#enfances #04 | Terrassé par la fièvre

Le mot « terrassé » provient certainement d’un de ces livres de contes dont j’étais extrêmement friand entre 7 et 9 ans. Le héros s’y retrouve toujours terrassé par les épreuves. Et quand j’essaie de me figurer ce mot, c’est un espace plat recouvert de pierres plates, de planches, tout à fait comme on peut se figurer une véritable terrasse. Chose étrange car, dans mon souvenir, nous n’avions pas de terrasse, juste une cour en terre battue. Et plus loin un jardin avec des allées au cordeau. Donc, l’idée d’être terrassé par quelque chose — une épreuve, un coup dur — je l’imaginais toujours provenant de l’extérieur, du monde. Ce fut le jour où je fus malade de la varicelle que je compris que l’on pouvait aussi être terrassé de l’intérieur. Par une grosse fièvre, notamment, qui vous cloue proprement au lit en vous faisant osciller, en claquant des dents, entre des pointes de glace et d’autres de braises ardentes. En même temps, je m’étais étonné, ou presque réjoui, car il m’arrivait enfin quelque chose de sérieux. Je ne me souviens pas d’avoir été aussi malade avant cela. Le corps, qui jusqu’ici n’avait été qu’un moyen, devenait le sujet même de la maladie. Il était attaqué et se défendait comme il le pouvait ; ma tête, quant à elle, n’avait que très peu de voix au chapitre.

Ma mère avait tiré les volets et je voyais passer la lumière à travers. Je me tenais allongé là, dans la pénombre, malade certes, mais tranquille. Ce devait être une belle journée d’automne, l’une de ces journées où l’on se rend à l’école avec un peu d’espoir, un peu d’excitation et de nouvelles fournitures, sans doute un tout nouveau cartable. Voire même de nouveaux vêtements. Une journée où l’on va à la rencontre du vaste monde avec la sécurité chevillée au cœur de pouvoir, le soir venu, rentrer sans danger chez soi.

Mais le peu d’expérience que j’avais acquis de l’école, en ce jeune âge, me faisait déjà osciller entre la joie et le dégoût. La plupart du temps, je m’ennuyais en classe, et les moments de récréation me renvoyaient à une solitude que j’envisageais comme un rempart, tant j’avais peur des autres, de leurs brusqueries.

Il faut aussi, à ce moment de mon récit, que je dise combien, physiquement, je n’étais pas gâté. L’abus de sucreries, de denrées en tous genres, beurre, graisses et saindoux, m’avait affligé d’un embonpoint sérieux dont je ne prenais honte que sitôt que je mettais le pied en dehors de la maison. Ce handicap a dû jouer grandement sur la relation que j’installais petit à petit avec le monde, ou plutôt que je me défendais d’installer. Car avec cela, je me souviens d’une colère qui remonte à si loin que j’en ai perdu l’origine.

Je ne me sentais moi-même vraiment qu’au contact de la nature : le jardin, les arbres, les lapins, les poules, les insectes, les herbes, la terre que je grattais à pleines mains pour y creuser des galeries, la plupart du temps dotées d’issues tout à fait imaginaires. Ma vie d’enfant se construisait entre deux pôles : s’enfouir dans la terre ou grimper aux arbres. Des bas et des hauts, rien de plus juste. Lorsque j’étais seul, j’étais obsédé par ces deux positions du corps à chercher, et cela m’occupait tout entier. Je crois que tout le reste — la vie de famille, la relation aux autres — m’était un agacement permanent, tant je sentais toute la compromission qu’elle nécessitait.

