recouverts d’une fine humidité, comme si la larme était prête mais ne venait jamais. Il avait fini par comprendre qu’elle ne pleurerait pas. Son regard glissait alors, malgré lui, vers la poitrine moyenne, puis vers les jambes interminables qui finissaient par des pantoufles ou par des talons aiguilles. Elle lui donnait des cours particuliers d’anglais ; il apprenait lentement et n’y mettait pas d’urgence. Certains mercredis après-midi, quand elle était de repos et que Fred travaillait chez eux — isolation, bibliothèque du père, mousses à gratter sur le toit — l’enfant allait de l’autre côté de la haie. Ce jour-là, assis dans la pénombre des combles, il entendit sa mère crier son nom depuis le rez-de-chaussée. Il jeta un dernier coup d’œil aux couches d’isolant entre les solives ; il ne manquait plus, disait Fred, que les plaques de placoplâtre pour “faire propre”. Il referma la trappe et descendit. Au salon, la bouteille de blanc était presque vide. L’hôtesse était là aussi, entrée sans qu’il ait entendu la sonnette. Les trois femmes mangeaient des sandwichs au poulet “pour ne pas perdre de temps” et parlaient déjà de faire tourner le verre, de savoir “un peu plus” sur leurs vies antérieures. La femme de Madagascar reposa soudain son sandwich dans l’assiette commune. Elle dodelina de la tête, roula des yeux terribles, réclama une cigarette tout de suite. La mère ouvrit une soucoupe, y posa deux ou trois anglaises à bout doré, ajouta un petit verre de schnaps. Le vieux chef malgache qui venait de s’emparer du corps de l’amie se calma aussitôt. Il débita une rafale de mots rauques que l’enfant comprenait à peine. Cela dura le temps de deux cigarettes. L’enfant mangea le sien vite, le regard happé par une cuisse de l’hôtesse, par quelques poils fins qu’il distingua, et ce détail le troubla sans qu’il sache comment ; il revint alors à la voix du vieux chef et à ses gestes agités. Quand le chef se tut, elles passèrent à la salle à manger. La mère fit un détour par le cellier où elle cachait ses bouteilles, revint avec un sauvignon, le posa sur la table : “On reprend son verre, s’il vous plaît.” Puis elle appela l’enfant et dit simplement : “Tu peux rester si ça te fait plaisir.” Il hésita une seconde, pensa à sa chambre, à ses BD relues mille fois, à l’ennui ; il resta. Il grimpa sur une grande chaise et se plaça avec elles autour du cercle de lettres. “Pose ton doigt sur le bord du verre sans le pousser.” Il posa son doigt à côté des leurs. La mère demanda : “Y a-t-il un esprit disponible pour répondre à nos questions ?” Le verre se mit à bouger. L’enfant sentit sa main se raidir ; il fallut qu’il retienne sa force pour ne pas pousser. Il accompagna le verre jusqu’à la première lettre, et l’idée d’un univers qui s’écroule lui traversa la poitrine comme un courant d’air froid. Elles posaient une question, le verre glissait de lettre en lettre, les lettres faisaient des mots, les mots une phrase courte. Il apprit qu’il avait été scribe sous un pharaon de la 1re dynastie, puis poète antique nommé Ésope, puis d’autres vies encore, déroulées à toute vitesse. Et soudain le verre épela autre chose : un Juif anonyme, gazé à Auschwitz. La phrase tomba au milieu de la table. Les femmes lurent, se turent un instant, puis reposèrent leurs doigts. La journée finissait. Dehors il avait fait un temps splendide. Plus tard, quand la mère et l’enfant se retrouvèrent seuls, elle ouvrit la grande baie vitrée pour “aérer un peu”. Les cris des martinets entrèrent avec les dernières lueurs du soleil. L’enfant le sut alors, avec une certitude sourde : le père ne rentrerait pas ce soir-là. Ils allumèrent la télévision.
