Le nécessaire

Deux versions d’une même brève correspondance.

1- Elle

Je lui ai écrit parce que je l’avais lu. Lire quelqu’un sur un écran donne une illusion de proximité qui n’a rien à voir avec la proximité : sans odeur, sans température, sans délais. Une proximité qui s’allume quand on ouvre le navigateur et s’éteint quand on le ferme.

Dans cet interrupteur-là, on finit par croire qu’on maîtrise quelque chose.

Je l’avais lu tard, à l’heure où l’on se persuade que les phrases qu’on reçoit sont adressées à soi alors qu’elles ne sont adressées à personne, à l’heure aussi où l’on confond facilement l’intérêt et le signe. Je me souviens de la robe blanche d’une femme sur une photo qu’il avait publiée, pas une photo d’art, une photo comme ça, posée, et je me souviens de l’avoir regardée trop longtemps, comme si la blancheur était un message. Ce n’était pas la robe, au fond, c’était l’idée qu’il y avait quelqu’un derrière la phrase, quelqu’un qui regardait et qui pouvait répondre.

J’ai écrit un premier mail très simple. Objet : vide. Deux heures du matin. Je crois que j’ai commencé par "je vous lis" et j’ai ajouté une phrase sur un passage précis - la photo de la femme en robe blanche, ou peut-être une métaphore qu’il avait filée sur trois paragraphes - un détail, en tout cas, parce qu’on sait bien qu’il faut donner une preuve, sinon on a l’air d’un de ces lecteurs qui veulent juste être reconnus.

Je voulais être reconnue, évidemment, mais je voulais aussi que cela reste une preuve, un échange sur des mots, quelque chose de propre, quelque chose qui ne me mettrait pas en danger.

J’étais dans cette période où je disais à tout le monde que j’allais très bien. Je répondais "super" aux SMS. Je sortais le dimanche. Je dormais trois heures par nuit et je cherchais des signes dans les numéros de bus, dans l’ordre des notifications, dans la disposition des voitures garées devant chez moi. Ce qui est troublant, quand on est comme ça, c’est que ça ressemble à une intensité, et l’intensité a l’air d’une qualité. On se dit qu’on est plus vivante. On se dit qu’on est plus lucide. On se dit qu’on n’a plus peur. On a peur, mais on la confond avec une sorte d’électricité.

Je ne pensais pas à une "correspondance". Je pensais à une réponse. Je pensais à une phrase de lui qui viendrait confirmer que je n’avais pas halluciné sa présence dans ce que je lisais.

Il a répondu.

Et le premier mail était correct, presque trop correct, une politesse, une manière de rester dans le cadre, et j’ai été soulagée et déçue en même temps, ce mélange que je connais bien, ce moment où l’on se dit qu’on a obtenu ce qu’on voulait et que ce n’est pas ce qu’on voulait. J’ai répondu vite. Je répondais vite à tout à cette époque, comme si les délais étaient des menaces, comme si laisser une phrase en suspens revenait à l’abandonner. J’ai répondu vite et j’ai mis un peu plus de moi, pas beaucoup, juste une inflexion, une petite provocation, parce qu’il y a des moments où l’on teste, où l’on cherche la limite, non pas pour la franchir mais pour la voir.

Il a répondu avec une inflexion aussi. Ou bien c’est moi qui l’ai lue comme ça. Je ne sais pas. Je sais seulement ce que j’ai ressenti, ce petit coup de chaleur, ce sentiment qu’un échange est en train de s’ouvrir, qu’il n’est plus seulement "sur le travail". Et là, tout devient dangereux, parce que "sur le travail" est une zone où l’on peut se cacher sans mentir, tandis que l’autre zone, celle où l’on se sent choisie, est une zone où l’on ment sans même s’en rendre compte.

J’ai eu l’impression qu’il me voyait. C’est ridicule d’écrire ça, mais c’est exactement comme ça que ça se passe : on a l’impression d’être vue par quelqu’un qui, en réalité, ne voit qu’un écran et quelques lignes. Je lui ai écrit comme on jette une bouteille à la mer, mais une bouteille qu’on sait suivie par un GPS, une bouteille dont on attend une notification.

