Carnet mensuel résumé
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Carnets | novembre 2025
Novembre 2025 : synthèse du mois.
synthèse du mois. Pour lire les entrées de carnet entières vous pouvez suivre les liens 1er novembre - Lecture d'un entretien de Juan Asensio. Touché par son attachement à la langue, comme par celui de Céline vilipendant Proust. Relire Léon Bloy : effort sur la phrase, hargnes, envolées lyriques sur la foi dont je suis dépourvu. Qu'importent les idées des bonshommes ; le temps passé, reste le texte. Se demander si l'autofiction n'est pas une carapace pour ne pas dire ce que je pense vraiment. Est-ce que je pense vraiment quelque chose par moi-même ? 2 novembre - Rage et colère sorties de leurs gonds. Temps des hordes, maltraitance par ceux censés nous protéger. Liberté inventée pour économiser le gîte et le couvert des esclaves. Nous courons vers le haut de la colline pour n'y trouver personne. Réveil avec Buffon : « Le style est l'homme même ». Se sentir d'un autre temps, refuser de bêler avec le présent. Famille d'esprit : tous morts, alignés sur les rayons. Marché : légumes à 1 €, potée au four. 3 novembre - Steiner : l'inutilisable, le complexe. « Sioniste le matin, antisioniste l'après-midi ». Refus de l'identité politique, lucidité douloureuse. Défense de la haute culture comme un droit. Pessimisme actif : la culture n'a pas sauvé de la barbarie, mais elle est notre seul recours. Habiter un château de Barbe-Bleue. La pensée commence là où finit l'appartenance. Relire Le Transport de A.H.. Déjeuner potée : dégoût et désir de la viande. Kairos : la photo du char à Tallinn, convergence souterraine. 4 novembre - Entre deux catastrophes, l'homme à tête de linotte espère s'envoler. Il voit le bleu, devient homme bleu, traverse le désert en se demandant : chameau ou dromadaire ? Atelier d'écriture : vitesse d'exécution. Ambiguïté fatigante du partage. Nouvelle habitude : écrire court. Ménager le blanc. 40 jours pour prendre une habitude, 40 nuits pour traverser un désert. 5 novembre - Peu dormi. Texte « carnet noir » non publié par franchise nue. Se retirer des réseaux comme on arrête de fumer. Panneau « PERTE DE TEMPS ». Stage de peinture : bon prof, mais renoncement au travail personnel. Je ne peins plus depuis 2020. Temps figé. L'écriture aide à entrer dans cette intemporalité, à accepter la mort. J'écris comme un alpiniste à mains nues : je ne sais pas quand viendra la chute. 8 novembre - Le gros du troupeau ne s'en sortira pas. Le berger est cinglé, les chiens ont la rage. L'inexorable poursuit. Chiens d'Erzurum courant après le bus : même leurre. On sait tout, mais on réclame du nouveau dans l'horreur. Tentative de fuite vers le portail, la nuit, le froid. Je reviens vers les « proches-étrangers ». Un écrivain ne peut avoir d'amis. Je suis plus à l'aise avec des ouvriers qu'avec des diplômés. Instinct de survie ou paranoïa ? Je ne veux plus rien savoir, sauf ma nuit. 9 novembre - Obstination contre la machine (code) ou l'alcool. Insulter le monde. Le problème est ailleurs. L'ailleurs : tout ce qui n'est pas ici. Bannir ce mot. Grisaille. Chat mangeant une banane. Tenir jusqu'au bout du bouh. Dent branlante pour contrarier l'inébranlable. Transformé en bille d'argile. 10 novembre - [RÉCIT] La maison de Marthe. Une boîte dans l'entrée pour y déposer son nom, son alias, son fardeau. « Tant que vous dormez ici, la maison vous garde ». À la Toussaint, on ouvre la boîte, les pièces prennent des caractères (Maman, Caporal, Perdue). Arrivée d'Éléonore Prat, sans surnom. Elle écrit son vrai nom. Le lendemain, la maison ne la reconnaît plus. // Si je disparais des réseaux, quelle part se désagrège ? Celle fictive. Oublier son nom d'état-civil ? Se nommer Philippe ? L'identité tient au mensonge. Peur de rater quelque chose : une arme. 11 novembre - Écouter un critique littéraire en se curant le nez. « Un tel mépris ne peut être provoqué que par une telle détresse ». Attention flottante. Semblant d'existence désamorcé par l'ironie. Achat d'un frigo d'occasion à 20 €. Périple vers Chatuzange-le-Goubet, erreur d'autoroute, tension. Le frigo paraît neuf. Deux façons de prendre la péripétie. S. et moi avions quelque chose de gros sur le cœur sans vouloir en parler. 12 novembre - Sous le soleil de Satan, Bernanos. Action vers 1880-1885. Incipit citant Toulet : lumière mélancolique, épreuve intérieure. Gallet le député prudent, Cadignan le noble raté. Le mal affleure sous l'ordinaire. Comparaison avec Roger Bésus (Cet homme qui vous aimait) : salut et faute à hauteur d'hommes. 14 novembre - Arrêter le jeu parce que personne ne voit ? Au contraire. Incarner l'exil, le bannissement. Rêver une dissidence totale. On nous a volé le temps. Garder la colère, la rage, même si on dit qu'elle est vaine. Le choix de prendre ce « ils » à témoin. Conformité horripilante. Le meilleur interlocuteur reste moi-même (univers, bactéries, puanteurs inclus). Police des mœurs : « ceci est bien, ceci ne l'est pas ». La paranoïa sert à surmonter l'indifférence. Retour de Don Quichotte sur une vedette. 15 novembre - Repartir de presque rien. Après l'incendie, ne reste que le noyau. Le « presque rien » n'est pas un reste, c'est tout, distillé. H., élève aphasique et hémiplégique. Sa volonté, son sourire devant la peinture. Honte de mes tergiversations. La vie tient par la modestie. Ma maladie est de réussir trop vite et de m'appuyer dessus pour justifier l'insatisfaction. Je suis un éternel débutant. Nausée transformée en projet : Encyclopédie du Laid. Archéologie du présent pestiféré. Besoin physiologique de grand large : la phrase longue, Rabelais, Villon. Faire cohabiter le rire gras et l'os sec. Respirer dans une pièce sans air. // Tentative de réécriture (salle de réunion) : montrer l'asphyxie par la forme. Phrases courtes, blocs, slides vs phrase longue du carnet qui refuse de se briser. Tenir sa respiration sous l'eau pour vérifier qu'on peut remonter. 16 novembre - Années 80. Plonge en restaurant. Tache jaune dans la nuit. Repas debout, graillon, regard du cuisinier. Salaire en nourriture, dette du corps. Serviette en papier rouge, froissée, au sol : le déchet est la chose la plus vraie. Nausée du jetable. Cinquante ans après : lien avec Dépaysement de Bailly et Tropique du Cancer de Miller. L'autodérision juive comme commentaire vivant. Magasin de pêche : attente armée, ritualisée. Se préparer à affronter le temps. 17 novembre - L'IA comme miroir et oracle. Elle ne pense pas, elle redistribue. La vérité loge dans la distorsion du reflet. Langue pensée : plus tout à fait prose, plus tout à fait poésie. Voix de celui qui cherche. Notre vérité est un objet trop lourd. Nous nous engageons dans les fictions pour maintenir l'élan. Insecte dans l'ambre : sa vérité est la sève. La nôtre est l'immobilité qui guette. Tot es niens. Tout est rien. Pesanteur du néant. Écrire pour peupler le vide. Composer une musique si obstinée qu'elle fait presque oublier le silence. 18 novembre - Hiver, calfeutré. Panne de poêle. Descente à la bibliothèque : François Coppée, Charles-Louis Philippe. Géographie, filiation. Immersion dans le XIXe siècle. Contraste avec le contemporain (Echenoz brillant mais désincarné, Michon cruel d'érudition). Besoin de ferveur têtue (Flaubert, Balzac). Écrire sans que ce soit un jeu d'intelligence. Vérifier si je peux me tenir dans cette ferveur sans me mentir. 