illustration acrylique sur papier 2001
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Carnets | Atelier
28 février 2019
Il avait longtemps tourné autour de ces mots-là : « beau », « déco », comme si la peinture se décidait dans un débat. Puis il avait laissé tomber. Il avait refait le chemin jusqu’au pont : la toile nue, la main d’enfant qui hésite au bord du pinceau. Ce qui le mettait en route, maintenant, ce n’était plus l’idée brillante ni la fulgurance, mais l’écoute. Le cœur qui bat, le sang qui circule, le feulement d’un chat en quête sur le toit voisin, le petit ploc d’une goutte d’eau : ces signes minuscules lui donnaient une direction plus sûre que ses images d’autrefois, celles où il se perdait en croyant avancer. Il sentait qu’il pourrait presque peindre les yeux fermés, non par virtuosité, mais parce que quelque chose en lui avait cessé de forcer. Son œil aussi avait changé : un trait trop fragile, une couleur trop vive le faisait vaciller, alors il allait plus loin dans la concentration, sans juger, et laissait la main faire ce qu’elle savait faire quand elle n’était pas surveillée. Quand il recula enfin de quelques pas, comme il le faisait toujours pour voir, il fut arrêté net. Le tableau tenait. Il était beau au sens le plus simple : comme un olivier bien taillé, traversable, respirant. Un oiseau aurait pu y passer sans se cogner. Il se sentit passeur, c’est-à-dire capable de laisser passer quelque chose sans le déformer. La beauté était là, dans cette fragilité acceptée, dans cette souplesse trouvée pour la laisser sourdre et la partager. Demain, sans doute, il faudrait recommencer. Mais ce jour-là, c’était arrivé. illustration huile sur toile pb 2019|couper{180}
Carnets | Atelier
27 février 2019
Où les choix mènent-ils vraiment ? Il fit la liste, mentalement, de ceux des dernières semaines — les prix retirés, les expositions réduites, la décision de ne plus vendre — et sentit le chemin dans son corps avant de le comprendre dans sa tête. Il avait quitté des habitudes, coupé des protections, et maintenant la moindre brise le prenait de face. Un oiseau qui chante au loin suffisait à lui faire mal. Il eut cette pensée un peu absurde et exacte : avec une oreille bouchée, au moins la douleur n’entrait que d’un côté. Il s’était tenu comme on tient en apnée, jour après jour, en descendant plus bas que ce qu’il croyait possible. Au fond, très loin, il lui avait semblé voir une forme connue, un bout de paysage intérieur qu’il pensait perdu. Illusion peut-être. Il allait encore douter quand la suffocation vint : le corps rappelait qu’il fallait remonter, respirer autrement, revenir à la surface des choses sans confondre légèreté et mensonge. Il avait eu des haut-le-cœur en pensant à ce qui l’attendait encore, aux engagements pris autrefois comme on jette des bouteilles à la mer et qui reviennent toujours, un matin, sur le seuil. Les projets s’accumulaient derrière lui. Il les sentait revenir, non pas en théorie, mais en poids : dates, rendez-vous, courriers, dettes, attentes des autres. Et pourtant il tenait. Pas par volonté héroïque, plutôt par une poussée sourde qui le gardait debout quand tout le reste cédait. Dans cette douleur, il recommençait à entendre quelque chose de simple : une zone calme, nue, où il respirait mieux. Ce calme n’était pas un trou. Il était une réserve. Il donnait envie de peindre, tout de suite, de saisir une toile, de prendre les pinceaux pour attraper ce que cette réserve ouvrait en lui. Il se méfia une seconde : et si c’était encore une ruse de l’imagination, une façon de se raconter une sortie ? C’est à ce moment que le bourdon entra dans l’atelier. Il le suivit des yeux : l’insecte tournait vite, cognait contre une poutre, contre un mur, repartait, puis venait se fracasser obstinément sur les vitres donnant sur la cour. Il alla ouvrir la porte. Encore deux ou trois chocs, puis le bourdon trouva la brèche et disparut d’un coup dans l’air. Il referma. Quelque chose se mit en place, d’un seul tenant. Il esquissa un sourire, pas joyeux, mais juste. Il remercia en silence ce qui, malgré tout, l’avait maintenu là. Puis il se mit au travail. illustration Décomposition, détail huile sur toile, pb 2019|couper{180}
