21 mars 2019
La nuit a été mauvaise. Il se retourne dans le lit, regarde le plafond devenir gris, renonce à dormir et s’assoit au bord du matelas. Dans sa tête, ça tangue encore. Il se voit sur un bateau dont il ne sait pas très bien le nom, un mélange de drakkar et de Santa Maria, planches sombres, cordages qui grincent. Au petit matin, il est accoudé au bastingage, les doigts collés au bois humide. L’air sent le sel et la sueur froide de l’équipage. Devant, la ligne d’horizon est encore vide, puis une masse sombre se détache lentement du ciel. On annonce la terre. Son ventre se noue, moitié soulagement, moitié peur de ce qu’il va trouver. Quand il descend dans la chaloupe, ses jambes tremblent autant à cause du roulis que de la fatigue. Il pose enfin le pied sur un sol qui ne bouge pas, un sable clair mouillé de petites flaques, et il a le vertige comme si la plage oscillait encore. Derrière lui, les hommes traînent des caisses, regardent autour, attendent des ordres sans trop parler. Il avance, les bottes aspirées par endroits, la chemise collée dans le dos. La “jungle” commence quelques mètres plus loin, pas une carte postale, plutôt un mur de feuillages lourds, de branches basses qui lui griffent le visage, d’insectes qui bourdonnent près des oreilles. Il s’y enfonce parce qu’il a dit qu’il irait voir plus loin. Au bout d’un moment, il ne sait plus si cela fait des heures ou des jours qu’il marche. La lumière lui tombe par plaques sur les épaules, l’air est humide, le tissu frotte au même endroit sur sa nuque. Il grimpe enfin sur une hauteur, les jambes dures, la bouche pâteuse, se retourne et voit l’eau de partout. L’îlot qu’il croyait être l’avant-poste d’un continent est entouré de mer, sans prolongement. Il s’assoit sur une pierre, sort sa pipe par réflexe, la bourre sans la regarder. Le tabac lui laisse au fond de la gorge un goût rance. En redescendant vers la plage, il pense déjà à ce qu’il va dire aux hommes. Il leur parle de ravitaillement, d’eau douce, de fruits à cueillir, il donne un nom à l’endroit pour que ça ait l’air d’exister vraiment, comme on colle une étiquette sur une boîte vide. Sur le pont, plus tard, il trace des croix sur une carte, invente une position approximative, écrit “San Salvador” en appuyant fort sur la plume comme si la pression changeait la taille de l’île. Les marins le regardent faire en silence, l’un d’eux ricane bref quand l’encre bave et détourne aussitôt la tête. Ils repartent. Les jours suivants sont une succession de chaleur écrasante, de grains d’eau lourde, de nuits hachées où il se réveille en comptant les jours à voix basse. Quand enfin une côte plus longue apparaît, quand les hommes se mettent à crier qu’ils l’ont fait, qu’ils ont atteint les Indes, il rit avec eux, tape dans les mains un peu trop fort, laisse monter une chanson qu’il ne finit pas. Sur le visage d’un des plus vieux marins, il surprend un regard glisser de la côte au capitaine, comme s’il pesait la scène, puis disparaître derrière un sourire fabriqué. Le soir, seul dans sa cabine, il étale les papiers sur la table, regarde les lignes qu’il a tracées, repense aux vieux récits de Vinland qu’il a lus, aux courants, aux plantes qu’il a vues, à la couleur de l’eau. Rien ne s’ajuste vraiment. Il pince les lèvres, allume sa pipe, regarde la fumée se coller au plafond. Quand, plus tard, un des hommes lui rapporte que certains savants, au port, froncent les sourcils, parlent d’erreur, d’autre chose que les Indes, il sent sous ses pieds ce léger décalage, comme si le plancher venait de s’abaisser d’un centimètre. Il répond qu’on ajustera les cartes, qu’on trouvera d’autres noms, garde la voix ferme, mais ses doigts restent accrochés à la rambarde une seconde de trop. Dans la chambre encore sombre où il est assis maintenant, loin de la mer, il pense à cette traversée comme à un rêve qui aurait insisté. Il se lève, va jusqu’à la fenêtre, regarde la rue encore vide, revient vers la table. Il ouvre le carnet, écrit la date dans un coin, puis, sans réfléchir, commence à tracer, au stylo, une forme approximative d’île au milieu de la page. La pointe accroche le papier, l’encre file un peu, le contour se referme mal. Il repose le stylo. Au centre du carnet ouvert, la petite tache d’encre flotte, seule, sur la carte blanche.
