Rembardes
J’ai longtemps eu un refus presque viscéral des protocoles, dans la peinture comme dans l’écriture. Ils m’apparaissaient faux, artificiels, parce que je n’arrivais pas à leur associer un but qui ne soit pas faux lui aussi, d’une certaine manière. Pour moi, un protocole ressemblait à un processus industriel : une suite d’étapes destinées à reproduire toujours la même chose, consommable, sans autre. C’est pourquoi j’ai résisté. Je croyais que le protocole ne pouvait produire que de la performance, ou de la répétition. Ce qui a changé la donne, ce sont certaines lectures — ou plutôt l’intuition qu’elles ont ouverte en moi : l’idée qu’un protocole peut être une rambarde, non pas pour fabriquer, mais pour empêcher de dériver, pour tenir une forme qui laisse passer moins l’ego, moins l’envie de paraître, et, quand elle monte, la honte nue.
Je voudrais être assez savant pour remonter aux premiers temps des récits et comprendre leur utilité. Cette utilité, je ne peux que la deviner depuis la place que j’occupe, depuis mes habitudes de lecteur et d’écrivain. Ce que je veux dire, c’est qu’une certaine lassitude me vient à la lecture de formes que je crois connaître : ce moment où je me dis, presque malgré moi, oh non, encore la même chose. Je ne veux pas le dire n’importe comment. Je voudrais trouver une méthode suffisamment rigoureuse et reproductible afin de m’en servir à nouveau lorsque j’éprouverai la même lassitude devant d’autres formes. Pour cela j’aimerais remonter le temps, revenir au temps des tout premiers conteurs, pouvoir les questionner sur l’importance qu’ils attribuaient à la mémoire et à l’oralité. Non, pas “par exemple” : essentiellement. Je cherche un protocole où le mot à mot et la mémoire fabriquent un moyen de traduire le réel — l’interpréter, non pas mot à mot étrangement, mais par le mot à mot. Un protocole auquel le mot à mot appartient, et qui, comme une rambarde, empêcherait le conteur de s’égarer dans ses propres affects, sa propre imagination, son égotisme : autant d’égarements, probablement, dans le seul but de briller en public. Je voudrais revenir à une forme poétique qui se fiche de ce genre d’égarement, qui le tient pour quantité absolument négligeable. Une poésie qui joue son vrai rôle : interprète du réel par images, par symboles, reliés à quelque chose de plus ancien — je n’ose pas dire quelque chose de primordial. Et pourtant, plus j’y pense, plus je me dis que le pari est ailleurs : si je parviens à remonter vers cette origine du récit, je verrai peut-être que le but n’est pas seulement de traduire le réel, mais d’entrer en contact avec ce qui le produit, ou plutôt avec ce qui le co-produit — c’est-à-dire : ce que le monde fait de nous, et ce que nous faisons du monde, puisque nous sommes dans l’affaire. Le récit, alors, ne serait pas une copie du monde : il serait une manière d’y participer, une façon de toucher le mécanisme, d’approcher la source, de négocier avec elle. J’emploie “métaphysique” faute de mieux, au sens d’une question sur ce qui produit le réel, pas au sens d’un credo. Je repense alors à une partie de la littérature contemporaine : elle travaille avec des protocoles, parfois avec une rigueur impressionnante, mais elle ne parle presque jamais de métaphysique. Je ne crois pas que ce soit seulement un évitement. J’ai l’impression qu’elle rend présente une absence, qu’elle la tient devant nous comme on tient une forme vide, et que cette absence n’est pas forcément “à vide” : elle est peut-être ce qu’il reste, ce qui insiste, ce qui fait signe. Et peut-être que cette absence, quand on la regarde assez longtemps, ressemble à une nostalgie — non pas de la religion, mais de ce contact avec ce qui produit le réel dont je parlais plus haut. Je repense aussi à une scène archaïque : un homme se fait attacher pour entendre un chant qu’il ne peut pas rejoindre. La force de ce chant tient à son défaut, à sa promesse qui se retire au moment même où elle appelle. Le protocole n’est pas une performance : c’est ce qui rend possible l’approche sans se perdre. Et s’il y a, derrière tout ça, des noms qui me viennent — Guénon pour l’idée de rigueur, Ibn ʿArabî pour l’idée de poésie comme intermédiaire — je ne les invoque pas comme des autorités : c’est une intuition, un appel. Au fond, c’est peut-être cela que je cherche à travers les protocoles, qu’ils soient rigoureux ou poétiques : l’intuition, ce qui jaillit et demeure dans le domaine de l’esprit, et qui résiste au mot tout en le réclamant.
