#enfances #02 | coffres, boites et tiroirs de l’enfance
La case.
Un pupitre à plan légèrement incliné, avec dessous une case où ranger les livres, les cahiers. Il y a, dans un angle, un encrier de porcelaine blanche, et aussi une rainure un peu plus loin sur le plan de travail pour placer un porte-plume. Il faut tendre un peu le bras pour attraper le manche, attendre que l’encrier soit rempli d’encre, la plupart du temps violette, vérifier la propreté de la plume sergent-major. Les neuves sont souvent les plus décourageantes car trop rigides, trop rêches, contraires à la volonté naissante de la main de dessiner des lettres. Une fois la plume un peu usée, c’est en revanche une sinécure. Dessiner des lettres selon l’appellation en vigueur, anglaise, avec des pleins et des déliés. Ne pas oublier de tirer un peu la langue sur le côté de la bouche, comme si la langue servait de gouvernail à la main pour bien écrire. La case est toujours en désordre. On y trouve à tâtons différentes matières : la croûte du pain, la peau lisse d’une pomme, les bosses d’une ou deux châtaignes, voire même la surface molle et fondante d’un carré de chocolat noir posé à même le contreplaqué du socle. Lancer une main à la quête du contenu de la case, c’est mettre la main dans la Bocca della Verità ; si on la retrouve indemne, on est soulagé. Et surtout, ensuite, apporter à la bouche la trouvaille sans être vu : voilà la prouesse. Sinon, gare : on prendra un coup de règle en bois sur le bout des doigts, ou bien on ira au coin, bonnet d’âne, on sera montré du doigt comme gougnafier, on devra copier cent fois, à la plume et à l’encre violette, sans pâté : « Je ne dois pas manger en classe. »
La bibliothèque de l’école communale.
Quelques rayonnages dans un coin de la grande salle de classe, près du poêle. Peu de livres : Les facéties du sapeur Camembert, les contes d’Andersen, de Perrault. Quelques exemplaires du Clan des Sept ou du Club des Cinq. Un grand Michel Strogoff, avec des planches illustrées. Quelques dictionnaires, mais si lourds qu’on ne les ouvre quasiment jamais. Évidemment Le Grand Meaulnes, puisque Alain-Fournier est une des célébrités du coin. Tendre le bras et attraper un livre engage beaucoup de choses. Le regard des autres sur soi, notamment. Celui des filles, en particulier. Une nette préférence pour Le Sapeur Camembert. C’est celui-là sur lequel je jette mon dévolu régulièrement. Et aussi sur Le Général Dourakine de la Comtesse de Ségur. Deux personnages ridicules dans lesquels je me reconnais certainement. Ensuite tenir le livre, l’ouvrir et s’absorber dans la lecture. Relire les mêmes pages, oublier tout ce qui se tient autour. Entrer complètement dans le livre. Puis imiter le langage, ce grand plaisir : « Serai-je-t-y assez heureux si vous me feriez celui de me demander un service que je serais rudement satisfaisant d’vous obtempérer ? » Faire rire les camarades, les filles. Puis être encore une fois puni parce qu’on a fait le pitre. Copier cent fois : « Je ne dois pas faire le pitre en classe. »
Le buffet Henri II
Un gros meuble ouvragé comme une cathédrale gothique trône dans la salle à manger parisienne, puis dans la salle à manger de la ferme. C’est le même meuble, de couleur marron, encombrant, mystérieux. Deux gros tiroirs pleins de secrets et de mystères au-dessus des placards contenant la vaisselle du dimanche. Les tirer demande un effort considérable. Et lancer la main à l’intérieur ensuite, alors qu’on n’y voit goutte, demande une certaine dose d’imagination. Toucher du bout du doigt les objets relégués là. On ne sait jamais sur quoi on va tomber : jeux de cartes, dés à coudre, bobines de fil, pince à sucre, vieilles pièces trouées. Rubans attachant des paquets de vieilles lettres, boîte à jetons de bésigue. Plus que les trésors que la main y rencontre, l’empreinte d’ouvrir en cachette de tels tiroirs excite. Dans la partie supérieure, il faut monter sur une chaise pour atteindre les poignées des placards. C’est plus périlleux. Mais c’est aussi là que sont réservés, dans des bocaux ouvragés, les biscuits, les pâtes de fruits. Ces contenants ne semblent s’épuiser jamais, ils sont toujours pleins. On parvient à ouvrir enfin la porte du placard, on les aperçoit briller lentement dans la pénombre des étagères. Le cœur bat dans les tempes. Puis soudain on entend un pas qui se rapproche : dommage, on n’a pas le temps, il faut déjà sauter de la chaise, la remiser sous la table à quelques mètres, prendre l’air le plus abruti qu’on peut, avoir l’air de rien.