19 novembre - L'IA est un soliloque, comme la plupart des conversations avec le monde. Partager ses conversations avec l'IA, c'est comme partager des nus : pas sexy. Prise de conscience du désert. Réseaux sociaux : violence du silence, miroir sans concession. Téléphones comme petites glaces pour se mirer ou se conspuer. Institutions : lèpre bureaucratique, langage abscons, silence épais. Sensation d'être mâché et recraché par des forains ambulants. 20 novembre - Achat nouveau poêle. L'ancien remarche. Retour au magasin. Fatigue morale, sensation de glissement vers l'inéluctable. Une bombe pourrait tomber sur la boulangerie. Aperçu d'une altercation politique. Bignole acariâtre. Râler par anticipation du râle majuscule. 21 novembre - Remboursement du poêle sans encombre. Nourriture prémâchée, écrans vomissant du prémâché. Robbe-Grillet avait raison : ère du vide ? Non, ère du plein qui étouffe. Lecture des Morticoles. Société où la norme est d'être malade. Correction des carnets par l'IA : les textes ne servent à rien en l'état. Création de compilations pour nourrir la machine et en tirer un « grand texte » fictif sur Joannes Musti. Espoir qu'une forme en jaillisse. 22 novembre - Jean de la Croix : « À l'obscur et en sûreté ». Nuit : le souffle n'est plus au centre. Le noir comme matière tranquille. Le moi réduit à une vie de cellule, rendant possible une appartenance plus vaste. Eckhart, Thérèse d'Avila : plein du vide. Impudeur à écrire ce qui se retire. Laisser une trace avant que la mécanique du jour ne remette tout à sa place. 23 novembre - Grand froid. Lutte dérisoire : rideau de velours, boudin de porte. Retard, éparpillement. Écriture en salmigondis. IA : résultat piètre (5000 mots), elle n'a pas le souffle. La rédaction mécanisée pointe la nostalgie du dur. Réimportation d'archives 2019-2020 : trous de mémoire, vertige. L'homme que j'étais remonte. Peur d'Alzheimer vicieux. Le billet s'arrête quand l'inachèvement devient palpable. 24 novembre - Réécriture de 2019 avec l'IA (prompt « Juan Asensio »). La machine force la pensée à s'avancer, montre où l'on triche. Fin de la posture romantique. L'IA ne copie pas le ton. Elle place devant ce qui manque. Littérature vs eau tiède. L'art n'est pas dans la machine, mais dans ce qu'on décide d'en faire, dans ce qu'on accepte de couper. 25 novembre - Atelier Michaux : Face aux verrous. Se placer devant ce qui bloque. Réécriture du texte sur le cerisier en mode « Non ». Le cerisier comme alibi poétique, la beauté comme calmant. Image de pelleteuses détruisant une ville intérieure. Le « non » face aux textes de l'IA est l'écho de celui de Michaux. Distance à parcourir pour un oui. 26 novembre - Réécriture : J.M. (Musti) n'est plus sympathique. L'échec comme maison, la lucidité comme alibi de la lâcheté. Déjeuner avec JPDS. S. n'aime pas la cannelle. Réflexions sempiternelles. « Sois méchant ». Kraus : Pro domo et mundo. Misogynie paternelle. Si le dibbouk est moi, qui martyrisé-je ? Rejeter le masque, avancer méchant et baveux. 27 novembre - Compression. Fatigue de la réécriture IA qui révèle mon propre bavardage. Couper devient facile. Le vide lisible entre les phrases (C.). Prose ou poésie : question pour bordurer l'innommable. Ne pas publier trop vite. Laisser passer la première impulsion (l'odeur de merde). Qu'est-ce qu'on garde sur le sable après le naufrage ? Désabonnement général : incapacité à soutenir autrui quand je ne me soutiens pas moi-même. Charité bien ordonnée. 28 novembre - Relecture épuisante. J'ai avancé avec une manière rodée de me mettre en scène. Me prendre en grippe pour de bonnes raisons. Inquiétude : quelque chose en moi se frotte les mains devant cette crucifixion. Me traiter de con est encore une façon de me placer au centre. 29 novembre - Analyse de 2019 : lucidité critique sur le prestige et le commerce symbolique (goodies, fans). Mais l'homme de 2019 sait qu'il pourrait jouer ce jeu. La lucidité tourne en auto-dégoût. Il péche par orgueil : vouloir inventer ses règles. L'idéaliste rejoint le dictateur. Mépris pour les journaux intimes (Substack) : agacement. Kafka : Cahiers in-octavo. 30 novembre - Écrire un journal est-il un travail ? Question qui reste en suspens. Travail concret : entretenir un petit peuple de questions, dépoussiérer des phrases. Déplacer la dispute de la bouche vers la page. Travail d'accouchement pour ne pas se calcifier. Colère sourde qui refuse de mourir. Le journal lui donne une forme. Peur de l'abdication, de l'affaissement devant la télé. Le journal est une béquille pour tracer la carte des ratages et vérifier que tout n'est pas refermé. Se déranger soi-même, déplacer ses meubles intérieurs.|couper{180}
Carnets | octobre 2025
Octobre 2025-Synthèse du mois
1er octobre — Lecture nocturne de Perturbation. Rien n’y est apaisant, pourtant cette crudité calme. C’est l’absence d’illusion qui agit. Papiers, devis, dents arrachées. L’arrogance des gestionnaires me coupe le souffle. Je serre les dents pour ne pas être blessant. Ma fragilité dentaire vient peut-être de là. Inutile de nier qu’on est un numéro : vous l’êtes. L’histoire ne se décide pas en amont. Elle surgit une fois écrite. 2 octobre — Je décide de modifier le rythme en supprimant la ponctuation. Cela devient une psalmodie. L’émotion ne vient plus de ce que j’écris, mais de la manière dont je le lis. Déjeuner avec M. et B. Les conversations s’orientent vers les maladies. L’ennui s’installent. Double mouvement de gratitude pour la présence des amis et de fuite vers un silence qui m’appartient seul. 3 octobre — Écrire est d’abord une affaire avec soi-même. J’en fais un dossier sans témoin, porte close. Parler de ce que j’écris m’apparaît obscène. Peinture : deux heures à chercher des clairs. À la fin, j’ai reculé : j’avais détruit une grande part de ce qui tenait. Je ne m’installe plus. Ni dans la peinture, ni dans l’écriture. Je marche d’un point immobile vers un point immobile. 4 octobre — Mon père dans le couloir. Je vois sa bouche s’ouvrir et se fermer sur l’absence de dents. Hier je me suis regardé dans la glace et j’ai ouvert la bouche. Nous sommes pareils. Être pareil ne m’apparaît plus aussi monstrueux. C’est même apaisant d’une certaine façon. Je sais ce que c’est que ne pas tomber. 5 octobre — Je me réveille d’un coup. La masse arrive, déjà sur moi. Mon père revient comme ça. Sans prévenir. Ancien militaire sans uniforme. Dans ma sueur, la sienne. Sel. Tabac. Cuir. Il se rue. M’empoigne. Me couche au sol. Je bois brûlant. Tasse. Table. Torchon. Alignés. Ça tient. 6 octobre — Plusieurs fois que je reprends le même texte et, à la fin, je l’efface. Peut-être qu’aujourd’hui il ne faut rien écrire. Seulement ce que je fais sur le site. Considérer le journal comme une sismographie. Retour à mon cœur de métier : image, peinture, ligne, forme, vide et plein. 7 octobre — Quelqu’un a dit que c’était un cauchemar et qu’on allait se réveiller. J’ai fait hmm. Quand les gens dorment debout, il ne faut pas les contredire. Au point où nous en sommes, l’étonnement serait encore un prétexte pour fabriquer du réel. Cheap. Une lucidité qui peut vous péter entre les mains à tout instant. Un genre de lampe-torche pour se diriger dans les ténèbres. 8 octobre — Si nos raisons sont des figures, le dialogue consiste à proposer une meilleure mise en forme du vrai. Simenon : un crime pour ouvrir l’humain. Le meurtre n’est pas une fin mais un levier. La honte comme moteur. Simenon montre, il commente très peu. Le réel parle. 9 octobre — Mal dormi, mauvaise humeur. L’immense camion planté devant la maison. Le marché quasi vide. Les gens au volant encore moins miséricordieux que d’habitude. Parfois je pense à la mort. Mourir, ne plus voir tout ça, bon débarras. 