fictions brèves

Ici se rassemblent des fragments narratifs à la frontière du rêve, du souvenir, de la fable. Chaque texte est une tentative condensée, parfois minimale, parfois traversée de dialogues ou de silences qui en disent plus qu’un récit achevé. Ce ne sont pas des nouvelles classiques : souvent sans chute ni intrigue, mais des scènes mentales, des instants volés à l’indicible. Certaines relèvent de la microfiction, d’autres adoptent une voix théâtrale ou introspective, flirtant avec l’absurde. Ce sont des éclats de fiction, des condensations de mondes possibles, où reviennent des figures spectrales, des alter ego, des voix qui se dérobent. La fiction n’est pas un décor : elle est le moyen de percer la réalité autrement, de faire vaciller le quotidien.

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fictions

le flagorneur

En dix secondes chrono, j’avais capté le personnage. En un mot : flagorneur. Il suait la complaisance, l’huile de coude linguistique, cette manière de sourire non pas à vous, mais à son propre reflet qu’il vous tendait. En était-il seulement conscient ? J’en doutais. L’habitude avait dû fossiliser la posture en nature. Aussi, pour être charitable – ou par une perversion plus profonde encore –, j’endossai moi-même le costume. Je devins son thuriféraire officieux, le héraut bénévole de sa gloire supposée. Du matin au soir, je semais son nom dans les rues de la ville. « Comment, demandais-je à un inconnu devant l’étal du boucher, vous ne connaissez pas X ? » Et à la boulangère elle-même, sur un ton de confidence douloureuse : « Ah bon, vous n’avez pas lu trucbidulechouettte ? Quelle tristesse… » Je me composais alors ma meilleure mine de componction, un masque de gravité qui devait faire sentir l’ampleur du manque, l’abîme de leur inculture. Mon jeu était subtil : il ne s’agissait pas de vanter X, mais de vanter mon propre bon goût de le vanter. Je tentais, par la bande, de faire naître un désir – le désir de ce que j’étais censé posséder, moi, l’initié. Un désir auquel, bien sûr, je resterais associé dans l’esprit de ces inconnus. J’étais le prêtre d’un dieu dont je doutais, espérant qu’on vénérerait ma foi plus que la divinité elle-même. Illustration : : Les ambassadeurs. Hans Holbein le Jeune 1553|couper{180}

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L’instituteur

rêves

Les nuits où je rêvais de Charles Brunet ne se ressemblaient pas. Il y eut d'abord, vers mes dix ans, les nuits de la leçon. Sa main, qui sentait l'encre et le bois des pupitres, m'attrapait par l'oreille. « Tu as encore menti, petit farceur. » Son haleine avait le parfum mentholé des pastilles Vichy qui crépitaient contre son palais. Il ne traçait pas au tableau, mais sur le plancher de ma chambre – avec sa canne, il gravait en pointillé : Menteur picoteur, les grenouilles t'attraperont. « Écris-le cent fois, me disait-il à travers le bois, sa voix provenant de sous le plancher. Apprends à écrire tes mensonges, au moins ils serviront à quelque chose. » Je me réveillais avec la paume cramoisie, comme si j'avais vraiment écrit. La frontière était poreuse : le rêve, le mensonge, l'écriture. Tout se confondait. Charles Brunet, mort depuis des années, poursuivait son enseignement nocturne, et dans ma bouche persistait le goût des pastilles Vichy auxquelles je n'avais plus jamais voulu toucher depuis son enterrement. Puis vint la nuit d'Osny, au pensionnat Saint-Stanislas, alors que j'avais douze ans. Cette nuit-là, pour la première fois, je sus voler. Non pas cette ascension laborieuse des rêves d'enfance, mais un envol absolu, souverain, comme une évidence. Le rêve était saturé à mille pour cent – les couleurs hurlaient, l'air avait la consistance du miel. Je fendais la nuit de la région parisienne, survolais Pontoise endormie, lorsque la nostalgie me transperça. Une force irrésistible m'aspira vers le sud, vers la maison de La Grave. Je le vis alors : Charles Brunet, debout devant la maison, les deux mains appuyées sur sa canne. Il leva la main – non pas le geste théâtral de l'instituteur, mais un petit signe amical, complice, comme s'il m'attendait. Ses yeux riaient. Le réveil m'arracha. Je retrouvai ma cellule de pensionnaire, les draps rêche, l'odeur de cire et de soupière. Les sanglots montèrent, non de tristesse, mais de colère. On ne devrait jamais se réveiller d'un tel rêve.|couper{180}

