Extinction
Extinction de voix. Aujourd’hui, je reçois les gamins d’une école à la médiathèque du village. Le père Fouras de Fort Boyard, ou pas loin. Plusieurs groupes. Celui-là regarde uniquement les prix des tableaux. Ils les disent à haute voix tout en s’en offusquant. En en plaisantant. À part ça, à part le prix des choses, les émotions, les sensations sont à peine livrées. Ou alors il faut absolument y voir quelque chose : des bonshommes, des fleurs, un lézard, une fourmi. Je m’écoute parler avec ma voix éteinte. Je me surprends à être d’une étonnante affabilité. Si quelqu’un fait une erreur, je dis : nous avons commis une petite bévue. Nous en rigolons. L’heure tourne, les groupes s’enchaînent. Malgré tout, à la fin, quelques-uns disent : ça donne envie de dessiner, de peindre. On ne sait pas si c’est sincère ou par pure politesse, ou encore si ce sont de bons élèves, toujours plus ou moins en représentation devant leur maîtresse. Mais malgré cela, le temps pourri, et la fin du monde, ça vaut le coup. Ça vaut toujours le coup de discuter peinture avec les enfants.
Un homme s’installe à la terrasse d’un café parisien. Il sort un calepin, un stylo et il se met à écrire. Il est absorbé par ce qu’il est en train d’écrire, le monde autour n’existe pas. C’est peut-être ça le bonheur et le malheur d’écrire, tout à la fois. Pour celui qui observe l’homme en train d’écrire, victime de sa propre fascination, il y a des chances pour que rien d’autre n’existe qu’un homme en train d’écrire à la table devant lui. Observer quelqu’un en train d’écrire peut tout autant nous retirer du monde. À quoi pense-t-on quand on voit un homme entrer dans ce café, sortir un calepin, un stylo et se jeter tête la première dans l’écriture ? On peut penser à une certaine forme de solitude, à une représentation théâtrale ; on pourrait imaginer un homme dont le but serait de se donner en spectacle. Regardez tous, je suis en train d’écrire. Ou encore du mépris : je ne tiens absolument pas compte de vous, du monde dans lequel vous êtes ; regardez, je prends mon calepin, mon stylo et je disparais dans la longue cohorte de signes que j’aligne les uns à la suite des autres. Qu’est-ce qu’il peut bien être en train d’écrire, cet homme ? On pense presque aussitôt à un journal, ou encore à un récit, une nouvelle, des notes pour un roman en cours. On pense beaucoup plus rarement à un brouillon de lettre d’amour, un brouillon de lettre de démission, à une lettre à son père, à une lettre de motivation. Peut-être n’est-il rien d’autre qu’un fouineur, un détective privé en train d’effectuer un rapport d’adultère. Ou encore pire : un comptable. Ce ne sont peut-être rien d’autre que des suites de chiffres qu’il est en train d’aligner.
Un homme s’installe à la terrasse d’un café. Pourquoi n’ai-je rien d’autre à faire que de l’observer, que d’y penser ? Ce pourrait aussi être une très bonne question à me poser.
Ai-je pris le temps d’observer l’homme pour ce qu’il est vraiment ? Froidement ? Bien sûr que non. Il a été immédiatement classé dans une catégorie : la catégorie des hommes qui écrivent dans les cafés. Probable que cela soit aussi la catégorie des écrivains, peut-être celle des journalistes. Catégories arbitraires, évidemment. Car un écrivain peut très bien écrire chez lui, de même qu’un journaliste. Si je pousse encore plus loin ma pensée, n’est-ce pas parce que j’ai moi-même écrit dans de nombreux cafés parisiens que m’est venue spontanément cette interprétation ? On ne voit guère plus loin que le bout de son nez. C’est un fait. On devrait toujours s’en rappeler. Notamment quand l’attraction devient aussi forte : c’est parce qu’on reconnaît quelque chose qui n’appartient qu’à nous-mêmes.
Un homme s’est installé à la table devant la mienne. Il est entre deux âges. J’ai toujours une fichue difficulté à donner un âge. Disons la cinquantaine. Il est vêtu sobrement. Pour un peu, il pourrait passer inaperçu. D’ailleurs, mon regard fait le tour de la terrasse : il n’y a bien que moi qui regarde cet homme. Les autres consommateurs sont plutôt perdus dans leurs pensées, ou encore à regarder leurs écrans de smartphone ; d’autres fument en levant le nez au ciel. Ceux qui sont en couple cherchent des compromis. Le loufiat slalome entre les tables. C’est certainement un homme d’expérience, de métier, détectable à son agilité et l’économie de ses pas. Je garde un œil sur l’homme qui écrit en essayant d’agrandir le périmètre. De reprendre peu à peu contact avec le monde. Des pigeons lourdauds zigzaguent entre les tables, se faisant dépouiller les miettes de pain par des moineaux. De mon point de vue, les oiseaux expliquent à eux seuls une grande partie du monde tel qu’il est vraiment : lourdeur, pesanteur, contre agilité, fluidité, rapidité.