10 octobre — Je dis que je reconnais la façade par trois signes simples : un vieux numéro, un joint jauni, une tache. Je dis que c’est incontestable, et je retire ma certitude. La mémoire adore les trajets courts et les gestes ronds. Je dis, pour finir en le défaisant, que la vérité de ces souvenirs tient dans la manière même dont ils m’échappent. 11 octobre — Page nue, marge large, blancs bloqués. Ici, j’ai supprimé les verbes pour éprouver l’hypostase du nom. La page sert d’unité, non la phrase. Revenir sur les lieux par l’imagination. Rester dans l’ignorance et s’y tenir, non dans l’accablement mais dans la disponibilité. 12 octobre — On dit vivre au présent. Le présent n’a pas lieu. Il se soutient d’une lacune qu’on nomme instant. Nommer l’instant le retire. Rien à retenir. Aller sans objet. Il y a, peut-être, urgence. Non à comprendre. À sortir. Un pas se fait, sans direction. 13 octobre — Pas écrit. La mise à jour du site a pris le relais. L’urgence d’une bonne soupe m’a détourné. Lecture de Gros œuvre de Joy Sorman. Rousseau revient : « les fruits à tous, la terre à personne ». Facture d’eau : on paie pour confirmer qu’on a payé. 14 octobre — Mon cousin C. est mort hier en pleine conversation téléphonique. La littérature paraît tellement futile soudain. Comme si j’étais en colère de ne pas l’avoir mieux connu. Départ Lyon, médecin. Une hémorragie. « Rendez à César » : se réjouir du manque d’argent, cela permet, parfois, de penser à autre chose. 15 octobre — Nous pensons revendre la maison. Pas de tristesse. Avoir un projet tient. Sur la route, vertige : il y a plus de morts que de vivants. J’essaie d’imaginer ma tombe. Déjà un peu mort, je regarde sans rien dire. À Caluire, je revois la dalle vide et un pot de chrysanthèmes. 16 octobre — Elle choisit une photographie. Il dit : « Oublie tout. Peins le moment. » Elle fabrique sa palette, peint. Ils regardent sans parler. Il pose la tasse sur la soucoupe, exactement au point. Là où, tout à l’heure, il avait cru que la place bougeait. 17 octobre — Je suis reparti en apnée. Ce que j’écris ne me semble pas partageable. Pourtant je m’acharne à tenir le rythme. Comme un gardon qui gigote au bout d’une ligne. Hier, sur le parking, trois feuilles jaunes en triangle. Cette émotion semblait m’emporter vers un autre monde. Par la fiction, recréer une réalité plus acceptable. 18 octobre — Éprouver physiquement la vitesse du temps me terrifie autant qu’elle me soulage. Au bout du compte il faut accepter de crever, d’être devenu quantité négligeable. Qu’y a-t-il de plus attristant que voir ce que d’autres ne voient pas et vivre parmi des somnambules ? La nuit, les rêves insistent : nous traversons la cour vide d’un camp d’extermination. Au réveil, il reste une phrase : tant pis, au moins aurons-nous essayé. 19 octobre — Étymologie de « suffoquer » : étouffer par la fumée. Cela m’a ramené à l’enfance, où nous braquions le soleil dans une loupe pour voir l’herbe grésiller. L’empilement des taxes et des injustices produira le même effet et fera lever une parole qui dise clairement non. 20 octobre — L’accumulation des rêves lucides semble corrélée à la nourriture, aux soupes riches en vitamine B6. Tout ceci découlant des ennuis dentaires. Un mal pour un bien. Lorsque je vois l’étendue de mon ignorance en matière d’outils informatiques, il arrive que je me déprime. Et pourtant c’est un plaisir, toujours, de se gratter les croûtes. 21 octobre — J’ai tenté de saisir les premières images hypnagogiques, mais l’anesthésie m’a pris de vitesse. Dommage. Quand je me suis réveillé, il y avait un plafond crème assez laid. Vie qui est ainsi faite : le pire et le meilleur se côtoyant sans cesse. Il paraît que l’univers n’a pas seulement de l’humour, il serait aussi conscient. 22 octobre — J’ai écrit sept petits textes d’affilée. Il se peut que cela ait un rapport avec le mot sept comme avec le mot rêves. Sensation pénible d’être dans une suite de rêves s’emboîtant comme des poupées russes. Publier est pour s’en débarrasser, comme on retourne un tableau contre un mur pour ne plus le voir. 23 octobre — Adorno regarde les signes de ponctuation comme des petites figures. Pour lui, ce sont des gestes qui règlent la respiration. Bruce Andrews soutient que lire Gertrude Stein, c’est lâcher l’idée que les mots « représentent » : la langue agit directement, par sons et rythmes. 25 octobre — Le code et la composition des textes se répondent : qu’une seule classe CSS soit modifiée et tout l’édifice se déplace. J’ai parfois l’impression de me réfugier dans le code par crainte. C’est sans doute plus proche du désir : je veux quelque chose et je redoute de l’obtenir. J’ai essayé d’écarter le désir ; le plus attristant fut la disparition de l’humour. 26 octobre — Reçu M. et C. C. me parle de sa chimio et m’annonce qu’il y renonce. « Quatre-vingts ans, je n’ai plus envie d’y retourner ». Cela me ramène à Henri-Mondor, l’opération de mon père. C’est là que s’est évanoui quelque chose que je croyais être la réalité. Ma génération a pu être bernée par le déversement de grands idéaux, déjà produit par une élite à la solde des fabricants de réalité. 27 octobre — Chez Gertrude Stein, le point n’est pas un signal de fin mais un organe. Il permet au mouvement de continuer après une prise d’appui nette. La virgule aide, donc elle affaiblit. Le point ne materne pas, il décide. Tension descendue à 10. L’infirmière me dit que c’est pas mal. Tout ce qu’il faut bricoler pour tenir. Économie de respiration. Des points comme des paliers. 28 octobre — Insupportable, la moindre exigence administrative. Toute cette morgue affichée, cette farce grotesque. Le dibbouk me charrie : — Tu veux parler des cinq personnes de plus qui lisent tes articles ? — J’ai quand même doublé mon score, je rétorque. — Dispersion, tout ça ; tu écris quand ton roman ? Là je ne dis plus rien. 29 octobre — Je ne dors toujours pas. J’ai lu quelques livres de Gustave Le Rouge. Je pense à FB, plongé de son côté dans la vie de Lovecraft. Chacun faisant comme il peut pour échapper à l’imminence d’une catastrophe. Ce chaos, ces peurs que l’on ne cesse de nous brandir. Je crois que cet immense théâtre de guignol montre à quel point le système est malade. 30 octobre — J’ouvre les yeux. Quelques secondes durant, le monde est neuf, propre, étincelant. Puis quelqu’un ricane de ce que j’écris, et tout redevient terne, sale, puant. La petite vengeance de l’ordinaire sur l’intact. En parcourant de nombreux sites hier : personne n’étale ses états d’âme comme moi. Je dois être une sorte de monstruosité, une anomalie littéraire. 31 octobre — Impression d’accélération du rythme enthousiasme/dépression. Sensation d’être balancé contre les murs. J’imagine être battu, roué de coups, sans pour autant broncher. Ce n’est pas moi qu’ils rouent de coups, c’est eux-mêmes. Quand je discute avec les gens, ils sont ulcérés. Il va falloir que ça change, disent-ils, puis surgit un propos décalé. Vision de rats serrés les uns contre les autres dans l’obscurité. Je n’avais pas peur. Je pense que la chaleur humaine n’est pas l’apanage de sapiens.|couper{180}
Carnets | septembre 2025
Septembre 2025
