Encore du protocole
Il faut que je m’y mette.
Tout le monde peut le faire, pourquoi pas moi. En quoi respecter un protocole me gênera-t-il encore ? Au point où j’en suis désormais, qu’ai-je à perdre ? Respecter la phrase qui sort comme elle sort. Ne pas essayer de la rendre intelligible. Dans un premier temps et lieu : un travail de recueil. J’ai recueilli l’opinion autrefois, je sais de quoi je parle. « Avez-vous entendu parler de Marine Le Pen, oui ou non ? Et vous diriez que vous lui faites : absolument confiance, assez confiance, moyennement, peu, pas du tout ? » Ne pas proposer le NSP. Pas de réponse libre non plus, pas de pour et de contre. Relancer en répétant les items jusqu’à ce que l’on vous réponde ou vous raccroche au nez.
Mais comment j’ai pu tenir toutes ces années est encore un mystère. L’espoir fait vivre. C’est bien vrai. J’espérais devenir quelqu’un d’autre, vous voyez. C’est toujours bien mieux chez les autres. Dans l’assiette de l’autre. Et dire que j’ai toujours détesté qu’on vienne picorer dans la mienne.
Devenir Henri, John, Franz, René-Maria, Arthur, Victor. Merde, alors : mais c’est vrai que je n’appréciais pas mon prénom. Dans la prononciation, toujours une trique, un coup, une humiliation. Et pour entrer dans l’autre, il faut bien un vecteur. La lecture fut le vecteur.
Je me suis sacrifié pour toi et voilà tout ce que tu trouves. Vouloir être un autre ? Avec tout ce que j’ai fait pour toi. Nous nous sommes saignés à blanc pour que tu fasses des études, voilà comment tu nous remercies. Tu nous dois le respect. Tu ne peux pas nous parler comme ça. Tu crois qu’il n’y a que toi au monde, voilà le foutu problème. Tu n’en as rien à foutre des autres. Beaucoup de foutre en ce temps-là.
« Concernant votre ligne téléphonique, diriez-vous que vous en êtes : très satisfait, assez, moyennement, peu, pas du tout ? » (Évitez le NSP, relancez.)
Je ne savais pas que c’était impossible, alors je l’ai fait. Ils me l’ont dit maintes fois. Tu ne peux pas vivre comme au XIXe. Tu ne peux pas imaginer être aussi romanesque. D’autant que lorsque je jetais un coup d’œil furtif sur leur modernité, j’avais tout de suite envie de gerber.
Et puis ils ont résumé cela ainsi : le XIXe siècle… Rien n’est moins sûr. Ils sont tellement ignorants de ce qu’est l’écriture. On prend peu à peu de la distance avec les êtres chers. Plus on lit, plus on prend de la distance. Je n’invente rien, ce sont les faits.
Je n’ai jamais vraiment regretté de partir. J’ai regretté les gens, un peu, parfois même beaucoup, énormément, mais pas les lieux, pas l’atmosphère.
Toute cette colère est encore très présente. D’autant plus, sans doute, que je ne suis pas parvenu à être Henri, John, Franz, René-Maria, Arthur, Victor. Je ne suis pas parvenu à être un autre que celui que je suis. Même si on ne se baigne pas deux fois dans la même salle de bain. Quand on a une salle de bain.
Est-ce si grave d’être ce que je suis ? Et qui suis-je, d’ailleurs, pour en juger vraiment ? Il faudrait que je parvienne à me regarder du dehors. Cela pourrait faire un admirable protocole, c’est exact.
Et si, en plus, je déplace la cible, si je ne me regardais pas moi, mais quoi que ce soit d’autre, est-ce que ce ne serait pas encore plus agréable, moins nocif, moins toxique ?
Il faudrait pouvoir se réveiller avec l’envie de faire plaisir à quelqu’un. J’ai lu ça il n’y a pas longtemps.
Ça pourrait aussi être un protocole. On pourrait fusionner plusieurs protocoles en un.
Parler, par exemple, d’un tableau peint par Henri, John, Franz, René-Maria, Arthur, Victor, avec l’intention de n’en dire que du bien, d’apporter un peu de plaisir à ceux qui l’écouteront ou le liront. Cela demande quoi comme ressource ? S’oublier un peu le temps d’un petit texte de 500 ou 1 000 mots. Pas la mer à boire.
Le problème, c’est que tu ne peux parler de rien sans t’en servir comme support ou miroir. Il faut une sacrée dose de distraction pour ne pas se rendre compte qu’on parle de soi, à présent.