Cette année-là, durant une quinzaine, je fus allongé à l’horizontale, terrassé par la maladie. C’était inédit. C’était une petite tragédie. Mais il fallait bien faire avec et, comme les héros de livres, découvrir comment la surmonter. Je crois que les deux ou trois premières journées, j’observais la chambre comme je ne l’avais encore jamais observée. Le bureau à cylindre, la commode, l’armoire à linge, les motifs de la tapisserie des murs : je fis très consciencieusement le tour de chacun de ces objets et je me fis, au bout du compte, la remarque que je ne les avais jamais vraiment vus tels qu’ils étaient. C’était déjà pas mal de me rendre compte de ça : que l’on puisse découvrir à quel point l’opinion qu’on entretient des objets qui nous entourent est superficielle quand elle n’est pas totalement erronée. Le bureau à cylindre venait de mon arrière-grand-père, qui nous l’avait cédé. Il y avait un grand repose-main de couleur verte (peut-être était-ce simplement un grand buvard), et de petites étagères où l’on pouvait placer du courrier, des notes, à l’intérieur de la partie cylindrique. Sous le plateau, il y avait quatre tiroirs peu profonds. J’essayais de visualiser ce qu’il y avait été placé depuis que nous l’avions installé dans notre chambre. Les deux tiroirs de gauche étaient réservés pour mon jeune frère et les deux de droite étaient pour moi. Je fis des efforts pour tenter de me souvenir, mais rien ne vint. Ce fut ce qui me motiva, le troisième jour, à me lever et aller les ouvrir. Mon frère faisait collection de petites voitures de la marque « Dinky Toys ». Ses tiroirs en étaient remplis. Puis, quand j’ouvris les miens, je découvris qu’ils étaient vides.

Les jours suivants, je parvins à sortir de la chambre et à me rendre au salon. L’étage de la maison où nous vivions était tranquille. Mon père voyageait toute la semaine pour son travail, et ma mère, couturière, travaillait en bas, au rez-de-chaussée, à confectionner des robes de mariée. J’arrivais donc au salon face à la bibliothèque et découvris les livres d’Émile Zola, toute la collection brochée en simili-cuir des Rougon-Macquart. Je décidai donc, à ce moment-là, d’en entreprendre la lecture.

De temps à autre, la fièvre revenait et je fermais le livre que j’avais entre les mains pour me laisser aller à la maladie. Pour mieux observer son effet général sur mon corps. Pour me laisser terrasser par elle. J’imagine que ce mécanisme d’abandon m’en rappelle un autre, fort semblable, lors des raclées que mon père m’infligeait de temps en temps. Le même « à quoi bon », le même abandon, la même stupidité perçue comme une découverte d’y opposer la moindre résistance. Ai-je fait le lien alors ? Je l’ignore. En tout cas, certainement pas aussi lucidement qu’à présent.

Il est possible qu’en tant qu’être essentiellement cérébral, et enfermé dans la cérébralité, tout ce qui pouvait me rappeler, d’une façon agréable ou pas, que je possédais un corps me rassurait. Souvent, la douleur l’évoque bien plus que le plaisir, d’après l’expérience qu’il me reste de cette époque.

Cette varicelle dura une quinzaine de jours, et outre le plaisir de lire, de me gratter les croûtes, de remettre en question ma vision étriquée du monde, je découvris aussi l’ennui comme on découvre un nouveau monde tant espéré.

En fus-je amélioré par la suite ? Je ne le pense pas. Ce n’était guère autre chose que de simples prémisses. Mais tout de même, j’étais paré pour l’avenir d’une certaine manière. Le fait d’accepter la solitude, l’ennui, de ne pas les fuir à coups répétés de prétextes comme je le vis chez la plupart de mes contemporains joua certainement dans la construction de ce personnage que je devins par la suite. Encore que je ne prisse durant longtemps aucune position franche entre le statut de héros et celui de monstre, ainsi que me le résumaient en gros les contes de mon enfance. Il me semble que durant longtemps je fus cloué dans un entre-deux, au demeurant confortable. Confortable comme un lit moelleux dans lequel on patiente quand on est terrassé par la fièvre et la rage, qu’on passe du temps à vouloir les étudier.