Je ne crois pas que je cherchais le sexe, pas au début. Je cherchais l’intensité, et l’intensité finit souvent par prendre cette forme, parce que c’est la forme la plus simple, la plus disponible, la plus immédiatement interprétable : désir, réponse, avance, recul. Il y avait aussi autre chose, une vieille histoire avec les hommes qui savent, les hommes qui expliquent, les hommes qui donnent une place, une place dont on se dit qu’on peut faire quelque chose, qu’on peut la transformer en faveur, en protection, en exception. J’ai honte de cette mécanique-là, mais je l’ai vue tourner en moi. Je suis capable de dire ça maintenant parce que je suis plus calme, parce que je peux relire la scène comme on relit un passage trop chargé en rouge.

À l’époque, je ne voyais pas la mécanique, je voyais une porte. Je voyais un homme qui avait une autorité sur des mots, et donc une autorité sur moi, parce que je vivais dans les mots comme dans une maison sans serrure.

Je faisais partie, par intermittence, d’un groupe en ligne. Une réunion du soir, pendant cette période où tout passait par l’écran. On entrait avec un prénom, parfois faux. On coupait la caméra. Il y avait des règles simples, et quelqu’un pour tenir le cadre.

J’avais un compagnon. Mon compagnon était de ces hommes qui protègent en refermant, qui protègent en coupant, qui protègent en décidant que quelque chose doit s’arrêter. Je le dis sans jugement. Il avait raison, sur le fond. Mais la manière dont cette raison s’exerce peut être brutale, même quand elle se veut douce. Je crois qu’il a compris avant moi qu’il y avait là un danger. Pas forcément un danger venant de cet homme, je ne suis pas en train de raconter une histoire de prédateur, je raconte plutôt une histoire de confusion, mais la confusion est un danger en soi.

Je sentais parfois, dans les réponses de cet homme, un ton qui me heurtait, comme si nous jouions à quelque chose qui pouvait me détruire. Je sentais une pointe de mépris, ou bien je l’inventais. Je sentais aussi que je le provoquais pour qu’il réponde, pour qu’il se découvre, pour qu’il perde un peu de sa prudence, parce que voir quelqu’un perdre sa prudence donne l’impression qu’on a du pouvoir.

Cette idée-là, "j’ai du pouvoir", est une drogue. Et quand on est fragile, on prend ce qu’on trouve.

Pourquoi n’ai-je pas mis fin à l’échange moi-même ? Parce que j’étais incapable de savoir, à ce moment-là, où finissait le jeu et où commençait la chute. Parce que j’étais incapable de distinguer l’élan et l’obsession. Parce que je me sentais justifiée par le simple fait que j’écrivais, comme si écrire transformait tout en littérature et donc en chose permise. Je me disais : ce n’est que des mails. Je me disais : ce n’est pas réel. Je me disais : c’est réel, enfin. Tout cela pouvait être vrai dans la même journée.

Je me souviens d’un message où il revenait au neutre, où il essayait de "rester sur le travail", et j’ai lu ça comme un retrait, une humiliation, une punition. J’ai répondu plus fort. Je répondais plus fort quand je me sentais punie, c’est un vieux réflexe. Je crois que je cherchais à le forcer à assumer quelque chose, mais je ne sais même pas quoi, peut-être juste à assumer qu’il existait, qu’il n’était pas seulement une voix polie.

Puis, d’un coup, cela s’est arrêté.

Un matin, j’ai ouvert ma boîte mail. Aucun message du groupe. J’ai cliqué sur le lien habituel : "Vous n’avez pas accès à cette ressource." Pas par moi. Pas par lui, directement. Par un tiers. Une main invisible sur un bouton. J’ai été retirée de la liste. C’est un geste technique, un clic, une opération de gestion, mais pour moi ça a eu la violence d’un effacement. Être retirée, c’était être mise hors du texte, sortie de la phrase.