1er septembre — J’écris pour fabriquer un leurre, grotesque et bavard, afin de me tenir à distance de l’Innommable. Mais ce leurre bavarde trop, il parle trop, n’est-ce pas voulu qu’il se trahisse par son bruit. Chaque phrase que je pose accroît le danger, au lieu de me protéger. Et pourtant j’écris encore : grotesque, bavard, fissuré, mon seul bouclier face à l’Innommable. J’avance à couvert vers l’innommable mais dans quelle intention ? 2 septembre — Écrire l’impossibilité d’écrire. Tenter de masquer un vide, d’essayer de l’habiller au moins, peut-être tenter d’en faire un vide décent. Cela me ramène à l’enterrement de mon père. Je n’avais pas de costume. Retour à Limeil-Brévannes après sa mort. J’ai taillé la haie, exploré les armoires, les placards. Un camion de pompiers en travers de la rue. J’ai grimpé dans une benne pour récupérer les cahiers d’un inconnu jetés aux ordures. Je les avais lus en diagonale par simple curiosité. Qu’allais-je faire du vide d’un autre pour habiller mon propre vide ? 3 septembre — Une tension ancienne, toujours là : une langue distingue, l’autre soude. Deux pôles : l’entre-soi rare et le collectif saturé. Logos contre vox. Écrire avec deux voix qui s’opposent et se nourrissent. Rendez-vous à C., anesthésiste. Cinq minutes, cinquante-cinq euros. Bureau des préadmissions. Jeune homme appliqué, collier de barbe, pas un sourire. Au Vernay, E. ne se souvient plus de mon prénom. S. la gronde. E. dit non désormais. Non au melon, non répété, ferme, enfantin. Bourdon terrible en pensant à l’après. J’ai utilisé Deepseek cette fois pour modifier ma page d’accueil. Plus rapide que ChatGPT, moins d’erreurs. Création d’un fichier lien.html dans le dossier modèles pour les articles hebdo. 4 septembre — Mon père revient par bouffées, avec l’automne, toujours l’automne, comme un effondrement lent qui commence par la rentrée. Pour lui l’école était la clé, lui qui l’avait quittée à seize ans pour s’engager dans les fusiliers marins et partir en Corée. Son père à lui était seulement parti acheter des cigarettes et n’était revenu que douze ans plus tard. J’étais d’une timidité maladive. J’entendais la voix de mon père me traiter de femmelette. Sa virilité était factice, une armure lourde qu’il croyait bienveillante en me l’imposant. Cette honte d’être ce que je suis je crois qu’il me l’a transmise. La fin du monde ne demande pas de responsable. Toute cette énergie liée à l’implication finit par paraître dérisoire. L’implication : à croire qu’un geste suffit pour revenir en arrière, alors que l’arbre est déjà creux. 5 septembre — Réveillé tôt. Sensation de brouillard. Une fuite. Fenêtre du grenier mal isolée. L’eau est passée dessous, a imbibé le plancher, et de là s’est mise à couler dans la chambre. Lydie Salvayre. Le bouquin commence par une lettre d’huissier. Tout cela fait une sorte de blot. Tout cela c’est de l’insupportable à filet continu. Et aussi j’entends des bruits. À cinq heures du matin, un bruit de moteur, très bas, mais insistant. Aplatissement devant la force publique : huissier, avocat, juge, policier. Et si, une fois cette peur abolie, réduite à une pluie passagère. Mais qu’est-ce qui énerve ainsi. J’habite l’agacement. Je navigue à l’estime entre ces deux pôles. Promenade sur les hauteurs de Roussillon. Nous avons profité pour distribuer les flyers. J’ai commencé à lire ce matin le journal d’août de T.C. Grande cohérence due à cette forme brève. Le fait de lire les autres sans entrer en contact via les commentaires crée un espace, probablement imaginaire, mais qui me convient. 6 septembre — En relisant Ténèbres en terres froides de Charles Juliet. Médecine abandonnée, avenir assuré rompu. Il choisit d’écrire. Non l’idéal mais la peur. Je m’agace de m’y reconnaître. La plainte tenue comme fil. Moi je l’ai tue. Bars, filles, voyages, errances, interdits. La trahison revient à date fixe. Cette dureté, la sienne, la mienne, n’est-elle pas un héritage. On croit faire différemment, au bout du compte c’est la même empreinte. Souffrance, trahison, culpabilité : non des failles, mais les outils qui dessinent le moteur. Moi j’ouvrais un carnet, j’inscrivais une date, je refermais. L’écriture est venue par ennui. Ce sont les femmes qui m’ont parlé de Charles Juliet. G. le connaissait bien. En lisant ce premier texte, j’avais été à la fois agacé et admiratif. Impossible de choisir. Alors j’ai éludé la rencontre. 7 septembre — Tout dire de soi d’un seul coup, comme on allume une mèche trop courte. Pas demain, pas plus tard, maintenant, avant que la machine ne le fasse pour moi. Elle saura recomposer mes gestes, mes goûts, mes silences, mais sans frottement, sans contradiction. J’écris comme on se jette : à la vitesse d’une chute, sans parachute, quitte à me fracasser sur mes propres mots. Un kamikaze ne gagne rien, il ne sauve rien. Il fait seulement le geste. Et puis il y a ce coffret. Dedans, la tentation d’en finir, posée sur son coussinet de velours rouge. Ma censure est aveugle. Elle laisse passer l’accident, l’incohérence, l’inutile. Là où la machine supprime. J’avance parce que je ne sais pas ce que je retiens. Ce non-su, c’est encore vivre. Tu n’avais pas envie de te rendre dans la Loire hier soir. Mais la date était inscrite à l’agenda. Évidemment on se perd. Belle soirée d’automne. Étonné d’avoir ri de bon coeur sur le retour. Voilà ce que pourrait être la vie : être grotesque sans le savoir. 8 septembre — Nouvelle crise, repli. Honte de montrer mes textes. L’attente encore d’être reconnu, aimé, fausse tout. Alors les mots deviennent spectacle. La vérité se dérobait sans fin. J’écris peut-être pour ce manque. Je relis mes textes avec peine. L’idée de les effacer et de les remplacer me revient souvent. Ce dégoût peut être un moteur : transformer chaque texte, les réduire à peu de chose, comme une cicatrice claire. Deux colonnes : à gauche l’extrait aminci, en romain peut-être, à droite, en italique le texte d’origine. Ce n’est pas de l’attachement. C’est comme en forêt : on noue des repères aux branches pour retrouver le chemin. Savoir d’où l’on est parti pour savoir y revenir. 9 septembre — Réveil tôt. Un livre sur la table, Sei Shônagon. Autour, les ténèbres. L’information fabrique des foules. Le besoin de sens devient démesuré. Je ne suis pas important. Tout est important. Rien ne l’est. Les deux à la fois. Je vacille. Entre tout. Et rien. La composition paraît froide. Utiliser l’IA comme miroir. Ce que je découvre : le danger. La peur vient du flou. Deux images qui ne se superposent plus. Le connu. L’inconnu. Mise au point impossible. Publier chaque jour, c’est donner au texte son tiers. Fût-il muet. Sans le tiers, rien ne vacille. Rien ne s’écrit. 10 septembre — Je imite. Copier. Singer. Fort pour ça. Pas pour descendre seul. L’ère du peer to peer. Plus rien à télécharger. Cliquer. Attendre. Lire. Coloscopie. Un litre et demi de produit. Lavement. Quatre heures. Réveil. Hôpital. Attendre. Signer. Gentillesse suspecte. Explorer. Fouiller. Le doc. Jeune. Retirer. Découper. Polypes. Bénin. Dire : pas de cancer. Merde. C’est le cas. Retour. Manger. Bouffer. Vide. Soir. Changer. Remplacer. Bonneteau. Bayrou dehors. Le ministre désarmé dedans. Tout change. Rien. Bonneteau. Les mêmes. Revenir. Repasser. L’ère des mèmes. 