Le tiroir sous le lit
Jusque-là, je n’avais connu que des lits doubles, massifs, des lits dans lesquels de nombreuses personnes étaient certainement mortes bien avant ma naissance. Et puis, un jour, on m’offrit un nouveau lit plus moderne. Un lit, une seule place, avec un grand tiroir dessous. Libre à moi d’y ranger tout ce que je désirais. J’avais trouvé du carton pour confectionner des compartiments. Dans l’un, je rangeais mes billes ; dans un autre, mes poésies ; dans un autre encore, mes collections d’insectes. Dans un autre encore, mes expériences — notamment, j’étais fasciné par la transformation des asticots en mouches. C’est donc en laissant là quelques denrées, de vieux morceaux de fromage, que je découvris ces étonnantes métamorphoses. Bientôt, la chambre fut entièrement peuplée de mouches qui toutes obscurcissaient la fenêtre, cherchant désespérément à rejoindre le jardin, la nature environnante. Un grand moment. Puis on m’ôta le grand tiroir, prétextant que je n’en avais plus besoin pour commettre de telles bévues.
La boîte de couleurs
C’est une grande boîte de couleur acajou, et qui fit grande impression quand mon père, revenant de voyage, la plaça sur la table de la cuisine. Puis il l’ouvrit et nous vîmes alignés de jolis tubes de couleurs à l’huile. Une palette de bois, des flacons vides, et quelques pinceaux. Ma mère crut que c’était pour elle, moi je crus à un cadeau pour moi, mais à la vérité rien n’était juste. Mon père revint avec une immense toile vierge et le week-end qui suivit, il s’installa dans une pièce de la maison pour peindre un gros bouquet de glaïeuls qu’il n’acheva du reste jamais. Puis il repartit en voyage, ma mère rangea la boîte, puis on n’en parla plus durant quelques années. Jusqu’à ce qu’elle se mette elle aussi à la peinture. Les tubes étaient au même endroit que nous les avions vus la première fois, j’assistais à la seconde ouverture de la boîte, puis à de nombreuses séances de peinture par la suite. Toujours la même boîte, toujours les mêmes tubes, le contenu paraissait littéralement inépuisable. Et pendant ce temps-là, les murs du salon se couvraient de petites reproductions de petits maîtres flamands. Mon père ne retoucha jamais un pinceau. Et ma mère décida un jour qu’elle n’avait pas assez de talent ou de créativité, et on remisa à nouveau la boîte de couleurs au grenier. Ce fut des années plus tard, lorsque je dus vider la maison familiale, que le souvenir de cette boîte de couleurs me revint. Où était-elle passée ? Je fouillai la baraque de fond en comble, en vain, sans jamais la retrouver. Ce fut une petite douleur véritable, car parmi tous les objets attachés au souvenir de ma mère, cette boîte de couleurs me manqua soudain cruellement. Puis, au hasard de la vie, j’en découvris une en tous points similaire dans un vide-greniers des années encore plus tard. En l’ouvrant, je revécus à peu de choses près la même émotion que la toute première fois, enfant. Je possède toujours cette boîte remplie de tubes de couleurs neufs. Jamais je ne les utilise. De temps en temps, je la place sur ma table de travail dans l’atelier, je l’ouvre, j’admire les tubes, la palette, les flacons, les pinceaux. Puis je la referme comme on referme un vieil album photographique, avec la sensation d’avoir rendu hommage à mes fantômes.