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Carnets | Ateliers d’écriture

Boost 02 #08 | Revenir à la langue

Revenir à la langue ce n’est pas rebrousser chemin. C’est ( espérons-le ) régler la tension d’une phrase jusqu’à ce qu’elle ne sonne plus faux. J’étais repris par cette vieille obsession d’apparaître sans me trahir quand les livres soudain du haut de la bibliothèque sont tombés sur mes pieds. La connaissance entre encore par la douleur, soit. Je jette un regard vers la fenêtre : c’est bien l’automne, vieux cliché ; il y a, évidemment, une feuille restée collée à la vitre, immobile. Je me penche, je ramasse : Bloy, Bernanos, Boutang, Rebatet. Que de souvenirs. Un vertige fait de désir et de honte m’a poussé vers la fatigue puis dans le fauteuil. Les pieds endoloris, le corps et l’esprit engourdis je feuillette celui dont la reliure a cédé d’elle-même. Ce qui surgit d’abord, ce sont ces voix singulières qui m’ont jadis tant tenu en respect : moins leur fatras, leurs histoires que leur son, cette façon d’accoler, d’accoupler des mots que je ne me serais, à l’époque, jamais permis. En ce temps il me fallait un dictionnaire sous la main ; parfois je ne cherchais pas ; je ne cherchais plus, toujours cette même fatigue , et alors : je prononçais à voix haute et la compréhension venait par le grain. Leurs certitudes me glissaient dessus ; j’étais mon propre tamis de chercheur d’or. Je m’inventais des Klondike, des tombereaux de neige, des dents en or. À propos de mots, un nom passe : Rabelais, suivi de près par Villon comme une ombre. Des énigmes, un koan pour la cervelle de mes vingt ans. « Que voulaient-ils dire ? » C’était la grande question, il suffisait seulement de la poser. Elle restait sans réponse et, très vite, la question reculait dans l’ombre elle aussi : le langage lui-même m’emportait. J’ai gardé cette habitude de lire la tenue d’une phrase avant le récit qu’elle impose. J’ai voyagé, je me suis dispersé : le sucre d’une orange pelée dans un train vers Karachi m’a collé aux doigts plus longtemps que leurs idées ; un râle de chien crevant dans un fossé lyonnais a expulsé tous les poncifs autrefois anônnés en matière de ponctuation ; j’ai désappris ma langue pour une grammaire de gestes, d’ouies sanglantes et de fumée. J’ai feuilleté. le temps a passé, la culpabilité est revenue. Je cherche Rabelais sur les rayons : rien. Je reviens à la table de travail , à l’éditeur , à la page à peine noircie, au grand ouvert. Dans mon crâne une mécanique de bielles : garder-effacer. Un bruit régulier au loin — pendule ou ventilation, je parie pour la pendule. J’ouvre au hasard une page soulignée : je ne comprends rien du tout. La musicalité seule m’emporte ou me recrache. Je reviens à l’écran, à l’envie de trouver la jointure entre ces instants, de me tailler une peau qui tienne ( sans couture visible ). Ce que je cherche n’est pas un retour en arrière, une remise à zéro, mais un réglage : couper ce qui ne sert à rien dans le rien , tenir dans l’instable même. Ma main avance, hésite. Les livres sont restés par terre, une dorsale au bord du tapis ; la feuille contre la vitre ne bouge toujours pas. Un vide sur le rayon à la taille exacte d’un tome. Si j’efface maintenant, quelle question me tombera dessus de l’autre côté ? Est-ce que je veux vraiment garder mon secret ? En ai-je encore seulement les moyens ? Je n’en sais rien. Puis encore comme on s’enfuit : stop assez d’effort c’est assez : revenir à la langue, et reprendre.|couper{180}

