avril 2023
Carnets | avril 2023
2 avril 2023
Naviguant « aux confins de la mer glaciale », Pantagruel et ses compagnons découvrent comment « gelèrent en l’air les paroles et cris des hommes et femmes ». Illustré par le dessinateur italien Dino Battaglia, l’épisode des paroles gelées est l’un des passages les plus célèbres du Quart Livre de Rabelais (1552). J’adore cette idée, cette image. Elle procure un espoir, elle est éminemment bienveillante. Par mégarde, on aurait laissé le froid envahir la parole, et soudain, on se retrouverait face à des fragments gelés qu’il s’agirait de réanimer, de réchauffer — en les prenant doucement dans la main. Avec le souffle, on peut faire deux choses : produire du froid ou du chaud. Il suffit de moduler la bouche. Souffler le froid ou le chaud. Il faut un certain recul pour avoir découvert cela. S’être ôté du chemin pour voir. Comme lorsqu’on lit à haute voix un vieux texte, pour le ramener à la chaleur du soleil, l’extirper du froid de l’oubli, le rendre à la vie. J’essaie d’imaginer l’intimité que les érudits de la Renaissance entretenaient avec les auteurs anciens — en latin, en grec. Cette connaissance profonde des mots, leur origine, leur pourquoi, via des langues à leur époque pas tout à fait mortes, puisqu’ils les lisaient couramment, et sans doute les parlaient à voix haute. J’ai reçu peu d’enseignement en latin, encore moins en grec. Tout ce que j’en sais vient de ma propre curiosité, de ce désir d’acquérir science et savoir — assez vif encore naguère. Jusqu’à ce que je m’interroge sur cette volonté même, ce besoin de tout comprendre, et que j’en sois dégoûté. Mais après ce mauvais cap, une fois les choses en suspension retombées à terre, la clarté revient. Ce qu’on fait, on le fait pour soi. Surtout. Relire Rabelais participe exactement de ce bon plaisir. Inutile de trop s’étendre là-dessus, au risque de s’égarer encore, en voulant tirer parti de cette connaissance autrement que par le simple fait de la partager. Gentiment, et à voix mesurée. Car autant la parole peut geler, autant elle peut se consumer. Finir cendre. On en revient à l’idée antique de tempérance, que l’on retrouve aussi chez les bouddhistes : la fameuse voie du milieu. On peut l’admirer ou la rejeter, selon les âges, les époques, les humeurs. Tant d’interprétations sont possibles — et beaucoup de fallacieuses. Mais au fond, il ne s’agit que de se tenir au milieu de quelque chose. Non par désir, ni par peur. Par nécessité, simplement. Considérer que la parole peut geler ou se consumer en vain nous pousse à l’utiliser autrement. Non comme un pingre, ni comme un prodigue, mais en pesant ses mots. Et ce n’est pas qu’affaire de plume ou de clavier, mais surtout d’être. Est-ce un fantasme de croire que la qualité de l’instrument est liée au son qu’il émet ? Aujourd’hui, on triche tant qu’on en vient à douter. Mais regretter de ne pas être un Stradivarius, s’en désespérer, est tout aussi suspect. Et surtout, immature. On sait que les Stradivarius existent. Si on ne le savait pas, on serait sans doute moins encombré. Mais on peut aussi l’avoir su... et l’oublier.|couper{180}
Carnets | avril 2023
1er avril 2023
Je viens de renouveler quelques abonnements en ligne : tous mes prélèvements mensuels via PayPal avaient été refusés à la suite d’une vilaine arnaque. Les banques, pour ça, n’ont pas fait de chichi — à croire qu’elles sont rodées à ce genre d’exercice. Opposition de carte, dossier de remboursement, nouvelle carte reçue en quelques jours à peine. Du coup, j’ai désormais un doute quant à PayPal, qui ne m’a même pas répondu lorsque j’ai repéré le pot aux roses : des prélèvements sauvages sur mon compte pro et sur mon compte perso. Heureusement que nous n’avons pas encore cette fameuse puce électronique directement fichée dans l’œil ou dans la cervelle... Je me demande comment il faudrait ensuite modifier ce moyen de paiement en cas de pépin, de piratage. Une opération chirurgicale à chaque fois pour tout remettre d’aplomb ? On semble bien partis vers ça. Mais j’imagine qu’ils pourront reconfigurer les puces à distance — les hackers aussi. Bref, ça promet. Je me sens de plus en plus décalé par rapport à ce monde. J’attribue ce phénomène à l’âge, à une forme de fatigue de la répétition, à une répugnance de