J’ai ressenti une colère froide - contre moi, je crois - puis une honte, puis un soulagement, puis à nouveau cette colère, ce manège. J’ai eu l’impression d’être traitée comme un paquet fragile qu’on retire d’un convoyeur, sans explication, sans égard. J’ai eu l’impression aussi qu’on me protégeait contre moi-même, et il n’y a rien de plus humiliant que d’être protégée contre soi-même quand on se croit encore maîtresse de ses gestes.

Deux messages sont arrivés ensuite. L’un venait d’un proche. L’autre d’une personne du groupe. Ils étaient brefs, propres, sans couleur : refermer le cadre. Je ne peux pas leur reprocher d’avoir voulu protéger. Je peux seulement dire que, dans cette protection, il y avait quelque chose qui me rendait petite, opaque, irresponsable, comme si je n’avais pas voix au chapitre.

Ce qui est étrange, c’est que je ne me suis pas sentie coupable au sens où lui s’est senti coupable, je n’ai pas eu cette chute-là, parce que ma culpabilité était déjà partout, diffuse, ancienne, et qu’un épisode de plus n’avait pas la netteté d’une faute, c’était juste un jour de plus dans un désordre.

J’ai continué le groupe. Je suis revenue, oui. Je suis revenue parce que c’était un lieu où l’on existe devant des témoins, même à travers des carrés muets, et que je préférais exister mal devant des témoins qu’exister seule dans ma tête.

J’ai vu, plus tard, qu’il n’était plus là. J’ai compris qu’il s’était retiré. Personne ne l’a annoncé. Personne ne l’a commenté. C’est comme ça que les groupes fonctionnent : ils effacent la perturbation et ils se félicitent intérieurement d’avoir rétabli l’ordre.

J’ai eu, à ce moment-là, un sentiment très précis, pas de triomphe, pas de vengeance, plutôt une sorte de vertige : je n’avais pas voulu sa disparition. Je n’avais pas voulu être la cause d’un exil. Je n’avais pas non plus voulu être protégée comme une enfant. Je voulais seulement que quelqu’un réponde à mes phrases comme si elles comptaient, et je m’étais mise, sans le savoir, à jouer avec des forces qui ne se jouent pas par mail.

Lui a payé avec la honte. Moi avec le flou. Deux monnaies différentes, aucun bureau de change.

Je ne sais pas. Je sais seulement que, pendant un moment, un homme a répondu à mes messages et que cela m’a donné l’impression d’être vivante, et que cette impression a eu un coût, et que le coût, comme toujours, a été réglé par le silence.

2- Lui

Il reçoit un message. Pas une lettre, pas une vraie lettre, un message. Une adresse qu’il ne connaît pas, un nom qu’il ne situe pas, une formule qui pourrait être une politesse et qui sonne pourtant comme un crochet. Elle dit qu’elle lit. Elle dit qu’elle a lu. Elle dit qu’elle continue. Elle écrit comme si elle avait déjà parlé avec lui, comme si la conversation avait commencé avant le message, avant même qu’il ouvre l’écran.

Il lit une première fois, il lit une deuxième fois, il lit encore, comme on regarde une tache sur une vitre et qu’on n’arrive pas à décider si c’est dehors ou dedans.

Il donne des cours, il enseigne un art qui donne aux gens l’impression qu’on les regarde plus que les autres. Il le sait. Il le sait depuis longtemps. Il le sait et il fait avec. Il répond rarement. Il répond quand il a le temps. Il répond quand il n’a pas le temps aussi, et c’est là que ça commence.

Il répond parce que le ton l’a touché. Non, piqué.

Touché, piqué - la différence n’est pas claire, elle ne l’a jamais été.

Il répond avec prudence d’abord. Il se croit prudent. Une phrase neutre, un remerciement, deux lignes sur le travail, une porte entrouverte et déjà sa main sur la poignée pour la refermer.

Elle répond vite. Trop vite. Ou juste vite, mais lui le lit comme trop. Et il sent quelque chose remonter, quelque chose de vieux, pas une envie nette, plutôt une manière de se tenir dans l’échange, une manière d’être celui qui sait, celui qui mène, celui qui renvoie la balle.

Il se dit : attention. Il se dit : rien. Il se dit : je ne ferai rien.

