mai 2023

Carnets | mai 2023

Saut quantique

Un effort mental sera nécessaire. Peut-être un saut quantique. Pour sauter par-dessus l’évidence première. LE FAMEUX POINT GRIS. Très difficile à saisir, ce concept, lorsqu’on est totalement immergé dans l’évidence. Qu’on n’imagine pas même un au-delà de l’évidence. La peinture est un excellent exercice pour apprendre à sauter par-dessus la surface d’une toile. Pour ne pas tenir compte de la satisfaction ou de l’insatisfaction ÉVIDENTES qu’elle nous renvoie. Il ne faut pas, pour autant, imaginer que ce sera mieux ensuite, ou pire. L’intérêt ne se situe pas dans un résultat, mais dans ce cheminement extrêmement difficile : percevoir que quelque chose cloche dans l’évidence, et tenter de vouloir l’élucider. Donc il y a le fameux point gris. Celui dont la plupart se satisferont parce qu’il ressemble à un bon vieux point gris, qui nous aveugle confortablement dans un confort, une satisfaction. Ce n’est absolument pas normal de vouloir sauter par-dessus, il faut aussi le savoir. On vous prendra pour un fou, pour un malade ; il faut accepter tous les qualificatifs sans broncher. Passer outre. Ensuite, des années pour prendre son élan. Et un jour le saut s’effectue tout seul, hors de toute volonté personnelle. D’ailleurs, peut-être que ce sont les vases communicants authentiques. Plus de volonté : paf, vous sautez par-dessus l’évidence. Note : 4 / 5|couper{180}