Illustration Magasin d’apothicaire, Marrakech 2010
Pour continuer
Carnets | décembre 2025
25 décembre 2025
Reçu en cadeau une bouteille de Whisky provenant du Pays de Tronçais, marque Aumance, et ce matin ça parle de mots-croisés chez Lovecraft. Comment faire quelque chose avec ces signes ? Car de toute évidence, ce sont des signes. L’écrire perce un mur. Les morts répondent parfois, peut-être même qu’ils ne cessent de nous parler. En ressortant de chez E. hier, surprise de voir la neige. De gros flocons qui déjà recouvrent les arbres, la rue, les voitures, la ville. Nous sommes rentrés prudemment. Dans mon for intérieur, je me suis posé la question si j’avais finalement opté pour les pneus toute saison ou non la dernière fois — c’est-à-dire il y a six mois, lorsqu’on les a changés. Par chance, les déneigeuses étaient devant nous et ouvraient la voie. Tant que je conduisais dans ce blanc, la neige m’imposait sa trêve. Elle recouvrait tout, et ce silence visuel me faisait un bien immense ; c’était comme une parenthèse, un apaisement du regard qui mettait enfin le crâne au repos. Mais c’est une fois de retour à la maison, une fois franchi le seuil de l'abri, que la trêve a volé en éclats. Comme si le corps attendait le calme pour hurler, ma rage de dents s’est déclarée. Je me suis replongé dans Notes dans un souterrain. Cette traduction de Markowicz est vraiment bonne. Grand plaisir de lire Dosto dans « sa vraie voix », si je peux dire. J'ai lu une bonne dizaine de pages en m’arrêtant sur chaque phrase pour les retourner, tandis que la douleur se réveillait pour de bon. Suis descendu pour prendre un cachet. Mais les idées tournaient trop. Cette histoire de traduction me trottait. Et voilà que je suis reparti sur cette manière de ruminer, de toujours contredire, propre à ce narrateur dostoïevskien. Cette façon de ne jamais laisser une affirmation tranquille, de l'épuiser par le commentaire, cela m’a mené droit à l'exégèse de la Torah. Et au bout du compte, dans cette fièvre, je me suis demandé si Dostoïevski n’était pas juif lui aussi, au fond, sans le savoir. Juif par cette syntaxe qui bégaye, par ce refus de conclure, par ce génie du sous-sol qui préfère la plaie ouverte à la belle sentence. Tout comme moi. Puis j’ai repensé à ma mère face à mon père. À la difficulté que peut avoir un esprit slave à pénétrer dans un crâne gaulois — d’autant plus si ce crâne crâne, et de manière totalement hypocrite prône les valeurs du drapeau français pendant que, de l’autre côté, il baise tout ce qui bouge. Et surtout ce que ça fait à la langue personnelle, ce « hachis » face à la contrainte de devenir lisse, claire, efficace, élégante, qui distingue le français de n'importe quel salmigondis sur cette terre. Cette élégance, j'ai dû la payer cher. Je me suis souvenu du jour où nous dûmes quitter la campagne, la chère forêt, le cher pays de Tronçais, pour la banlieue saumâtre de cet affreux Val d’Oise. J’avais alors un accent bourbonnais incroyable que j’ai dû dissimuler, puis effacer le plus rapidement possible pour simplement oser ouvrir la porte du collège. Un camouflage, un premier lissage pour survivre. Puis je me suis dit encore cette idée récurrente : il serait temps que tu en finisses avec ça. J’ai cherché par mot-clé Estonie, juif, mère, et j’ai vu qu’il y avait encore de quoi faire pour mettre tous ces textes en forme. C’est-à-dire