Un homme s’est installé à la table de ce café où je me rends régulièrement pour écrire moi-même. Il a sorti son calepin, son stylo et il s’est mis à écrire. La fascination dans laquelle je me suis soudain retrouvé provient, de toute évidence, d’un phénomène de reflet. Je n’ai d’ailleurs pas sorti calepin ni stylo. Je me suis contenté d’observer.
La rédaction d’un billet de blog ne devrait pas surprendre le lecteur. Après tout, on est conduit sur un blog suite à une requête. Aujourd’hui, cela se passe comme ça. Si je tape extinction de l’espèce sur Google, ce billet pourrait avoir des chances d’apparaître vers la centième page que propose le moteur de recherche. Qui est assez patient pour feuilleter un moteur de recherche jusqu’à cent pages… personne, je crois. Donc je peux bien écrire tout ce qui me chante sur ce billet de blog, étant donné le faible pourcentage de chances qu’il apparaisse en première page.
Les gens adorent les histoires. Les histoires sont toujours les mêmes. On peut imaginer qu’une histoire soit différente d’une autre, mais en fait il y a de grandes chances pour qu’on découvre qu’on connaît déjà l’histoire au fur et à mesure qu’on la lira, qu’on s’en souvienne.
Sur quoi peut-on innover, dans ce cas ? L’absence d’histoire ? Écrire des textes sans histoire ? On peut avoir ce but, bien sûr. Mais le lecteur veut une histoire. Si vous ne lui donnez pas une histoire, il l’inventera de lui-même. Il dira : voici un homme qui a sorti son calepin, son stylo dans un café parisien, voici un homme en train d’écrire quelque chose. On ne sait pas ce qu’il écrit. Qu’est-ce qu’il peut bien être en train d’écrire, cet homme ? Voilà : on est déjà dans une histoire sans même rien savoir de ce que l’homme est en train d’écrire.
Je pourrais aussi ajouter à ce billet la recette de la tourte aux pommes de terre. Ça pourrait constituer un élément narratif. Incongru, certainement, mais sommes-nous à une incongruité près ?
Il faudra vous munir de deux pâtes brisées ou feuilletées. Personnellement, j’ai une préférence pour la pâte brisée, son aspect rustique.
Il vous faudra quelques pommes de terre, cinq ou six, assez charnues.
Des oignons, de la crème fraîche, un couteau, un four, du persil.
Coupez les pommes de terre en tranches pas trop fines, pas trop épaisses.
Coupez les oignons en tranches, idem.
Ensuite, mettez donc la pâte au fond d’un plat à tarte (vous pouvez conserver le papier sulfurisé : ça évite de mettre des matières grasses et c’est plus facile à nettoyer ensuite).
Une couche de pommes de terre, une couche d’oignon, sel, poivre, persil.
On recommence jusqu’au bord du plat à tarte.
Ensuite, on recouvre le tout avec la seconde pâte. On perce une petite cheminée au centre pour que la tourte n’explose pas.
Four à 200 degrés, 45 minutes de cuisson.
Ensuite, on verse la crème fraîche épaisse par la cheminée ; on renfourne encore cinq minutes.
Peut se manger chaud, tiède ou froid.
Excellent comme plat du soir avec un peu de salade verte.
Un billet de blog peut être vraiment quelque chose de très bizarre. Si on ne tient pas à être absolument dans les premières pages de Google, évidemment.
Cela me fait penser à ces vieux bouquins, les tout-en-un. J’adorais fourrer mon nez dedans par temps de pluie. On pouvait passer ainsi une matinée, une après-midi entière à naviguer d’un article à l’autre sans s’ennuyer le moins du monde. Tout à fait autre chose que d’aller se balader dans la campagne. Surtout quand on connaît la campagne comme sa poche.