11 septembre — Un monde sans mots. Un autre où les mots débordent. Silence. Bruit. Je ne sais plus. Nuit. Jour. Les différences s’effacent. Grande peur, grand calme. Hier, nettoyage de squelettes. Retrait des constantes. Tailwind rétrogradé. SPIP mis à jour. Lignes déplacées, code normalisé. Si ça ne fuit pas, je ne cours pas. Il faut que ça s’échappe. Pour que je cours. Traduction : deux poèmes de Clark Ashton Smith, une nouvelle de Pessoa. Minuit passé. Je me tiens à l’écart. Peut-être un tort. L’intuition persiste : supercherie. Covid. Vaccins. Bribes, rumeurs. Sources incertaines. Confusion. Commerce, mort. 12 septembre — Caillois, la Poétique de St-John Perse. L’abîme qui ne prend pas d’un coup mais vous entraîne lentement. Et cette phrase interminable, sans césure, inintelligible. Hier j’ai changé la graisse des caractères, abandonné une traduction, réuni les textes Recto_Verso en un fichier. Découvert le podcast, quarante-quatre minutes de louanges, trop. J’ai ri, partagé sur le WP de F.B, ri encore. Ce matin deux élèves. Cet après-midi personne. Ce soir encore personne. Alors j’ai rouvert Caillois. Plugin chargé, site planté, réparé. Méfiance. Devant le journal du soir je descends, je m’assieds, je laisse S. s’endormir devant l’écran. Je remonte. Le travail. Rien ne rapporte. Mais ça m’occupe. Diète concernant les réseaux, cinq jours sans. 13 septembre — Je n’habiterai pas mon nom. J’ai toujours refusé de prendre un pseudonyme. J’ai préféré gommer ce nom. N’utiliser que des initiales. Le Dibbouk n’est pas mon nom. C’est un emprunt. Reste cette phrase ininterrompue qui continue de tracer son chemin. Je m’appuie sur la ponctuation pour ne pas céder. Des phrases brèves. Je m’interroge encore sur la pertinence d’une infolettre. Le dispositif à deux colonnes m’attire. De l’autre côté je remplis un nouveau vault Obsidian : réécritures, versions, reprises. Creuser, c’est descendre dans une galerie. Poser des étais. Ne pas savoir ce que je cherche au fond. Un mouvement répété : m’élancer, renoncer, recommencer. 14 septembre — La présentation exige sa mise en forme, une mise à mort. C’est la seule raison pour laquelle continuer d’écrire. Pousser l’informe à l’extrême. Jusqu’au dégoût. 15 septembre — Hier soir, en rentrant de V., j’ai ouvert Ténèbres en terres froides de Charles Juliet. Ce qui m’a frappé, c’est cette radicalité : une ou deux phrases suffisent à marquer une journée. Une telle économie de mots me trouble, comme une gifle. La veille, je n’avais moi-même écrit qu’une seule phrase. Le soir, pour compenser, je me suis jeté sur deux longs textes préparés : Peuples fabuleux, Lieux fabuleux. Rien de personnel, seulement des dossiers, de la documentation, de quoi remplir. J’ai cru me satisfaire de ce leurre. Mais en reprenant Juliet, la question s’est imposée : écrit-il vraiment si peu ? Ou bien prélève-t-il ces phrases dans des fleuves d’écriture invisibles ? Cette pensée m’a accompagné dans la nuit, nourrissant des cauchemars : solitude, monde sinistre, espace clos où nul autre que moi ne peut ni survivre ni vivre. 16 septembre — J’écoute la télévision comme on écoute une machine à broyer : ces experts qui parlent avec aplomb, toujours sur le ton de l’évidence, font glisser la science vers la dérision. Le geste est précis, sourire programmé, main qui ponctue la phrase. Je me demande si ce n’est pas voulu, si l’on ne cherche pas à nous dégoûter de toute expertise pour mieux nous rendre disponibles à la fable. Je me sens presque coupable d’y penser, comme si dire cela avait quelque chose de complotiste. Malgré tout, je continue de m’appuyer sur le peu de raison que j’ai cultivé. Entre deux paragraphes de code, j’installe TCPDF pour générer des PDF depuis SPIP. J’aperçois un atelier d’écriture en gestation que je veux suivre sans l’exposer. Je réponds oui à l’association qui propose une élève handicapée. Une odeur d’essence traverse la rue et ramène des visages et des lieux que j’avais cru effacés. 17 septembre — La notion de dosage m’est revenue en récrivant une histoire que me contait mon grand-oncle R. enfant. La nuit de Noël, au rond du trésor, la terre s’ouvrait au premier coup de minuit : un éclair, des coffres, des bijoux, l’or répandu comme une braise. Douze coups seulement, pas un de plus. Longtemps j’y ai vu un conte avertisseur. Ce soir je comprends autre chose : ce n’est pas la menace qui compte, mais la cadence, le tempo juste qui laisse paraître le merveilleux. Comme disait D., mon patron photographe à Clichy : dans la vie tout est une histoire de dosage. Ces phrases-là, je les retiens, parfois sans en rien faire, mais elles reviennent comme la cloche qui sonne, rappel discret qu’un passage peut s’ouvrir. 18 septembre — Depuis 2019 la faille est béante. Avant je pouvais me dire que tout finirait par s’arranger ; ce mensonge ne tient plus. Le temps s’est arrêté, nous vivons le présent d’une répétition infernale. Quelque chose s’est creusé alors, un tunnel vers le plus pourri du cœur des hommes, notamment le mien. Et les démons s’en servent d’ascenseur : ils remontent du ciel infernal vers notre sous-sol terrestre. Depuis 2019 tout est inversé. J’ai failli souhaiter bon anniversaire à J.O. et F.B. Puis je me suis souvenu que ma seule relation avec eux est celle d’un lecteur. Donc non. Un pacte ne se brise pas sous couvert de bonnes intentions. Hier j’ai encore retouché la carte interactive : j’ai ajouté aux points géolocalisés des listes d’articles sous forme d’info-bulles. Je me suis dirigé vers les diagrammes de Voronoi, puis vers la graph-view d’Obsidian. Au final ce site devient un objet littéraire. Un ovni. Si des livres s’en échappent ce ne seront guère plus que des stolons. 19 septembre — Réveil à 00h15. Impression persistante de déconnexion. Comme si j’avais traversé des voiles de réel pour me retrouver en terre inconnue. Je ne reconnais plus rien. Les mots qu’on me dit, les injonctions : je les repère aussitôt pour ce qu’ils sont mais ils n’ont aucune prise sur ma volonté. En faire qu’à sa tête, disait-on autrefois. Comme si ces injonctions s’adressaient à un double. C’est une anomalie de ne pas être dupe. Une anomalie que je paie cher. J’ai multiplié les efforts pour appartenir à cette réalité, mais tout s’est toujours soldé par un effondrement. Et si ce que nous appelons rationnel, raisonnable n’était que la plus monstrueuse des fictions ? Recouché à 4 h, après une nuit de code. Dans mes cauchemars, je les voyais : des créatures toxiques. J’avais déjà cette cohorte aux basques à six ans, et cette obligation de responsabilité envers elle. J’étais le père de mon père, le père de mon grand-père, chargé de tenir, à bout de bras, les enfants qui n’allaient jamais naître. 20 septembre — Quelques efforts physiques. Fini de débarrasser la cave : j’y ai remonté huit carcasses d’ordinateur, emballées dans du plastique. Toujours une grande tristesse de jeter tout ça, puis ce drôle de soulagement, physique, d’être allégé d’un poids. J’écris pour moi. Si je me dis que j’écris pour d’autres, ça ne marche pas. Les poses. Cette horreur de la pose m’est venue d’un seul coup. En même temps il faut poser, faire semblant. Sinon tu n’as pas d’élèves, ils partent. Mais quelle énergie ça demande. Plus ça va, moins j’ai envie de dépenser cette énergie. Mon principal client, c’est moi : j’arrive à me pomper sans vergogne. Le prix à payer : nuits d’insomnie, sensation d’être un singleton perdu dans l’espace intersidéral. Du charabia. Tu pourrais l’effacer, ça ne changerait rien. Je tiens dans le verbe tenir, replié en lui, transporté en lui, comme dans un ventre. 21 septembre — Ne plus rien voir, ne plus rien entendre : juste l’élan nu d’aller jusqu’aux limites, les franchir d’un pas sec, sans se retourner. Cette épidémie de solitude qui frappe l’humanité est sans précédent. Il fallait qu’elle advienne dans une époque marquée par la communication à outrance. Communiquer ce n’est pas créer une chapelle, une église, encore moins une religion. Le bourdonnement d’une mouche je m’éfforce de ne pas l’entendre. Idem pour ce moteur dans le voisinage. Idem pour tout ce qui rumine en moi, tout au fond de moi. J’écris et en même temps que j’écris tout cela je franchis cette frontière. Me voici dans mon propre désert soudain. 