12 juillet 2019

tant que l’arbre ne se pose pas la question de son origine / destination, il est confondu au “fond”, à la “vacuité générale du monde”. C’est la douleur de ne pas savoir qui le réveille à la réalité sensible, et c’est cette attention douloureuse qui finit par produire les fleurs et les fruits. L’histoire parle de toi (évidemment), mais ça, tu le sais.

Il était une fois, à l’orée d’un village, un arbre de taille moyenne qui ne donnait ni fleurs ni fruits. Ses feuilles prenaient la pluie et le soleil avec une indifférence tranquille qui, au début, intriguait tout le monde. Les plus anciens se grattaient la tête en se demandant ce qu’il faisait là, puis les années passant, on s’y habitua. Les vergers alentours débordaient de cerisiers, de pruniers, de pommiers qui, chaque saison, régalaient le village de fruits sucrés ; à force d’abondance, on cessa même de voir l’arbre inconnu, planté là depuis toujours. Un matin, un oiseau se posa sur l’une de ses branches, et l’arbre tressaillit. « Bonjour », dit-il, un peu surpris d’entendre sa propre voix. « Salut, répondit l’oiseau, ça va ? » Rassuré de ne pas passer pour un fou, l’arbre se lança dans le récit de sa vie d’ombre et de silence. L’oiseau écouta d’abord, puis finit par couper court : « J’entends bien que tu es seul, dit-il, mais dis-moi plutôt : tu sais d’où tu viens, toi, et où tu vas ? » L’arbre resta muet. Il n’en savait rien et ne s’était jamais posé la question. « Bonne question, finit-il par dire, si tu as la réponse, je veux bien l’entendre. Pour l’instant, je ne peux que me taire. » L’oiseau, qui avait d’autres branches à visiter, reprit son vol en laissant l’arbre dans un trouble neuf. Jusqu’ici, il se contentait d’être là. À partir de ce jour, il commença à regarder vraiment autour de lui. Il leva ses yeux d’arbre vers les vergers voisins et demanda au grand cerisier : « Sais-tu qui je suis, d’où je viens, où je vais ? » Le cerisier le toisa sans répondre. Le pommier, sollicité à son tour, se détourna comme s’il n’avait rien entendu. Une solitude différente s’installa alors. Il n’était plus seulement un tronc parmi d’autres ; il sentait, pour la première fois, qu’il manquait de mots pour se dire. Ça faisait mal. Cette douleur aiguisa pourtant ses sens. Il se surprit à noter l’humidité ou la sécheresse de l’air sur ses feuilles, la façon dont le vent glissait dans ses branches, la lente remontée de l’eau dans son tronc, le frottement des cailloux contre ses racines. Saison après saison, il laissa tout cela descendre en lui, comme un chant qu’il ne comprenait pas mais qui le traversait. Ce chant lui apportait de la rage et de la joie, lui donnait l’impression d’être à la fois perdu et nourri. Quand le printemps revint, un matin où il regardait la rosée briller sur les herbes folles, l’oiseau reparut et se posa sur une branche. « Alors, l’ami, toujours aussi perdu ? » demanda-t-il. L’arbre ne répondit pas. Au lieu de parler, il sentit quelque chose céder en lui, et des milliers de bourgeons s’ouvrirent en fleurs blanches sous le soleil. L’oiseau battit des ailes, esquissa ce qui ressemblait à un sourire, puis reprit sa route vers le ciel. On ne le revit plus dans la région. L’été venu, ce fut un gamin qui remarqua le changement. Les adultes, occupés à leurs récoltes habituelles, ne levaient même pas les yeux. L’enfant s’approcha, cueillit un fruit, croqua dedans. « Mais c’est une tuerie, ce truc ! » s’écria-t-il. On rappliqua, on goûta, on remplit des paniers. On fit des confitures, des tartes, des salades, et tout le village s’en régala sans bien comprendre comment l’arbre oublié s’était mis à donner de tels fruits. À partir de là, on prit l’habitude de guetter chaque année sa floraison. Un jour, les habitants décidèrent même de lui donner un nom. Je serais incapable de vous le répéter aujourd’hui : l’histoire est vieille, et ma mémoire a ses trous. Mais l’arbre, lui, continue de fleurir à l’orée du village.

