mai 2023

Carnets | mai 2023

Digne d’être

« Ce livre ne sera publié intégralement que quand l’auteur aura acquis assez d’expérience pour en savourer toutes les beautés. » Alfred Jarry (à propos de Gestes et opinions du docteur Faustroll, pataphysicien) Pourquoi tu ne fais rien de tout ça ? Si « rien » signifie, pour toi, laisser tout ça — tous ces textes — tranquilles, en l’état. Ou encore si la difficulté première, celle de penser en faire quelque chose, touchait, comme on gratte une croûte pour raviver une plaie, à la dignité d’être de quoi que ce soit. L’embarras à la seule pensée de déranger le monde, vraiment. Vraiment, c’est-à-dire pas pour rire mais, au contraire, l’entraînant vers une tristesse encore plus grande. L’orgueil peut aller jusqu’à ce point de l’horizon, attirant ainsi à lui, par convergence, toute perspective. Car peu de distance, en somme, entre le rire et la tristesse, dans la logique de ta syntaxe. Les textes, en l’état, doivent donc encore, toujours, acquérir, pour toi, de la dignité. Ce qui signifie donc qu’à l’heure actuelle ils n’en ont pas, ou si peu. Mais qu’elle est donc cette dignité, quelle idée de dignité t’empêche et, simultanément, par l’effet des vases communicants, te pousse vers l’audace ? L’audace des timides, des moins que rien, des laissés-pour-compte. Aucun entraînement des nerfs acquis — péniblement — sur les bancs des écoles, des pensionnats, des chapelles, des entreprises, n’a jamais pu te convaincre d’une dignité digne de ce nom. Tu leur as opposé, à toutes, celles entendues, ces dignes dignités affichées et vues, bien vues, de beaux refus. En commençant par leur dire : — Oui, bien sûr, montrez-moi donc votre fameuse vertu. Je n’en vis aucune qui ne fût pas soutenue par autre chose qu’un vice. Le vice et la vertu, et vice versa. L’empressement à devenir digne ne vient-il pas toujours de la peur d’être indigne ? Et plus la peur sera grande, plus l’empressement brouillon. Mais au bout de tous ces brouillons, que nous reste-t-il ? Que te reste-t-il ? Sinon un doute sur ce qui les aura poussés à se produire, se reproduire, se multiplier et croître. La crainte de ne pas être ? Le désir d’être ? Deux erreurs de logique, de métaphysique. Tentons alors la pataphysique. Trouvons une solution purement imaginaire. Une hypothèse folle peut-elle apporter une sage certitude ? Et si l’erreur se logeait dans les mots d’abord : hypothèse et certitude. Sur ce qu’on ne saisit pas des mots. Qu’on ne saisit jamais l’insaisissable des mots. Une forme de dignité, alors, pourrait naître sur le seuil de l’insaisissable. Un nouveau-né enveloppé dans des linges douteux que le désir de ne pas dépasser ce seuil recueille, emporte chez lui pour apprendre, ou prendre soin, de la dignité comme de l’insaisissable. Et, cependant, le paradoxe est ce respect envers la chose qui surgit : le texte qui arrive de nulle part. Que tu n’oses qu’à peine modifier, pour ne pas mettre trop visiblement ton grain de sel. Pour ne pas te mettre en avant. Tu voudrais tellement ne pas te mettre en avant que c’est évidemment tout le contraire qui se produit, souvent. Dans ton monde à toi, pas de différence entre peur et désir, dignité et infamie, encore que tout cela ne soit, bien sûr, que des mots destinés à tenter de cerner l’insaisissable, en lui lâchant la bride, en l’observant s’ébrouer par-delà les remparts, les barrières, la phrase, le paragraphe, la page. En définitive, peux-tu dire que tu as compris quoi que ce soit à tout ça ? Parfois tu le crois, d’autres fois non, rien. Attraction, répulsion : c’est la loi. Il y a la dignité que l’on affiche et puis l’autre, à soi, qu’on n’exhibe pas. Entre les deux, ce n’est pas ton cœur qui balance, c’est plutôt la loi de l’attraction-répulsion qui commande. En même temps, ce titre ne veut rien dire du tout ; je crois que c’est juste un pléonasme, voilà tout.|couper{180}

Carnets | mai 2023

Les pensées d’un idiot

Les pensées d’un idiot : une idée arrive, je la note. On ne sait jamais. Le narrateur est un idiot, c’est ce qu’il pense. Regrouper de petits fragments de ses idioties. Ainsi, en promenade avec Berthe, nous n’avions pas marché cent mètres qu’elle prononçait cinq fois le nom d’une amie, en ajoutant qu’elle mentait. -- Claire ment. Claire ment. Claire ment. Claire ment. Claire ment. Je me disais que ça devait l’embêter beaucoup d’avoir une amie mentant à tout bout de champ. Justement, nous arrivions au bout d’un champ. Et une fois de plus elle me dit alors : -- Mais Claire ment, tu n’as rien compris. Un peu plus tard, j’appris que Claire était le second prénom de cette jeune femme. Je ne sus jamais s’il y avait une relation entre cette Claire et cette Claire qui mentait ; je me méfie des rapprochements intempestifs. Enfin, le fait est qu’au bout de cette promenade, je ne la revis jamais plus.|couper{180}