Carnets | mai 2023

Encore du protocole

Il faut que je m’y mette. Tout le monde peut le faire, pourquoi pas moi. En quoi respecter un protocole me gênera-t-il encore ? Au point où j’en suis désormais, qu’ai-je à perdre ? Respecter la phrase qui sort comme elle sort. Ne pas essayer de la rendre intelligible. Dans un premier temps et lieu : un travail de recueil. J’ai recueilli l’opinion autrefois, je sais de quoi je parle. « Avez-vous entendu parler de Marine Le Pen, oui ou non ? Et vous diriez que vous lui faites : absolument confiance, assez confiance, moyennement, peu, pas du tout ? » Ne pas proposer le NSP. Pas de réponse libre non plus, pas de pour et de contre. Relancer en répétant les items jusqu’à ce que l’on vous réponde ou vous raccroche au nez. Mais comment j’ai pu tenir toutes ces années est encore un mystère. L’espoir fait vivre. C’est bien vrai. J’espérais devenir quelqu’un d’autre, vous voyez. C’est toujours bien mieux chez les autres. Dans l’assiette de l’autre. Et dire que j’ai toujours détesté qu’on vienne picorer dans la mienne. Devenir Henri, John, Franz, René-Maria, Arthur, Victor. Merde, alors : mais c’est vrai que je n’appréciais pas mon prénom. Dans la prononciation, toujours une trique, un coup, une humiliation. Et pour entrer dans l’autre, il faut bien un vecteur. La lecture fut le vecteur. Je me suis sacrifié pour toi et voilà tout ce que tu trouves. Vouloir être un autre ? Avec tout ce que j’ai fait pour toi. Nous nous sommes saignés à blanc pour que tu fasses des études, voilà comment tu nous remercies. Tu nous dois le respect. Tu ne peux pas nous parler comme ça. Tu crois qu’il n’y a que toi au monde, voilà le foutu problème. Tu n’en as rien à foutre des autres. Beaucoup de foutre en ce temps-là. « Concernant votre ligne téléphonique, diriez-vous que vous en êtes : très satisfait, assez, moyennement, peu, pas du tout ? » (Évitez le NSP, relancez.) Je ne savais pas que c’était impossible, alors je l’ai fait. Ils me l’ont dit maintes fois. Tu ne peux pas vivre comme au XIXe. Tu ne peux pas imaginer être aussi romanesque. D’autant que lorsque je jetais un coup d’œil furtif sur leur modernité, j’avais tout de suite envie de gerber. Et puis ils ont résumé cela ainsi : le XIXe siècle… Rien n’est moins sûr. Ils sont tellement ignorants de ce qu’est l’écriture. On prend peu à peu de la distance avec les êtres chers. Plus on lit, plus on prend de la distance. Je n’invente rien, ce sont les faits. Je n’ai jamais vraiment regretté de partir. J’ai regretté les gens, un peu, parfois même beaucoup, énormément, mais pas les lieux, pas l’atmosphère. Toute cette colère est encore très présente. D’autant plus, sans doute, que je ne suis pas parvenu à être Henri, John, Franz, René-Maria, Arthur, Victor. Je ne suis pas parvenu à être un autre que celui que je suis. Même si on ne se baigne pas deux fois dans la même salle de bain. Quand on a une salle de bain. Est-ce si grave d’être ce que je suis ? Et qui suis-je, d’ailleurs, pour en juger vraiment ? Il faudrait que je parvienne à me regarder du dehors. Cela pourrait faire un admirable protocole, c’est exact. Et si, en plus, je déplace la cible, si je ne me regardais pas moi, mais quoi que ce soit d’autre, est-ce que ce ne serait pas encore plus agréable, moins nocif, moins toxique ? Il faudrait pouvoir se réveiller avec l’envie de faire plaisir à quelqu’un. J’ai lu ça il n’y a pas longtemps. Ça pourrait aussi être un protocole. On pourrait fusionner plusieurs protocoles en un. Parler, par exemple, d’un tableau peint par Henri, John, Franz, René-Maria, Arthur, Victor, avec l’intention de n’en dire que du bien, d’apporter un peu de plaisir à ceux qui l’écouteront ou le liront. Cela demande quoi comme ressource ? S’oublier un peu le temps d’un petit texte de 500 ou 1 000 mots. Pas la mer à boire. Le problème, c’est que tu ne peux parler de rien sans t’en servir comme support ou miroir. Il faut une sacrée dose de distraction pour ne pas se rendre compte qu’on parle de soi, à présent. Je crois que le problème se tient là. Les gens demandent à être distraits d’eux-mêmes. Peut-être que toi, tu cherches à te distraire de toi en premier lieu et que tu projettes ça sur le monde entier. Comme on fait son lit, on se couche. C’est difficile de vraiment voir les choses du dehors. On est obligé d’inventer un dehors. Comment invente-t-on un dehors ? Peut-être qu’en allant de plus en plus profondément dans le dedans, les choses, à un moment, s’inversent-elles : le dedans devient le dehors. On ne sait plus qui l’on est ni qui sont les autres. Le protocole serait donc, et ce de toute urgence, une plongée dans le dedans. Avec l’espoir d’en ressortir les yeux bridés. Il faut bien un espoir, peu importe lequel, après tout. Il est peut-être utile de poser quelques limites. La pièce dans laquelle tu te tiens ? C’est encore trop vaste. La table, alors ? Faire l’inventaire de tout ce qui se trouve sur cette table. Reprendre les choses au commencement. Je jette un coup d’œil rapide et je ne vois que du bordel. Rien n’a de sens ici, sur la table. On y trouve pêle-mêle des papiers administratifs étalés, des câbles informatiques, une plaquette de pastilles, un mug, des cartes bancaires périmées, des disques durs : certains fonctionnent encore, d’autres sont fichus ; un classeur vide, deux écrans d’ordinateur, un appareil photographique de la marque Canon, un pot avec des crayons et des stylos, une souche de chéquier, des batteries de remplacement, un taille-crayon, un couteau suisse, un caisson de basse, des trombones rassemblés en collier, des cartouches d’encre usagées, un briquet usagé, des tickets de carte bancaire datant de plusieurs années. Des notes manuscrites éparses. Une liste de courses. Un trousseau de clefs appartenant à une voiture que je ne possède plus. Des gommes. Une paire de ciseaux. Une fine couche de poussière. C’est une grande table en verre. Je l’ai achetée en revenant de Suisse, en 2003. J’avais les poches pleines. Je m’étais rendu chez IKEA et j’avais acheté de quoi me meubler. Je n’avais plus rien, à part quelques cartons de textes, quelques vêtements. Une voiture que je n’ai jamais terminé de payer. J’avais racheté tout le mobilier à l’époque. Claqué tout le fric comme par dépit : un canapé-lit, un micro-ondes, une grande table en verre. Quelques étagères. Et bien sûr un ordinateur. Tout le pognon y est passé. Quand j’y réfléchis à présent, je n’avais peut-être pas tant d’argent que je l’imaginais. Et puis la France était passée à l’euro. Ce fut le choc. Le prix du pain était proprement hallucinant. Tout le monde semble, à cette époque, avoir été lobotomisé. Des jeteurs de sorts étaient passés. La confusion provenait du fait qu’un euro semblait être un franc sur les étiquettes. Raté. Je repars aussitôt à raconter encore ma vie. Il faudrait élaguer. S’ôter de tout ça. Disparaître. Le protocole s’affine : aller le plus loin possible dans le dedans, disparaître. Une fois que ce sera clair, solide, j’aurai certainement fait le plus gros, le plus difficile. Ensuite, il ne restera plus qu’à s’y atteler, suivre le protocole à la lettre, ne pas louper une seule journée, sous peine d’avoir tout à recommencer. Trouver un protocole suffisamment amusant pour ne pas le zapper, prendre du plaisir à y revenir. Trouver des avantages à pénétrer dans un protocole. Un protocole pour se tirer d’affaire du cancer que représente l’histoire, le cliché, l’individualisme forcené ?|couper{180}