Pour continuer
Carnets | mai 2023
Disparitions
Je relis de vieux articles, pas fameux. Tout en bas, une ou deux personnes semblent s’y être arrêtées. Je clique sur leur avatar, curieux de voir ce qu’ils font sur WordPress. Et je tombe sur : L’auteur a effacé son site. Évidemment, ça m’embarque dans les allées d’un vieux cimetière, peut-être celui du Père Lachaise. Il y a les tombes célèbres, les visites obligées. Mais ce que je garde en mémoire, c’est l’émotion particulière face à une sépulture anonyme. Une dalle fendue, un nom presque effacé. Parfois, juste une nuance de terre signale qu’un corps repose là. Voir un site “effacé par son auteur” provoque un trouble semblable. Je pense à septembre, au blog que je n’ai plus envie de renouveler. Trop cher pour ma modeste bourse. Comment quitter la table avec élégance ? J’ai tout sauvegardé, au cas où WordPress décide de tout effacer à l’échéance. Peut-être que je remettrai tout en ligne ailleurs, chez un hébergeur plus abordable. Ou peut-être qu’il faut accepter de tourner la dernière page, pour pouvoir en ouvrir une autre. Ou peut-être que je ne toucherai à rien. Et je verrai bien ce qui se passe. C’est plutôt ça, mon style : faire avec.|couper{180}
Carnets | mai 2023
31052023
Une chose est importante quand on veut raconter des histoires, c'est de ne pas perdre le fil de celle-ci. Tous les menteurs savent le risque de se couper ainsi qu'il est d'usage d'employer ce mot. Mais si l'on utilise ce risque comme ressort de l'histoire, que se passe t'il ? Admettons un écrivain qui perd la mémoire de son histoire, qui du jour au lendemain ne se souvienne plus du nom de ses personnages, de leurs biographies fictives et qui passe son temps à tout modifier... non par malice bien sûr, mais parce qu'il ne peut faire autrement désormais. Comme en peinture le doute et l'hésitation provoqueraient un flop à coup sur. Donc c'est en assumant totalement cette perte de mémoire, en y allant à fond que ça risque d'être vraiment attrayant. En tous cas au moins pour celui qui écrira cette histoire. A part ça je suis passé à la clinique hier, quelques coups de laser dans chaque œil et un éblouissement fameux à la sortie. Heureusement, mon épouse m'a prêté ses lunettes de soleil. Il y avait un protocole à suivre avant l'opération que j'ai complètement zappé évidemment. Il fallait prendre une série de gouttes quelques jours avant et je fus penaud d'avouer au toubib que j'avais fait l'impasse. A un moment j'ai cru qu'il allait reporter le RDV au moins suivant. Mais non, restez là je reviens, il m'a flanqué des gouttes à lui dans chaque œil j'ai eu l'impression de passer un portail. tout est devenu supersensible, y compris les défaillances d'un spot du plafond que je n'avais pas remarquées auparavant. Ensuite une vingtaine de minutes d'attente pour laisser le temps à la pupille de se dilater et hop. Aucune douleur. Juste des éblouissements répétés. Fixez mon oreille gauche me disait le toubib... je ne voyais rien du tout, il fallait inventer, estimer une distance, une tête, une oreille et fixer l'œil sur cette création parfaitement imaginaire. "— juste un peu plus bas si vous pouviez" ajoutait-il parfois.|couper{180}
Carnets | mai 2023
Assemblage
Lire avec attention, mais en conservant du recul. Noter au fur et à mesure des groupes de mots qui paraissent déjà vus, bizarres, plats, comiques, illogiques. Et les mettre les uns derrière les autres à la queue leu leu. voir ensuite ce que ça fait. Grand mythe fondateur. Symbole de vie. Puissance magique. Dispensateur de bienfaits. Œuvre d'art comme telle. Savez-vous que. A travers. Vous apprendrez. Découvrez le lien. Découvrez enfin. Comment [...] pour mieux. Enregistrez ce produit. Partagez votre achat avec vos amis. A défaut de prétendre. Pour aller vers le réel. Les obstacles auxquels il se heurte. Dans le cadre de. Son vrai titre. Le garant du système. Conduire une politique. Représenter l'institution. A double-titre. Un organe de presse. Nombreux déplacements. Le côté professionnel. Inciter les citoyens. Lire la presse écrite. Corriger les inégalités. Un regard collectif. Nous ferons le nécessaire. Dans ce style qui le définit si bien. Un récit passionnant. Dont on ignore encore tant de choses. Accablé de chagrin. Il s'est retiré dans la solitude. Il commença à se dire qu'une nouvelle vie était possible. Retrouvant ses reflexes. Une tragique pollution. Protéger des malversations. En laissant courir les rumeurs. Une malédiction pèserait sur la ville. Une réalité objective. Commentaire autorisé et décryptage. Si l'on doit caractériser. Un angle mort. Un policier abat un jeune homme. Toute une population. Le contrôle au facies. Positiver le négatif. C'est une simple bavure. Un plan social. Une affaire de mœurs. La légitime défense. la tyrannie du politiquement correct. Un lynchage médiatique. Un quartier sensible. Coller à son époque. Des instances de médiation. La voix de son maître.|couper{180}