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#enfances#09 | quelques chambres

Ce que dit la chambre de nous, de moi, mieux vaudrait l’ignorer activement, si on le peut — ou tout le contraire. Ce n’est pas un rectangle, pas un carré, pas un cercle : c’est un polygone. Si l’on suit la plinthe, celle-ci se brise en segments consécutifs, avec, à chaque changement de direction, des angles plus ou moins aigus ou obtus. Un grand lit, placé au milieu d’un mur car on ne pouvait pas le placer dans un coin : aucun coin convenable ne pouvant l’accueillir. Un lit comme à la campagne, avec une large tête de lit, un pied de lit, des draps rugueux, un édredon épais. Sur un autre pan de mur, une armoire à glace qui déforme l’image quand on cherche à s’y voir. Avec, tout en haut, au-dessus d’une corniche, la silhouette d’une panthère noire en plâtre dont la moitié de la tête est brisée, laissant apparaître une tache blanche dans la pénombre. Le soir, des lueurs courent sur les murs, accompagnées par le grondement des moteurs, des coups de klaxons. En pleine nuit, le ronflement puissant d’un homme qui dort près d’un enfant qui veille, terrorisé par les hurlements lugubres d’une folle, au même étage de l’immeuble d’en face. Elle s’agrippe à une rambarde de fer sous un déferlement d’arabesques de style Art déco, en pleine tempête, de l’autre côté de la rue. La collection de porte-clés est accrochée au mur vert pâle de la chambre. C’est un ensemble qui tape dans l’œil, une sorte de tout qui surgit, qui s’impose par la quantité : le nombre, ou plutôt l’innombrable. Il doit y avoir plus de cent porte-clés. Chacun témoigne d’une époque traversée, d’un paysage constitué de forêts problématiques, de steppes immenses, de gouffres insondables, de pics inaccessibles. Un paysage où le Grand Organisme à Mille Têtes de la Consommation des Objets félicite ceux qui le traversent de l’avoir traversé, les récompense en leur offrant un porte-clé de la marque Antar, ou bien affublé d’une mignonette, d’un scoubidou, d’une tête de nègre Banania. C’est la seule décoration de la chambre, mais c’est aussi ce qui la distingue de toutes les autres chambres. Une chambre avec quatre lits simples, quatre armoires, un lavabo, une fenêtre donnant sur un parc en hiver. Toutes les feuilles des arbres sont tombées et l’eau du bassin circulaire qu’on devine derrière les vitres embuées est probablement gelée. Une porte s’ouvre avec fracas, une voix, toujours la même, désagréable, crie : « Réveil ! » et aussitôt une lumière forte frappe les paupières closes. Sur la commode, un napperon blanchâtre sur lequel une grande lampe est posée, avec un abat-jour en boyau peint de figures noires : ça semble danser quand ça s’allume. Un peu plus loin, derrière un paravent, un seau dans lequel on a mélangé de la Javel avec de l’eau, le tout muni d’un couvercle. Sur le mur, une pendule à coucou avec deux cordelettes qui pendent. Au sol, un tapis de laine épaisse, un tapis volant usé avec, tout du long, des franges. La fenêtre est ouverte sur un vaste ciel bleu. On peut, allongé sur le lit, entendre ici la mer et les oiseaux. Une chambre qui donne sur un patio si l’on se penche, et l’odeur de pâte cuite, de basilic, qui se mêle aux pétarades des Vespa et aux quelques notes d’intro de la chanson Michele, à la guitare, qu’on y cherche. L’hôtel se trouve à Meta di Sorrento ; depuis la chambre jusqu’à la plage, guère plus de dix minutes à pied. Plusieurs lits, des silhouettes allongées dans la pénombre : quelqu’un a fermé les persiennes, des voix murmurent. Une grande fille plaisante avec un jeune garçon ; ils sont allongés l’un à côté de l’autre, une tension nerveuse qui monte à la limite du supportable, à l’heure de la sieste, puis qui retombe, s’évanouit lorsqu’on ouvre à nouveau les volets. On n’entend plus alors que les cigales.|couper{180}

