Être un autre
On avait des vues sur ce petit lot. Une vision étriquée. L’autre, avec sa vue basse, nous l’aurait vanté. -- Fermez les yeux, imaginez. Ici une piscine, là un trampoline, sur le pilier du portail une pancarte : « Sam suffit ». Hein que vous seriez bien. Aux petits oignons.
Avions-nous pris conscience de la présence d’une quatre-voies à deux pas du lieu ? De la voie de chemin de fer ? Rien de tout ça. Obnubilés par le faible prix du terrain, et surtout la sensation inédite d’avoir « de quoi », nous avions foncé tête baissée. On avait signé le soir même. Je peux m’en souvenir : j’avais soudain pris conscience, à ce moment même, que les choses n’étaient pas immuables. Ma vision semblait s’être élargie en même temps que ma conscience. Posséder un petit lopin de terre ne vous transformait pas seulement en propriétaire. Vous deveniez un autre homme, voilà tout.
On peut vivre la même chose à moindre prix. Acheter une nouvelle paire de chaussures, par exemple, peut tout aussi bien faire l’affaire. J’ai conservé ça de l’enfance. Une nouvelle paire était une fête véritable. Un bref moment, cependant. Car aussitôt aux pieds, je m’évertuais à la salir. Il ne fait pas bon avoir des chaussures neuves à la récréation : on sera traité de tout, moqué ; autant ne pas passer par cette case-là. Il suffit de marcher dans la boue, dans la cendre, et l’affaire sera réglée. Mais le souvenir d’une paire de chaussures neuves aux pieds, c’est quelque chose. J’ai beau avoir dépassé la soixantaine, c’est toujours le même plaisir, le même étonnement, la même inquiétude.
Changer de voiture peut aussi élargir la conscience. Améliorer nettement la vision des choses. Rien que d’ouvrir la portière, s’installer au volant et renifler cette odeur spécifique du neuf. Encore que je n’aie acheté qu’une seule fois de toute ma vie une voiture neuve. Je me souviens comment la métamorphose s’est effectuée sans même que je ne m’y attende. Ne serait-ce qu’appuyer sur la commande des vitres pour les baisser ou les relever, ça vous change vraiment un homme.
Changer de compagne ne fait pas longtemps illusion. Mais, les premiers temps, malgré tout, une sensation d’élargissement s’opère. Une nouvelle compagne vous donne l’illusion d’être un nouvel homme. Cependant, en moins de six mois de temps, vous vous rendez compte que ce n’était qu’une illusion. Le naturel revient au galop. C’est douloureux les premières fois. Ensuite on s’habitue, on devient plus circonspect avec ses enthousiasmes, on temporise, on se méfie. L’autre n’a pas grand-chose à voir avec le phénomène. Tout ça vient seulement de soi. On a tellement envie d’être un autre, à certains moments de notre vie, que toutes les occasions semblent bonnes pour se leurrer.
On met du temps à prendre conscience que c’est la conscience qui se sert de nous pour se voir elle-même. Que nous ne sommes que des jouets qu’elle emprunte le temps d’une ou deux expériences. Peut-être que, pour une seule expérience qu’elle désire explorer, toute une génération de femmes et d’hommes, d’enfants lui sera nécessaire. Il n’y a pas à s’en plaindre, pas plus qu’à s’en réjouir. Les choses semblent être ainsi. Et nous y participons grandement, dotés de notre sensation du temps, de notre envie de changement, et de l’ennui qui parfois sous-tend nos quêtes.
Nous ne sommes jamais parfaitement heureux de ce que nous avons. Nous ne savons même pas ce que nous possédons, la plupart du temps. Je ne parle pas de valeur, de mesure, mais de l’importance que nous attribuons vraiment à ces choses. Quelle importance, pour moi, que ce clavier, cet écran, ce stylo, cette table, ce bureau, cette maison, ce village, cette région, ce pays, cette planète ? Se pencher sur cette notion d’importance améliore peut-être la vision : c’est peut-être en creusant l’importance qu’on améliore sa vue, que la conscience se surprend elle-même à s’élargir.
Ensuite, il convient de choisir : attribuer à tout la même importance, ou n’en attribuer à aucune. Ce sont aussi deux expériences à tenter. Il n’y en a pas une meilleure que l’autre.
Ne rien posséder change aussi la vision d’un homme ; peut tout aussi bien réduire drastiquement le champ de vision que faire le contraire. Pourquoi cela varie-t-il suivant les individus ? Probablement parce que nous sommes des individus. Que chacun est unique, quoi qu’on veuille nous faire croire. Que chacun est indispensable à la conscience du monde, qu’il ne pourrait même n’y avoir aucune conscience sans ça.
Il n’y aurait juste qu’un instant présent, un état d’hébétude prolongé à l’infini. Un vaste désert où nous ne serions que des cactus.
