novembre 2022

Carnets | novembre 2022

mauvaise volonté

Reçu une lettre d’huissier pour un paiement non effectué à une AGA, association de gestion à qui, il y a deux ans, on a transmis mon compte client au moment où l’association précédente fermait. Mon dossier client transmit comme on transmet du bétail un cheptel. En deux ans aucune relation avec cette Aga sinon le paiement d’une facture de 250 euros. Ils avaient établi leur courrier ( leur e-mail ) à une ancienne adresse qui doit dater de plus de 10 ans. Je leur avais transmis ma nouvelle adresse mais pas de résultat. Le denier e-mail reçu il y a bien six mois toujours avec cette en-tête à la mauvaise adresse. Agaçant. Donc il y a deux mois je découvre un message vocal d’un huissier qui me prie de le joindre de toute urgence avant que des poursuites s’engagent. Cela m’agace encore plus. J’appelle, trouve une façon de payer à tempérament, pas plus de deux fois m’enjoint la femme au bout du fil. Bon, je vais m’arranger je dis. Et là, évidemment, en deux mois beaucoup d’eau coule sous les ponts. Et l’URSSAF qui ne dort jamais me prélève d’un coup, il y a deux jours , la somme astronomique de 6022 euros. Comme ça paf sans revenir. Évidemment j’appelle mon banquier lui dit de rejeter le prélèvement. Mais il faudra quelques jours encore avant que la situation de mon compte redevienne « normale ». Et là, je découvre la missive de l’huissier dans ma boîte e-mail. « Puisque vous mettez autant de mauvaise volonté à payer etc etc nous allons donc commencer les poursuites. » Je suis resté un instant baba. Sonné. Mais l’expression mauvaise volonté m’a chauffé le sang assez rapidement. J’ai aussitôt écrit un message de réponse pour m’indigner ouvertement ( sans doute beaucoup trop ) concernant l’expression. Le fait que je n’étais pas un gamin de cinq ans, que même s’ils avaient la sacro-sainte loi de leur côté ce n’était pas une raison pour traiter les gens comme ça, que c’était un manque total de respect etc etc... puis j’ai effacé le message. J’étais calmé de l’avoir écrit. Mais j’ai jugé qu’ils ne méritaient aucunement une attention si aiguë. Que c’était très certainement un genre de lettre type rédigée par un gros con ou une grosse conne assit toute la journée a s’emmerder dans un bureau mal aéré. Des malheureux qui font suer des malheureux, rien de plus banal en somme. Bref que la façon dont cette lettre était écrite en disait bien plus long sur la personne qui l’avait réfléchie qu’elle m’était adressée. Voilà une vraie maladresse pour l’occasion. Cela fait des mois que je conserve dans une partie de la cervelle toutes ces turbulences administratives. Une révolte sourde contre tous ces parasites qui nous ponctionnent même quand on n’a plus de quoi. Ma technique favorite est l’inertie. J’ai appris cela en entreprise avec tous les e-mails notifiés « urgent » « prioritaires » que l’on reçoit par paquets de cent chaque jour. Au début j’empruntais la figure du sémaphore, je faisais de grands gestes, m’affolais, tant ces termes paraissaient sérieux, m’en imposaient. Puis avec le temps j’ai appris à pondérer mes gesticulations. D’autant que les gens appuient sur prioritaire et urgent comme ça leur chante. Que ce genre d’e-mail peut tout à fait s’enfoncer dans la pile sans que quiconque ne fasse la moindre observation. Bref que la véritable urgence n’est jamais là où on l’attend. Avec les années, je suis devenu plus calme, extraordinairement calme. Un sang-froid à toutes épreuves. Je m’en étonne même moi-même. Donc poursuivez poursuivez si cela vous chante vous ne savez pas à quel point je suis encore capable de m’évader, de mourir même s’il le faut pour ne plus regarder votre triste votre ubuesque votre dramatique réalité. Des fois on se croirait vraiment à la télé.|couper{180}

Carnets | novembre 2022

Juste une phrase

Lecture en diagonale, propre au déplacement du fou sur jeu d’échecs, et soudain le regard s’arrête un long moment sur : « le dehors est une superstition » phrase d’un roman d’Anna Milani un paysage en soi.|couper{180}