illustration Huile sur toile pb 2019
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Carnets | Atelier
31/03/2019
Dans l’atelier, il tient le pinceau quelques secondes au-dessus de la toile et il attend, comme s’il devait d’abord laisser revenir un temps d’avant. Ce moment suspendu l’obsède depuis des années : tant que la pointe ne touche pas encore la surface, il a l’impression que tout est là en même temps, ce qu’il est, ce qu’il regarde, ses souvenirs, ce qu’il ignore, un monde entier compacté dans ce geste à venir. Quand enfin il pose le pinceau, il n’a plus vraiment l’impression d’être “lui” en train de peindre quelque chose ; pendant quelques instants, il y a juste le mouvement, la main, la toile, la couleur, tout mêlé. Pour lui, la peinture commence là : dans ce temps bref où la séparation entre sujet et objet ne s’est pas encore reformée. Il se rend compte après coup qu’il a travaillé longtemps sur ce postulat sans le nommer, en avançant presque à l’aveugle, guidé par une intuition plus que par une méthode. Ce qu’il cherche en peignant lui rappelle ce que les physiciens prétendent chercher dans leurs machines : de quoi est faite la matière, comment circule l’énergie, comment l’information se transmet. Il est persuadé que ce qui l’informe vraiment quand il peint — ce qui oriente sa main, ses choix, ses refus — vient de très loin et, en même temps, est intact en lui : une sorte de réserve sourde qui existe aussi bien dans une feuille, un caillou ou un visage. Cette idée le met dans un état proche de l’ivresse. Il se sent encore ivre de peindre, ivre de comprendre, ivre même de vivre, alors que la société le classe désormais dans la catégorie des “seniors”. Dans un autre temps, pense-t-il, il serait juste un bon apprenti ; aujourd’hui des gens l’appellent “maître” dans les ateliers, ce qui le met mal à l’aise. Il voit bien ce qu’ils projettent sur ce mot-là : quelqu’un qui sait, qui a trouvé, qui peut transmettre un savoir stable. Lui ne reconnaît là ni son travail ni sa position intérieure. Il a l’impression au contraire de devoir défendre chaque jour cet esprit de débutant dont il sent qu’il dépend : la capacité à s’étonner encore, à ne pas savoir ce qu’il fait avant de le faire. Dès que le “connu” revient — un motif qu’il a déjà traité, une solution de composition qui marche à tous les coups, un geste de pinceau qu’on attend de lui — il sent monter l’ennui. C’est le “déjà vu” qui le fait fuir : l’impression de refaire une carte postale de sa propre peinture. Il comprend bien, pourtant, que la plupart des gens n’ont ni le temps ni l’envie d’entrer dans ces détails. Quand ils viennent voir une exposition, ils cherchent surtout un tableau à accrocher au-dessus d’un canapé, quelque chose qui “ira bien avec le mur”. Cet écart entre ce qu’il vit devant la toile et ce que beaucoup attendent d’un tableau le remet à sa place : cela force une certaine humilité. Il continue pourtant à parler de peinture, à écrire là-dessus, non parce qu’il espère convaincre, mais parce que ces phrases l’aident à voir clair dans ce qu’il fait, à retrouver son fil quand il se perd. Il pose ces textes comme des petites pierres sur le chemin, sachant à quelle vitesse l’égarement revient et à quel point il est aussi nécessaire pour chercher autrement. Ce qui le met en route reste d’une simplicité presque enfantine : le plaisir de jouer avec la couleur, la surprise d’une forme qui apparaît sans avoir été prévue, la joie très simple d’un accord soudain entre ce qu’il sent et ce qui se voit. Il imagine qu’Einstein a dû ressentir quelque chose de cette sorte en rêvant qu’il chevauche un rayon de lumière, avant que tout cela ne se transforme en équations. Il pense à Spinoza qui polit ses verres le matin et écrit l’Éthique l’après-midi, en suivant une intuition obstinée plus qu’un plan de carrière. Il se demande si quelque chose de vraiment vivant n’est pas toujours né d’un mouvement de ce genre, d’une intuition tenue assez longtemps pour prendre forme. À l’inverse, chaque fois qu’il a vu des projets guidés d’abord par l’argent, la revanche ou le besoin d’écraser les autres, il a aussi vu, tôt ou tard, ce que cela produit : des œuvres bien faites mais mortes, des systèmes qui tiennent par la peur, des vies qui se rétrécissent. C’est contre cette réduction-là qu’il peint, même si personne ne le voit vraiment. Quand il reprend le pinceau, il essaie simplement de revenir à ce point de départ, à ce temps minuscule d’avant la séparation, et de rester assez longtemps dans cette attention-là pour que quelque chose, sur la toile, témoigne que ce moment a existé.|couper{180}