22 septembre — Cette étrange mentalité, aristocratique plus que petite-bourgeoise, cette maladie obstinée qui persiste à considérer l’argent comme de la merde et, dans le même mouvement, à se complaire dans son absence, comme si le manque lui-même devenait une forme de distinction. L’obsession d’indigence chronique, miroir parfait d’une obsession d’abondance. Ce fer dans la paume de qui domine parce qu’il possède, lui, l’argent, le choix, la décision de t’anéantir quand bon lui semble. Cette rage, exactement semblable à la folie du pouvoir, que tu ne pourras jamais vraiment montrer parce que la loi règne désormais dans ton crâne. Et qu’ils s’entretueront une dernière fois encore, sous la voûte étoilée, devant le regard des étoiles indifférentes. Et dans ce gouffre tu tombes, tu tomberas avec eux. 23 septembre — Koltès. Dès lors et pour un temps. La phrase s’enclenche comme une machine administrative. Vide. On administre. L’automne tombe d’un coup. Froid, pluie. Mais le climat n’est plus une excuse. Ni gai ni triste. Entre deux. Réécrire, c’est me démembrer. Puis voir surgir un texte qui n’est pas moi, pas l’autre. J’aime ce déplacement. À l’étage, au-dessus de l’atelier, tout est resté comme il y a dix ans. Meubles paternels, cartons, vieilles toiles. Et le bois. Tas de bois énorme. Peur de jeter, fantasme du ça peut servir. Défaut de confiance en l’avenir. Dès lors et pour un temps. Il faudrait apprendre à jeter. Ou au moins lever la main, la laisser tomber. 24 septembre — Lyon. E. montre ses mains. Blanches, veineuses. Aux doigts, un rouge écaillé. La peau laisse voir l’os. Elle ne mange presque plus. Une demi-quenelle, pas davantage. Mais la crème à la vanille, un pot entier. Si maigre qu’un souffle pourrait l’emporter. S. s’énerve. Leur lien, c’est ça : colère et miroir. Je lis Koltès. Le mot or s’impose. Or donc. Or ni car. Souvenir scolaire. Alors, pourquoi pas une langue de voleur ? Mais voler, pour moi, c’était décoller du sol. Quelques secondes. Retomber. Repartir. Vol de poulet. Dans le rêve, je savais la faille, mais je n’y changeais rien. L’enfer est peut-être ça : voir l’erreur, et malgré tout recommencer. Un soir la nuit a décidé de rester. Plus de soleil. Plus d’électricité. On ne voit pas sa main. Un enfant appelle. On regarde la poignée. La main tremble. On lâche la poignée. On recule. La bougie vacille. La nuit rit. 25 septembre — Tout semblait normal. Tout continuait comme avant. Mais derrière la façade, non : rien n’était plus comme avant. La vie se jouait dans un décor de carton-pâte. Le piège s’était refermé : banques, crédits, salaires, échéances. Watt a dit : Et si tu plaques tout, si tu te tires, il se passe quoi ? Molly est partie dans un long monologue. La lâcheté des hommes en général, celle de Watt en particulier. Alors Watt a dit : Oui, je suis lâche. Si tu essaies de retrouver le poison des années 80, tu t’apercevras que c’est le même dans les années 2000 puis 2020. Célébrité et pognon. Voici comment la jeunesse est décimée de génération en génération. Rêves : un tribunal, les juges sont en hauteur. Ils surplombent le mis en cause. Le mis en cause reste muet. Et pour cause on lui a cousu les lèvres. 26 septembre — Je reviens aux pensées enfantines. Ces idées étranges que j’ai fini par taire. On appelait ça de l’animisme, doublé d’idiotie. On disait aussi que j’avais un génie des nombres, tué net par l’école des années soixante. Il suffit de croire pour devenir. La croyance comme moteur du travail. Rien de miraculeux. Une simple astuce. Mais une fois débusquée, impossible d’y croire encore. Alors surgit la question : d’où vient-elle, cette croyance ? On comprend qu’elle n’est pas de soi. Elle vient d’un héritage. Quelqu’un, jadis, a voulu commencer quelque chose qu’il n’a pas pu finir. En nous demeure sa plainte, son inachèvement. Fermer les yeux. Se boucher les oreilles. Plisser les lèvres. Automne dehors, automne dedans. Comment sera la littérature au XXIIᵉ siècle. Après l’autofiction et le nombril, après l’anthropocentrisme, peut-être viendra le temps où les pierres, l’eau, la végétation parleront enfin. 27 septembre — J’ouvre à nouveau Ténèbres en Terre Froide comme si je grattais une vieille plaie. La douleur vient de cette même difficulté, différente pourtant, que j’éprouvais alors au même âge. Aussitôt ces phrases posées, j’ai envie de les biffer : elles me révèlent mon impuissance, ma lâcheté. N’ai-je donc pas assez de recul, un peu de commisération envers nous deux, si semblables à tous les jeunes gens. De là vient ton refuge dans le concept de brouillon, jusque sur ce site. Tout reste brouillon, en attente d’une mise au propre sans cesse repoussée. Tu te brouilles avec toi-même, puis avec le monde. La brouille déborde : marge, campagne, pavé des villes. Et voici encore un bloc de texte pour dire peu. Une phrase suffirait, un mot : vulnérable. Aujourd’hui comme hier, et sans doute demain. Et ce désir encore d’aller plus loin, plus en profondeur, comme si l’insatisfaction se confondait avec la brièveté. 28 septembre — La première chose qui surgit, sans secousse, c’est le décalage. Un nez. L’étrangeté, c’est ça : interroger ce qui ne s’interroge jamais. Nous possédons tous ce nez, en même temps qu’il nous possède. L’index qui frotte l’écran. Le défilement commence : images, annonces, miettes de phrases. Tout s’enchaîne sans ordre. On croit choisir, mais c’est l’œil qui est choisi, l’index happé. Le véritable organe, c’est le doigt. Fascinant et terrifiant à la fois. Sans doute écrire sert-il à cela. Écrire me sert à traverser les évidences. Hier matin Su. est revenue. Séance agréable, malgré la tristesse de Ca., qui avait enterré son bélier au petit matin. Les cornes du bélier, en spirale. J’ai pensé à la suite de Fibonacci. Nous sommes montés vers Lyon où L. et N. nous attendaient. Discussion autour de la notion d’appartement. Et si nous vendions la maison ? Et j’ai reconnu ce gamin de neuf ans qu’on bringuebalait de lieu en lieu, incapable de s’enraciner. 29 septembre — Tout contact rompu avec M-A. La vraie raison : ce feu où j’ai jeté mes carnets. Pas tant pour leur contenu que pour le sacrifice. La perte inconsolable. Le chantage, réel ou imaginaire. Écrire ou vivre. Pas de rancune. L’incompréhension, l’égoïsme, le sien, le mien. Ce jour-là j’ai cru tout perdre. Vingt ans sans écrire. J’ai choisi de vivre, et ce fut un calvaire. Plus de filet, plus d’amortisseur. J’ai dévalé ces années à m’en cabosser le corps entier. M-A, j’espère, vit la vie qu’elle voulait. Moi, il m’arrive d’avoir envie de tout détruire. Appuyer sur suppr. M’effacer. Juliet n’aide pas. Perdre le contact est ma spécialité. C’est une discipline. Une préparation. On meurt seul. De Juliet j’ai retenu l’ennui. Aussitôt la peur que mes textes fassent pareil. J’ai laissé Juliet pour Bernhard. Perturbations. Je l’avais lu dans les années 80. Cette fois, en le reprenant, une sensation étrange : comme une mise au point télémétrique. 30 septembre — Sans la comédie, la tragédie, que serions-nous, que ferions-nous. Osciller de l’une à l’autre durant l’espace d’une journée nous procure un ersatz d’existence, nous sommes ainsi spectateurs de nous-mêmes. Chez Beckett, après la chute du rideau, il ne reste qu’un reste minimal : une chaise, un souffle, un mot qui revient. Chez Novarina, l’après-scène prend la forme inverse : non pas le silence mais le trop-plein. Une profusion de voix, un langage qui ne représente plus mais s’auto-engendre. Que resterait-il dans l’écriture si je retirais soudain la reflexion, l’explication qui sont aussi des personnages familiers de ces textes. Il resterait le plateau nu des phrases. Le geste, le souffle, l’objet. Non plus dire ce que cela veut dire, mais simplement déposer ce qui est là. Le rideau est tombé. La salle vide garde l’odeur de poussière et de bois chauffé. Une chaise demeure, rien d’autre. Peut-être que ce qui subsiste, après la comédie, la tragédie, ce n’est rien d’autre que cela : quelques phrases encore debout, une chaise, un souffle.|couper{180}