Carnets | mai 2023

Boileau sans bol

Écrire de façon simple ou compliquée. Boileau, évidemment. On peut tout aussi bien s’en moquer. Du clairement conçu, du clairement, et non c’est… Aiguiser la pensée ne peut mener qu’au sang. Aiguiser les sens vers l’égarement. Écrire avec une paire de vieux ciseaux rouillés et ne couper aucune burne. Laisser les burnes en paix. Ne pas s’en préoccuper. En revanche, être présent quand ça s’écrit. Une politesse.|couper{180}

Carnets | mai 2023

Un art du prompt

L’engouement pour la nouveauté fonctionne toujours aussi bien. Ce que nous appelons nouveau n’est généralement qu’une façon d’emballer l’ancien : du packaging, associé à de bonnes campagnes marketing. Comment pouvons-nous avoir la bêtise de penser que nous pouvons créer de la nouveauté ? Cela reste, pour moi, une énigme. L’intelligence artificielle ressemble en tous points à la nouveauté. En tout cas, elle est vendue comme telle : une révolution. Ce n’est pas rien. C’est un objet qui tourne sur lui-même. Quelque chose qui tourne en rond. Si tout le monde a désormais accès à ChatGPT, ou à Midjourney, la différence sera toujours tranchée entre les imbéciles et les personnes qui réfléchissent un peu. L’espace où l’on écrira la requête n’est pas un espace de babillard. Plus on sera précis dans les termes employés, plus on demandera à l’IA de se poser elle-même les « bonnes questions » sur tel ou tel sujet, plus elle sera efficace. Le problème réside dans le fait que pour demander des choses précises, il faut, en premier lieu, se les préciser à soi-même, ce qui, évidemment, laisse encore à l’intelligence tout court de beaux jours devant elle. L’art du prompt va se développer de plus en plus, c’est-à-dire qu’il y aura des formations pour apprendre à parler à une machine. Ça va aller très vite : c’est prompt. À quand les formations pour apprendre à se parler à soi-même ? Aucune date n’est encore précisée.|couper{180}

Carnets | mai 2023

Voir, percevoir

Les mots ne se livrent pas si facilement qu’on croit. Il ne suffit pas d’aller jeter un coup d’œil au dictionnaire. Peut-être que ça nous rassure de posséder un dictionnaire pour employer les mots de la bonne manière. Pour parler comme tout le monde, pour ne pas passer, aux yeux du monde, pour un idiot. Il faudrait pouvoir revenir sur la toute première fois où le mot surgit, sur un tableau noir, sur la page blanche d’un livre. Ainsi, on se souviendrait de la confusion entre voir et noir, voir et choir, voir et croire. Des liens se tissent entre les mots sans qu’on en prenne conscience. Des lapsus s’installent, et dont on ne parle pas. Dont on ne parle jamais. Pourtant, une grande partie de ce qui est nommé poésie ne fonctionne qu’ainsi, en effectuant des rapprochements inattendus entre les mots. Il faut donc creuser à travers toutes les strates, toutes les couches qu’une idée, une volonté de normalité aura déposées sur cette première sensation d’un mot, sur nos tentatives maladroites d’en fabriquer des synonymes personnels. Cette maladresse est tout ce qui nous reste une fois que l’idée du monde, de la norme et de nous-même vole en éclats. On pourrait considérer cela tragique, mais ce ne l’est pas. C’est plus une longue maturation : un œuf, une coquille qui soudain se brise. Ce qui en sortira ne peut être monstrueux si l’on s’attarde encore sur la nécessité du semblable. C’est presque semblable : voilà en quoi c’est inquiétant pour la plupart, aussi inquiétant que de se tenir devant une glace, le matin, un rasoir à la main. Ensuite, l’important n’est plus ce que l’on perçoit : ce sera bien plus la façon dont on s’y prend pour percevoir. Je perçois cette table, mais si je retire de cette perception toute l’histoire que je ne cesse de me raconter avec cette table, qu’est-ce que je perçois vraiment ? Un mot, une table, une personne. Qu’est-ce que je perçois sans me raconter d’histoire ? Je pourrais en établir une discipline. Durant un quart d’heure par jour, assis tranquillement quelque part, je percevrais tout ce qui m’entoure. Je ferais attention à la moindre histoire qui surgirait, je n’en tiendrais pas compte, je la laisserais s’évanouir comme elle a surgi. Je ne m’intéresserais qu’à ces surgissements permanents qui recouvrent les objets, les lieux, les êtres. Peut-être qu’à ce moment précis j’aurais une fenêtre de vision inédite, ou mieux, je retrouverais la vision que je n’ai jamais perdue, qui est toujours au fond de moi-même depuis les tous débuts de mon existence. Voir, percevoir cette fragilité enfantine, ce qui résiste envers et contre tout, ne pas avoir peur du ridicule, dépasser le ridicule. Suivre la voie que le ridicule propose.|couper{180}