Et il écrit. Il écrit un peu plus. Il écrit un peu plus loin. Il écrit en forçant légèrement le trait, juste pour voir. Elle répond en forçant aussi, du moins il croit. Il croit reconnaître un jeu. Il croit reconnaître une provocation. Il croit reconnaître une audace. Il croit, et ce "il croit" devient son alibi, son petit tampon humide sur le papier : croyance, donc pas intention.

Pourtant l’intention est là, pas forcément mauvaise, mais présente : il veut que ça brille, il veut que ça tienne, il veut que ce soit vivant, il veut que ce soit lui qui trouve le mot juste, celui qui déplace, celui qui fait rire ou qui fait mal, un mal sans conséquence, pense-t-il, un mal de phrase, un mal d’écriture, rien de plus.

Il se surprend à attendre. Il se surprend à regarder sa boîte de réception comme on écoute un couloir. Il se surprend à relire ses propres phrases, à les trouver tantôt trop sèches, tantôt trop chargées, tantôt ridicules, puis à les laisser quand même, parce que les retirer serait avouer qu’il y a là un enjeu. Il ne veut pas d’enjeu. Il dit qu’il ne veut pas. Il veut, autrement. Il veut sans vouloir, voilà.

Les messages s’accumulent, pas des dizaines, quelques-uns, assez pour que cela forme un fil, et qu’un fil donne déjà l’idée d’une histoire. Elle fait allusion à des textes qu’il avait laissés en ligne, des textes anciens, des textes d’une autre époque. Elle cite une phrase. Elle la cite mal, mais elle la cite, et lui sent la pointe : on l’a lu, on l’a gardé, on l’a retenu. Il se sent vu. Il se sent reconnu. Il se sent pris dans quelque chose qui le dépasse et qui lui plaît malgré lui.

Il se dit : on devrait s’arrêter. Il ne s’arrête pas. Il se dit : rester sur le travail. Il n’y reste pas. Il glisse. Il glisse en se disant qu’il ne glisse pas. Il glisse parce qu’elle glisse, parce qu’il croit qu’elle glisse, parce qu’il veut répondre à ce qu’il croit.

Il y a un moment où il remarque un détail. Un détail de syntaxe, un détail de logique, une intensité qui n’est pas celle d’un flirt, qui n’est pas celle d’un jeu, qui n’est pas celle d’une lecture enthousiaste. Une intensité qui mord, qui serre, qui réclame. Une urgence.

Il lit une phrase et il n’arrive plus à savoir si la phrase s’adresse à lui ou à une idée de lui. Il comprend alors qu’il ne connaît pas cette femme. Évidemment qu’il ne la connaît pas. Mais il comprend plus précisément : il ne connaît pas l’état dans lequel elle écrit. Il ne connaît pas ce qui la tient. Il ne connaît pas ce qu’il touche quand il touche.

Il se dit : fragilité. Il se dit : attention. Il se dit : trop tard.

Il pourrait s’arrêter là, poser une limite simple, refermer sans claquer. Il pourrait. Il hésite. Et l’hésitation est déjà une faute, non une faute morale, une faute de méthode : dans ces moments-là, il aurait fallu ne pas hésiter.

Il répond encore. Il tempère. Il tente de rectifier sans avouer. Il tente de revenir au neutre sans se dédire. Il tente de sauver son image de lui-même : un homme correct, un homme qui n’a jamais forcé, un homme qui ne joue pas avec les gens. Et à force de vouloir sauver cette image, il s’enfonce dans la zone trouble : il écrit trop, il explique, il nuance, il renvoie, il corrige.

Il y a un jour où un autre message arrive. Pas d’elle. D’un proche. Un ton bref, net, sans couleur : "Merci de la retirer de la liste."

Rien d’autre, ou presque. Il obéit immédiatement. Il se sent soulagé et humilié dans le même mouvement. Il se dit : c’est réglé. Il se dit : ce n’est pas réglé.

Un second message arrive, cette fois d’une personne qui tenait le cadre dans un groupe où il passait, où il venait parfois, où l’on parlait en tours, caméra coupée, micro ouvert : "Merci de faire le nécessaire."