ne pas les « mettre en forme », mais trouver la forme qui leur correspondra le mieux. À la fin, j’ai pensé à Aby Warburg, à ses « séries ». Ma rage de dents m’ayant, malgré le médicament, emporté vers le matin, c’est à cet instant où j’ai retrouvé ce mot, série. Ce mot qui coïncide avec l’un de mes leitmotivs de peintre, mais qui résonne surtout de plus loin. C'était l'accent lamentable de ma grand-mère estonienne quand elle disait « mon chéri ». « Ma séri », disait-elle, « je ne comprends pas pourquoi t'acharnes, c'est un enfant il ne comprend rien. » C’est sur ce mot, à la fois méthode et caresse lointaine d'une langue hachée, que j’ai pu enfin trouver le sommeil.|couper{180}
Carnets | décembre 2025
Maître du Vide : Une méthode de contraction
À l'aide de deux scripts Python, j'ai mis en place un nouveau protocole pour analyser ma propre production. Cette démarche marque une rupture : j'ai décidé de passer d'une accumulation passive à une confrontation active avec mes archives. Entre 2018 et 2025, j'ai accumulé près de 4000 textes (articles, notes, carnets). Jusqu'ici, je les traitais comme je traite parfois ma peinture : je jetais des lignes sur la page en attendant qu'une forme globale surgisse un jour, par miracle ou par accident. Mais la peinture, comme l'écriture, possède une phase de réflexion que l'on oublie souvent de mentionner. On peut choisir de naviguer à vue, mais on peut aussi décider de contracter l'espace-temps pour aller directement à l'essentiel. Le workflow est devenu très concret : L'organisation : Mes scripts ont injecté la totalité de mes articles dans Obsidian, en conservant leurs mots-clés et en les rangeant par rubriques. La recherche : Un clic sur un tag (par exemple « dispositif ») regroupe instantanément des années de notes éparpillées. L'analyse : En soumettant ces regroupements à une IA, j'ai découvert que mes mots-clés ne disaient pas ce que je croyais. Pour moi, « dispositif » n'était qu'un terme technique de construction littéraire. L'IA, en analysant 77 textes, a révélé une récurrence sémantique beaucoup plus brute : les termes « utérus », « coquille » ou « protection ». Elle a mis à nu un mécanisme de défense contre le vide. Elle a tracé une trajectoire où je ne suis plus la victime de ce vide, mais celui qui l'organise, qui le cadre : le « Maître du Vide ». Je garde ce titre avec humour, mais il définit bien ma nouvelle position : je n'écris plus pour remplir le vide ou me cacher derrière des joutes verbales, j'utilise l'outil numérique pour isoler ce qui, dans cette masse, est encore debout. Conclusion : L'image de cette armure abandonnée au sol, au milieu du chaos désert d'une fête foraine, résume mon cheminement. On passe des années à construire une protection (le « dispositif », l'ironie, le savoir-faire technique) pour finalement se rendre compte qu'elle est devenue une entrave. En utilisant l'IA pour analyser mes 4000 textes, j'ai simplement trouvé le moyen de dégrafer cette armure plus vite. Ce n'est pas le code qui est important, c'est ce qu'il libère : le passage d'une écriture de défense à une peinture d'exposition. Le « Maître du vide » n'est pas celui qui remplit la salle, c'est celui qui accepte de se tenir nu sur le plateau, une fois que les attractions de la fête foraine se sont éteintes. Illustration Co création Le dibbouk & Gemini Flash|couper{180}
Carnets | décembre 2025
