# été 2023 #11bis | s’enfuir dans la lecture

Prendre une scène-tension à venir (la vraie conversation, “il faut que je te parle”) et la repousser en montrant comment un personnage s’y dérobe en se réfugiant dans la lecture. La lecture devient une technique de fuite (disparition progressive), et le texte se construit depuis l’extérieur : quelqu’un observe cette fuite, en mesure les effets concrets (jours qui passent, repas, enfants, sorties), et laisse remonter ce que la fuite charrie vraiment (classe, ressentiment, vieux rôles, contradictions du couple). On avance vers la scène, mais par l’évitement : la bibliothèque/chambre d’enfant comme sas, le fauteuil, les dents serrées, les titres/auteurs comme symptôme, puis seulement, à la fin, l’amorce de la confrontation.

Doris perdit Jo quelques jours à peine avant septembre ; elle n’aurait pas été capable d’être vraiment précise sur la date exacte, car la perte s’effectuait de façon bisannuelle, et ce depuis deux décennies : elle avait fini, peu à peu, par en prendre son parti. En tout cas, il lui semblait que la disparition était plus précoce cette fois ; peut-être remontait-elle au moment même où Jo avait garé la Dacia sur le parking. Elle l’avait observé attraper la valise dans le coffre, tirer la poignée pour la faire rouler, puis sortir le trousseau de clés de sa poche et chercher, parmi toutes celles-ci, la clé qui conviendrait pour ouvrir la porte ; elle l’avait vu la tenir comme on tient enfin quelque chose, entre deux doigts, pour que ça ne se mélange plus avec le reste, et ainsi se tenir prêt à faire jouer la serrure, à pénétrer dans la maison. Puis il s’était rendu dans la pièce qu’ils appelaient, tour à tour, la chambre d’enfant ou la bibliothèque, selon que c’était elle, Doris, ou lui, Jo, qui en parlait. Il avait attrapé un livre sur l’une des étagères, s’était assis dans le fauteuil Ikea si confortable — un vestige de son ancien cabinet d’analyste — et Jo s’était plongé dans la lecture sans desserrer les dents. Depuis lors, cela devait bien faire huit jours que Jo lisait dans la même pièce toute la sainte journée, et parfois aussi la nuit. Les petits-enfants étaient venus et il ne leur avait qu’à peine parlé. Bien sûr, il avait été présent aux repas. Il avait même accepté de conduire toute la troupe à Walibi pour passer un mercredi entier. Mais même dans cette belle journée, Doris se rappelait qu’elle n’avait pu lire sur son visage le moindre sourire qui ne soit affligé de cette tristesse, de cette mélancolie qu’elle lui connaissait si bien désormais. Doris savait que Jo était un lecteur farouche. Mais, à y penser, ce qu’elle savait de lui en tant que lecteur représentait une énigme. À vrai dire, Jo l’impressionnait toujours lorsque, soudain, à l’occasion de conversations entre amis, il déballait les titres d’un auteur dont on parlait, auteur qu’elle, Doris, ne connaissait pas, le plus souvent. Parfois elle en éprouvait comme une sorte de blessure. Cela lui rappelait l’écart qu’elle-même entretenait avec une certaine idée de la lecture, et qui se confondait pour elle avec la culture en général ; cette blessure qu’elle avait tout fait pour refermer grâce aux études, à son statut d’analyste, à cette sphère de personnes qu’études et statut convoquent soudain dans une existence de transfuge social. Jo n’était pas fils d’ouvrier et, s’il refusait de se déclarer fils de bourgeois, s’il avait tout fait pour se déclasser, chaque titre, chaque auteur évoqué durant ces dîners entre amis rappelait à Doris leur impossibilité mutuelle de s’éloigner d’une case où la destinée, le hasard, les opportunités comme les contingences familiales les avaient mis, les tenaient toujours aussi captifs qu’éloignés. Doris admirait Jo tout en éprouvant du ressentiment vis-à-vis de ce sentiment. Même si, en bonne analyste, elle n’était pas dupe : le personnage que montrait ainsi Jo lors de ces dîners n’était pas le Jo avec lequel elle vivait depuis vingt ans. L’évocation de ce personnage cultivé, délicat, entrait même en contradiction avec ce Jo en train de se renfermer, en ce moment même, dans ses bouquins. Cette violence avec laquelle il pouvait tout écarter pour se donner le prétexte de lire restait, malgré tout, une sorte d’évolution dans leurs rapports : vingt ans plus tôt, Jo ne savait pas faire autre chose que s’enfuir en claquant la porte. Elle prépara une tasse de thé et se rendit dans la cour. Les plantes avaient moins souffert de la canicule qu’elle l’avait craint, sauf l’ampélopsis du mur nord : le tuyau d’arrosage n’allait pas jusque-là. Son fils, à qui ils confiaient chaque année, à la même période, la maison, n’avait pas arrosé la plante. Toutes les feuilles s’étaient racornies, avaient séché, et cela la mit en colère, comme à chaque fois qu’elle se trouvait confrontée à la négligence. Puis elle vit que les rosiers donnaient de nouvelles fleurs ; elle but une gorgée de thé et se calma. Quel était donc ce rapport qu’entretenait Jo avec les livres ? Elle voulait prendre le temps de revenir là-dessus. Puis une pie énorme se posa sur une branche haute de l’olivier en pot ; la chatte se mit à claquer des dents, et Jo apparut soudain face à elle. « Il faut que je te parle », lui dit-il, et il avait vraiment l’air du Jo qu’elle connaissait depuis toujours à cet instant : ce mélange d’enfant triste qui tente d’imiter John Wayne ou Robert Mitchum. Elle ne put s’empêcher de sourire à cette pensée, ce qui, aussitôt, jeta une ombre supplémentaire sur les traits de Jo.