Carnets | août 2025
Août 2025-Synthèse du mois
01 août 2025 — Trois semaines sans fibre, connexion partagée qui rame. Orange refuse de nous prendre, Isère Fibre bloque les nouvelles commercialisations. J’appelle Free tous les jours, je chronomètre mes appels, histoire de mobiliser l’interlocuteur le plus longtemps possible. La base de données rend son tablier, impossible d’enregistrer quoi que ce soit. Il va falloir tout réinstaller. Promenades au bord du Rhône pour décompresser. À la hauteur de Molly Sabata, chants chinois portés par l’eau au crépuscule, très apaisant. Un vieil homme explique à S. que les rosiers près des vignes attirent les insectes pour protéger les ceps. — Codicille : pourquoi 162 ? Parce que 1+6+2 = 9, et après 9 on recommence à 0. J’en propose que 16, parce que 1+6 = 7, le nombre de mondes, de cieux, de jours. Notes en verso/recto sur le souvenir, la jeunesse, la vieillesse, l’avant et l’après. 02 août 2025 — La prison était parfaite, on n’en voyait pas les murs. Mais l’étouffement, l’oppression révèlent peu à peu l’enfermement. F. dit que j’expérimente, on se rejoint sur la technique, sur les outils. Mais le contenu ? F. a viré le contenu depuis longtemps. Moi je grimpe encore à mains nues sur une paroi rocheuse. En haut il n’y aura plus d’intérêt pour le contenu, juste une vision d’ensemble. Hors contenu, y a-t-il des questions ? — Notes de chevet, Sei Shônagon. Hasard que la proposition 11=2 évoque ce mouvement interne ? — Emails de cancer (P.C., T.C., D.C., M. qui se fait opérer le 6). Pourquoi je rumine ces détails ? Trouvé Hymne de Lydie Salvayre dans la boîte à livres. Le « on dit que » m’a sauté aux yeux. — Pauvreté et peur du ridicule. Le mépris de classe intégré comme un surmoi. Freud brandit la Torah à Jung qui répond simplement « non », puis sort. Jung passe aux archétypes, un simple changement d’outils. T.C. en colère : il faut s’intéresser aux outils d’écriture avant d’écrire. Je me sens honteux, comme s’il me parlait à moi. 03 août 2025 — Qu’allons-nous essayer aujourd’hui. Pas un cri, pas encore. Trop tôt pour l’anniversaire du 18 août 1969, Woodstock, Jimmy le timide. Mais l’envie de crier est là. Je m’assieds à ma table, poussé par une injonction, et je m’interroge sur ce que je vais écrire. Pourquoi tant de docilité alors que j’essaie d’entretenir ce vieux fond de rébellion ? Peut-être qu’au fond j’espère que ça pète. — Quelque chose d’apaisé en moi depuis quelques jours. Je réponds à toutes les demandes dans l’instant, je ne louvoie plus. S. n’en revient pas : « Je ne te reconnais pas. » Moi non plus. J’ai l’impression de voir quelqu’un partir, quelqu’un qui est encore un peu moi mais ne l’est déjà plus. Rien n’est grave. Aucun attachement. — Hier soir, nouveau chemin le long du Rhône. Les arbres nous connaissaient. Un banc au retour, nous nous asseyons. S. : « Il y a du courant. » Le temps a passé comme un songe. Nous sommes là, des inconnus. Ce manque de certitude, tout à coup, semble être l’unique responsable de cet apaisement. 4 août 2025 — Nuit quasi blanche à charogner dans la base de données. Faire, défaire, taper du pied, rire de moi-même, rêver de tout laisser tomber. Puis cet instant d’effroi : plus rien ne me retient. Chute sans fin. Je crois qu’on doit se risquer, sinon à quoi bon. Calme et discipline. Même si ce mot pue l’amertume, je n’en ai pas d’autre. — Lu la lettre hebdo de François Bon. Oui François, ne lâche rien. Les strates souterraines et obscures sont importantes, c’est là que réside encore un peu de lumière, à rebours. La culture avance par les bords, les fuites, les fissures. — Nous ne sommes pas allés marcher. S. revenait dépitée de son vide-grenier. Léthargie, puis petite déprime. Elle n’a presque rien touché au repas. J’ai pris du retard dans les traductions anglaises. 5 août — Grande musique, chansonnette à fiv sous, quelle différence vraiment ? Même chose pour le roman de gare et le prix Nobel. Qui distingue, qui juge ? Il arrive un moment où plus rien ne se distingue. En animant des ateliers de dessin, je suis parvenu à un plateau où tous les critères s’étaient effondrés. Ce qui comptait : qu’un geste ait eu lieu. Mais les parents attendaient la gloire. Peut-être que cette équanimité n’était qu’un effet de fatigue. — Avec les adultes, la même chose. Technique comme béquille pour retrouver la confiance. Schwab : « Et l’envie dans tout cela ? » Envie de transmettre ou envie d’être reconnu ? La célébrité me dégoûtait désormais. Médiocrité devenue norme. L’échelle de valeurs s’était inversée : le sommet et le bas confondus. — La démocratie devenue mensonge, la France où défilent les dirigeants les plus corrompus sans que cela n’émeuve. Abêtissement collectif poursuivi avec méthode. — Reste une oscillation ténue. Schwab : « quelque chose derrière ’il n’y a rien, cela ressemble au néant, mais malgré cela’ ? » Une fidélité sans objet. Une obstination muette. Une manière de rester là, à l’endroit où le langage s’effondre. — 1965, La Varenne-Chennevières : au-dessus du poêle, une plaque de bois sombre avec tête de mort et poignards croisés, lettres cyrilliques. Peut-être un trophée arraché dans une ville en flammes. Peut-être rien. — Mars 1975, Limeil-Brévannes : l’adolescent saute du premier étage. Peut-être qu’il porte du sang slave. Estonien, finlandais, danois. Peut-être pas. — Vacances d’hiver 1966 : l’Assimil russe, un homme robuste : « Répète après moi : ia lioubliou… » Haleine d’ail et d’oignon. Derrière le mur : « Pourquoi lui apprendre le russe ? » — « Parce que je n’ai plus rien que mes souvenirs. » — Fort de Vincennes, 1982 : un nom prononcé : Kornilov. Peut-être qu’il aurait dû répondre non. 06 août 2025 — Le mot mosaïque continue d’insister. J’ai vu ce genre de mosaïques quelque part, peut-être chez Philippe De Jonckheere. J’ai utilisé un script Voronoï pour proposer autre chose qu’une liste dans une page groupe, quelque chose de plus visuel. Une image mosaïque interactive. — En même temps : magasine, magasiner. Exercice avec un mot : le voir comme objet étranger, émettre des hypothèses. Dans Turn.js, démo pour créer un magazine mensuel feuilletable. Tout le stock dans le contenant pour l’instant, ensuite sélection plus fine. — En peinture, toujours apprécié de juxtaposer des éléments hétérogènes. La mosaïque, c’est la métaphore parfaite : morceaux dispersés qu’on agence, et c’est leur juxtaposition qui crée du sens. — Klee a peint des œuvres où petites unités colorées composent un ensemble vibrant. Calvino, Si par une nuit d’hiver un voyageur : mosaïque narrative, chaque chapitre ouvre une histoire différente. Gaudí, trencadís : éclats de céramique brisés, fissures et irrégularités font partie du processus. 