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fictions

ça ne ressemble à rien

L’eau bout. Il est 7 h. Dehors, le jour se lève. Une usine a été bombardée cette nuit. Il faut que j’aille acheter du beurre. Je n’aimerais pas souffrir au moment de mourir ; j’aimerais partir d’un coup, comme on prend une sortie d’autoroute au dernier moment. Il faut faire réparer le clignotant arrière droit. Noël approche : quoi offrir aux enfants ? Un chèque fera peut-être l’affaire. Des oignons aussi. Il y a quelque chose d’épuisant à devoir sans cesse faire des courses, se nourrir. Il faudrait que je recrée un rythme pour mes journées. Papa disait : commence par ce que tu n’aimes pas, le reste suivra. Papa disait un tas de choses qu’il ne faisait pas. Le nazisme existe toujours, tapi ; l’Europe serait gouvernée par les petits-enfants de nazis ; le management viendrait de théories nazies. Tu dois cacher que tu es juif sans l’être. Surtout ne pas aborder le sionisme. Penser aux fins de race, à la consanguinité. Les rejetons des milliardaires ont-ils une chance de devenir de plus en plus cons par multiplication du même ? Quoi manger à midi. Quelle fatigue. Heidegger est vraiment chiant à lire. En ce moment, tout est devenu un peu chiant à lire. Est-ce bientôt la fin du monde, et viendra-t-elle d’un seul coup, sans bavure, ou verra-t-on disparaître les gens qu’on aime, l’un après l’autre ? Y a-t-il une façon de rester seul face au désastre. On annonce 25 °C en novembre, du jamais vu. L’air de contentement de F. à la COB est insoutenable. L’imbécillité est la chose la mieux partagée du monde. Je suis tellement vieux que Mathusalem est un gamin. Est-ce que je ne pourrais pas faire du riz le lundi et tenir jusqu’à mercredi, sans plus me soucier de la bouffe ? Du riz avec des oignons. Et ne pas oublier le beurre. Le gruyère, non : je me suis mis à détester le fromage sans savoir pourquoi. Hier, une femme a dit tout haut : « Ça ne ressemble à rien. » Qu’est-ce que ça peut bien faire ? C’était presque une bouffée d’espoir, une éclaircie ; d’ailleurs, il s’est mis à faire beau. « Ça ne ressemble à rien », et paf, dans la rue, la renaissance du monde est arrivée d’un coup, sans prévenir. Ensuite, paraît-il qu’on peut sortir de son corps si l’on s’astreint à une certaine vacuité cérébrale. J’aimerais bien voir ça. Je ne sais pas ce que ça m’apportera — peut-être que ça ne ressemblera à rien, aussi. Chercher ce qui ne ressemble à rien pourrait être une saine occupation.|couper{180}

brouillons depuis quelle place écris-tu ? fictions brèves Narration et Expérimentation

fictions

Dans mon rêve, la sonnette a retenti : on venait m’arrêter.

Dans mon rêve, la sonnette a retenti : on venait m’arrêter. Pourquoi, au juste ? Aucune raison valable. Quelques jours plus tôt, en plein jour, elle avait déjà sonné ; j’avais traversé la maison, ouvert : personne à gauche ni à droite. J’ai lu qu’on peut être arrêté arbitrairement, sans raison : on vient, on vous prend, on vous enferme. Je ne sais pas si j’en ai peur ou si, au fond, je l’espère. Se retrouver face à face avec un arbitraire authentique, c’est autre chose. Si tu veux, je te raconte. J’ai commencé à en parler par petites touches. Au café, derrière les vitres, le monde était flou. P. m’a demandé : « Alors, comment tu vas ? » J’ai dit qu’en ce moment je n’allais pas très bien. Comme introduction, c’était commode, ça expliquait le reste. Quand je lui ai raconté l’histoire de la sonnette et de l’arbitraire, il n’a même pas cillé. « C’est drôle que tu me racontes ça, a-t-il dit, c’est justement la même histoire que je m’apprêtais à te raconter. »|couper{180}

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Ce matin, en ouvrant la fenêtre, l’odeur de merde m’a sauté au nez.