Carnets | mai 2023

Distance

Prendre de la distance. Effectuer un mouvement de recul. Ne pas rester collé à l’évidence. Se détacher peu à peu de l’évidence, du cliché, d’une idée toute faite. Considérer l’ensemble : les tenants et aboutissants. Posséder un peu de bon sens, le faire hurler si possible dans l’étreinte afin qu’il s’amollisse, devienne plus coulant. Puis s’installer en périphérie, en marge, en orbite. Devenir spectateur sur les gradins. Trouver une bonne place, si possible. Qu’y a-t-il donc à voir ainsi qui ne soit déjà vu mille fois et revu ? Ce n’est sans doute pas ce qu’il y a à voir, l’important. C’est le point de vue où on se situera pour voir. Chercher, en premier lieu, le point de vue. Tâtonner au besoin. Ne pas emprunter les sentiers battus. Se perdre en considérations, puis lever le nez, se fier aux étoiles. Estimer la distance. Respecter la distance. Apprécier la distance. L’appréhender. La craindre. Évaluer la distance. Se tenir à bonne distance. Maintenir une distance. Gommer, effacer la distance. Briser la glace. Affronter la distance. Ne pas tenir compte de la distance. Subir le choc de plein fouet. Se retrouver en état de choc. Se remettre du choc. Recommencer à prendre de la distance, etc., etc.|couper{180}