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#enfances#09 | quelques chambres
Ce que dit la chambre de nous, de moi, mieux vaudrait l’ignorer activement, si on le peut — ou tout le contraire. Ce n’est pas un rectangle, pas un carré, pas un cercle : c’est un polygone. Si l’on suit la plinthe, celle-ci se brise en segments consécutifs, avec, à chaque changement de direction, des angles plus ou moins aigus ou obtus. Un grand lit, placé au milieu d’un mur car on ne pouvait pas le placer dans un coin : aucun coin convenable ne pouvant l’accueillir. Un lit comme à la campagne, avec une large tête de lit, un pied de lit, des draps rugueux, un édredon épais. Sur un autre pan de mur, une armoire à glace qui déforme l’image quand on cherche à s’y voir. Avec, tout en haut, au-dessus d’une corniche, la silhouette d’une panthère noire en plâtre dont la moitié de la tête est brisée, laissant apparaître une tache blanche dans la pénombre. Le soir, des lueurs courent sur les murs, accompagnées par le grondement des moteurs, des coups de klaxons. En pleine nuit, le ronflement puissant d’un homme qui dort près d’un enfant qui veille, terrorisé par les hurlements lugubres d’une folle, au même étage de l’immeuble d’en face. Elle s’agrippe à une rambarde de fer sous un déferlement d’arabesques de style Art déco, en pleine tempête, de l’autre côté de la rue. La collection de porte-clés est accrochée au mur vert pâle de la chambre. C’est un ensemble qui tape dans l’œil, une sorte de tout qui surgit, qui s’impose par la quantité : le nombre, ou plutôt l’innombrable. Il doit y avoir plus de cent porte-clés. Chacun témoigne d’une époque traversée, d’un paysage constitué de forêts problématiques, de steppes immenses, de gouffres insondables, de pics inaccessibles. Un paysage où le Grand Organisme à Mille Têtes de la Consommation des Objets félicite ceux qui le traversent de l’avoir traversé, les récompense en leur offrant un porte-clé de la marque Antar, ou bien affublé d’une mignonette, d’un scoubidou, d’une tête de nègre Banania. C’est la seule décoration de la chambre, mais c’est aussi ce qui la distingue de toutes les autres chambres. Une chambre avec quatre lits simples, quatre armoires, un lavabo, une fenêtre donnant sur un parc en hiver. Toutes les feuilles des arbres sont tombées et l’eau du bassin circulaire qu’on devine derrière les vitres embuées est probablement gelée. Une porte s’ouvre avec fracas, une voix, toujours la même, désagréable, crie : « Réveil ! » et aussitôt une lumière forte frappe les paupières closes. Sur la commode, un napperon blanchâtre sur lequel une grande lampe est posée, avec un abat-jour en boyau peint de figures noires : ça semble danser quand ça s’allume. Un peu plus loin, derrière un paravent, un seau dans lequel on a mélangé de la Javel avec de l’eau, le tout muni d’un couvercle. Sur le mur, une pendule à coucou avec deux cordelettes qui pendent. Au sol, un tapis de laine épaisse, un tapis volant usé avec, tout du long, des franges. La fenêtre est ouverte sur un vaste ciel bleu. On peut, allongé sur le lit, entendre ici la mer et les oiseaux. Une chambre qui donne sur un patio si l’on se penche, et l’odeur de pâte cuite, de basilic, qui se mêle aux pétarades des Vespa et aux quelques notes d’intro de la chanson Michele, à la guitare, qu’on y cherche. L’hôtel se trouve à Meta di Sorrento ; depuis la chambre jusqu’à la plage, guère plus de dix minutes à pied. Plusieurs lits, des silhouettes allongées dans la pénombre : quelqu’un a fermé les persiennes, des voix murmurent. Une grande fille plaisante avec un jeune garçon ; ils sont allongés l’un à côté de l’autre, une tension nerveuse qui monte à la limite du supportable, à l’heure de la sieste, puis qui retombe, s’évanouit lorsqu’on ouvre à nouveau les volets. On n’entend plus alors que les cigales.|couper{180}