Carnets | Atelier
27 février 2019
Il y avait ce pont qui enjambait le Cher et qui séparait, dans la tête de l’enfant, deux moitiés du chemin qu’il faisait matin et soir. En contrebas, sur la rive, les abattoirs du village avaient été construits et, certains jours, des flaques de sang grasses s’échappaient d’une conduite pour rejoindre le fleuve. Alors une odeur acre flottait dans l’air, une odeur de fer, la même que lorsqu’il suçait un clou ou posait la langue sur le tournevis froid de son père. Le sang sur l’eau, il le regardait sans dégoût ; il savait ce que c’était, et il trouvait que ce rouge allait étrangement bien avec le vert des herbes sous la surface. Les herbes ondulaient comme des cheveux longs dans le courant ; le sang dérivait en nappes épaisses, se déchirait, disparaissait vers l’amont, du côté de l’Allée des soupirs, ce lieu-dit où il allait souvent pêcher. Le pont était un point névralgique : il savait qu’à cet endroit il était à mi-parcours, et que la route, dans un sens ou dans l’autre, pesait pareil. Il avait inventé une balance invisible pour ça ; il y posait ses peurs et ses joies comme deux poids qu’il essayait d’équilibrer. Ce matin-là il s’arrêta au-dessus du parapet, juste avant l’abattoir. Aucun bruit ne montait des bâtiments. Le brouillard se levait mal, lourd, comme s’il ne voulait pas lâcher l’horizon. Il posa sur sa balance une idée plus grave : la douleur, représentée par la perte hypothétique de ses deux parents. Il imagina le père d’un côté, la mère de l’autre. Le père lui parut plus lourd, d’abord, mais les plateaux ne bougèrent pas. Ils restèrent là, immobiles, muets. Il ne sut pas choisir. Il repartit, en retard. À l’école la matinée traîna, et la division le prit par surprise : encore plus dure que la multiplication, surtout quand la virgule entrait dans l’histoire, comme si le nombre refusait de tomber juste. L’après-midi, la directrice fit jouer Pierre et le Loup sur un vieux électrophone. Le diamant crachotait dans les sillons, et l’enfant compta les craquements plutôt que d’écouter le loup. Quand il reprit le chemin du retour, le soleil était bas et le pont réapparut au loin. Le brouillard avait disparu, l’horizon était net. En se penchant il ne vit plus de sang, seulement l’eau et les herbes qui prenaient la lumière du soir en éclats rapides. Les hêtres de l’autre rive frémissaient doucement. Il pensa qu’il aurait aimé pêcher là, maintenant, mais les devoirs l’attendaient. Cette pensée lui mit de l’ombre sur le visage et le cartable lui sembla d’un coup plus lourd. À force de changer de main pour le porter, il sentit monter une idée simple, brutale. Arrivé au pont, il prit son élan et jeta le cartable dans le Cher. Le soir, quand sa mère demanda où il était passé, il dit qu’il l’avait oublié à l’école. Pendant quelques jours il fit le trajet d’un pas plus léger, libre de ses expériences de pesée. Puis on découvrit le pot aux roses. Il fut puni par la mère, puis par la directrice. Les larmes, les reproches, la honte passèrent. Ce qui resta, sous tout ça, c’était autre chose : une joie sauvage, celle de refuser le poids qu’on lui mettait sur le dos, et de sentir que ça ouvrait, quelque part, un espace à lui. illustration Pont sur le Cher, Vallon en Sully|couper{180}