Carnets | mai 2023

Voir du dehors quand on est mort

(Exercice d’écriture, notes, brouillon) Ce que l’on peut voir du dehors, depuis la mort, est apaisant. Il ne sert strictement à rien de s’énerver. Il n’y a plus la moindre raison de s’énerver, ou d’avoir peur, ou de continuer à porter des œillères. Être vivant nécessite des œillères. L’illusion est à ce point totale du temps et de l’espace que, pour se diriger dans la vie, il faut des œillères quand on est dans la vie. Quand on est mort, plus d’espace-temps : pour voir, il suffit juste d’y penser, de vouloir voir. Et c’est instantané. La chose à voir nous est donnée aussitôt à voir. Comment voir une chose quand on est mort, sans tous les outils, les sens qui nous permettaient, vivant, de la voir ? C’est simple : il suffit de se détacher d’une ancienne vision subjective et donc fausse, la plupart du temps. Encore que, dans la mort, les choses à voir ne soient pas plus justes que fausses, ni agréables ou désagréables. Les choses que l’on voit quand on est mort sont de la même neutralité que celui qui les voit. Et comment ne pourrait-on pas être neutre dans cet état-là ? Comment pourrait-on encore éprouver la plus petite préférence, le moindre engouement, de la déception, de l’aversion, ou on ne sait quoi encore qui ne cesse de casser les pieds des vivants ? Être mort et regarder les choses ainsi comme du dehors : mais c’est bien sûr une expression, car, mort, la notion de dehors et de dedans disparaît, elle aussi. La question est ensuite de savoir si le phénomène se produit de façon instantanée. Est-ce que l’on perd immédiatement toute subjectivité envers ce que l’on voit quand on pense à quelque chose ? Est-ce que penser à quelque chose est encore possible durant un certain temps ? Le temps de la décomposition du corps, par exemple. On pense tant qu’il y a à bouffer pour les vers, ou les asticots ; nos pensées transitent ainsi vers un monde d’invertébrés, les nourrissent, comme nos pensées nourrissent la terre, équilibrent les taux, le pH, fournissent suffisamment d’acide ou d’alcalinité aux sols. Ce n’est pas si sot de songer que la chimie de nos pensées, dans le phénomène de la décomposition, rééquilibre l’argile, la glaise, la faune, la flore. Ce serait un minimum, la moindre des politesses. Regarder n’est pas le bon mot. Contempler le monde du dehors, peut-être. Peut-être que la décomposition mène à un certain « lâcher-prise » authentique, celui-là. Et une fois que tout nous sera parfaitement égal, on pourra enfin contempler du dehors le monde. Terminés les liens de filiation, les hiérarchies, la peur des fins de mois, l’avidité des soldes, la course à l’échalote. Enfin, pas tout à fait. Ça continuera. Bien sûr que tout ça continuera. Mais on pourra le voir sans y prendre part, en étant parfaitement détaché du pourquoi et du comment. Alors c’est certain : on verra bien mieux tout ça du dehors que du dedans, autrefois. Ce sera comme un ballet, un tableau, un film d’auteur, un spectacle incessant, et qui durera le temps nécessaire, ou suffisant, satisfaisant ce désir de voir. Car au bout d’un moment, plus ou moins long, quand le vent du désert soulèvera la poussière de nos os, nous n’aurons peut-être plus besoin de rien, pas même de voir. Il y aura une fête dans le dehors, à ce moment-là, chez les vivants. Les oiseaux s’ébroueront dans les mares, les étangs chanteront. Ce sera le signal. Le vent pourra nous soulever très haut dans le ciel ; peut-être que durant un moment on sera oiseau. Peut-être que tout finira ainsi en trille, en spirale, en volutes. On verra encore une toute dernière fois la terre et les habitants de la terre, puis les champs rapetisseront comme des mouchoirs, un patchwork irlandais. On sortira de la stratosphère, on continuera ainsi à s’élever, puis à sortir du système solaire, de la galaxie, de la Voie lactée ; on naviguera ainsi jusqu’aux confins de l’univers, puis on en sortira aussi, définitivement. On ne verra plus rien, mais on verra ça très bien, parfaitement, comme un nez au milieu d’une figure. Et ce sera fini, vraiment, une bonne fois pour toutes.|couper{180}