Carnets | novembre 2022

ramasser des châtaignes

;À quatre-vingts milles du côté du noroît, l’homme arrive à la ville d’Euphémie, où convergent à chaque solstice et chaque équinoxe les marchands de sept nations. La barque qui y accoste avec un chargement de gingembre et de coton appareillera la cale pleine de pistaches et de grains de pavots, et la caravane à peine déchargés ses sacs de noix de muscade et de raisin sec bourre déjà pour le retour ses bâts de rouleaux de mousseline dorée. Mais ce qui pousse à remonter les fleuves et traverser les déserts pour venir jusqu’ici, ce n’est pas seulement l’échange de marchandises que tu retrouves partout dans tous les bazars de l’empire du Grand Khan et au-dehors, mises en vrac à tes pieds sur les mêmes nattes jaunes, à l’ombre des mêmes rideaux chasse-mouches, offertes avec les mêmes soi-disant rabais. Ce n’est pas seulement pour vendre et pour acheter qu’on vient à Euphémie, mais aussi parce que la nuit, auprès des feux allumés tout autour du marché, assis sur des sacs ou sur des tonneaux ou bien étendus sur des piles de tapis, à chaque mot que l’on prononce – comme « loup », « sœur », « trésor caché », « bataille », « gale », « amants »– chacun raconte sa propre histoire de loups, de sœurs, de trésors, de gale, d’amants, de batailles. Et tu sais que durant le long voyage qui t’attend, quand, pour rester éveillé bercé par le chameau ou la jonque, tu te mets à faire défiler tes souvenirs personnels l’un après l’autre, ton loup sera devenu un autre loup, ta sœur une sœur différente, ta bataille d’autres batailles, en revenant d’Euphémie, la ville où s’échange la mémoire aux solstices et aux équinoxes. » Extrait de Les villes invisibles, Calvino, Italo ce qui aussitôt me fait penser au mot châtaigne. Depuis combien d’années ne suis-je pas allé en ramasser. Je crois que la dernière fois c’était il y a plus de dix ans, dans le Beaujolais, à Ville-sur-Jarnioux. A moins que ce ne fut des noix... oui tout compte fait c’était des noix, nous en avions récolté un sacré paquet pour faire du vin. Mais alors les châtaignes... quand ? Je me souviens en avoir acheté un cornet l’hiver 1982 au marché aux puces de la Porte de Clignancourt. Succulentes dans mon souvenir d’autant qu’à cette époque je devais être seul, que j’ai du m’enfiler le cornet tout entier. Chose qui dans mon souvenir ne s’est plus jamais reproduite par la suite. Soit je ne tombais sur aucun marchand de marrons chauds- tiens des marrons maintenant- soit je n’étais pas seul et j’ai oublié les autres cornets. À Lyon je n’ai jamais acheté de marrons chauds. C’était plutôt des pralines grillées... mais jamais seul, avec les enfants certainement. Mais où donc ai-je ramassé mes dernières châtaignes… probablement dans les bois qui entourent le château de Fremont, dans l’Allier. C’était chasse gardée évidemment mais justement elles avaient ce petit goût particulier de l’interdît, comme les ceps, les bolets les girolles que l’on récoltait abondamment entre septembre et octobre, parfois même début novembre. On partait tous les deux ma mère et moi. En mobylette, une bleue comme on disait. S’enfoncer dans les bois avec la trouille d’être aperçus par le garde champêtre ou le seigneur présumé des lieux. Châtaigne c’est aussi le nom d’un coup de poing, je vais te flanquer une châtaigne. Mon père disait des choses comme ça, comme les hommes alentour en général ou encore un marron. Ceci expliquant cela.|couper{180}

carnet de voyage

Carnets | novembre 2022

Surface et profondeur

Deux façons habituelles pour moi d’appréhender la peinture, surface ou profondeur. Tenter de créer un et au lieu d’un ou. Essai sur un format 40x40 cm ce matin. Huile sans médium, mais l’utilisation excessive du blanc redonne la prépondérance à la rêverie, à l’éparpillement, à la profondeur. Échec donc pour l’instant. Attendre que ça sèche. Faire autre chose, recommencer plus tard en hissant les choses vers la surface.|couper{180}