Ce matin, en ouvrant la fenêtre, l’odeur de merde m’a sauté au nez. Rien que d’y repenser, ça pique encore. Je me suis dit : tu voudrais que ça sente la rose, ou au moins ce mélange habituel — gazole, sang, pralines — ; dès que ça dévie un peu, tu paniques. De là à me traiter d’andouille, copieusement, puis à retourner à la fenêtre, l’ouvrir, renifler encore. Tu devrais peut-être remettre en cause tes habitudes. T’habituer à ce que ça sente la merde, ai-je pensé. Alors je me suis appuyé à la rambarde du balcon et j’ai respiré à pleins poumons.|couper{180}

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Le coin de la rue

Quand il y a trop de mystères, l’alarme se déclenche. Ce que je refusais de voir ni d’entendre, c’était précisément ça : un trop-plein de mystère. Et, bien sûr, moins je voulais l’entendre, plus le son montait ; certains jours, c’était intenable. Alors je partais marcher dans la ville. Dans ces moments-là, j’étais comme en état second, avec la démarche d’un ivrogne assommé par l’évidence. Marcher me permettait de mâcher et de remâcher cette évidence puis, revenu à mon point de départ, dès que j’atteignais le coin de notre rue, survenait le reflux. Je prenais tout sur moi, m’en faisais l’unique responsable ; je persistais à vouloir voir le monde déformé — ce que tous nomment un mauvais œil. C’était ça, l’évidence. Au coin de la rue, je pénétrais de plain-pied dans l’idiotie et j’essayais de m’y habituer, quelques jours encore, avant que l’insupportable ne revienne m’emporter.|couper{180}

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nom remis en relation

Une fable sèche sur l’adresse, la tenue, et ce que coûte un nom.|couper{180}

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Archives

drôle de nuit

-- Cette nuit, j’ai rêvé que j’étais un cube empilé parmi d’autres cubes. Cette promiscuité était d’autant plus difficile à vivre que je ne pouvais faire aucun mouvement ni même protester : aucun son ne sortait de ma bouche. D’ailleurs je n’avais pas de bouche. Juste une face lisse, une face avant exactement semblable aux cinq autres. Pour m’en sortir, j’ai rêvé dans mon rêve que je devenais sphérique, puis j’arrivais à m’extraire de la pile, non sans mal ; j’ai fait une chute vertigineuse. Une chute dans le noir sans fin qui durait durait durait. Pour m’évader de ce rêve-ci, je me suis encore transformé en mouche parce que je ne pouvais pas vraiment faire autre chose. J’aurais préféré quelque chose de plus noble. Mais on fait avec ce qu’on peut. En fin de compte, au moment même où j’apercevais enfin la lumière, que j’allais m’élever dans les airs au-dessus de je ne sais quel paysage, voici que je me suis fait gober par un oiseau et je suis devenu oiseau par je ne sais quelle alchimie onirique. Mais l’oiseau est mécanique, il est un produit d’une gigantesque intelligence artificielle qui désormais gouverne toute la Terre. Ses rêves sont des rêves de cubes, et me revoici à mon point de départ. La question, au réveil : seules les mouches sont-elles vivantes, non altérées encore par l’intelligence artificielle ?|couper{180}

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fait divers

La chaise a dû heurter le carrelage, bruit bref, net. Dans l’évier, deux tasses, marc collé au fond. Courbevoie, cinquième, fenêtre entrouverte, rideau qui remue à peine. Je dis “fait divers” pour me protéger du reste (comme si le mot suffisait). On raconte qu’ils se voyaient depuis un moment. Il aurait voulu “arrêter de parler”. Ou qu’elle se taise. Formule pratique. Ce serait plutôt se taire lui-même, mais je retire ce “plutôt”. Ce matin-là, la télévision chuchotait. Sur la table, un couteau à manche de bois, détail inutile, donc important. On aime ces détails quand on n’a plus accès au reste. On dira qu’il a eu peur. On dira qu’elle l’a poussé. On dira tout et son contraire. Est-ce qu’on tue pour avoir la paix ou pour ne pas perdre ce qui en faisait office ? La paix ou raison, c’est souvent la même manie, deux faces du même couteau : clore la scène, distribuer le silence, ranger vite le plan de travail et ne rien régler. On croit qu’une phrase finale mettra de l’ordre. Elle met un couvercle. Le lendemain, tout recommence, plus bas, plus sourd. Je regarde la fenêtre. L’air passe. Rien ne conclut.|couper{180}