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#enfances #08 | Trois moments en suspens
Pendant que grand-père s’enferme dans la chambre pour faire la sieste, grand-mère fait la vaisselle, range la cuisine, puis elle vient à la salle à manger, baisse le son de la télévision et dit : Est-ce que tu t’ennuies ? Si tu veux, nous pouvons jouer ensemble, on peut faire une partie de petits chevaux. Puis, sans attendre de réponse, elle ouvre le bas du buffet et prend le jeu : une grosse boîte en bois qui, lorsqu’on l’ouvre, d’un côté présente un damier, de l’autre un parcours constitué de cases de couleurs. À l’intérieur de la boîte, il y a deux gobelets, des dés, un sachet plastique contenant des pions pour jouer aux dames et un autre rempli de petites figurines représentant des chevaux. C’est à toi de commencer, elle dit, et elle me tend le dé. Il faut faire un six pour pouvoir commencer. C’est assez rare qu’on y parvienne du premier coup. Il faut recommencer plusieurs fois. Le chien dort aux pieds de grand-mère, un petit chien, genre bâtard, pas très beau car il est très vieux. De temps en temps, il pète et ça pue. Mais grand-mère ne dit rien. Encore à toi, elle dit, je ne suis pas arrivée à faire le six. Parfois, j’ai ainsi plusieurs coups d’avance. Puis ça y est : le dé roule et sa face indique un six. Je ne sais pas si je vais te rattraper, elle dit. L’horloge de la salle à manger sonne, il est treize heures. C’est une horloge fabriquée dans la forêt, plus exactement dans le village de Tronçais. Elle se compose principalement d’une grande caisse en bois surmontée d’une pendule ; les chiffres y sont inscrits en romain, et il y a un trou un peu carré dans lequel on place une clé pour remonter le mécanisme. Quand on remonte le mécanisme, on voit les gros plombs remonter aussi lentement derrière la vitre de la caisse en bois, et puis il y a aussi une grande pièce de métal ouvragé, le balancier, que l’on doit immobiliser en même temps que l’on tourne la clé. L’horloge sonne et on tressaute, mais on fait comme si de rien n’était : nous sommes pris par le jeu. De temps en temps, grand-mère dit : Tiens, le facteur n’est pas encore passé, ou encore : j’ai mal dans mes articulations, il va sûrement pleuvoir. Allez, la dernière, car je dois écosser les petits pois. Tu es sûr que tu ne t’ennuies pas ? Derrière la porte de la chambre, on entend les ronflements puissants de grand-père. Puis le chien gémit dans son rêve, il bouge les pattes, et il pète et ça sent encore super mauvais. On joue environ une heure. Parfois plus. Puis grand-père sort de la chambre, il a les cheveux en bataille. Il vient s’asseoir en bout de table, c’est sa place. Grand-mère se lève, elle va lui chercher son café qu’elle verse dans un mazagran. En passant, elle monte le son de la télévision. Grand-père boit son café à petites gorgées, lentement ; il fait semblant de regarder la télévision, mais en fait il a les yeux dans le vide. De temps en temps, il pète lui aussi, mais ça ne sent pas mauvais, et tout le monde fait comme s’il n’avait pas entendu. Vania, c’est ainsi que les grandes personnes le nomment quand elles parlent de lui ; ou alors on dit pépé Jean quand on s’adresse à nous, mon frère et moi — « Viens, on va aller voir maman et pépé Jean. » Quand on arrive avenue des Piliers, à La Varenne, il doit guetter à la fenêtre du rez-de-chaussée : c’est comme ça qu’il nous ouvre la lourde porte d’entrée de l’immeuble, à peine a-t-on sonné. On s’engouffre dans le couloir et déjà on peut sentir cette odeur d’ail et