Carnets | mai 2023

Être un autre

On avait des vues sur ce petit lot. Une vision étriquée. L’autre, avec sa vue basse, nous l’aurait vanté. -- Fermez les yeux, imaginez. Ici une piscine, là un trampoline, sur le pilier du portail une pancarte : « Sam suffit ». Hein que vous seriez bien. Aux petits oignons. Avions-nous pris conscience de la présence d’une quatre-voies à deux pas du lieu ? De la voie de chemin de fer ? Rien de tout ça. Obnubilés par le faible prix du terrain, et surtout la sensation inédite d’avoir « de quoi », nous avions foncé tête baissée. On avait signé le soir même. Je peux m’en souvenir : j’avais soudain pris conscience, à ce moment même, que les choses n’étaient pas immuables. Ma vision semblait s’être élargie en même temps que ma conscience. Posséder un petit lopin de terre ne vous transformait pas seulement en propriétaire. Vous deveniez un autre homme, voilà tout. On peut vivre la même chose à moindre prix. Acheter une nouvelle paire de chaussures, par exemple, peut tout aussi bien faire l’affaire. J’ai conservé ça de l’enfance. Une nouvelle paire était une fête véritable. Un bref moment, cependant. Car aussitôt aux pieds, je m’évertuais à la salir. Il ne fait pas bon avoir des chaussures neuves à la récréation : on sera traité de tout, moqué ; autant ne pas passer par cette case-là. Il suffit de marcher dans la boue, dans la cendre, et l’affaire sera réglée. Mais le souvenir d’une paire de chaussures neuves aux pieds, c’est quelque chose. J’ai beau avoir dépassé la soixantaine, c’est toujours le même plaisir, le même étonnement, la même inquiétude. Changer de voiture peut aussi élargir la conscience. Améliorer nettement la vision des choses. Rien que d’ouvrir la portière, s’installer au volant et renifler cette odeur spécifique du neuf. Encore que je n’aie acheté qu’une seule fois de toute ma vie une voiture neuve. Je me souviens comment la métamorphose s’est effectuée sans même que je ne m’y attende. Ne serait-ce qu’appuyer sur la commande des vitres pour les baisser ou les relever, ça vous change vraiment un homme. Changer de compagne ne fait pas longtemps illusion. Mais, les premiers temps, malgré tout, une sensation d’élargissement s’opère. Une nouvelle compagne vous donne l’illusion d’être un nouvel homme. Cependant, en moins de six mois de temps, vous vous rendez compte que ce n’était qu’une illusion. Le naturel revient au galop. C’est douloureux les premières fois. Ensuite on s’habitue, on devient plus circonspect avec ses enthousiasmes, on temporise, on se méfie. L’autre n’a pas grand-chose à voir avec le phénomène. Tout ça vient seulement de soi. On a tellement envie d’être un autre, à certains moments de notre vie, que toutes les occasions semblent bonnes pour se leurrer. On met du temps à prendre conscience que c’est la conscience qui se sert de nous pour se voir elle-même. Que nous ne sommes que des jouets qu’elle emprunte le temps d’une ou deux expériences. Peut-être que, pour une seule expérience qu’elle désire explorer, toute une génération de femmes et d’hommes, d’enfants lui sera nécessaire. Il n’y a pas à s’en plaindre, pas plus qu’à s’en réjouir. Les choses semblent être ainsi. Et nous y participons grandement, dotés de notre sensation du temps, de notre envie de changement, et de l’ennui qui parfois sous-tend nos quêtes. Nous ne sommes jamais parfaitement heureux de ce que nous avons. Nous ne savons même pas ce que nous possédons, la plupart du temps. Je ne parle pas de valeur, de mesure, mais de l’importance que nous attribuons vraiment à ces choses. Quelle importance, pour moi, que ce clavier, cet écran, ce stylo, cette table, ce bureau, cette maison, ce village, cette région, ce pays, cette planète ? Se pencher sur cette notion d’importance améliore peut-être la vision : c’est peut-être en creusant l’importance qu’on améliore sa vue, que la conscience se surprend elle-même à s’élargir. Ensuite, il convient de choisir : attribuer à tout la même importance, ou n’en attribuer à aucune. Ce sont aussi deux expériences à tenter. Il n’y en a pas une meilleure que l’autre. Ne rien posséder change aussi la vision d’un homme ; peut tout aussi bien réduire drastiquement le champ de vision que faire le contraire. Pourquoi cela varie-t-il suivant les individus ? Probablement parce que nous sommes des individus. Que chacun est unique, quoi qu’on veuille nous faire croire. Que chacun est indispensable à la conscience du monde, qu’il ne pourrait même n’y avoir aucune conscience sans ça. Il n’y aurait juste qu’un instant présent, un état d’hébétude prolongé à l’infini. Un vaste désert où nous ne serions que des cactus.|couper{180}