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Carnets | été 2023

# été2023 #15 | Lyrisme

La #15 (Julien Gracq, poétique du récit) te demande de tester, à des endroits précis d’un récit, un passage en “pur lyrique” : non pas pour faire joli, mais pour voir comment la langue peut chanter sans être portée par l’intrigue. L’idée vient de Gracq : une page-fragment sur Nantes (dans Lettrines II, 1974) devient plus tard un livre entier (La forme d’une ville, 1985). On observe donc une genèse : un noyau d’impressions et de trajets se met à enfler jusqu’à produire une ville “recréée” par la prose, très atmosphérique, peu narrative au sens classique. Consigne pratique : prendre un inducteur gracquien et écrire à partir de lui, en privilégiant l’atmosphère (perception, flux, mémoire, sensations, mouvements du regard) plutôt que l’action. Deux inducteurs proposés : “Les ponts” : partir d’un pont (réel ou imaginaire) et laisser la prose s’installer dans un lyrisme de lieu, de circulation, de seuils. “Une ville semi interdite” / l’interdit : partir d’une zone, d’un accès, d’un lieu ou d’une situation à demi interdite, et laisser cette contrainte devenir un moteur poétique (comment l’interdit fabrique désir, liberté, intensité). En arrière-plan, une question bonus : quel auteur/autrice incarne pour toi cet usage lyrique (tes propres appuis), et comment réinjecter ce “chant” dans tes textes déjà écrits (les reprendre, leur donner extension et corps). De ces régions du souvenir qui vous soufflent de rester sur leur seuil, une lecture revient, prise dans la même lumière d’automne que celle d’aujourd’hui : Herman Broch, sans doute La Mort de Virgile. Les bruits de la rue étaient étouffés, le dimanche matin avait cette lenteur presque paisible, et le rideau de tulle bon marché — à la fenêtre entrouverte — faisait juste ce tremblement sec qui fixe un décor mieux qu’une phrase. C’est là, sur ce seuil-là (je m’y tiens encore en y songeant), que l’idée m’était venue d’écrire, lyriquement, à propos de ma mère. Il y avait plus de dix ans, à cette époque, que nous ne nous étions pas vus ; et vingt ans ont passé depuis sa disparition au moment où j’écris ces lignes. Entre les deux, nous nous sommes revus quelques semaines : le temps d’apprendre qu’elle était malade, qu’une convalescence n’était plus à espérer. Quelques semaines avant de renouer, j’avais acheté un gros cahier d’écolier et j’avais noirci les pages d’un seul jet, emporté par un élan qui traversait le papier comme l’encre traverse un buvard épais. Mais je n’étais pas satisfait. Évidemment que non. Le lyrisme débordait, et sa fausseté me sautait aux yeux à peine le geste terminé. J’étais jeune, ignorant, et donc prétentieux. Cent cinquante pages de doléances, de rage, d’amour maladroit, avec pour seul fil ce regard gris-bleu qui m’échappait obstinément. Une mère comme une ville à demi interdite : on croit y entrer, on reste au bord. L’air frais de ce début d’automne ne tempéra pas mon entêtement. Je crois avoir passé trois jours à ne presque rien manger ni boire ni dormir, par peur de perdre en route cette énergie bizarre, cette vitesse d’écriture qui n’est pas du courage mais une panique tenue. Je me sentais pris par le rythme, par le souffle surtout de la syntaxe de Broch, par ses sonorités que je plagiais sans finesse, dans l’emportement : l’envoûtement, pour moi, a souvent été ça, un abandon à l’autre, et ce cahier en garde la trace matérielle, l’encre serrée, l’absence d’air, les lignes qui ne respirent pas. Cela a duré des années, presque toute une vie, cette façon de croire qu’on tient quelque chose quand on ne tient que l’élan. La mort de ma mère m’a libéré un temps de ce pli-là. L’incinération, en revanche, eut une brutalité nette : un fait, une procédure, un geste. Il paraît, d’après mon père, que c’était son souhait. Nous avons tout de même fait graver une petite plaque de marbre de quarante centimètres sur quarante, avec son prénom, son nom, sa date de naissance et de fin, en lettres dorées — en était-ce vraiment ? le doute me revient, parce que déjà mon épouse et moi comptions. Cette plaque est devenue un point fixe, un lieu de pèlerinage presque rassurant pour la famille, même disloquée. Mon père s’y rendait chaque jour après avoir promené le chien et fait ses courses chez Lidl ; il déposait des fleurs, semaine après semaine, pendant des mois, puis les visites se sont espacées, puis tout s’est tassé : la vie fait ça, elle retire sa main. C’était l’automne. C’est presque toujours en ce début d’automne que je repense à ma mère. Elle est née au début d’octobre ; la disparition, elle, c’était février. Je crois que la mémoire s’accroche davantage à la naissance qu’à la fin, ou peut-être que l’automne — par sa lumière, par son air — vous remet au seuil de ce que vous n’avez jamais su dire sans tricher. J’ai retrouvé, il n’y a pas si longtemps, ce gros cahier écrit à la main, sans espace, sans respiration, sans pause, sans chapitre, sans prologue ni fin : un seul bloc d’encre qui dort dans un carton depuis presque vingt-cinq ans. Si j’approche le nez des pages, je sens quelque chose — papier, poussière, vieux stylo — et je n’ai aucune envie de baptiser cette odeur. Le cahier ressemble au souvenir que je garde de ma mère : un demi-mystère, un seuil qu’on tourne autour en faisant semblant d’avancer. Et l’ouvrir vraiment, ce serait recevoir en plein visage, non pas “la réalité” comme on dit pour se donner une contenance, mais l’effet très simple du temps sur les phrases qu’on croyait nécessaires : l’encre qui a tenu, et ce qu’elle ne tient pas.|couper{180}