plus en plus aiguë vis-à-vis de la bêtise sous toutes ses formes. Surtout lorsque, abasourdi, je comprends qu’elle vient de moi avant tout. Toujours une certaine naïveté — qui est, je crois, une rançon à payer pour je ne sais quoi : cet enthousiasme obstiné, par exemple. Je suis décalé, presque totalement, mais enthousiaste, voire béat. Ce que j’ai vu arriver comme nouveautés en une vie est phénoménal : toutes ces inventions, cette technologie, ce saut quantique accompli par l’espèce en... quoi ? Soixante ans à peine ? Alors que, durant des millénaires, nous fûmes dotés de moyens rudimentaires — enfin, d’après la version officielle de l’histoire qu’on veut bien nous livrer. Hier, au dîner, nous recevions M. et C. La conversation a glissé vers notre vision commune de ce bond technologique. Encore que nous n’arrivions pas à décider si c’était une si bonne chose que cela. Difficile, en voyant l’isolement de nombreuses personnes de nos entourages, toutes connectées à leurs écrans. D’ailleurs, nous le sommes aussi, d’une certaine façon. Le mot « YouTube » est revenu plusieurs fois dans nos échanges, que ce soit à propos de peinture, de civilisations englouties, de science ou de danse. Nous sommes finalement tout autant asservis que n’importe qui d’autre. Ce qui me fait beaucoup réfléchir à ce qui se passerait si, soudain, une panne électrique générale nous privait de toutes ces facilités. J’y pense relativement souvent, je m’en rends compte. Comme si, quelque part, je l’attendais — cette panne générale — comme une libération. Cela me ramène régulièrement aux périodes austères traversées jadis. Des périodes que, sur le moment, j’ai pu considérer comme sombres, et qui aujourd’hui se nimbent à la fois de nostalgie et d’un sentiment de perte : celle d’une simplicité lumineuse. Ne presque rien posséder, sinon l’essentiel, et faire avec, créait une sensation de liberté extraordinaire, en contrepartie de ce qu’on nomme pauvreté. C’est cela surtout qui me rend nostalgique, pas tant une jeunesse passée ou un « c’était mieux avant ». C’est comme si j’avais eu la chance de vivre, à un moment de mon existence, au plus près de l’essentiel, et que, pour des raisons qui n’en sont pas, je l’eusse abandonné — voire trahi. Au profit de quoi, sinon d’une sécurité toute illusoire ? Un asservissement par cercles successifs, qui affermit son étreinte de plus en plus étroitement avec les années. Une sensation de défaite ou d’échec est souvent liée à ce constat. Mais je ne vois souvent que le côté négatif dans ces circonstances ; j’écarte tout de l’aventure fabuleuse qu’a été cette vie. Peut-être une résistance obstinée et trop frontale, en même temps qu’une fausse servilité dans laquelle je me serais embourbé, victime des habitudes. Toujours ce paradoxe, le cul entre deux chaises. Et en même temps, des bouffées d’enthousiasme et de béatitude effrayantes. Un genre de folie douce qu’on pourrait appeler contemplation, émerveillement. Assez rare de rencontrer ces facultés chez mes proches, comme chez mes contemporains en général. Ce qui fait que je ne les exhibe pas. Cette considération miraculeuse envers le monde, je la conserve par-devers moi. Mais peut-être ressort-elle via la peinture, cependant que j’en suis toujours déçu, car le résultat en est toujours désespérément éloigné, bien que je ne sache de quoi vraiment , c'est éloigné. C’est depuis toujours cette marche en crabe, entre lumière et ombre, qui m’aura conduit dans de formidables imbroglios avec autrui — et, au final m'oblige à revenir un peu penaud, seul avec moi-même. Mais aucun regret : c’est assumé. Il arrive pourtant qu’on perde la mémoire comme on perd aujourd’hui ses moyens de paiement : on se retrouve soudain nu et apeuré comme un petit enfant, dans un oubli total de tout ce que l’on croyait avoir amassé — discernement, sagesse, bon sens. Peut-être est-ce voulu par notre inconscient. On peut tellement se retrouver fat, d’une lamentable prétention, sitôt qu’on pense tenir quoi que ce soit. À ces moments-là, où la bêtise véritable nous guette, un programme de survie se met en branle. On redevient idiot, ou simple d’esprit. On se retrouve dans cet étonnant décalage avec les êtres, les choses, et surtout soi-même.|couper{180}
Carnets | avril 2023
Réchauffer les paroles gelées.