Carnets | mai 2023

Nouveauté

Nouveau dossier, nouveau fichier, nouvelle page, nouvelle idée, nouvel élan, nouvelle tentative, nouvel échec, nouveau recommencement, nouvel espoir, nouvelle déception, nouvelle pilule, nouveau cachet, nouvelle boîte, nouvelle plaquette de cachets, nouvelle insomnie, nouveau matin, nouvelle journée, nouvelle saison, nouveau soleil, nouvelle floraison, nouveau truc pour se cantonner à du nouveau essentiellement, nouvelle croyance, nouveau regret, nouveau souvenir, nouvelle tâche, nouvelle date, nouvel élève, nouvelle exposition, nouvelle angoisse, nouvelle inquiétude, nouveau subterfuge, nouvelles du monde, du pays, du quartier, nouveau magasin, nouvelles têtes, nouvelle poignée de main, nouveau cul tourné, nouvel an, nouveau siècle, nouvelle voiture, nouveaux problèmes, nouvelle monnaie, nouveau carburant, nouvelle arnaque, nouveau défi, nouveau supermarché, magasin de nouveautés, boutique neuve, nouvelle vitrine, nouveaux produits, nouvelle caissière, nouveau visage, nouvelle voix, nouvelle rencontre, nouveau bar, nouveau discours, nouveaux mensonges, nouvelles querelles, nouveaux malentendus, nouveaux principes, nouvelles habitudes, nouvelles rues, nouveaux détours, nouveaux contours. Nouvel horizon, nouvelle perspective, nouveau point disparaissant derrière de nouvelles constructions.|couper{180}

Carnets | mai 2023

Codes

Vous avez passé le code, maintenant passez la conduite. Ils ont leurs codes. Au début, ça peut paraître hermétique. Il vous faut décoder tout ça. Vous pourriez vous en faire un code d’honneur. Pouvez-vous allumer les codes, s’il vous plaît ? Je crois qu’il vous manque une ampoule. Pour entrer sur le site, inscrivez-vous, choisissez un identifiant et un mot de passe. Ne donnez jamais votre numéro de code bancaire. Tapez votre code. Vous avez perdu votre code ? Pour récupérer votre identifiant ou votre mot de passe, cliquez ici. Pour plus de sécurité, une double identification est désormais demandée. Si vous voulez des informations sur vos comptes, tapez votre code postal, tapez votre numéro de compte client. Tapez 1, tapez 2, tapez * pour revenir au sommaire. Quel est votre code guichet, votre code banque ? J’essaie de décoder ce formulaire. Pourriez-vous m’indiquer le code de la porte ? C’est le même code pour les deux portes. Par contre, le code du portail est différent. N’inscrivez pas votre code n’importe où. Il est préférable de mémoriser votre code. Vous pouvez désormais utiliser ce nouveau code. Quel est votre code postal ? Votre code est confidentiel, ne le partagez avec personne. Pour obtenir votre code, inscrivez votre identifiant ou votre adresse e-mail. Pour entrer sur votre messagerie, tapez votre code. Vous n’avez pas de mémoire : voici un service payant pour rassembler tous vos codes. Pour y accéder, tapez votre code client. Pour créer votre site, pas besoin de savoir coder. Si vous voulez plus d’options, suivez notre formation. Vous deviendrez un expert en code HTML, en code CSS, en PHP, en Python, en C, en C++. Allumez les codes, éteignez-les, vous avez oublié d’éteindre vos codes. Vous êtes à plat : il n’y a plus de batterie. Désormais, chaque génération possède ses propres codes. Les codes des cités, les codes des francs-maçons, les codes de la chevalerie, les codes à respecter en entreprise, à l’église, dans la file d’attente, les codes pour comprendre les codes, les codes pour se rappeler tout ce qui devra être oublié, le code civil, nul n’est censé ignorer la loi, la loi et ses codes, les codes du bien vivre ensemble, les codes pour tenir une fourchette et un couteau, les codes pour dresser une table, pour arranger des fleurs, pour boire de l’eau dans le bon verre. Le codicille sera à ajouter en bas de page, ou sur une feuille à part. Le code de bonne conduite. Allumez vos codes, ne roulez pas plein phare, respectez le code de la route. Le code pour la cérémonie du mariage, du baptême, de l’enterrement : levez-vous, asseyez-vous, chantez, ne chantez plus, ne dormez pas, les codes pour s’asseoir correctement sur un zafu. Ça vous fait mal aux genoux : dura lex sed lex. Le code pour se plier en quatre, pour se déplier durant les heures de pointe. Le code pour être enfin riche, enfin libre, enfin heureux, enfin beau. Le code pour bien manger, le code pour être en bonne santé, pour vivre vieux en bonne santé, le code pour oublier qu’on est cerné par les codes.|couper{180}