Carnets | Atelier
30 mars 2019
Il y a des soirs où il comprend très bien pourquoi certains finissent par haïr l’espèce entière. L’écran est allumé, les images défilent : un plateau où l’on commente la dernière bavure comme un match de foot, un micro-trottoir sur le thème “les Français sont-ils…”, une publicité pour des SUV qui escaladent des montagnes imaginaires entre deux reportages sur la sécheresse. Il coupe le son, il garde les gestes : bouches qui s’ouvrent, sourires de façade, haussements d’épaules bien huilés. Par la fenêtre, un sanglier et deux marcassins fouillent les bacs à ordures au pied des résidences, renversent un sac, piétinent des barquettes de salade, se roulent presque dans les restes de pizzas. Ils ont l’air bête, oui, mais ce n’est pas la même bêtise : ils n’ont pas construit eux-mêmes les piscines turquoises qu’ils dévastent. Dans ces moments-là, une voix en lui prend le dessus et se met à parler très fort : l’humanité est un amas de stupidité qu’aucun animal n’égalera jamais, un troupeau qui se croit malin parce qu’il invente des applications pour mesurer ses pas pendant qu’il marche vers le mur. Tout paraît tellement faux, tellement prévisible, qu’il imagine sans effort la minorité qui doit se frotter les mains derrière le rideau, ceux qui vivent de cette idiotie, qui lui vendent des candidats, des guerres propres, des prophètes clés en main. C’est la sensation d’être pris dans une machinerie où chacun s’occupe surtout de maintenir la roue qui l’écrase, en râlant juste assez pour croire qu’il résiste. Il repense à ces gamins partis rejoindre Daesh, à leurs visages dans les journaux, aux voisins qui disent “on n’a rien vu venir”, et il se dit que c’est encore la même faille qui a servi : besoin désespéré de croire à quelque chose de net, de tranché, de pur, besoin d’un extérieur à conspuer pour ne pas se dissoudre dans la mollesse. Les fauves en costard qui écrivent les slogans ont bien compris ça : que ce soit au nom de Dieu, de la Nation, du Marché ou de la Démocratie, ils savent parler à cette crédulité-là. Il pourrait passer la nuit à empiler les preuves, à faire la liste de tous les endroits où l’humanité fuit sa responsabilité en se réfugiant dans la plainte. C’est facile, d’ailleurs c’est ce qu’il fait quand il est trop fatigué pour autre chose : il maudit “les gens”, “les politiciens”, “les masses”, comme s’il n’en faisait pas partie. C’est confortable, le mépris : on peut s’y lover comme dans une couette froide, on n’a plus rien à attendre de personne, on se fabrique une lucidité atroce qui a réponse à tout. Et puis, quand il regarde d’un peu plus près, il voit que ce mécanisme est exactement celui qu’il accuse : la plainte mille fois plus simple que la responsabilité. L’humanité irresponsable, c’est un constat qui commence à la première personne. Que fait-il, lui, de sa rage devant l’écran ? Il zappe, il peste, il envoie deux phrases assassines sur un réseau, puis il retourne à sa vie en espérant vaguement que demain sera mieux, exactement comme ceux qu’il traite de moutons. On dit que l’école produit du mouton alors que le monde aurait besoin de loups, mais quand il pousse cette image un peu plus loin, il voit qu’il ne veut ni de l’un ni de l’autre : le loup glorieux qui déchire tout n’est qu’un autre rêve de domination, un fantasme de force pure qui finit en meute hystérique. Ce qui manque, ce n’est pas un prédateur de plus, c’est la capacité à tenir debout sans se raconter d’histoires. Là, les mots “peur” et “espoir” commencent à se mettre en place. La peur est facile à repérer : peur de manquer, de perdre son statut, d’être seul, d’être malade, d’être humilié. L’espoir est plus traître : espoir d’un grand soir, d’un sauveur, d’un changement venu d’en haut, d’une technologie qui arrangerait tout ça. Ce sont les deux extrémités de la même laisse. Tant qu’il tire ce joug-là, il reste dans le sillon qu’on a tracé pour lui, avec l’impression de faire quelque chose en plus, de “penser contre”. C’est là que ses moments les plus sombres basculent parfois : quand, au lieu de regarder dehors, il sent à quel point il a peur, à quel point il espère encore, et qu’il voit que la source de son mépris est aussi sa lâcheté. Ce qui lui reste alors, ce ne sont ni les grands discours sur les maîtres du monde ni les fantasmes d’insurrection, mais quelque chose de plus dérisoire et de plus solide : ses fragilités. Celles qu’il passe son temps à maquiller pour ne pas avoir l’air vulnérable, celles