"Naviguant « aux confins de la mer glaciale », Pantagruel et ses compagnons de voyage découvrent comment « gelèrent en l’air les paroles et cris des hommes et femmes ». Illustré ici par le dessinateur italien Dino Battaglia, l’épisode des paroles gelées est un des passages les plus célèbres du Quart-Livre de Rabelais (1552)." class="wp-image-30431" />Naviguant « aux confins de la mer glaciale », Pantagruel et ses compagnons de voyage découvrent comment « gelèrent en l’air les paroles et cris des hommes et femmes ». Illustré ici par le dessinateur italien Dino Battaglia, l’épisode des paroles gelées est un des passages les plus célèbres du Quart-Livre de Rabelais (1552). J'adore cette idée, cette image, elle procure un espoir, elle est éminemment bienveillante. Par mégarde on aurait laissé le froid envahir la parole, et soudain on se retrouverait face à des fragments gelés qu'il s'agirait de réanimer, de réchauffer en les prenant gentiment dans la main. On peut faire deux choses avec le souffle, créer le froid ou le chaud, et c'est juste une façon de moduler la bouche qui crée ça. Souffler le froid et le chaud. Il faut un recul certain pour avoir découvert cette expression. S'être ôté du chemin pour voir. Ce qu'on peut rapprocher du fait de lire à haute voix un vieux texte pour le ramener à la chaleur du soleil, l'extirper du froid de l'oubli, le rendre vivant. j'essaie d'imaginer l'intimité que les érudits de la Renaissance entretenaient avec les auteurs anciens en latin et grec. Cette connaissance profonde des mots, leur origine, leur pourquoi via des langues à leur époque pas tout à fait mortes puisqu'ils les lisaient couramment, et probablement les parlaient à voix haute. J'ai peu reçu d'enseignement en latin et encore moins en grec, tout ce que j'en sais ne fut apporté que par ma curiosité, ou mon désir d'acquérir science et savoir, assez violent encore naguère. Jusqu'à ce que je me penche sur l'intention de vouloir être si curieux, tant savoir, et que je m'en dégoutte profondément. Mais après ce mauvais cap, une fois les choses en suspension retombées à terre, on y voit un peu plus clair en ce qui concerne le plaisir et l'envie. On le fait pour soi surtout. Relire Rabelais participe exactement de ce bon plaisir. Il n'y a pas à trop s'étendre là-dessus au risque de s'égarer encore une fois de plus, en en voulant tirer partie d'une connaissance autrement que de la partager gentiment et à voix mesurée. Car autant la parole peut geler autant elle peut se consumer, finir cendre. On en revient à l'idée antique de tempérance, que l'on trouve aussi chez les bouddhistes la fameuse voie du milieu. Et que l'on peut admirer ou conspuer selon les âges, les époques, les humeurs. Il y a tant d'interprétation possibles et beaucoup de fallacieuses concernant cette fameuse tempérance. Mais en vrai il ne s'agit que de se tenir au milieu de quelque chose non par désir ou crainte, mais par nécessité tout simplement. Considérer la parole comme étant susceptible de geler ou de se consumer en vain inspire qu'on l'utilise autrement soudain. Non comme un pingre ou un prodigue, mais en pesant bien ses mots ce qui n'est pas qu'affaire de plume de clavier, mais surtout d'être. Est-ce un fantasme d'imaginer que la qualité de l'instrument est intrinsèquement liée au son qu'il émet ? De nos jours il y a tant de tricheries qu'on peut parfois en douter. Mais regretter de ne pas être un Stradivarius, s'en désespérer, est tout aussi louche et surtout immature. Simplement on sait qu'il existe des Stradivarius, on ne le saurait pas que l'on serait beaucoup moins embêté. On peut aussi l'avoir su et l'oublier.|couper{180}