Le même nécessaire. Il fait le nécessaire. Il fait. Il ferme. Il supprime. Il ne répond pas, ou il répond trop court.

Et là commence la vraie histoire, celle qui ne s’écrit pas dans les mails : la honte.

Elle n’a pas besoin qu’on la nomme, elle s’installe. Il se repasse ses phrases. Il se repasse son ton. Il se repasse le moment où il a cru lire une provocation et où il a répondu comme s’il avait raison de croire. Il se dit : j’ai été idiot. Il se dit : j’ai été mauvais. Il se dit : j’ai été humain, et ce mot-là ne l’aide pas.

Il choisit la solution la plus simple, la plus radicale, la plus commode pour tout le monde : il disparaît. Il ne revient plus dans ce groupe. Personne ne lui a dit "tu es interdit". Personne ne lui a dit "tu es dehors". Il s’est mis dehors. C’est plus propre. C’est plus rapide. C’est plus définitif.

Les années passent, peu, quelques-unes, et un jour il tombe sur une trace, un vieux fichier, une archive. Il regarde par curiosité, par masochisme aussi. Il la voit. Elle est là. Elle parle, ou elle écoute, ou elle apparaît simplement comme une vignette muette. Elle est revenue, elle n’a pas honte, ou elle a honte autrement, invisible, ou elle n’a pas les mêmes mécanismes, ou elle n’a pas choisi l’exil comme lui.

Le proche est là, peut-être, ou il n’est pas là, peu importe. La personne qui tenait le cadre est là. Le groupe continue.

La honte, elle, ne continue pas, elle reste : ronde, intacte, comme au premier jour.

Et il sent alors ce qu’il n’arrive pas à formuler : non pas qu’il aurait fallu qu’on le punisse moins, mais qu’il aurait fallu que la honte se répartisse, ou qu’elle se transforme en règle, en cadre, en phrase claire, en "voilà comment on fait ici", au lieu de devenir son affaire privée, son retrait, son silence.

Il se dit : il y a une injustice. Il se dit : je ne sais pas où. Il se dit : c’est peut-être ça l’injustice, ne pas savoir où elle est et la porter quand même.

Illustration : une petite peinture de Michaël Borremans montrée dans le cadre de l’exposition thématique Honte, 2016, Museum Dr Guislain à Gand.

fictions

L’Inventaire des débris

I. La farce On nous promet un tri sélectif par rayons X. La comète 3I/ATLAS arrive avec ses prophètes de comptoir qui annoncent le grand nettoyage des fréquences. Dans ma mansarde, je ne me sens pas très vaillant. Si le Jugement dernier ressemble à un audit de site web, je suis condamné d’avance. J’ai passé la matinée à fixer mon terminal. Plutôt que de confesser mes fautes, j’ai relancé un script de vérification sur la rubrique 189. C’est ma manière de négocier : ranger ses liens pour ne pas avoir à ranger sa vie. J'imagine l'astre me demandant des comptes sur mes guillemets. Le ridicule est une défense comme une autre. II. La pause À qui faire croire que tout cela m'amuse ? Cette légèreté est une politesse inutile. C’est le geste de celui qui brosse le pont du Titanic. On s’enivre de lignes de code pour couvrir le craquement du sol. Si ATLAS est vraiment ce miroir déformant, elle ne verra pas mes erreurs de syntaxe. Elle verra un homme qui a peur de n’être qu’une donnée obsolète, un bruit de fond dans une fréquence qu’il ne comprend plus. Le rire s'arrête ici. Derrière le curseur, il n'y a plus de script, seulement l'attente. III. Fréquences On attendait l’Apocalypse avec des trompettes, elle arrive peut-être avec un simple changement de phase. Si ATLAS scanne les cœurs, elle y trouvera surtout des débris : des scripts à moitié finis, des colères de terminal et cette fatigue de décembre qui n'en finit pas. Comment affronter ? Il n’y a pas de posture. Juste ce geste, un peu idiot, de cliquer sur « Enregistrer ». Peut-être que le tri ne porte pas sur la valeur des hommes, mais sur leur capacité à supporter le bruit. Le bruit des prophètes, le bruit des machines, le bruit de nos propres pensées qui tournent en boucle. À la fin, il ne restera pas de la littérature, seulement une fréquence. Une note longue, tenue, au milieu du chaos. J'ai relancé la boucle sur la rubrique 189. Le terminal a répondu une ligne vide. C’est peut-être ça, la réponse. Texte et illustration : Gemini Flash|couper{180}