Carnets | mai 2023

Marché aux sons

Par l’ouïe du poisson, par l’œil encore vif, indice de fraîcheur. Vision des files d’attente, perspective des racks des rayons. Silhouettes avec caddies. Musique sirupeuse, réflexe de Pavlov. Le cabillaud lorgne la morue, le persil frise. Le hachoir fend l’écaille, la chair, l’arête, mais pas trop gros. Pas trop épaisse, la tranche. — Et avec ceci, ce sera tout ? — Non, mettez-moi donc des moules, ce petit bout de loup, et six sardines. — Je vous les vide ? — Avec plaisir. Le son des voix à la poissonnerie, dans le supermarché de la ville. Par le rayon des surgelés, le son des emballages : riz cantonnais, paella royale. Un bruit sableux, vague sensation : crissement de la sandale sur une plage. Filets de colin panés en promotion, frites au four, steaks congelés. Au lieu de onze euros si vous en prenez deux. Chez le traiteur, le bourdonnement sourd de la machine à trancher le jambon. — Comme ça, ça ira ? — Un peu moins épaisse, s’il vous plaît. — Vous m’avez bien dit quatre ? — Finalement, mettez-m’en six, et puis deux tranches de pâté en croûte, pas trop épaisses non plus. Caisses devant l’entrée pour accéder à la sortie. — Je n’ai que ça, je peux passer devant vous ? — Vous savez, à nos âges, on a le temps. — Il fait si froid pour un mois de mai. — Non, ça s’arrête là, le reste est à la dame derrière. — Vous avez bien pris en compte la réduction ? — J’ai combien de points sur ma carte ? — Vous payez par carte ? Vous avez la carte de fidélité ? Vous voulez le ticket ? Vous prenez les vignettes ? Juste avant la sortie, le bruit du distributeur de billets. Très mécanique : froissement violent, crachement de papier. À côté, le bruit du flash du photomaton, le bourdonnement du développement, le grelot du rideau qu’on tire. Le choc des feuilles plus épaisses contre la tirette en plastique. Par le parking, le son de la chaîne du caddy qu’on libère en entrant un jeton dans la fente. Le bruit du caddy qui s’encastre dans un autre caddy. Le bruit de l’allumage du moteur, des pneus qui couinent sur l’asphalte, de la vitesse qu’on passe, du klaxon intempestif ou compulsif. Dans l’habitacle de l’automobile, le léger bruit du bouton de l’autoradio qu’on allume. La voix de Bruce Springsteen chantant Born in the U.S.A. Le bruit de l’alarme qui dit que la ceinture n’est pas bouclée. Le petit clic quand on la boucle. Le bruit du clignotant sur la gauche. La seconde qu’on enclenche.|couper{180}

Carnets | mai 2023

Suivre la voie du timbre-poste

C’est en lisant des poèmes qu’on peut se rendre compte. Peut-être pas tous. Certains poèmes. Ceux qui ne traitent que d’une seule idée à la fois. Qui ne sont pas feux d’artifice. Qui ne partent pas dans tous sens. Encore que rien contre tous les sens. Le sens est important. Mais ici, le propos, c’est le timbre-poste : chercher et suivre la voie du timbre. Trouver un timbre-poste, s’y tenir, s’y accrocher, ne pas lâcher l’affaire, métamorphose en pit-bull philatéliste, en spéléologue explorant les abîmes du parallélépipède postal. Le timbre-poste n’est pas plat comme une limande. Plus on s’en approche, plus on lui découvrira un volume, monumental en proportion de la concentration de qui vient à lui. Un timbre-poste peut être un bloc monstrueux, un édifice inquiétant, proche des dolmens, des menhirs, des pyramides aztèques ou mayas, du gigantisme de Baalbek ou de Lovecraft. Trouver un timbre-poste. Aller à la rencontre du timbre-poste. Comment faire ? Comment s’y prendre ? Avec toute l’abondance autour, comment distinguer celui-ci, que sera le bon timbre, le juste timbre, le gong ? Un timbre-poste dans le chaos général. Y aller à la loupe et avec circonspection. Prendre l’autoroute pour se rendre dans telle ou telle ville en quête du timbre est un risque. On ne sera pas seul sur la route. Beaucoup semblent à la recherche de la même chose. Préférer les nationales, les départementales, les vicinales. Chercher l’oblique, la diagonale, bien plus dynamique. Faire attention aussi où l’on pose les pieds si l’on marche à pied. Y aller d’un bon pas sans se perdre en tergiversations ; se munir d’une carte, d’une boussole ; savoir se repérer grâce au soleil, à la lune, aux étoiles. Ça prend plus de temps, parfois, mais ce n’est pas bien grave. On risque moins de rouler sur un timbre-poste sans même le voir. À cheval, il faut lutter contre la légende transmise de cavalier en cavalier que tout puisse être ou ne pas être sous le sabot de la monture. Vu sous cet angle obtus, par la lorgnette, un être humain est un timbre-poste. Sous cellophane, papier cristal, planqué dans l’anodin, le désordre, la multiplicité des envies sans but. Dans le chaos des envies brutes. Tout être est timbre-poste, non oblitéré, vierge de toute salive encore. Aucun crachat, sans postillon. Pas plaqué sur une enveloppe : autonome, inconnu. Vu sous un autre angle, encore plus obtus : la phrase. Le mot. La lettre. Tout ce qu’on emploie pour dire la sensation, indicible. Ce qu’on ne sait pas dire, ce qu’on n’arrive pas à sortir, mais qu’on voudrait quand même dire. La toute petite sensation timbre-poste dans laquelle on s’enfonce, on sombre, on décroche. Sables mouvants, mer au galop, archange juché sur une flèche. Omelette à gogo. Un morceau de pelouse, un matelas rembourré, un corps de tout son long, offert et hermétique. Offert à l’œil, à la main, aux narines, à la langue ; hermétique à toute pensée. Black-out total. Les neurones dysfonctionnent, court-circuit dans les synapses. C’est offert, mais inaccessible à la pensée. Qu’aux sens de s’y risquer. S’y jeter. Se jeter dans le timbre-poste, puits infini, puits sans fond, les yeux fermés, la bouche close, se pincer le nez, les oreilles, comme on plonge dans la mer. La curiosité fera le reste. La curiosité : le facteur entre la peau et la cervelle. Le timbre-poste peut être une obsession. Faire de ses obsessions des timbres-poste. C’est plus facile avec les obsessions. Ça nous regarde. Au regard de l’obsession qui nous cloue au mur, au sol, à l’arbre, au ciel, ouvrir les yeux en grand, ne pas en perdre une miette. Absorber comme un buvard. Recracher tout, ensuite, par la bouche, pêle-mêle, dans un trou. Laisser mijoter un moment. Attendre quelques heures, quelques jours, que l’écho fasse son job. Que le boomerang revienne. Au regard de ce qui revient, dit karma, explorer le malaise, devenir circonspect, ne prendre que ce qui nous appartient vraiment. Laisser de côté les courriers mal adressés. Retour à chaque expéditeur, retour à l’envoyeur souhaité mais pas indispensable. Ouvrir les oreilles en grand, maintenant. Plonger dans une mémoire d’éléphant, ne pas se tromper de mémoire. Reprendre tout ça, le malaxer dans le son jusqu’à trouver l’accord. Un seul timbre-poste, un unique accord, se délier les doigts, tenter quelques arpèges. Si ça sonne, ne pas courir vers la porte. S’y rendre doucement.|couper{180}