Je crois que le problème se tient là. Les gens demandent à être distraits d’eux-mêmes. Peut-être que toi, tu cherches à te distraire de toi en premier lieu et que tu projettes ça sur le monde entier. Comme on fait son lit, on se couche.
C’est difficile de vraiment voir les choses du dehors. On est obligé d’inventer un dehors. Comment invente-t-on un dehors ?
Peut-être qu’en allant de plus en plus profondément dans le dedans, les choses, à un moment, s’inversent-elles : le dedans devient le dehors. On ne sait plus qui l’on est ni qui sont les autres.
Le protocole serait donc, et ce de toute urgence, une plongée dans le dedans. Avec l’espoir d’en ressortir les yeux bridés. Il faut bien un espoir, peu importe lequel, après tout.
Il est peut-être utile de poser quelques limites. La pièce dans laquelle tu te tiens ? C’est encore trop vaste. La table, alors ?
Faire l’inventaire de tout ce qui se trouve sur cette table. Reprendre les choses au commencement.
Je jette un coup d’œil rapide et je ne vois que du bordel. Rien n’a de sens ici, sur la table. On y trouve pêle-mêle des papiers administratifs étalés, des câbles informatiques, une plaquette de pastilles, un mug, des cartes bancaires périmées, des disques durs : certains fonctionnent encore, d’autres sont fichus ; un classeur vide, deux écrans d’ordinateur, un appareil photographique de la marque Canon, un pot avec des crayons et des stylos, une souche de chéquier, des batteries de remplacement, un taille-crayon, un couteau suisse, un caisson de basse, des trombones rassemblés en collier, des cartouches d’encre usagées, un briquet usagé, des tickets de carte bancaire datant de plusieurs années. Des notes manuscrites éparses. Une liste de courses. Un trousseau de clefs appartenant à une voiture que je ne possède plus. Des gommes. Une paire de ciseaux. Une fine couche de poussière.
C’est une grande table en verre. Je l’ai achetée en revenant de Suisse, en 2003. J’avais les poches pleines. Je m’étais rendu chez IKEA et j’avais acheté de quoi me meubler. Je n’avais plus rien, à part quelques cartons de textes, quelques vêtements. Une voiture que je n’ai jamais terminé de payer. J’avais racheté tout le mobilier à l’époque. Claqué tout le fric comme par dépit : un canapé-lit, un micro-ondes, une grande table en verre. Quelques étagères. Et bien sûr un ordinateur. Tout le pognon y est passé. Quand j’y réfléchis à présent, je n’avais peut-être pas tant d’argent que je l’imaginais. Et puis la France était passée à l’euro. Ce fut le choc. Le prix du pain était proprement hallucinant. Tout le monde semble, à cette époque, avoir été lobotomisé. Des jeteurs de sorts étaient passés. La confusion provenait du fait qu’un euro semblait être un franc sur les étiquettes.
Raté. Je repars aussitôt à raconter encore ma vie.
Il faudrait élaguer. S’ôter de tout ça. Disparaître.
Le protocole s’affine : aller le plus loin possible dans le dedans, disparaître.
Une fois que ce sera clair, solide, j’aurai certainement fait le plus gros, le plus difficile. Ensuite, il ne restera plus qu’à s’y atteler, suivre le protocole à la lettre, ne pas louper une seule journée, sous peine d’avoir tout à recommencer.
Trouver un protocole suffisamment amusant pour ne pas le zapper, prendre du plaisir à y revenir. Trouver des avantages à pénétrer dans un protocole.
Un protocole pour se tirer d’affaire du cancer que représente l’histoire, le cliché, l’individualisme forcené ?