peinture

Carnets | novembre 2022

Ressembler

En peinture, l’exclamation de dépit : ça ne ressemble à rien.Un aveu. Cela peut surgir n’importe où, n’importe quand. Le prévoir. Trouver aussitôt la bonne réplique. Du tac au tac. Pourquoi voulez-vous, veux-tu absolument que ça ressemble à quelque chose, par exemple. Ce qui me fait penser aussitôt, à la presque homonymie, le mot rassembler. Ressembler-rassembler.Et aussi l’utilisation du pronom démonstratif ça.Une utilisation que l’on s’autorise soudain dans ce que le dictionnaire Larousse nomme une langue non surveillée. Ainsi on ne surveillerait pas son langage, on lâcherait prise ( ça arrive ) on s’exclamerait ça ne ressemble à rien. faut-il donc une impression d’être en confiance, dans une intimité pour dire ça. A qui dit-on ça. Qui dit ça à qui. Et depuis quelle impression d’appartenance, quelle sensation de se trouver rassemblé contre ce qui ne ressemble à rien. Contre cette idée qu’une chose puisse se dérober ainsi, nous échapper. Et ressembler à quelque chose ce qui rassurerait, pronom ou locution pronominale indéfinie en quoi se sentirait-on rassuré de passer ainsi d’un indéfini à un autre. En passant ainsi d’une chose à une autre finalement comme d’un camp à un autre. Une autre réplique que j’utilise quand je suis fatigué d’entendre toujours le *ça ne ressemble à rien* c’est tant mieux ça t’appartient vraiment ce qui est une forme de compliment. La plupart du temps assez mal interprétée par l’autre que son obstination à se rassembler à aveugle généralement. On n’a pas toujours la force, l’envie, le courage d’expliquer en détail à chaque fois que la peinture n’a pas pour mission de ressembler ni de rassembler. Je prends le temps pour les nouveaux, et ensuite quand ça ressurgit, je botte en touche. Dans les expositions aussi j’entends le ça ne ressemble à rien. Mais là je ne dis rien. Cela les regarde. Je veux dire que je compte sur l’écho, ou l’oreille interne, espérant qu’à un moment ou l’autre le son comme un boomerang leur reviendra. Qu’ils seront frappés par la grâce, que celle-ci les aidera à s’évader de la bêtise. Comme si l’être humain faisait des choses qui puissent ressembler à ce fameux quelque chose de rassurant... évidemment il y a toute l’histoire. Évidemment il y a les grands maîtres. Évidemment on nous impose une idée de la peinture depuis les bancs de l’école maternelle. Une idée de ce qu’elle doit être, comme de ce qu’elle n’est pas, ne peut pas être. Depuis près d’un siècle la peinture a pourtant changé, il y a eut beaucoup de remue méninges. Mais l’opinion publique générale reste quand même à peu près la même qu’au 19eme. On peut aujourd’hui conspuer l’art abstrait, l’art conceptuel, comme autrefois l’impressionnisme. Et la raison est toujours la même, c’est se rassembler contre. Car on ne peut de toute évidence se rassembler autrement qu’ainsi. Ce mot rassembler utilisé par les politiciens, il marche. Pourquoi ? Pourquoi ils n’utilisent pas *réunir* au lieu de rassembler… d’ailleurs l’union de la gauche ce n’était pas une mauvaise idée à une époque. Sémantiquement ça impliquait une vision différente que de se ressembler les uns les autres.|couper{180}