Lovecraft

Carnets | mai 2023

Extinction

Extinction de voix. Aujourd’hui, je reçois les gamins d’une école à la médiathèque du village. Le père Fouras de Fort Boyard, ou pas loin. Plusieurs groupes. Celui-là regarde uniquement les prix des tableaux. Ils les disent à haute voix tout en s’en offusquant. En en plaisantant. À part ça, à part le prix des choses, les émotions, les sensations sont à peine livrées. Ou alors il faut absolument y voir quelque chose : des bonshommes, des fleurs, un lézard, une fourmi. Je m’écoute parler avec ma voix éteinte. Je me surprends à être d’une étonnante affabilité. Si quelqu’un fait une erreur, je dis : nous avons commis une petite bévue. Nous en rigolons. L’heure tourne, les groupes s’enchaînent. Malgré tout, à la fin, quelques-uns disent : ça donne envie de dessiner, de peindre. On ne sait pas si c’est sincère ou par pure politesse, ou encore si ce sont de bons élèves, toujours plus ou moins en représentation devant leur maîtresse. Mais malgré cela, le temps pourri, et la fin du monde, ça vaut le coup. Ça vaut toujours le coup de discuter peinture avec les enfants. Un homme s’installe à la terrasse d’un café parisien. Il sort un calepin, un stylo et il se met à écrire. Il est absorbé par ce qu’il est en train d’écrire, le monde autour n’existe pas. C’est peut-être ça le bonheur et le malheur d’écrire, tout à la fois. Pour celui qui observe l’homme en train d’écrire, victime de sa propre fascination, il y a des chances pour que rien d’autre n’existe qu’un homme en train d’écrire à la table devant lui. Observer quelqu’un en train d’écrire peut tout autant nous retirer du monde. À quoi pense-t-on quand on voit un homme entrer dans ce café, sortir un calepin, un stylo et se jeter tête la première dans l’écriture ? On peut penser à une certaine forme de solitude, à une représentation théâtrale ; on pourrait imaginer un homme dont le but serait de se donner en spectacle. Regardez tous, je suis en train d’écrire. Ou encore du mépris : je ne tiens absolument pas compte de vous, du monde dans lequel vous êtes ; regardez, je prends mon calepin, mon stylo et je disparais dans la longue cohorte de signes que j’aligne les uns à la suite des autres. Qu’est-ce qu’il peut bien être en train d’écrire, cet homme ? On pense presque aussitôt à un journal, ou encore à un récit, une nouvelle, des notes pour un roman en cours. On pense beaucoup plus rarement à un brouillon de lettre d’amour, un brouillon de lettre de démission, à une lettre à son père, à une lettre de motivation. Peut-être n’est-il rien d’autre qu’un fouineur, un détective privé en train d’effectuer un rapport d’adultère. Ou encore pire : un comptable. Ce ne sont peut-être rien d’autre que des suites de chiffres qu’il est en train d’aligner. Un homme s’installe à la terrasse d’un café. Pourquoi n’ai-je rien d’autre à faire que de l’observer, que d’y penser ? Ce pourrait aussi être une très bonne question à me poser. Ai-je pris le temps d’observer l’homme pour ce qu’il est vraiment ? Froidement ? Bien sûr que non. Il a été immédiatement classé dans une catégorie : la catégorie des hommes qui écrivent dans les cafés. Probable que cela soit aussi la catégorie des écrivains, peut-être celle des journalistes. Catégories arbitraires, évidemment. Car un écrivain peut très bien écrire chez lui, de même qu’un journaliste. Si je pousse encore plus loin ma pensée, n’est-ce pas parce que j’ai moi-même écrit dans de nombreux cafés parisiens que m’est venue spontanément cette interprétation ? On ne voit guère plus loin que le bout de son nez. C’est un fait. On devrait toujours s’en rappeler. Notamment quand l’attraction devient aussi forte : c’est parce qu’on reconnaît quelque chose qui n’appartient qu’à nous-mêmes. Un homme s’est installé à la table devant la mienne. Il est entre deux âges. J’ai toujours une fichue difficulté à donner un âge. Disons la cinquantaine. Il est vêtu sobrement. Pour un peu, il pourrait passer inaperçu. D’ailleurs, mon regard fait le tour de la terrasse : il n’y a bien que moi qui regarde cet homme. Les autres consommateurs sont plutôt perdus dans leurs pensées, ou encore à regarder leurs