Carnets | mai 2023

Des énoncés

« Dans les années 50, on avait montré déjà que plus une foule se densifie, moins elle se déplace vite. Cela s’appelle le diagramme fondamental et cela relie la densité et la vitesse de déplacement d’une foule. » Mehdi Moussaïd — CC / photo_collection Dénoncer ou avouer le fait que — jusqu’à présent — aucun énoncé ne se soit livré sans difficulté. Qu’aucun énoncé ne fût pris pour argent comptant. Que le moindre énoncé entendu ou lu donna toujours beaucoup de fil à retordre. Du fil de fer. Du fil de fer barbelé qui plus est. Des rouleaux entiers de fil de fer barbelé, des trains entiers, des convois sans cesse répétés. Et, à chaque fois, le passage de fourches plus ou moins caudines, au petit matin, dans le brouillard glacé, où, en levant le cou, le menton, la tête, les yeux, le regard, on pouvait lire : « ARBEIT MACHT FREI ». « On fixa ensuite le moment où seraient livrés les otages et où les légions, privées de leurs armes, passeraient sous le joug. (…) Tous courbèrent donc ainsi la tête sous le joug, et, ce qui était en quelque sorte plus accablant, passèrent sous les yeux des ennemis. Lorsqu’ils furent sortis du défilé, quoique, pareils à des hommes arrachés des enfers, il leur semblât voir la lumière pour la première fois, cette lumière même, leur découvrant à quel point était humiliant l’état de l’armée, leur fut plus insupportable que tous les genres de mort. » (Tite-Live, Histoire romaine) Il faut regarder ainsi les choses — froidement — comme si on était mort aux alentours de 1943, 44. Comme si tout ce qui va se passer ensuite, se reproduire et se reproduire sans relâche, ne soit pas différent, mais du même, de l’approchant, du presque semblable. Du monstrueux. Il ne s’agit que d’améliorations progressives, d’affinements successifs pour produire de nouveaux produits hallucinogènes. Un nouveau joug, de nouveaux brevets dans le progrès des inventions en matière d’humiliations, de brimades, de punitions. C’est que la science en général, la médecine et, en particulier, le management des entreprises ne peuvent faire l’impasse envers de telles avancées, de si formidables découvertes. La possibilité d’un surcroît de rentabilité les torture et les seconde pour qu’ils développent encore et encore leur créativité afin de nous asservir ou nous avilir. Bien sûr, on changera le décor, on le modifiera un peu, parfois beaucoup, mais le fond reste identique. Il s’agit toujours de reformuler un genre d’énoncés bien rodé : « ARBEIT MACHT FREI ». Et on peut le décliner en français, en anglais, en russe, en chinois, en malgache : le fond reste le même si la sonorité peut paraître étrangère, voire divertissante. L’efficacité n’est que la partie visible de l’iceberg. C’est pourquoi les énoncés paraissent, en premier lieu, simples, presque inoffensifs. On ne s’attarde guère sous la surface. On ne veut pas aller regarder sous la surface. On ne gratte pas la surface, seulement les parois des chambres à gaz quand c’est trop tard. To work even harder. Miasa mafy kokoa. Rabotat’ yeshche userdneye. Gèngjiā nǔlì dì gōngzuò. On peut prendre tous ces énoncés, et en toutes les langues : sous leur surface, on trouvera toujours la même chose : nous voulons que tu crèves en tant qu’individu. Nous voulons que tu rejoignes la confrérie, la coterie, le groupe, la foule, la masse. Nous voulons que tu paies, que tu consommes, que tu disparaisses totalement dans le cercle vicieux : payer, consommer, s’amuser. L’énoncé lu, entendu, sans cela, sans tout cela, en premier lieu, n’est qu’une suite de sons qui ne veut absolument rien dire. Ensuite, lorsqu’on est au fait de ce que peut dissimuler le moindre énoncé, il est possible de se transformer en entomologiste. Considérer alors tout énoncé comme un insecte. Prendre le temps de l’observer dans ses moindres détails. Tenter de remonter sa généalogie, ses mutations, les variations de climat qui l’obligent à renforcer ici une carapace, là à se laisser pousser une nouvelle paire d’antennes ou de pattes. S’attarder sur chaque énoncé, comme si l’on se trouvait confronté soudain à une nouvelle espèce d’insecte. Le photographier sous toutes les coutures. Puis le coller dans une boîte en verre et le déposer sur une étagère. Fabriquer une étiquette ensuite en utilisant un mot latin ou grec, en hommage aux anciens, qui dès l’origine savaient déjà tout cela sur le bout des doigts. Avant que l’amnésie ne nous tombe dessus.|couper{180}