vitrine éditeur

fictions

L’asile

Un homme lit Dostoïevski dans un asile. Chaque jour, il tourne la même page, vérifie la présence d'une clé invisible. Quand la violence explose, elle vient de là où personne ne regardait.|couper{180}

fictions brèves vitrine éditeur

fictions

oscar

Reprise décembre 2025 Au début, elle riait quand je lui lisais mes phrases à voix haute. Pas par moquerie. Elle riait parce qu'elle trouvait ça drôle, la manière dont je tournais autour d'une idée pendant trois pages pour finalement dire quelque chose de très simple. « Tu compliques tout », elle disait. Elle avait raison, bien sûr. Mais à l'époque, ça me semblait une qualité. C'était il y a six mois. Une éternité, dans une histoire comme la nôtre. Maintenant je ne dormais plus. Le matin, elle partait travailler vers huit heures et je faisais semblant de dormir encore. Quand elle rentrait le soir, j'étais devant l'ordinateur avec trois lignes d'écrites et vingt pages de notes qui ne menaient nulle part. « Tu as avancé ? » elle demandait. « Un peu. » Elle hochait la tête. Elle ne demandait jamais à lire. Nous ne faisions plus l'amour depuis plusieurs semaines. L'âge de notre relation — six mois — aurait dû nous rendre insatiables. Mais je me couchais tard, très tard, après qu'elle s'était endormie. Je cherchais des mots. Je trouvais d'autres mots qui me cachaient les premiers. Des mots parasites, des mots brillants, des mots qui formaient des phrases que je notais dans un carnet : « Le ridicule, c'est le nom poli qu'on donne à l'impuissance. » J'avais trouvé ça lumineux. Je l'avais même recopié au propre. Le problème, c'est que je collectionnais les formules sur l'impuissance au lieu d'affronter l'impuissance réelle. Mais ça, je ne le comprendrais que plus tard. Un soir, elle est rentrée avec un sac de courses et elle a dit : « J'ai croisé ton éditeur. Il m'a demandé comment avançait le roman. » J'ai fermé l'ordinateur. « Qu'est-ce que tu lui as dit ? » « Que tu travaillais beaucoup. » Elle a posé les courses sur la table de la cuisine et elle est allée dans la chambre. J'ai entendu la porte de l'armoire. Le bruit des cintres. Puis plus rien. Quand je suis entré, elle était assise au bord du lit, les mains sur les genoux. Elle regardait le mur. « Il faut qu'on parle », elle a dit. Mais nous n'avons pas parlé. J'ai dit que j'étais fatigué, qu'on en reparlerait demain, et je suis retourné devant l'écran blanc. J'ai entendu l'eau couler dans la salle de bain. Puis j'ai entendu autre chose, un bruit étouffé que j'ai fait semblant de ne pas reconnaître. Le lendemain matin, quand je me suis levé, il y avait un mot sur la table : « Rendez-vous 18h, atelier. Apporte l'appareil. » L'atelier, c'était son studio de photo au sous-sol de l'immeuble. Elle y allait parfois pour des projets personnels. Je n'y étais descendu que deux ou trois fois. Un espace blanc, trop éclairé, avec des toiles au fond et des projecteurs sur pied. Et Oscar, bien sûr. Le squelette pédagogique qu'elle avait récupéré je ne sais où. « Tous les squelettes s'appellent Oscar », elle m'avait expliqué un jour. « C'est la règle. » À dix-huit heures, je suis descendu avec le Nikon. Elle était déjà là. Elle avait disposé les lumières différemment, plus rasantes, presque théâtrales. Oscar était décroché de sa potence, allongé sur le fond blanc. « Je vais faire une série », elle a dit sans me regarder. « Tu photographies. » « Une série sur quoi ? » « La mort. La proximité. Je sais pas. » Elle portait une robe légère. Elle a commencé à se déshabiller. J'ai détourné les