écrans de smartphone ; d’autres fument en levant le nez au ciel. Ceux qui sont en couple cherchent des compromis. Le loufiat slalome entre les tables. C’est certainement un homme d’expérience, de métier, détectable à son agilité et l’économie de ses pas. Je garde un œil sur l’homme qui écrit en essayant d’agrandir le périmètre. De reprendre peu à peu contact avec le monde. Des pigeons lourdauds zigzaguent entre les tables, se faisant dépouiller les miettes de pain par des moineaux. De mon point de vue, les oiseaux expliquent à eux seuls une grande partie du monde tel qu’il est vraiment : lourdeur, pesanteur, contre agilité, fluidité, rapidité. Un homme s’est installé à la table de ce café où je me rends régulièrement pour écrire moi-même. Il a sorti son calepin, son stylo et il s’est mis à écrire. La fascination dans laquelle je me suis soudain retrouvé provient, de toute évidence, d’un phénomène de reflet. Je n’ai d’ailleurs pas sorti calepin ni stylo. Je me suis contenté d’observer. La rédaction d’un billet de blog ne devrait pas surprendre le lecteur. Après tout, on est conduit sur un blog suite à une requête. Aujourd’hui, cela se passe comme ça. Si je tape extinction de l’espèce sur Google, ce billet pourrait avoir des chances d’apparaître vers la centième page que propose le moteur de recherche. Qui est assez patient pour feuilleter un moteur de recherche jusqu’à cent pages… personne, je crois. Donc je peux bien écrire tout ce qui me chante sur ce billet de blog, étant donné le faible pourcentage de chances qu’il apparaisse en première page. Les gens adorent les histoires. Les histoires sont toujours les mêmes. On peut imaginer qu’une histoire soit différente d’une autre, mais en fait il y a de grandes chances pour qu’on découvre qu’on connaît déjà l’histoire au fur et à mesure qu’on la lira, qu’on s’en souvienne. Sur quoi peut-on innover, dans ce cas ? L’absence d’histoire ? Écrire des textes sans histoire ? On peut avoir ce but, bien sûr. Mais le lecteur veut une histoire. Si vous ne lui donnez pas une histoire, il l’inventera de lui-même. Il dira : voici un homme qui a sorti son calepin, son stylo dans un café parisien, voici un homme en train d’écrire quelque chose. On ne sait pas ce qu’il écrit. Qu’est-ce qu’il peut bien être en train d’écrire, cet homme ? Voilà : on est déjà dans une histoire sans même rien savoir de ce que l’homme est en train d’écrire. Je pourrais aussi ajouter à ce billet la recette de la tourte aux pommes de terre. Ça pourrait constituer un élément narratif. Incongru, certainement, mais sommes-nous à une incongruité près ? Il faudra vous munir de deux pâtes brisées ou feuilletées. Personnellement, j’ai une préférence pour la pâte brisée, son aspect rustique. Il vous faudra quelques pommes de terre, cinq ou six, assez charnues. Des oignons, de la crème fraîche, un couteau, un four, du persil. Coupez les pommes de terre en tranches pas trop fines, pas trop épaisses. Coupez les oignons en tranches, idem. Ensuite, mettez donc la pâte au fond d’un plat à tarte (vous pouvez conserver le papier sulfurisé : ça évite de mettre des matières grasses et c’est plus facile à nettoyer ensuite). Une couche de pommes de terre, une couche d’oignon, sel, poivre, persil. On recommence jusqu’au bord du plat à tarte. Ensuite, on recouvre le tout avec la seconde pâte. On perce une petite cheminée au centre pour que la tourte n’explose pas. Four à 200 degrés, 45 minutes de cuisson. Ensuite, on verse la crème fraîche épaisse par la cheminée ; on renfourne encore cinq minutes. Peut se manger chaud, tiède ou froid. Excellent comme plat du soir avec un peu de salade verte. Un billet de blog peut être vraiment quelque chose de très bizarre. Si on ne tient pas à être absolument dans les premières pages de Google, évidemment. Cela me fait penser à ces vieux bouquins, les tout-en-un. J’adorais fourrer mon nez dedans par temps de pluie. On pouvait passer ainsi une matinée, une après-midi entière à naviguer d’un article à l’autre sans s’ennuyer le moins du monde. Tout à fait autre chose que d’aller se balader dans la campagne. Surtout quand on connaît la campagne comme sa poche.|couper{180}