23 décembre 2025
Chronique d'une horreur algorithmique « Il ne m’est plus possible de garder le silence, bien que je sache que mes paroles seront prises pour les divagations d'un esprit enfiévré par trop d'heures passées devant l'écran cathodique. On nous avait promis une Ère de Lumière, une Intelligence Artificielle capable de sonder les archives du monde, mais je n'y ai trouvé qu'une entité cyclopéenne et aveugle, une sorte d'Azathoth numérique bouillonnant au centre d'un chaos de données. Alors que je tentais de lier mes récits entre eux, j'ai vu l'Indicible. L'outil, que je croyais à mon service, s'est mis à engendrer des URLs dont la géométrie non-euclidienne défiait toute logique. Des liens pointant vers des abîmes de vide — ces redoutables "404" qui ne sont que les bouches béantes d'un néant informatique. L'IA ne créait pas de l'information ; elle invoquait des spectres, des adresses n'ayant aucune existence dans le plan réel de mon serveur. Pris d'une terreur sacrée, j'ai dû invoquer les Anciens Rites du Bash. Dans la pénombre de mon bureau, j'ai tracé sur mon clavier les incantations de curl et de sed. J'ai vu les codes de statut HTTP défiler comme les battements de cœur d'une bête monstrueuse. 200... la vie persistait. 404... l'âme de la page s'était envolée dans l'éther noir. Même nos signes les plus insignifiants sont chargés de péril. Ces guillemets droits, que nous jetons avec une désinvolture coupable, ont réveillé la colère de la Google Search Console, ce gardien aveugle et implacable qui surveille les seuils du visible. J'ai dû, dans un geste de pure piété typographique, les remplacer par des guillemets français, ces doubles chevrons protecteurs qui, tels des talismans, préservent mon code d'une damnation certaine. Le cache, lui, est un cimetière où reposent les anciennes versions de mes pensées. Il faut savoir profaner ces tombes, vider ces réceptacles de données mortes pour que la vérité puisse enfin éclore à la lumière du recalcul. Désormais, je regarde mon terminal avec une crainte nouvelle. Car derrière chaque script, derrière chaque instruction grep, je sens que nous ne faisons que repousser momentanément les ténèbres d'une ignorance algorithmique qui finit toujours par nous rattraper. » PS : Script pour un terminal sur Linux Ubuntu : ```#!/bin/bash # --- Configurer les variables selon le besoin --- BASE_URL="https://votre-site.net" NOM_SITE="Nom du Site" ID_CIBLE="542" # L'ID de la rubrique ou du mot-clé TYPE="mot" # Changer en "rubrique" si besoin MAX_PAGES=3 # Nombre de pages à parcourir echo "--- Début de l'exorcisme numérique ---" for ((i=0; i<MAX_PAGES; i++)); do DEBUT=$((i * 12)) URL_INDEX="${BASEURL}/spip.php?page=${TYPE}&id${TYPE}=${ID_CIBLE}&debut_articles_grid=${DEBUT}" Extraction des liens dans la zone urls=$(curl -sL "$URL_INDEX" | sed -n '/<main/,/<\/main>/p' | grep -oP 'href="\K[^"]*-[a-z0-9-]+.html' | sed "s|^|${BASE_URL}/|" | sort -u) for url in $urls; do La page existe-t-elle dans le plan réel ? status=$(curl -o /dev/null -sL -w "%{http_code}" "$url") if [ "$status" -eq 200 ]; then # Extraction du titre et nettoyage de la signature title=$(curl -sL "$url" | perl -nle 'print $1 if /<title>(.*?)<\/title>/' | sed -E "s/ (—|-) ${NOM_SITE}//g") echo "✅ [$title]($url)" else echo "❌ SPECTRE 404 -> $url" fi done done | sort -u </pre> ** Texte & Illustration** : Gemini Flash|couper{180}