yeux, ce qui était absurde puisque nous avions vécu ensemble pendant six mois, puisque j'avais vu ce corps des dizaines de fois. Mais quelque chose avait changé. Ce corps nu n'était plus le même. Il était devenu une proposition, un langage que je ne savais plus lire. Elle s'est allongée contre le squelette. Sa peau contre les os. Sa tête près du crâne. Sa main gauche sur les côtes, comme une caresse. « Vas-y », elle a dit. J'ai regardé dans le viseur. J'ai fait la mise au point. C'était beau, d'une beauté dérangeante. La courbe de son dos, la ligne de sa hanche, et puis cette chose morte, blanche, articulée. On aurait dit qu'elle baisait avec Oscar. Ou plutôt : qu'elle baisait avec l'absence, avec le manque, avec tout ce que je n'étais plus capable de lui donner. Ça aurait pu être moi, j'ai pensé. Le squelette. Ce qui reste quand on a tout brûlé. L'idée est revenue plusieurs fois, par bouffées. Je l'ai chassée. J'ai continué à photographier. Des gestes techniques, anodins. Cadrer, régler, déclencher. Le bruit du déclencheur couvrait autre chose, un bruit sourd que je refusais d'entendre. Elle a changé de position. Elle s'est mise sur le côté, face à Oscar, son visage près du sien. Les yeux fermés. Sa main pendait vers moi, paume ouverte. J'ai pris plusieurs clichés. La lumière était bonne. Ensuite elle s'est relevée sans un mot. Elle a remis Oscar à sa place, l'a raccroché à la potence avec des gestes méticuleux. Elle a enfilé un pull — pas la robe, juste un pull gris trop grand qui lui descendait à mi-cuisses. « Tu pars quand ? » elle a demandé. Je n'avais rien dit. Je n'avais rien décidé. Mais elle savait. « Je ne sais pas. » « Tu y penses depuis combien de temps ? » « Quelques semaines. » Elle a hoché la tête. Elle a éteint les projecteurs un par un. Dans la pénombre, je ne voyais plus son visage. « Ce que tu veux, c'est écrire sur l'amour », elle a dit doucement. « Pas aimer. » Elle a ramassé la robe par terre. « Moi je te demande juste d'être là. En face de moi. C'est tout. » Elle avait raison. Mais je ne l'ai pas dit. J'ai serré l'appareil contre moi et je suis remonté. Cette nuit-là, j'ai regardé les photos sur l'écran de l'ordinateur. Elles étaient magnifiques. Troublantes. Je me suis dit que je pourrais écrire quelque chose là-dessus. Une nouvelle, peut-être. Sur un photographe et son modèle. Sur l'intimité et la distance. Sur les gestes techniques qui nous protègent de nos émotions. J'ai ouvert un nouveau document. J'ai tapé quelques phrases. Puis je les ai effacées. Je suis parti trois jours plus tard. Elle n'était pas là. J'ai laissé les clés sur la table de la cuisine, à côté du carnet où j'avais noté toutes mes belles formules sur le ridicule et l'impuissance. Les photos, je ne les ai jamais regardées à nouveau. Elle ne me les a jamais réclamées. Elles sont quelque part dans un disque dur, dans un dossier que je n'ouvre pas. Un silence partagé. Une scène figée entre deux personnes qui avaient oublié comment se parler. Vingt ans plus tard, je sais ce qui s'est brisé ce jour-là. Ce n'était pas l'amour. C'était plus simple et plus grave : elle m'avait tendu la main, paume ouverte, et j'avais choisi de regarder la lumière à la place. J'ai fini par écrire des livres. Plusieurs. Certains ont même eu du succès. Mais aucun ne parlait de cette scène dans l'atelier, d'Oscar, de cette main tendue que j'avais cadrée si parfaitement avant de l'ignorer. Ridicule. Grotesque. Les mots que j'avais trouvés à l'époque. Maintenant j'en ai un autre : lâcheté.|couper{180}

brouillons faux-moteur fictions brèves