Carnets | mai 2023

Choses dont je peux facilement me passer

Alors là, les choses se bousculent au portillon. L’embarras du choix guette. Il faudrait mettre en place un dispositif pour organiser toutes ces choses. Leur offrir la possibilité de se ranger dans des catégories les calmerait peut-être. Le sérieux. Le ridicule absolu du sérieux. Dans lequel je tombe instinctivement comme dans un refuge, de façon inconsciente. Par pur mimétisme de ce que j’imagine du sérieux. Monsieur Loyal n’arrive pas à occulter Auguste. Mais Auguste ne peut exister que parce que Monsieur Loyal croit dans son propre sérieux. Puis-je me passer du sérieux comme de la fantaisie ? Que se passerait-il sans ces deux-là ? Ce ne serait pas facile. Ce serait même difficile. Je ne peux pas me passer du sérieux comme je l’entends pour accéder à une possibilité de fantaisie. Ai-je donc besoin de la fantaisie à ce point ? Ne suis-je pas fatigué de la fantaisie après toutes ces années ? Est-ce que je ne suis pas victime d’une de mes croyances et qui ne cesse de me dire que si je perds la fantaisie, je perds tout, qu’il en sera complètement fini de moi, que je ne serai plus qu’un bidule tournoyant encore quelques instants avant d’être aspiré par le maelström d’un évier qui se vide ? Ai-je besoin de fantaisie, et d’abord qu’est-ce que j’appelle fantaisie ? Ne serait-ce pas plutôt de la magie ? Cette vieille et chère chose qui vient de l’enfance et sur laquelle je n’ai jamais pu tirer un trait définitif ? La croyance en la magie comme résistance farouche au sérieux, à la tristesse générale du monde. Encore que je dis « triste », c’est encore un point de vue. Le monde n’est pas plus triste que gai, dans l’absolu ; il n’est qu’une constellation de points de vue, et qui peuvent se modifier suivant telle ou telle circonstance. La victoire du Paris Saint-Germain. Le couronnement d’un roi cacochyme. Un film de Stanley Kubrick, réalisé en 1969 pour faire croire à un alunissage. La montée des eaux, la baisse du pouvoir d’achat. Le passage à l’euro. La chute du CAC 40, l’invention du twist, du sextant, du fil à couper le beurre, du rouleau de caoutchouc pour éplucher l’ail. La liste est longue, et surtout infinie. Car on invente toujours quelque chose de nouveau depuis la nuit des temps. Le monde peut être aussi bien triste que gai, suivant le bout de la lorgnette qu’on prendra pour l’observer. Et on le sait : l’observateur fait intégralement partie, désormais, de l’expérience. Ça change la donne, désormais, de le savoir. Si Magellan, Christophe Colomb, Hitler l’avaient su, le monde serait-il ce qu’il est ? Cette tendance fâcheuse à épuiser le propos, à le presser jusqu’à la dernière goutte. Pourrais-je m’en passer facilement ? Je ne le crois pas, car cette façon d’épuiser les choses me sert de pensée. Si je n’épuise pas aussitôt une idée qui passe, je n’ai pas de pensée. La pensée est synonyme d’épuisement. Voilà la vérité vraie. Pourrais-je me passer de penser, alors ? J’y ai souvent pensé. J’y pense encore. Être silencieux et tout entier dans la sensation d’être là : situation parfaitement intenable. Je ne peux tenir longtemps ainsi ; je m’écroule dans la pensée presque instantanément. Certaines personnes ne supportent pas le silence. Elles ne peuvent tenir dans le silence. Elles s’effondrent dans la parole. Peut-être parce qu’elles ont une vision trop exiguë du silence. Une vision qui les inquiète, qui les met mal à l’aise. Puis-je me passer facilement de cette sensation de malaise provoquée par le silence, ou bien n’est-elle pas plutôt consubstantielle à ma propre parole ? C’est-à-dire que sans malaise je ne pourrais jamais aligner deux mots. Sans malaise, je serais muet totalement. Est-ce si gênant d’être muet totalement ? Il faudrait en rechercher l’avantage plutôt que les inconvénients. Ceux qui ne parlent pas ont l’air de penser bien plus de choses et beaucoup plus profondément que ceux qui parlent sans arrêt. Ils imposent un certain respect, une sorte de crainte, un malaise. Ceux qui ne parlent pas me font toujours beaucoup parler. Pourrais-je changer cela une bonne fois pour toutes ? Est-ce utile, vraiment, d’être doté d’un tel réflexe pavlovien ? Une difficulté de classement se fait jour. Classer les choses dont je peux me passer. Les ranger dans des boîtes, les monter au grenier ou les descendre à la cave. Peut-être qu’une fois que ce sera fait j’y verrai un peu plus clair. Est-ce si utile d’y voir clair ? Il me semble aussi que dans ma vie, plus j’y ai vu clair, plus je me suis rendu malheureux. Est-ce si utile de se rendre ainsi malheureux pour y voir clair ?|couper{180}