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#enfances #08 | Trois moments en suspens

Pendant que grand-père s’enferme dans la chambre pour faire la sieste, grand-mère fait la vaisselle, range la cuisine, puis elle vient à la salle à manger, baisse le son de la télévision et dit : Est-ce que tu t’ennuies ? Si tu veux, nous pouvons jouer ensemble, on peut faire une partie de petits chevaux. Puis, sans attendre de réponse, elle ouvre le bas du buffet et prend le jeu : une grosse boîte en bois qui, lorsqu’on l’ouvre, d’un côté présente un damier, de l’autre un parcours constitué de cases de couleurs. À l’intérieur de la boîte, il y a deux gobelets, des dés, un sachet plastique contenant des pions pour jouer aux dames et un autre rempli de petites figurines représentant des chevaux. C’est à toi de commencer, elle dit, et elle me tend le dé. Il faut faire un six pour pouvoir commencer. C’est assez rare qu’on y parvienne du premier coup. Il faut recommencer plusieurs fois. Le chien dort aux pieds de grand-mère, un petit chien, genre bâtard, pas très beau car il est très vieux. De temps en temps, il pète et ça pue. Mais grand-mère ne dit rien. Encore à toi, elle dit, je ne suis pas arrivée à faire le six. Parfois, j’ai ainsi plusieurs coups d’avance. Puis ça y est : le dé roule et sa face indique un six. Je ne sais pas si je vais te rattraper, elle dit. L’horloge de la salle à manger sonne, il est treize heures. C’est une horloge fabriquée dans la forêt, plus exactement dans le village de Tronçais. Elle se compose principalement d’une grande caisse en bois surmontée d’une pendule ; les chiffres y sont inscrits en romain, et il y a un trou un peu carré dans lequel on place une clé pour remonter le mécanisme. Quand on remonte le mécanisme, on voit les gros plombs remonter aussi lentement derrière la vitre de la caisse en bois, et puis il y a aussi une grande pièce de métal ouvragé, le balancier, que l’on doit immobiliser en même temps que l’on tourne la clé. L’horloge sonne et on tressaute, mais on fait comme si de rien n’était : nous sommes pris par le jeu. De temps en temps, grand-mère dit : Tiens, le facteur n’est pas encore passé, ou encore : j’ai mal dans mes articulations, il va sûrement pleuvoir. Allez, la dernière, car je dois écosser les petits pois. Tu es sûr que tu ne t’ennuies pas ? Derrière la porte de la chambre, on entend les ronflements puissants de grand-père. Puis le chien gémit dans son rêve, il bouge les pattes, et il pète et ça sent encore super mauvais. On joue environ une heure. Parfois plus. Puis grand-père sort de la chambre, il a les cheveux en bataille. Il vient s’asseoir en bout de table, c’est sa place. Grand-mère se lève, elle va lui chercher son café qu’elle verse dans un mazagran. En passant, elle monte le son de la télévision. Grand-père boit son café à petites gorgées, lentement ; il fait semblant de regarder la télévision, mais en fait il a les yeux dans le vide. De temps en temps, il pète lui aussi, mais ça ne sent pas mauvais, et tout le monde fait comme s’il n’avait pas entendu. Vania, c’est ainsi que les grandes personnes le nomment quand elles parlent de lui ; ou alors on dit pépé Jean quand on s’adresse à nous, mon frère et moi — « Viens, on va aller voir maman et pépé Jean. » Quand on arrive avenue des Piliers, à La Varenne, il doit guetter à la fenêtre du rez-de-chaussée : c’est comme ça qu’il nous ouvre la lourde porte d’entrée de l’immeuble, à peine a-t-on sonné. On s’engouffre dans le couloir et déjà on peut sentir cette odeur d’ail et d’oignon, de petits pâtés en train de frire. Pépé Jean se bourre d’ail qu’il mange cru, ce qui lui donne une haleine de chacal, alors que c’est un vieux type très attentionné, à qui l’on donnerait le bon Dieu sans confession. Mais il ne faut pas s’y fier. Il n’est pas le vrai père de ma mère, qui est mort vers