Ateliers d’écriture

Carnets | été 2023

# été2023 #14 | Depuis la cuisine traversante

Immersion visuelle (Joy Sorman reste en gare) Tu prends un point précis de ton récit (scène / bifurcation / moment dense, déjà écrit ou à écrire). Mais au lieu de le raconter “de l’intérieur” (pensées, dialogue, action), tu le traites de l’extérieur, par un dispositif optique. La chatte entre dans la cuisine au moment où j’appuie sur le bouton du volet électrique. La grande pièce s’ouvre d’un coup : cuisine et salle à manger abattues, même volume, même lumière, une traversée nette de fenêtres à fenêtres. Le sol est neuf, le plafond aussi, et ça se voit dans l’aplomb des angles, dans le blanc qui accroche. Dans un panier sous l’escalier : des courgettes intactes, des carottes déjà rabougries, des poivrons ridés, peau verte devenue molle. La chatte fait deux allers-retours, s’arrête devant le panier, repart. Je reste planté entre le riz et les pâtes, immobile assez longtemps pour que la chatte me dépasse encore. Je prends la tablette, l’écran s’allume, une influenceuse mexicaine remplit la cuisine avec ses ongles violets et un oignon qu’elle tranche en boucle. Sur le plan de travail, une casserole reçoit du riz, puis de l’eau froide. Le frigo s’ouvre, cinq hauts de cuisse de poulet apparaissent, alignés dans leur barquette. Le plat passe au four : 180°, quarante-cinq minutes. La télévision s’allume, Stargate SG-1 apparaît, et la pendule ronde, au mur, tourne dans le champ depuis le canapé. Quarante-cinq minutes plus tard, la sonnerie du four coupe l’épisode. Dans la casserole, il n’y a presque plus d’eau. Je la remplis à nouveau, sans cérémonie. Le poulet sort, les pâtes suivent, le plan de travail se couvre d’assiettes et de couverts, et je reste debout à regarder tout ça sans attaquer. La lumière glisse dans le salon, elle ravive la patine des meubles, elle dessine des rectangles clairs sur le sol. À 18 h, le canapé me garde, la télé aussi. À 20 h, la même position, le même écran, les mêmes épisodes qui se suivent ou pas. À 20 h 30, le téléphone : quelques phrases, puis plus rien que le bruit de la maison et le ronronnement électrique des appareils en veille. Une page de carnet s’ouvre, un stylo gratte deux lignes, et le carnet se referme. À 21 h, passage aux toilettes : au retour, j’appuie sur le volet côté rue et sur l’interrupteur du plafonnier. La cuisine s’éclaire trop fort, brutalement, et je plisse les yeux. La télécommande tente l’avance rapide ; elle saute trop loin, puis pas assez, puis bloque ; l’objet insiste, l’image résiste, les piles faiblissent. À 21 h 45, la tablette revient, Jean-Philippe Toussaint s’ouvre sur “La salle de bain”, et l’iPad impose sa mise à jour iOS : barre de chargement, roue qui tourne, élan coupé net. La chatte sort par la porte sur la cour, queue haute, sans se retourner. La faim finit par me tirer du canapé. Dans la cuisine, je découpe un morceau de poulet, je le pose dans la gamelle de fer-blanc ; la chatte ronronne, renifle, attaque. Je mange debout, près du micro-ondes, un haut de cuisse et quelques pâtes réchauffées trop vite. Stargate repart. La saison 8 commence. Le dimanche s’assoit en moi comme une poussière fine, et la maison reste là, éclairée, traversante, avec la chatte qui circule et les épisodes qui défilent.|couper{180}