d’oignon, de petits pâtés en train de frire. Pépé Jean se bourre d’ail qu’il mange cru, ce qui lui donne une haleine de chacal, alors que c’est un vieux type très attentionné, à qui l’on donnerait le bon Dieu sans confession. Mais il ne faut pas s’y fier. Il n’est pas le vrai père de ma mère, qui est mort vers la quarantaine, laissant ma grand-mère maternelle seule avec ses quatre enfants. Vania, ou pépé Jean, est russe. Il sait faire la cuisine russe. Lorsqu’on vient à La Varenne avec maman, il prépare des pirojkis, ces petits pâtés confectionnés avec les restes de choux, de riz, de viande de pot-au-feu et des moitiés d’œufs durs, et bien sûr beaucoup d’ail et d’oignon. C’est bon pour santé, dit pépé Jean. Quand maman et sa mère discutent dans la pièce à côté, pépé Jean et moi restons seuls. Nous sommes dans cette pièce qui sert à la fois de chambre et de salle à manger. C’est là qu’il dort seul, sur un cosy, depuis qu’une histoire de blonde flotte dans l’air, ici, avec l’odeur d’ail et d’oignon. Il me prend sur les genoux et me fait lire l’Assimil russe. Il m’aide à déchiffrer l’alphabet cyrillique en mettant son doigt noueux sous chaque lettre et en la prononçant à haute voix, puis il me fait un signe de tête pour que je répète. Aucun souvenir d’avoir jamais passé la nuit dans cet appartement de La Varenne-Chennevières. En revanche, nous devions venir de bonne heure le dimanche car j’ai des souvenirs de marche pour nous rendre au bord de la Marne. Des allées de peupliers, de belles façades de maisons, des portails, des jardinets : un quartier ensoleillé, résidentiel et tranquille, avec peu de commerces. Puis, au bout d’une rue, on aperçoit tout à coup le fleuve et de grands saules, et le ponton, les barques, l’île en face : c’est là que nous nous installons pour pêcher. On s’assoit là et on peut passer des heures sans se dire un seul mot. À la fin, on rentre, on s’arrête au bureau de tabac qui est à un angle de deux rues tranquilles et qui fait aussi PMU. Il fait son tiercé et puis nous revenons à l’appartement. La table est mise, maman et la grand-mère qu’on nomme mémé Barenne fument assises ; elles sont désormais silencieuses, comme si notre retour avait interrompu une conversation. Pépé Jean fait mine de rien, il va à la cuisine et rapporte le plat de pirojkis, le dépose comme un trophée sur la table. C’est délicieux. Ia lioubliou pirojkis. Pépé Jean sourit sans piper mot. Nous nous sommes levés avant le jour pour nous rendre au bord du Cher, quelque part entre Vallon-en-Sully et Montluçon. La voiture est garée sur le bas-côté. Mon père ouvre le coffre et on attrape tout le matériel. Puis on soulève le loquet d’une barrière qui donne sur les champs. On devine la silhouette des bêtes, là-bas, sous les arbres, dans la pénombre ; il y a peut-être des taureaux, il ne faut pas faire de mouvements brusques, ne pas parler ; avancer jusqu’à une autre clôture, des barbelés qu’on soulève pour passer dessous ; encore quelques pas et on entend rouler le fleuve sur son lit de graviers. Mon père installe tout son attirail : plusieurs cannes à pêche munies de moulinets qu’il installe sur des piquets de fer fichés en terre. Il bourre sa pipe de tabac blond, d’Amsterdamer, puis frotte une allumette et l’odeur de tabac s’associe pour toujours à ces moments passés ensemble au bord du Cher. De mon côté, je n’ai qu’une seule canne à pêche et je m’éloigne à la recherche d’ablettes, ou de petites perches, du menu fretin. Peu à peu, le jour se lève doucement ; on entend les premiers chants d’oiseaux, l’herbe de la berge est mouillée, le fleuve s’écoule comme s’il montait soudain d’un ton avec le surgissement du jour. Il y a depuis peu un cirque qui s’est installé sur la place du village. Un soir, ma mère voulait que nous y allions avec mon jeune frère, tandis que mon père désirait plutôt aller à la pêche aux anguilles, à peu près au même endroit que maintenant. J’ai choisi plutôt les anguilles que le cirque. Ce n’était pas si facile : beaucoup d’hésitation. C’est comme ça que je n’ai pas été, pour la toute première fois, au cirque, mais sans regret vraiment : il y aurait sûrement d’autres occasions.|couper{180}