la quarantaine, laissant ma grand-mère maternelle seule avec ses quatre enfants. Vania, ou pépé Jean, est russe. Il sait faire la cuisine russe. Lorsqu’on vient à La Varenne avec maman, il prépare des pirojkis, ces petits pâtés confectionnés avec les restes de choux, de riz, de viande de pot-au-feu et des moitiés d’œufs durs, et bien sûr beaucoup d’ail et d’oignon. C’est bon pour santé, dit pépé Jean. Quand maman et sa mère discutent dans la pièce à côté, pépé Jean et moi restons seuls. Nous sommes dans cette pièce qui sert à la fois de chambre et de salle à manger. C’est là qu’il dort seul, sur un cosy, depuis qu’une histoire de blonde flotte dans l’air, ici, avec l’odeur d’ail et d’oignon. Il me prend sur les genoux et me fait lire l’Assimil russe. Il m’aide à déchiffrer l’alphabet cyrillique en mettant son doigt noueux sous chaque lettre et en la prononçant à haute voix, puis il me fait un signe de tête pour que je répète. Aucun souvenir d’avoir jamais passé la nuit dans cet appartement de La Varenne-Chennevières. En revanche, nous devions venir de bonne heure le dimanche car j’ai des souvenirs de marche pour nous rendre au bord de la Marne. Des allées de peupliers, de belles façades de maisons, des portails, des jardinets : un quartier ensoleillé, résidentiel et tranquille, avec peu de commerces. Puis, au bout d’une rue, on aperçoit tout à coup le fleuve et de grands saules, et le ponton, les barques, l’île en face : c’est là que nous nous installons pour pêcher. On s’assoit là et on peut passer des heures sans se dire un seul mot. À la fin, on rentre, on s’arrête au bureau de tabac qui est à un angle de deux rues tranquilles et qui fait aussi PMU. Il fait son tiercé et puis nous revenons à l’appartement. La table est mise, maman et la grand-mère qu’on nomme mémé Barenne fument assises ; elles sont désormais silencieuses, comme si notre retour avait interrompu une conversation. Pépé Jean fait mine de rien, il va à la cuisine et rapporte le plat de pirojkis, le dépose comme un trophée sur la table. C’est délicieux. Ia lioubliou pirojkis. Pépé Jean sourit sans piper mot. Nous nous sommes levés avant le jour pour nous rendre au bord du Cher, quelque part entre Vallon-en-Sully et Montluçon. La voiture est garée sur le bas-côté. Mon père ouvre le coffre et on attrape tout le matériel. Puis on soulève le loquet d’une barrière qui donne sur les champs. On devine la silhouette des bêtes, là-bas, sous les arbres, dans la pénombre ; il y a peut-être des taureaux, il ne faut pas faire de mouvements brusques, ne pas parler ; avancer jusqu’à une autre clôture, des barbelés qu’on soulève pour passer dessous ; encore quelques pas et on entend rouler le fleuve sur son lit de graviers. Mon père installe tout son attirail : plusieurs cannes à pêche munies de moulinets qu’il installe sur des piquets de fer fichés en terre. Il bourre sa pipe de tabac blond, d’Amsterdamer, puis frotte une allumette et l’odeur de tabac s’associe pour toujours à ces moments passés ensemble au bord du Cher. De mon côté, je n’ai qu’une seule canne à pêche et je m’éloigne à la recherche d’ablettes, ou de petites perches, du menu fretin. Peu à peu, le jour se lève doucement ; on entend les premiers chants d’oiseaux, l’herbe de la berge est mouillée, le fleuve s’écoule comme s’il montait soudain d’un ton avec le surgissement du jour. Il y a depuis peu un cirque qui s’est installé sur la place du village. Un soir, ma mère voulait que nous y allions avec mon jeune frère, tandis que mon père désirait plutôt aller à la pêche aux anguilles, à peu près au même endroit que maintenant. J’ai choisi plutôt les anguilles que le cirque. Ce n’était pas si facile : beaucoup d’hésitation. C’est comme ça que je n’ai pas été, pour la toute première fois, au cirque, mais sans regret vraiment : il y aurait sûrement d’autres occasions.|couper{180}