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Carnets | été 2023

# été 2023 #13 | Points cardinaux de l’imaginaire

rendre l’espace visible en même temps que tu racontes, en t’appuyant sur un dispositif très simple emprunté à Cendrars. Tu prends un point sensible de ton récit (un lieu, une situation, un nœud narratif : “c’est où, exactement ?”), puis tu écris quatre blocs distincts : Nord / Sud / Est / Ouest. Dans chaque bloc, tu pars du même point et tu explores ce que tu trouves en allant dans cette direction : atmosphère, lignes, obstacles, bruits, usages, types de gens, rythme, heure, lumière, relief, architecture… L’idée n’est pas la description décorative : c’est de faire que le texte fabrique sa scénographie, que le lecteur sente où il est et comment ça s’organise autour. À l’Est, depuis le quai de Stari Grad, ce qui saute d’abord aux yeux ce n’est pas « l’Orient » en grand, c’est le petit Orient pratique : les panneaux en alphabet latin qui disent des choses qu’on ne comprend pas, les horaires collés derrière une vitre, les stickers de compagnies maritimes, et cette façon qu’ont les voix de se heurter aux coques comme des balles molles. L’Est, ici, c’est la direction des terres, du maquis sec, des murs de pierres empilées à la main, des oliviers qui ont l’air de n’avoir jamais demandé l’avis de personne. C’est aussi, à certaines heures, le vent qui descend des collines et vous ramène dans le nez une odeur de poussière chaude, de figuier, de gasoil léger (celui des petits bateaux), et de café trop tôt. À l’Est, on voit la route qui s’éloigne du port, la promenade qui devient rue, puis la rue qui devient une suite de tournants ; on imagine la Dacia quittant le quai, montant doucement, et tout de suite les maisons avalent le décor : il ne reste plus que des balcons, des linges, des paraboles, des chats. Et l’Est, au fond, c’est ça : la sortie du cadre. Ce qui, en deux minutes, se retire du regard. On pourrait s’y tromper : on croirait que l’Est promet des horizons, mais l’Est commence par la disparition. Au Sud, il y a l’eau, et il y a le travail de l’eau sur les choses. Le quai de Stari Grad, au Sud, est une ligne très simple : bord franc, pierres claires, anneaux d’amarrage, pneus usés accrochés à la paroi pour que ça ne casse pas trop quand ça tape. Tout le monde fait semblant de ne pas regarder, mais tout le monde regarde : l’angle du ferry quand il arrive, la manœuvre lente, le moment où la rampe va tomber, le moment où l’air change (un souffle de cale, de métal humide, de cuisine industrielle). Le Sud, c’est le large, mais ce n’est pas romantique : c’est une mécanique. Ça fume un peu, ça claque, ça grince, ça fait vibrer le quai sous les semelles. Et au-dessus de cette mécanique, il y a l’autre chose : la couleur de l’eau, qui n’a pas d’intention, qui varie selon l’heure et selon l’humeur du ciel, et qui, malgré tout, vous donne l’impression qu’on pourrait repartir à zéro, comme si le simple fait d’embarquer effaçait ce qui précède. Mensonge utile. Le Sud, ici, c’est aussi le petit piège des vacances : on se met à croire que parce que l’eau est belle, la vie est belle. Alors on pense aux tomates, au goût des choses « qui ont un vrai goût », à cette phrase qu’on lâche et qu’on regrette aussitôt parce qu’elle sonne comme une réclame. Et pendant qu’on pense, une famille passe avec des sacs