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À l’entrée du village, un arbre ne donnait ni fleurs ni fruits. On finit par ne plus le voir, occupés qu’on était aux cerisiers, pommiers et pruniers bien remplis. Un jour, un oiseau se posa sur une branche. L’arbre, surpris d’avoir une voix, lui raconta sa vie de tronc inutile. L’oiseau l’écouta un moment puis demanda : « Tu sais d’où tu viens, où tu vas ? » L’arbre n’en savait rien. L’oiseau repartit, et le silence laissa place à une solitude neuve. Pour la première fois, l’arbre se mit à sentir le monde : la pluie sur ses feuilles, la sécheresse, le vent dans les branches, l’eau qui montait, les pierres contre ses racines. Ça faisait mal et ça le tenait debout. Au printemps suivant, l’oiseau revint : « Toujours perdu ? » L’arbre ne répondit pas. À la place, il se couvrit de fleurs blanches, d’un seul coup. L’été, un gamin goûta le premier fruit ; les adultes n’avaient rien remarqué. Le goût les stupéfia, on fit des confitures, des tartes, et l’arbre devint le plus attendu du village. Plus tard, on lui donna un nom que j’ai oublié. Ce n’est pas très grave : lui, de toute façon, n’a jamais cessé de pousser.

illustration de Ansel Adams ♦ Cyprès Dans Le Brouillard, Pebble Beach, Californie

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Carnets | Atelier

20 juillet 2019

Depuis l'enfance, nous sommes conditionnés à accepter l'insupportable, qu'il s'agisse de la rigidité de l'école ou de l'aliénation du travail. Cette résignation finit par s'ancrer profondément en nous, et ce n'est souvent qu'à travers des événements catastrophiques que nous en sortons temporairement. Pourtant, il est possible de mener un combat constant contre ce qui nous déshumanise, une lutte quotidienne qui nécessite une attention et une vigilance que nous avons oubliées.|couper{180}

Autofiction et Introspection Narration et Expérimentation

Carnets | Atelier

25 juillet 2019

la sainteté dont il est question n’est pas celle des mystiques, mais une posture sociale, un masque moral. Raymond, lui, préfère la lucidité un peu crasse du café : le désir, la clope, le demi, les gens tels qu’ils sont. À quoi ressemble la sainteté dans la tête de ce petit jeune qui aligne les phrases comme un catéchisme et sourit sans jamais relâcher les joues ? Raymond l’écoute d’une oreille, à la table d’à côté. Le garçon parle d’engagement, de pureté, de “ne pas se compromettre”, le menton légèrement levé. Raymond, lui, laisse glisser les mots et suit du regard la serveuse qui file entre les tables, plateau à la main, jupe qui balance juste ce qu’il faut. Il se surprend à penser que, plus jeune, il lui aurait bien proposé un dernier verre après le service. Quand il remarque que le regard du gamin a dévié exactement au même endroit que le sien, il esquisse un sourire, tape le paquet de cigarettes contre la table et en sort une. Le jeune homme finit par filer, pressé d’aller sauver le monde ailleurs. Raymond reste au comptoir de sa chaise, à fumer en regardant la rue défiler. Il repère les couples qui parlent trop fort pour ne pas se taire, ceux qui mangent en silence, chacun devant son téléphone, les solitaires qui scrutent le trottoir et ceux qui préfèrent regarder le ciel. La serveuse revient vers lui, penchée légèrement en arrière par le poids du plateau, lui demande s’il reprend quelque chose ; il commande un demi de plus et suit une seconde fois la courbe de ses hanches jusqu’au bar. En portant le verre à ses lèvres, il remercie vaguement le ciel d’avoir échappé à l’idée de devenir saint. Ce n’est peut-être pas glorieux, mais ce soir, ça lui suffit. compression Raymond écoute d’un bout d’oreille un jeune qui parle de pureté, toujours souriant. Son regard, à lui, suit la serveuse qui passe, plateau à la main. Quand il voit le gamin lorgner au même endroit, il se marre, s’allume une clope. Le jeune s’en va, Raymond reste, regarde les couples qui parlent ou se taisent, les solitaires penchés vers le sol ou vers le ciel. La serveuse lui apporte un autre demi ; en la regardant s’éloigner, il se dit qu’il a eu de la chance de rater la sainteté.|couper{180}