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#enfances #07 | chambres à air

Avant que je n’oublie son nom de la même façon que j’ai oublié son visage, sa voix, sa corpulence, son odeur, et, pour en arriver à lui ou à elle, à cet objet fascinant tant il recèle encore de potentiel pour fabriquer toujours, au sein de l’ennui, une diversion — cet objet si insignifiant pour mon entourage à cette période de ma vie et qui probablement l’est encore : la chambre à air (principalement de camion ou de tracteur) — prononcer tout haut « Monsieur Renard » ferait-il mouche ? Monsieur Renard ! Voilà… Monsieur Renard surgit et me la donne, la voici, elle est encore tout à fait nette, si lui est devenu tout flou. Une grande bande molle de caoutchouc, car elle a été vidée de tout son air. On peut ainsi mieux la plier et l’emporter comme une sorte de butin, de trésor. L’étudier. Grise, c’est sa couleur — mais dont l’intensité n’est pas la même à l’extérieur qu’à l’intérieur. Si l’on essuie d’un revers de main la couche de talc à l’intérieur du boyau, on aperçoit alors un gris plus foncé, plus brillant, comme neuf. Pour le savoir, avant, il faut dérober en douce une paire de gros ciseaux et découper la chambre à air. Rien n’est moins facile que de trouver l’angle, le point d’attaque pour effectuer une ouverture : la plupart du temps, par lassitude, on s’aide de la pointe de métal, en l’enfonçant dans la matière flasque mais toutefois extrêmement résistante du caoutchouc. Ensuite, il faut aussi de la force pour découper cette matière ; on progresse lentement, patiemment. La chambre à air ne se laisse pas découper facilement. Il est nécessaire de s’armer de patience pour y tailler des lanières. Son odeur pourrait jouer le même rôle que celle dont se sert la plante nommée Népenthès pour attirer certains insectes, mais ce n’est pas la pourriture qu’elle exhale : plutôt une odeur d’usine, de piston, d’huile et de bielles, de labeur ; peut-être même, certains jours avant l’hiver, vers novembre, un relent de tristesse, de malheur. Une vieille odeur d’air vicié mêlé à celle du caoutchouc. À un moment, si l’on insiste, que l’on n’abandonne pas, elle semble consentir à se laisser découper, taillader, déformer ; elle accepte de perdre son vieux rôle fatiguant de chambre à air pour devenir lance-pierre, corde d’arc, ou encore ceinturon, étui de revolver, holster. On sent qu’elle résiste un peu encore, car il est presque impossible de la découper en lignes parfaitement droites, sans bavure : ça fait comme des dents, des crans de crémaillère, irréguliers. Enfin, elle capitule, se laisse de plus en plus docilement percer par l’aiguille, le fil, s’abandonne à la fantaisie enfantine ; voire même, au terme de l’abandon, il est tout à fait possible qu’elle l’inspire. Et finalement, le jeudi soir, sa dépouille gît dans un recoin de l’appentis, au bout du jardin. L’enfant l’a mise en pièces : elle ne sera plus jamais gonflée d’air, ni protégée par la dureté d’un pneu ; elle ne voyagera plus, ne traversera plus de frontière ; elle se décomposera lentement, en s’écaillant, se ridant peu à peu, tout comme se rident, s’écaillent les noms, les souvenirs, l’utile et l’inutile, dans le temps.|couper{180}

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