de plage, un gamin traîne une serviette, une vieille dame porte un sachet de boulangerie, et la vérité revient : le Sud n’est pas un décor, c’est juste un quai où des gens vont et viennent, avec leurs corps, leurs courses, leurs histoires non dites. Au Nord, depuis Stari Grad, on tombe sur ce que les ports ont tous en commun : l’attente, donc le froid possible. Pas le froid de carte postale (neige, grand blanc), non : le froid très concret de l’aube qui vous attrape parce que vous êtes debout trop tôt, parce que vous avez dormi dans une voiture ou pas dormi du tout, parce que votre corps, lui, n’a pas signé pour ces horaires. Le Nord, c’est le moment où les cafés ouvrent en traînant les pieds : chaises qu’on déplie, métal qui couine, serveur qui ne parle pas encore, tasses qui s’entrechoquent, première machine qui souffle. C’est aussi la file des voitures qui se met en place, au cordeau, sans qu’on se parle : plaques de partout, conducteurs dans leur bulle, visages gris d’insomnie, et cette façon étrange d’être nombreux et seuls en même temps. Le Nord, c’est la logistique : billets, contrôles, gestes répétitifs, et la tentation de compter pour se rassurer (combien de kilomètres, combien d’heures, combien de pauses, combien d’essence). Et c’est précisément là que les pensées se mettent à déraper, parce que compter n’a jamais empêché le réel d’arriver : panne, retard, embrouille, erreur de sortie, ou, pire, le souvenir qui vous tombe dessus sans prévenir, comme un courant d’air dans une pièce fermée. Le Nord du quai, ce n’est pas une direction sur une carte : c’est l’axe du retour, l’axe des « il faut », l’axe des listes, l’axe de la fatigue qui dit son nom sans le dire. Et pourtant, au même moment, un chat traverse entre deux pare-chocs, très calme, comme s’il connaissait la combine depuis toujours : ne jamais se presser, laisser les humains s’agiter, et passer quand ils regardent ailleurs. À l’Ouest, on ne va pas chercher l’Amérique ni des grands mythes, on reste sur le quai : l’Ouest, c’est le soleil qui tombe derrière la masse des bateaux et qui rase tout, révélant les détails que la pleine lumière écrase. Les bosses sur la tôle, les traces de sel séché, la peinture refaite par endroits, les cordages rêches, les mains qui se posent sur les rambardes et laissent un film de sueur. L’Ouest, c’est aussi la sortie de journée : les gens qui ont l’air de flotter, la bière qui commence à compter comme un argument, les enfants qui n’en peuvent plus et deviennent soit mous soit agressifs, les couples qui s’énervent à voix basse en portant des sacs trop lourds (et c’est là qu’on voit que l’amour est aussi une manutention). L’Ouest, c’est le moment où le port devient presque une scène : les voitures avancent au pas, la rampe remonte, le ferry se détache, et pendant deux minutes on regarde tous la même chose sans se parler, comme si on avait besoin d’une image commune pour tenir. Puis chacun reprend son fil : il faut garer la Dacia, il faut trouver de l’eau, il faut uriner, il faut réveiller quelqu’un, il faut penser à demain. Et à l’Ouest, exactement à cet endroit-là, je reviens toujours au même point : le quai n’est pas un symbole, c’est un pivot. On y passe, on s’y accroche, on y projette, puis on disparaît. Le quai de Stari Grad reste. Nous, on file.|couper{180}

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