Pour continuer
Carnets | mai 2023
Disparitions
Je relis de vieux articles, pas fameux. Tout en bas, une ou deux personnes semblent s’y être arrêtées. Je clique sur leur avatar, curieux de voir ce qu’ils font sur WordPress. Et je tombe sur : L’auteur a effacé son site. Évidemment, ça m’embarque dans les allées d’un vieux cimetière, peut-être celui du Père Lachaise. Il y a les tombes célèbres, les visites obligées. Mais ce que je garde en mémoire, c’est l’émotion particulière face à une sépulture anonyme. Une dalle fendue, un nom presque effacé. Parfois, juste une nuance de terre signale qu’un corps repose là. Voir un site “effacé par son auteur” provoque un trouble semblable. Je pense à septembre, au blog que je n’ai plus envie de renouveler. Trop cher pour ma modeste bourse. Comment quitter la table avec élégance ? J’ai tout sauvegardé, au cas où WordPress décide de tout effacer à l’échéance. Peut-être que je remettrai tout en ligne ailleurs, chez un hébergeur plus abordable. Ou peut-être qu’il faut accepter de tourner la dernière page, pour pouvoir en ouvrir une autre. Ou peut-être que je ne toucherai à rien. Et je verrai bien ce qui se passe. C’est plutôt ça, mon style : faire avec.|couper{180}
Carnets | mai 2023
31052023
Une chose est importante quand on veut raconter des histoires, c'est de ne pas perdre le fil de celle-ci. Tous les menteurs savent le risque de se couper ainsi qu'il est d'usage d'employer ce mot. Mais si l'on utilise ce risque comme ressort de l'histoire, que se passe t'il ? Admettons un écrivain qui perd la mémoire de son histoire, qui du jour au lendemain ne se souvienne plus du nom de ses personnages, de leurs biographies fictives et qui passe son temps à tout modifier... non par malice bien sûr, mais parce qu'il ne peut faire autrement désormais. Comme en peinture le doute et l'hésitation provoqueraient un flop à coup sur. Donc c'est en assumant totalement cette perte de mémoire, en y allant à fond que ça risque d'être vraiment attrayant. En tous cas au moins pour celui qui écrira cette histoire. A part ça je suis passé à la clinique hier, quelques coups de laser dans chaque œil et un éblouissement fameux à la sortie. Heureusement, mon épouse m'a prêté ses lunettes de soleil. Il y avait un protocole à suivre avant l'opération que j'ai complètement zappé évidemment. Il fallait prendre une série de gouttes quelques jours avant et je fus penaud d'avouer au toubib que j'avais fait l'impasse. A un moment j'ai cru qu'il allait reporter le RDV au moins suivant. Mais non, restez là je reviens, il m'a flanqué des gouttes à lui dans chaque œil j'ai eu l'impression de passer un portail. tout est devenu supersensible, y compris les défaillances d'un spot du plafond que je n'avais pas remarquées auparavant. Ensuite une vingtaine de minutes d'attente pour laisser le temps à la pupille de se dilater et hop. Aucune douleur. Juste des éblouissements répétés. Fixez mon oreille gauche me disait le toubib... je ne voyais rien du tout, il fallait inventer, estimer une distance, une tête, une oreille et fixer l'œil sur cette création parfaitement imaginaire. "— juste un peu plus bas si vous pouviez" ajoutait-il parfois.|couper{180}
Carnets | mai 2023
Assemblage
Lire avec attention, mais en conservant du recul. Noter au fur et à mesure des groupes de mots qui paraissent déjà vus, bizarres, plats, comiques, illogiques. Et les mettre les uns derrière les autres à la queue leu leu. voir ensuite ce que ça fait. Grand mythe fondateur. Symbole de vie. Puissance magique. Dispensateur de bienfaits. Œuvre d'art comme telle. Savez-vous que. A travers. Vous apprendrez. Découvrez le lien. Découvrez enfin. Comment [...] pour mieux. Enregistrez ce produit. Partagez votre achat avec vos amis. A défaut de prétendre. Pour aller vers le réel. Les obstacles auxquels il se heurte. Dans le cadre de. Son vrai titre. Le garant du système. Conduire une politique. Représenter l'institution. A double-titre. Un organe de presse. Nombreux déplacements. Le côté professionnel. Inciter les citoyens. Lire la presse écrite. Corriger les inégalités. Un regard collectif. Nous ferons le nécessaire. Dans ce style qui le définit si bien. Un récit passionnant. Dont on ignore encore tant de choses. Accablé de chagrin. Il s'est retiré dans la solitude. Il commença à se dire qu'une nouvelle vie était possible. Retrouvant ses reflexes. Une tragique pollution. Protéger des malversations. En laissant courir les rumeurs. Une malédiction pèserait sur la ville. Une réalité objective. Commentaire autorisé et décryptage. Si l'on doit caractériser. Un angle mort. Un policier abat un jeune homme. Toute une population. Le contrôle au facies. Positiver le négatif. C'est une simple bavure. Un plan social. Une affaire de mœurs. La légitime défense. la tyrannie du politiquement correct. Un lynchage médiatique. Un quartier sensible. Coller à son époque. Des instances de médiation. La voix de son maître.|couper{180}