Carnets | mai 2023

L’abondance, la mesure

Tout ça pourrait rendre cinglé. Peut-être est-il déjà trop tard. Cette profusion d’idées qui ne cesse de se déverser comme l’eau d’une fontaine de jardin, une fontaine qui s’autopompe en circuit clos. Les nains de jardin tout autour restent silencieux. Un merle moqueur se moque. Prisonnier de l’abondance, vilain condamné à la servilité pire qu’obéir, serf misérable. Le malgré-soi revient à fond de train. La victime. Un peu de mesure, mon petit vieux. Tout à fait le genre de victime qui établit méticuleusement le compte des lunettes, de dents en or, de cheveux dans les camps. On compte et puis on balance sur le tas, des montagnes se créent ainsi. Des concrétions infinies. Le malgré-soi capote. Mais quel petit salaud. Petit doigt sur la couture du pyjama rayé. Non mais tu te rends compte, toi qui voulais résister. Preuve qu’on ne change pas si facilement sa nature. Que, pour certains, la nécessité d’un maître va se loger dans la profondeur la plus débile de l’être. Être ainsi dominé par sa propre abondance, ne pas savoir comment lui résister. Une soumission terrifiante, quand on y pense. Que la mesure jaillisse de ce tas de boue, en fabrique un golem, préserve les enfants prisonniers du ghetto. Tomber à genoux. Implorer la géométrie. Allumer des cierges au Nombre d’Or. Se mettre à plat ventre devant la moindre représentation d’un fantasme de simple, d’austérité. Puis, une fois la bonne conscience refaite, repartir ventre à terre. Se vautrer dans l’abondance de nouveau. Se réveiller la nuit pour mieux encore la servir. Des fois qu’on aurait eu malheur de laisser passer une idée. Des fois que la culpabilité nous tenaillerait d’avoir laissé sans contrôle la mainmise sur la profusion. Des fois qu’on toucherait enfin la flamme, qu’elle nous liquiderait, nous consumant comme il faut. Carbonisation totale de l’éphémère, fauché en plein vol. Combustion impeccable, petit tas de cendres choyant au sol, vite balayé par les grands vents, la pluie, avalé aussitôt par les terres, la rigole qui zigzague entre les limaces, les salades. Digéré par l’oubli. Chaque jour, c’est ainsi que Sisyphe vit. Et ça ne lui viendrait pas à l’idée de laisser tomber son caillou, de dire : ça suffit comme ça, les conneries. De prendre sa serviette de bain, de se rendre à la plage, de piquer une tête puis d’aller s’allonger sur le sable, se rôtir la couenne au soleil. De prendre du bon temps. Un sacré manque d’imagination, finalement. -- La mesure viendra d’elle-même ou bien ne viendra pas. C’est ce que rumine Sisyphe comme but ou comme raison. Sans doute est-ce la seule possibilité d’imagination une fois que toutes les autres auront été, dans l’ivresse, la fièvre, épuisées. -- Brûler l’abondance, la mesure, par les deux bouts. Illustration Jan-Gossaert dit "Mabuse" 1478-1532-Madone-à -l'Enfant|couper{180}