Carnets | Atelier

21 juillet 2019

Angle : tu pars de la télé comme machine à apocalypse permanente pour basculer vers une idée qui est intéressante : cette “fin du monde” vendue en boucle nous renvoie à nos petites morts à nous, et peut devenir stimulante si on la prend comme rappel de notre finitude plutôt que comme motif de panique. Tu veux casser le réflexe dépressif pour aller vers quelque chose comme : “ok, la fin arrive, qu’est-ce qu’on en fait ? Il suffit d’allumer la télé pour se prendre une bonne déprime. Entre les guerres recyclées en images de synthèse, les pays sans pluie où les enfants ont le ventre et le regard gonflés de tristesse, les inepties politiciennes, les tornades qui rasent des quartiers entiers et les documentaires sur l’art contemporain, on a vite l’impression qu’on nous sert la fin du monde à chaque journal. Ce n’est pas qu’il ne se passe pas de choses magnifiques ; simplement, on nous les montre rarement, ou à la marge. Le gros du programme vise surtout à installer chez le spectateur l’idée que le danger ou la misère peuvent surgir au coin de sa rue, et qu’il doit se préparer, s’équiper, se protéger. Cette peur-là fait tourner les usines, les assurances, et entretient l’illusion qu’il nous faut des gens sans scrupules au sommet pour maintenir notre confort de Français grognons. On finit par croire que les nuages radioactifs s’arrêtent à la frontière, que la raison cartésienne nous couvre comme un parapluie, tout en continuant à commenter le moindre potin comme au comptoir d’un bistrot de campagne. C’est peut-être ça, la France : un gigantesque bar où l’on parle de tout et de rien en attendant la prochaine polémique. Ajoutez par-dessus le dérèglement climatique, la canicule, la presse qui soulève des lièvres plus gros qu’elle, la lumière du soleil qui semble blanchir d’année en année, et vous obtenez un climat mental où il devient presque naturel de penser que la fin du monde est en train d’arriver, doucement mais sûrement. Le vernis des promesses politiques n’y change plus grand-chose. Si on pousse un peu le raisonnement, ce n’est pas forcément une mauvaise nouvelle. Cette petite fin du monde en continu nous renvoie à nos propres échéances, à nos finitudes individuelles. Sentir la mort approcher, même vaguement, n’est pas toujours paralysant. Parfois, ça fait tourner le cerveau et la créativité à plein régime, ça donne envie de vivre plus franchement, d’abord dans la colère, le dégoût, la rage, puis, une fois l’orage passé, dans quelque chose de plus calme. Alors la question devient moins “comment éviter la catastrophe ?” que “comment vivre, sachant que tout va finir ?”. Rester là, sidérés, devant l’écran ? Se noyer dans le sexe, l’alcool, la drogue ou le travail pour enfouir son égoïsme ? Ou bien accepter, tant qu’on peut, que la vie reste un phénomène improbable qu’on a la chance de traverser quelques années ? Cette dernière position ne promet pas le salut, juste une manière de tenir : accorder un peu de respect, un peu de douceur, à chaque forme de vie qu’on croise, en attendant soit l’effondrement global, soit notre propre fin. Ce serait déjà beaucoup, si on s’en souvenait le matin en sortant du lit, en faisant simplement attention à nous et aux autres, sans bruit. compression Allumer la télé, c’est avaler chaque soir une petite fin du monde : guerres, enfants qu’on filme le ventre creux, politique grotesque, catastrophes climatiques, un peu d’art contemporain en prime. On montre peu le reste, ce qui tient encore debout. La peur ainsi entretenue justifie les chefs, les industries, les discours de sécurité, et nous conforte dans notre rôle de Français qui râlent au comptoir. À force, on finit par croire que tout va s’écrouler, et ce n’est pas entièrement faux. Mais cette ambiance d’apocalypse en continu a un effet collatéral : elle renvoie chacun à sa propre échéance. Sentir que tout est limité peut donner envie de vivre autrement, au lieu de simplement se laisser hypnotiser ou s’anesthésier. Reste alors un choix assez simple : continuer à se consumer en boucle devant l’écran, ou prendre cette perspective de fin comme une invitation à traiter la vie — la sienne, celle des autres — avec un peu plus d’attention. Pas besoin de grands gestes : juste apprendre à traverser nos jours en se rappelant qu’ils sont comptés, et se conduire en conséquence. illustration : voyage de l'eau huile sur toile pb 2019|couper{180}