qu’il cache en société avec des blagues, celles qu’il enfouit sous la colère. Quand il arrive à ne plus les fuir, à les regarder comme elles sont, elles deviennent autre chose qu’une honte : une base. C’est à partir d’elles qu’il peut, parfois, ne pas céder à la peur ni à l’espoir, répondre autrement que par la plainte, rester un peu digne devant la bêtise collective sans se hisser au-dessus. Elles ne le rendent pas meilleur que les autres, mais elles lui rappellent qu’il est du même matériau, exposé aux mêmes paniques, aux mêmes illusions. Là, dans cette reconnaissance inconfortable, se joue pour lui une forme de responsabilité : continuer à voir la bêtise du monde sans oublier qu’elle commence chez lui, et faire de cette lucidité non pas une arme contre les autres, mais un pont fragile vers ceux qui n’ont pas encore la force de la regarder. illustration barbouillage huile sur toile pb 2019|couper{180}
Carnets | Atelier
30 mars 2019_3
Il vit depuis des années dans un de ces immeubles parisiens où les chambres de bonne sont empilées comme des boîtes d’allumettes sous les toits. Au-dessus de lui, un apprenti pianiste répète toujours la même suite de notes, jour après jour, avec la régularité d’une machine. D’abord il a compté les intervalles, cherché à comprendre ce qu’il jouait, puis il a cessé d’écouter. Maintenant, il alterne entre deux réflexes : tempêter en silence contre ce martèlement ou acheter des boules Quies à la pharmacie du coin. L’ennui, il le voit fonctionner comme ça : une répétition obstinée qui finit par produire soit la colère, soit la surdité. Il se dit que les systèmes ne sont pas différents de son voisin pianiste. On invente un cadre, des règles, un rythme, tout le monde s’y plie, et au bout d’un moment la monotonie devient insupportable. Alors, pour que ça tienne, ceux qui conçoivent ces cadres introduisent du hasard comme on glisse une dissonance dans une mélodie : un imprévu calculé, une alerte, un danger, de quoi effrayer un peu, déplacer l’attention, puis revenir en expliquant à quel point il est précieux que le système soit là. “Vous avez vu pourquoi il faut des fenêtres ? Pour éviter les courants d’air et les fermer en cas de coup de vent.” On ne rappelle pas que sans fenêtre on étouffe, on vit dans le noir ; on insiste sur la menace, pas sur l’air ou la lumière. À force, les gens finissent par répéter ces phrases bancales comme des vérités, et lui-même se surprend parfois à penser en ces termes sans savoir d’où ça vient. La voiture rouge lui revient souvent comme exemple. Un matin, sans raison claire, l’idée s’est imposée : il lui “faudrait” ce modèle précis, cette marque, cette couleur. Il n’avait jamais prêté attention à ce type de véhicule, le flot d’automobiles lui arrivait en masse anonyme. À partir de ce jour-là, il ne voit plus qu’elle : la voiture rouge partout, en bas de chez lui, dans les rues adjacentes, sur le périphérique, dans les publicités. Ce n’est pas le monde qui a changé, c’est son regard qui s’est refermé sur un objet devenu soudain indispensable. Il se voit très bien, au bord de passer commande, persuadé qu’il fait un choix libre, alors que quelque chose — une campagne, une conversation, un panneau, un algorithme — a glissé cette envie dans son champ de vision. L’impression d’étrangeté surgit au dernier moment, comme dans ces rêves où un détail brise d’un coup la cohérence apparente du décor. C’est cette même impression qui le réveille, le matin, quand il se rend compte que tout ce qu’il prenait pour “son” désir ne tient qu’à un léger réglage du cadre. Depuis, elle ne le quitte plus tout à fait. Dès qu’il sent ce malaise monter, ce sentiment d’être un rat qui tourne dans un labyrinthe conçu par d’autres, il essaie de casser la trajectoire. Il sort acheter quatre pains au chocolat qu’il mange en marchant, sans raison de fête ni d’occasion, juste pour contrarier la logique des bonnes résolutions. Ou bien il prend sa voiture, pas rouge, et roule jusqu’à un coin de campagne qu’il ne connaît pas, gare le véhicule au hasard et marche une heure, deux heures, sans objectif précis. D’autres fois, il s’assoit et écrit un texte comme celui-ci au lieu de faire ce qu’il “devrait” faire à cette heure-là. Ce ne sont pas des actes héroïques, il le sait, mais c’est sa manière de construire des contrepoids à l’intérieur même des contrepoids qu’on lui a préparés. Quand le piano recommence au-dessus de sa tête et que la séquence de notes redémarre, il ferme les yeux et se demande si c’est lui ou le système qui déraille en premier.|couper{180}