Carnets | novembre 2022

Marengo

La petite dame est née en 1930 à Marengo, Algérie. Une histoire surréaliste encore une fois comme on en voit tant en réalité. Élevée par sa grand-mère qui toute son enfance se fera passer pour sa mère. Sa mère engrossée par on ne sait qui. Cette jeune femme volage qui quittera rapidement la ville neuve et qu’elle, la petite dame considéra, les rares fois où elles se croisèrent, comme une lointaine cousine. Tout le quartier savait, elle se souvient parfois. Elle le répète en boucle quand ça lui revient, comme une vieille blessure qui se réouvre, une humiliation cinglante qui l’extirpe de l’oubli dû à la maladie, une façon de tenir bon. Le père on n’en parle pas. On ne sait qui il est. Aucune trace. Quand elle se souvient elle dit j’allais à l’école à Marengo. Mais cette ville porte désormais un autre nom-Hadjout-Peut-on dire pour autant qu’elle n’existe plus. Quelles traces résisteraient encore à l’érosion. Fortuitement hier je découvre le travail de Xavier Georgin site qui m’a beaucoup touché. La notion d’exil qui m’est une fois de plus revenue en plein cœur. Et aussi une nouvelle confirmation, une confortation si je peux dire quant au fait qu’il n’existe pas de hasard. Que seul notre attention sans doute à ce que nous considérons comme hasard peut-être cet outil pour tisser des liens entre les choses d’apparences bizarres, voire totalement saugrenues. Qu’un texte sur Istamboul se retrouve soudain inséré dans son travail sur l’Algerie ne m’étonne pas. La présence Turque en Algérie a bel et bien existée. Ainsi nos pas semblent nous conduire par des chemins d’errance qui n’en sont pas vraiment. Tout semble déjà écrit quelque part dans le grand livre de notre vie. Mais ce qui compte, comme pour tout livre, c’est seulement la bonne volonté du lecteur. Le nouveau nom de Marengo signale justement tout un pan d’histoire qui s’est achevé en 1830, date de fin d’une vassalité de l’Algérie aux maîtres Ottomans. Qui se souvient encore de la Régence d’Alger, de cette allégeance crée par la peur d’être sous le joug des Espagnols. De l’intervention des corsaires Barberousse, deux grecs convertis à l’islam qui jouèrent le rôle de diplomates entre les turcs et les populations de Bejaia puis d’Alger. Qui sait encore l’origine d’expressions administratives comme « ibn al-turki » fils du turc ou fils du serviteur. Vingt ans plus tard (1851) Marengo remplace Meurad, ancien nom de la localité. Meurad a subit un sort étrange également puisqu’elle fut « déplacée » à quelques kilomètres seulement de la nouvelle ville. Peut-être que si la petite dame avait encore toute sa tête elle se souviendrait y avoir été. Cinq kilomètres tout au plus... Ainsi l’oubli se présente ainsi à nous comme un fléau. Certains l’acceptent comme une donnée fondamentale de la vie, d’autres ne peuvent s’y résoudre. Exhumer des traces, des souvenirs, c’est se plonger dans toute une histoire. D’emblée je comprends le magnétisme qu’opère une telle quête. Tenter de raccrocher le présent au passé notamment. Mieux comprendre sa propre histoire. Relier une autobiographie à quelque chose qui la dépasse, et la dépassant nous libère du poids que tout exil semble provoquer. Cette sensation d’étrangeté au monde que je connais bien. Ainsi trois personnages pourraient se distinguer soudain pour écrire une fresque, un récit qui relie aujourd’hui et hier. Une vieille dame dont la mémoire bat de l’aile et qui revient de façon obsessionnelle à son enfance, à Marengo. Un homme qui manipule des cartes les presse entre ses mains pour tenter d’en extraire le visage d’un pays qui n’existe plus pour ses nouveaux habitants. Et puis cet homme torturé par l’histoire de son père ancien sous-officier durant la guerre d’Algérie par l’histoire d’un autre exil, celui dont il aura pris connaissance par la mère, la grand-mère les récits autour d’un grand-père inconnu estonien, en 1917 période où les soviétiques font main basse sur les pays baltes. À cela s’ajoute des bribes de souvenirs entendues dans l’enfance tout à fait surréalistes quand j’y repense. La mère de mon père aurait tenu un commerce à Alger. C’est tellement fugace, nul n’en parlait que parfois il m’a semblé avoir rêvé ces souvenirs. Lorsque j’ai déménagé la maison de mon père après son décès en 2013 j’ai retrouvé des cahiers dans lesquels il avait recueilli des notes sur l’empire Ottoman, sur l’histoire des sultans, l’Arabie des Abassydes. Et puis un sac en plastique au dessus d’une armoire dans lequel un béret rouge, des insignes, des médailles. Comment l’histoire passée impacte le présent et qui nous sommes vraiment, c’est un mystère. Il y a aussi une honte que nous avons comme tâche, que nous nous donnons comme tâche ou pour mission de transformer en quelque chose d’autre. Ce serait trop simple de parler de fierté et probablement bien trop symétrique. Mais explorer ces hontes, ces malaises éprouvés durant tant d’années par toute forme d’exil qui cherche à rencontrer l’autre, à se relier, à recréer quoi du pays, de la géographie, de l’orientation je crois que la beauté est d’autant plus touchante qu’elle ne sert à rien dans ce nouveau monde dans lequel l’oubli, l’immédiateté, sont devenus des mots d’ordre|couper{180}