Carnets | mai 2023

Du jour au lendemain

https://youtu.be/X1FCTBRXqqY C’est de ce morceau, « Outro », du rappeur allemand d’origine iranienne Sinan-G, qu’est extrait le générique de fin de l’émission « Du jour au lendemain ». Des bribes ajoutées à des bribes. Ce n’est peut-être que cela, ce que tu appelles un journal. Finalement, pas si éloigné de l’autre, le journal qu’on achetait autrefois en kiosque, avec ses articles, ses gros titres, des hiérarchies d’importance arbitraires. Peut-être que le journal littéraire s’oppose, tout en employant les mêmes outils, les mêmes armes, aux journaux du soir ou du matin sur lesquels on fonde une idée d’actualité. On chamboulerait ainsi l’importance de cette actualité, en employant un arbitraire valant l’autre. Cette nuit, impossible de dormir. J’ai vu le film sur Simone Veil, ce qui a aussitôt fait ressurgir cette colère ancienne vis-à-vis des camps, concernant aussi toute cette injustice, cette médiocrité, cette banalité terrifiante. Après quoi il me fut encore plus impossible de dormir. J’avais envie de calme et j’ai repensé à ces moments où, la nuit, j’écoutais Alain Veinstein, l’émission « Du jour au lendemain ». J’ai recherché sur l’appli Radio France mais, hélas, la série des podcasts s’arrête à 2011 : on ne peut pas aller au-delà. J’ai fini par jeter mon dévolu sur un entretien avec Charles Juliet à propos de son Journal VI et de la réédition de Ténèbres en terre froide. La voix de Veinstein et celle de Juliet, bien plus que leurs propos, finalement, sont parvenues à apaiser l’angoisse, ou la rage. Ce qui me fait penser à nouveau combien nous sommes hypnotisés par nos pensées à propos du sens des choses. Qu’il suffit juste de tendre l’oreille aux sons que produisent les voix pour en obtenir bien plus que des pensées, des avis, des opinions. Ce matin, je lis quelques articles de blog, mais le cœur n’y est pas vraiment. Il vaut mieux ne pas trop lire ainsi, attendre d’être plus disponible aux autres. C’est souvent cette indisponibilité qui fait barrage, je m’en rends compte. Parmi les premiers textes lus, je note une confusion entre deux mots : « hybride » et « bourde ». Et ça se retourne aussitôt contre moi. Je pense à ce que j’écris, à toutes ces bourdes, à l’aspect hybride de ce blog. Jusqu’à présent, tellement fragmentaire, le fait que je saute du coq à l’âne consciencieusement ne m’avait, jusqu’à aujourd’hui, pas vraiment déplu. Bien au contraire. J’en avais presque établi un vague protocole, un rassurant dispositif, une grande liberté surtout. Mais pour rassembler tous ces fragments épars, faire un tout, et qui ait un sens ou une cohérence, c’est-à-dire une moindre politesse pour le lecteur, c’est une autre paire de manches. Parfois, je suis au bord d’espérer y parvenir, que j’y renonce presque instantanément. Parce que je vois un livre. Parce que la finalité serait encore de faire un livre, une sorte de preuve. Ensuite, à quoi servirait cette preuve, en ai-je vraiment besoin ? Est-ce que ça produirait la satisfaction d’un achèvement quelconque ? J’ai bien peur que oui, par faiblesse. Ce dont je ne peux que me méfier absolument, et qui renforce aussi ma conviction de ne rien vouloir savoir, de ne rien savoir à propos de l’écriture, de la littérature, de ne pas avoir d’idée arrêtée. Continuer à avancer en aveugle me semble être tout ce que je peux faire, du mieux que je le peux. Et d’aller ainsi, à coups de bourdes, de textes hybrides, du jour au lendemain, sans trop faillir, sans trop espérer ni me désespérer non plus. Un livre m’exclurait du temps. Et je crois que j’ai appris à accepter le temps qui passe maintenant, quelle que soit la façon dont il passe, et comment je m’en réjouis ou le subis. Accepter ça est, je crois, un grand pas. Cela vaut bien une satisfaction semblable à celle de produire un ouvrage, voire une œuvre. Accepter sa faiblesse, et cette forme d’impuissance qui nous empêche de nous fourvoyer, tout en nous fourvoyant encore tout de même. L’égarement si cher comme seule possibilité de résistance. Je crois que, comme les voix entendues cette nuit, un texte, des textes charrient la même chose. Celui qui parle comme celui qui écrit se cantonne à une périphérie et ignore tout de ce qui se passera au-delà de celle-ci. La paix peut-être le message qu’on envoie sans même le savoir, du plus profond de la colère, de l’angoisse ou du ridicule. Je veux dire que lire une succession de bourdes peut rassurer, apaiser, amuser beaucoup de gens à propos de ce qu’ils appellent leurs bourdes à eux. Je tape « hybride » sur Google pour essayer de trouver une image d’illustration et je me retrouve face à des voitures… Je renonce donc à illustrer plus avant cet article.|couper{180}

Carnets | mai 2023

C’est aujourd’hui dimanche

https://youtu.be/H3iM2ROp7aQ Si je n’avais pas vu cet étalage de fleurs, je n’y aurais pas pensé. Et puis c’est dimanche, La chanson des roses blanches, incontournable. Il y a des béances qui vous retrouvent où que vous soyez. Les pensées s’évanouissent avec le temps, les années. C’est cela surtout, de quoi elle est constituée, cette béance : de cette distance, de ce vide que l’on découvre entre les pensées d’hier et celles, quasi inexistantes, d’aujourd’hui. Et soudain l’horreur de la fête. Cette fête à laquelle, toujours, tu t’obstines à ne pas vouloir participer. Comme à aucun défilé, au moindre enterrement. Tu te retrouves avec la tête et le cœur encore plus vides, à tenter d’esquiver tous les clichés. Ils ont la peau dure, ces clichés, ces lieux communs. Un jour, probable, qu’il faudra bien que tu leur cèdes, quand il n’y aura plus autant de colère, autant de tristesse, autant d’empêchements inqualifiables. Peut-être même seras-tu heureux de t’engouffrer dans tous ces lieux communs. C’est une peur qui vient d’un désir : les deux, irrépressibles, que tu t’acharnes pourtant à réprimer, en attendant d’en approcher nu le pourquoi, qui se dérobe comme tu te dérobes.|couper{180}