Pour continuer
Carnets | mai 2023
Disparitions
Je relis de vieux articles, pas fameux. Tout en bas, une ou deux personnes semblent s’y être arrêtées. Je clique sur leur avatar, curieux de voir ce qu’ils font sur WordPress. Et je tombe sur : L’auteur a effacé son site. Évidemment, ça m’embarque dans les allées d’un vieux cimetière, peut-être celui du Père Lachaise. Il y a les tombes célèbres, les visites obligées. Mais ce que je garde en mémoire, c’est l’émotion particulière face à une sépulture anonyme. Une dalle fendue, un nom presque effacé. Parfois, juste une nuance de terre signale qu’un corps repose là. Voir un site “effacé par son auteur” provoque un trouble semblable. Je pense à septembre, au blog que je n’ai plus envie de renouveler. Trop cher pour ma modeste bourse. Comment quitter la table avec élégance ? J’ai tout sauvegardé, au cas où WordPress décide de tout effacer à l’échéance. Peut-être que je remettrai tout en ligne ailleurs, chez un hébergeur plus abordable. Ou peut-être qu’il faut accepter de tourner la dernière page, pour pouvoir en ouvrir une autre. Ou peut-être que je ne toucherai à rien. Et je verrai bien ce qui se passe. C’est plutôt ça, mon style : faire avec.|couper{180}
Carnets | mai 2023
31052023
Une chose est importante quand on veut raconter des histoires, c'est de ne pas perdre le fil de celle-ci. Tous les menteurs savent le risque de se couper ainsi qu'il est d'usage d'employer ce mot. Mais si l'on utilise ce risque comme ressort de l'histoire, que se passe t'il ? Admettons un écrivain qui perd la mémoire de son histoire, qui du jour au lendemain ne se souvienne plus du nom de ses personnages, de leurs biographies fictives et qui passe son temps à tout modifier... non par malice bien sûr, mais parce qu'il ne peut faire autrement désormais. Comme en peinture le doute et l'hésitation provoqueraient un flop à coup sur. Donc c'est en assumant totalement cette perte de mémoire, en y allant à fond que ça risque d'être vraiment attrayant. En tous cas au moins pour celui qui écrira cette histoire. A part ça je suis passé à la clinique hier, quelques coups de laser dans chaque œil et un éblouissement fameux à la sortie. Heureusement, mon épouse m'a prêté ses lunettes de soleil. Il y avait un protocole à suivre avant l'opération que j'ai complètement zappé évidemment. Il fallait prendre une série de gouttes quelques jours avant et je fus penaud d'avouer au toubib que j'avais fait l'impasse. A un moment j'ai cru qu'il allait reporter le RDV au moins suivant. Mais non, restez là je reviens, il m'a flanqué des gouttes à lui dans chaque œil j'ai eu l'impression de passer un portail. tout est devenu supersensible, y compris les défaillances d'un spot du plafond que je n'avais pas remarquées auparavant. Ensuite une vingtaine de minutes d'attente pour laisser le temps à la pupille de se dilater et hop. Aucune douleur. Juste des éblouissements répétés. Fixez mon oreille gauche me disait le toubib... je ne voyais rien du tout, il fallait inventer, estimer une distance, une tête, une oreille et fixer l'œil sur cette création parfaitement imaginaire. "— juste un peu plus bas si vous pouviez" ajoutait-il parfois.|couper{180}
Carnets | mai 2023
Assemblage
Lire avec attention, mais en conservant du recul. Noter au fur et à mesure des groupes de mots qui paraissent déjà vus, bizarres, plats, comiques, illogiques. Et les mettre les uns derrière les autres à la queue leu leu. voir ensuite ce que ça fait. Grand mythe fondateur. Symbole de vie. Puissance magique. Dispensateur de bienfaits. Œuvre d'art comme telle. Savez-vous que. A travers. Vous apprendrez. Découvrez le lien. Découvrez enfin. Comment [...] pour mieux. Enregistrez ce produit. Partagez votre achat avec vos amis. A défaut de prétendre. Pour aller vers le réel. Les obstacles auxquels il se heurte. Dans le cadre de. Son vrai titre. Le garant du système. Conduire une politique. Représenter l'institution. A double-titre. Un organe de presse. Nombreux déplacements. Le côté professionnel. Inciter les citoyens. Lire la presse écrite. Corriger les inégalités. Un regard collectif. Nous ferons le nécessaire. Dans ce style qui le définit si bien. Un récit passionnant. Dont on ignore encore tant de choses. Accablé de chagrin. Il s'est retiré dans la solitude. Il commença à se dire qu'une nouvelle vie était possible. Retrouvant ses reflexes. Une tragique pollution. Protéger des malversations. En laissant courir les rumeurs. Une malédiction pèserait sur la ville. Une réalité objective. Commentaire autorisé et décryptage. Si l'on doit caractériser. Un angle mort. Un policier abat un jeune homme. Toute une population. Le contrôle au facies. Positiver le négatif. C'est une simple bavure. Un plan social. Une affaire de mœurs. La légitime défense. la tyrannie du politiquement correct. Un lynchage médiatique. Un quartier sensible. Coller à son époque. Des instances de médiation. La voix de son maître.|couper{180}