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#enfances #07 | chambres à air
Avant que je n’oublie son nom de la même façon que j’ai oublié son visage, sa voix, sa corpulence, son odeur, et, pour en arriver à lui ou à elle, à cet objet fascinant tant il recèle encore de potentiel pour fabriquer toujours, au sein de l’ennui, une diversion — cet objet si insignifiant pour mon entourage à cette période de ma vie et qui probablement l’est encore : la chambre à air (principalement de camion ou de tracteur) — prononcer tout haut « Monsieur Renard » ferait-il mouche ? Monsieur Renard ! Voilà… Monsieur Renard surgit et me la donne, la voici, elle est encore tout à fait nette, si lui est devenu tout flou. Une grande bande molle de caoutchouc, car elle a été vidée de tout son air. On peut ainsi mieux la plier et l’emporter comme une sorte de butin, de trésor. L’étudier. Grise, c’est sa couleur — mais dont l’intensité n’est pas la même à l’extérieur qu’à l’intérieur. Si l’on essuie d’un revers de main la couche de talc à l’intérieur du boyau, on aperçoit alors un gris plus foncé, plus brillant, comme neuf. Pour le savoir, avant, il faut dérober en douce une paire de gros ciseaux et découper la chambre à air. Rien n’est moins facile que de trouver l’angle, le point d’attaque pour effectuer une ouverture : la plupart du temps, par lassitude, on s’aide de la pointe de métal, en l’enfonçant dans la matière flasque mais toutefois extrêmement résistante du caoutchouc. Ensuite, il faut aussi de la force pour découper cette matière ; on progresse lentement, patiemment. La chambre à air ne se laisse pas découper facilement. Il est nécessaire de s’armer de patience pour y tailler des lanières. Son odeur pourrait jouer le même rôle que celle dont se sert la plante nommée Népenthès pour attirer certains insectes, mais ce n’est pas la pourriture qu’elle exhale : plutôt une odeur d’usine, de piston, d’huile et de bielles, de labeur ; peut-être même, certains jours avant l’hiver, vers novembre, un relent de tristesse, de malheur. Une vieille odeur d’air vicié mêlé à celle du caoutchouc. À un moment, si l’on insiste, que l’on n’abandonne pas, elle semble consentir à se laisser découper, taillader, déformer ; elle accepte de perdre son vieux rôle fatiguant de chambre à air pour devenir lance-pierre, corde d’arc, ou encore ceinturon, étui de revolver, holster. On sent qu’elle résiste un peu encore, car il est presque impossible de la découper en lignes parfaitement droites, sans bavure : ça fait comme des dents, des crans de crémaillère, irréguliers. Enfin, elle capitule, se laisse de plus en plus docilement percer par l’aiguille, le fil, s’abandonne à la fantaisie enfantine ; voire même, au terme de l’abandon, il est tout à fait possible qu’elle l’inspire. Et finalement, le jeudi soir, sa dépouille gît dans un recoin de l’appentis, au bout du jardin. L’enfant l’a mise en pièces : elle ne sera plus jamais gonflée d’air, ni protégée par la dureté d’un pneu ; elle ne voyagera plus, ne traversera plus de frontière ; elle se décomposera lentement, en s’écaillant, se ridant peu à peu, tout comme se rident, s’écaillent les noms, les souvenirs, l’utile et l’inutile, dans le temps.|couper{180}