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fictions

La lisière

décembre 2025, reprise de ce texte écrit en octobre 2025 Ce matin, Chaville, huit heures. J'ai pris le vélo sans but précis, juste pour sortir de l'appartement où les mots tournaient en rond depuis trois jours. La forêt commence après le pont. Odeur d'humus, écorce humide, cette lisière où la parole cesse. Le corps trouve sa cadence. Les jambes prennent le relais de la tête. Je ne fuis pas. Je tiens au bord. Chaque jour un peu plus loin. La route gagne sur la pièce. Vingt kilomètres hier, vingt-cinq aujourd'hui. Pas de l'héroïsme. Juste allonger la distance jusqu'à ce que le nom s'use. La colère revient par vagues. Pas un cri. Une nappe qui monte, régulière, exacte. Elle s'est déposée quelque part entre les côtes et le sternum. Je pédale pour la diluer. L'étang de Ville-d'Avray, surface lisse. Je m'arrête. La roue avant tourne encore dans le vide. Un chien aboie quelque part, sans insister. On voudrait disparaître. On reste. On voudrait rester, mais autrement : n'être plus que jambes, souffle, goudron. Que la tête décroche. La haine gonfle. Pas pour détruire. Pour tenir l'aveu à distance. Compter les fautes, les miennes, les siennes. Compter encore. Les nombres n'ouvrent rien. L'amour n'est pas cela. Ce n'est pas l'effort. Ce n'est pas la dette payée de plus. Ce n'est pas comprendre. C'est laisser être. Le vent plisse à peine la surface de l'étang. Les arbres se succèdent. La chaîne claque. Je repars vers Sèvres. Quinze kilomètres encore avant de rentrer.|couper{180}

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tenir l’aveu à distance

La cuisine tient lieu de tout. Carrelage froid, formica jauni, pieds de table en aluminium, peinture verte qui n'a jamais été refaite. Les cuivres reposent propres sur la paillasse. C'est octobre. L'humidité entre avec les manteaux. Mon père est rentré en fin d'après-midi. Parkings, chambres d'hôtel, odeur d'essence dans la camionnette. Il a posé son sac dans l'entrée et il a demandé : « Les résultats ? » J'ai sorti le bulletin de mon cartable. Il l'a lu debout, sans enlever sa veste. « Douze en math. » Il ne m'a pas regardé. Il a posé le bulletin sur la table. J'ai vu sa main se refermer, puis s'ouvrir, puis se refermer encore. Ce n'est pas que je ne comprends pas. C'est que je comprends trop. La même inflexion dans la voix. La même manière de se dérober. L'obligation tacite de réparer ce qui a manqué chez lui, cette école qu'il n'a pas finie, ces chiffres qui l'ont humilié. Le geste survient comme s'il avait toujours été là. Sa main contre ma tempe. Pas un coup violent. Un coup sec, destiné à remettre quelque chose en place. Je ne bouge pas. Je reste debout près de la table. Le quadrillage des dalles. La ligne brillante des pieds en aluminium. On respire court. On attend que la pièce relâche. Ma mère est dans la chambre. Elle n'est pas sortie. Elle ne sortira pas. La violence, la rage, l'amour — tout ensemble dans cette cuisine d'octobre. On croit que c'est une première fois. C'est une répétition. Loi domestique, saisonnière, exacte. Mon père va dans le salon. J'entends la télévision. Ma mère sort de la chambre, met le café à chauffer. Elle ne dit rien. Les cuivres tiennent le silence. Le formica renvoie nos visages. Alors l'automne se replie dans l'odeur du café. La table refait son rectangle. Sur le carrelage, la fraîcheur persiste. Rien d'autre.|couper{180}

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