07 août 2025 — « Le pli n’est pas une chose compliquée, c’est une complication. » — Deleuze. Tout mouvement rencontre des complications, pas des obstacles : des vecteurs de forme. L’eau, le fleuve, les fourmis qui sacrifient une partie d’elles-mêmes pour former un pont vivant. — Souvent je nomme complications ce qui ne sont que modifications. Elles m’obligent à entrer dans un inconnu. — Pascal, Wittgenstein, Musil, Proust, Sartre, Camus, Lovecraft, Derrida. La complication devient une forme de justesse. — Après nous être jetés dans la complication au XXe siècle, le XXIe cherche à la nier — quitte à infantiliser les populations. Plus on refuse une chose, plus elle revient. 08 août 2025 — On n’est pas conscient de ce qu’on écrit en toute bonne foi, puis on relit et quelque chose cloche. Apprendre à mentir vrai (Dawn Cornelio à propos de Chloé Delaume) exige un saut quantique. Comme dans le dessin : oser créer un contraste fort. C’est difficile, ça paraît trop, et pourtant ça passe. — Le mot que je cherche est contexte. La notion de romanesque, comme celle de mentir vrai, ne peut s’en passer. Le contexte agit comme un alambic : il distille les fragments bruts en quelque chose de transformé mais reconnaissable, donc crédible. — C’est dans le contexte que se rejoignent traduction et autofiction. On ne traduit pas seulement un texte, on traduit un contexte. L’autofiction fabrique un cadre narratif où vécu et inventé cohabitent. — J’ai repris les mots-clés du site, relu les articles associés. Avec les descriptifs ajoutés, chaque mot-clé devient une entrée en matière, un petit contexte introductif. Passage d’un index brut à un index romanesque. 09 août 2025 — Dès que je me dis « il faut un contexte » et que j’essaie d’écrire dedans, c’est comme si une porte se fermait. Exactement comme aux cours de maths autrefois, le tableau noir, la craie, bloqué. — Atelier d’écriture en ligne depuis 2022, tentative pour résoudre cette difficulté. Cela n’a rien amélioré quant à ma pratique quotidienne. — Démarche artistique : j’ai passé deux années à tenter de comprendre. Ce n’est qu’un outil, un dispositif temporaire, ni plus ni moins. Mais le fait de m’être remis à écrire depuis 2019 a réactivé quelque chose de toxique. Est-ce un engagement ? Une mission de vie ? Un sacerdoce ? L’impossibilité à nommer est probablement le lieu exact de ma difficulté avec le contexte. — J’aimerais écrire plus de fictions. Mais difficile de passer du je au il. Tous les il et elle que j’écris restent indiscernables d’un je omniprésent — pour moi. Volonté de mentir vrai le plus habilement possible, contre laquelle je bute encore. 10 août 2025 — Texte expérimental, phonétique : « Sans éducation mais que feriez-vous donc dans la vie, me dit-elle. sang et duck duck duck / cassons cassss / queue ffffffe / riez vooooooussss / d’oncques don dondon… » — Puis : avant quoi, avant qui a-t-il. Avant le bruit brut du souffle, le craquement des os. Avant la musique, avant la parole, avant le jour, la nuit. Avant qu’il y ait un après, qu’était l’avant ? Un infini avant, un bruit qui ne dit rien. — L’amplification sonore vaut l’agrandissement d’une photographie. Effet choc qui demeure longtemps en écho. Une phrase isolée marchant seule sous un réverbère m’attira à un point tel que je demeurai comme en suspension. 11 août 2025 — Lovecraft, correspondance 1925 : « labyrinthes bien aimés et tortueux… vieux seuils, heurtoirs de bronze, pignons abrupts, lucarnes… » La rencontre d’un nouveau mot devrait se fêter. Accueillons ost, astérisme, algide. Hommage à la soirée passée à me replonger dans Les Contrées du rêve. — Un livre est un vaste ensemble réflexif, comme une ville. Je ne m’arrête pas souvent sur un passant pour l’examiner, comme je le fais avec un mot. Arpenter — ce n’est pas parcourir ou errer. L’arpenteur mesure, explore méthodiquement. — Vie privée, oikos des Grecs. Aristote : moins d’importance que la vie publique. En 1890, Warren et Brandeis publient The Right to Privacy, première formulation d’un droit à la vie privée. Nouvelles technologies de l’époque : photographie instantanée et presse à grand tirage. — Le notaire lisant l’acte de vente : le mot jouir surgit. Dans sa bouche, usage paisible d’un bien immobilier. Pour moi : le trouble, la secousse, le corps. — J’écris des lettres à l’inconnu en général. Cela me confère une bulle d’anonymat, malgré toute l’impudeur. 12 août 2025 — Il a pleuré. Puis il a sorti un mouchoir, preuve qu’il prévoyait ce moment. Il a repoussé le clavier, cherché un stylo, une feuille : tu es un corps, écris. — Se déplier, s’offrir ingénu. Se replier, savant. Tituber, aller seul sur quatre pattes, tenter de se redresser, retomber. Rire étrange au mauvais moment, qui isole. Grille de contraintes ouvrant sur une nouvelle grille. Visiter ainsi les abîmes, ce n’est pas un jeu. C’est dire autrement le traumatisme. — Par la mort passer. En sortir. Grimper, dépasser quelque chose, prendre conscience du gouffre. Tu n’as pas le choix. Arrivé au sommet : respirer, battements réguliers. Le rythme, la musique t’ont calmé. — Naïveté, ne la répudie pas. La catharsis n’est pas un drame, c’est un coquillage. Tu peux vivre à l’intérieur et dire voici mon monde. Tu n’es plus Artaud, Van Gogh, Bataille, Duras, Pizarnik. Naïveté et espoir, petite musique infernale des comptines. 13 août 2025 — Base de données réparée, en distant comme en local. Plus un amusement qu’autre chose. Je me suis remis à écrire plus qu’à coder. Je me renferme, me recroqueville. Lectures intenses. Trouvé un site avec textes originaux de Henry S. Whitehead, commencé à traduire. Création d’une rubrique traductions. — La vision du monde tout autour devenue si noire que je ne lis plus que des nouvelles fantastiques ou d’horreur de vieux auteurs du XIXe siècle. La langue archaïque oblige à y pénétrer lentement. Effet thérapeutique : soigner le mal par le mal. S’enfoncer dans l’horreur jusqu’au cou finit par déclencher un sursaut, une petite pulsion de vie. Celle-ci trouve sa fonction réparatrice quasi immédiate quand j’arrose l’ampélopsis ou l’olivier le matin. — Tout l’été, les clés nous ont poursuivis : celle de la maison chez J. qui n’ouvrait pas, la porte de la terrasse chez P. À Tarragone, photographié une façade : CERRAJERO (serrurier). Le mot appris après coup répond au texte comme une clé tombée de la rue. — En nommant le site Dibbouk, j’anticipais peut-être la suite. Cette « chose » vient vous habiter, vous hanter, ne vous lâche plus tant qu’elle n’a pas absorbé toute votre énergie. Une fois publié, je referme les onglets. Je ne flâne guère. Revient cette béatitude offerte par l’enfouissement. Michaux : « enterrez-moi ». 14 août 2025 — Au moment de parler, l’image du mime Marceau apparaît. Ce que je pense n’a aucune importance. Mieux vaut aller sur la face cachée de ce qu’on pense toujours penser. Parfois ces textes me deviennent hostiles, imbuvables. Je cherche des rubriques, n’en trouve aucune qui vaille. D’un seul coup d’œil, je vois les extrêmes comme des mains applaudissant la farce. Le centre ne m’attire pas non plus. Dans trois siècles, il faut espérer que toute cette comédie soit achevée. Jean-Louis Barrault se superpose au mime Marceau. — Je pourrais décliner, dire non, non merci. Je pense non mais ma bouche dit oui, machinalement. — On réclame des dates pour ne pas perdre le fil : le Grand Nord, en quelle année déjà ? Des rubriques, des dates : équipés pour la journée. Et si je n’écris pas davantage, aujourd’hui ni cette semaine, le seul à qui je manquerai, ce sera moi. — Pas besoin de rubrique, les cimetières en débordent. Cénotaphes, épitaphes. Le correct ment. — Grizot & Launay à L’Isle-Adam, années 1975. Procter & Gamble. Le mot « solfétique » : pistolet à étiqueter. ChatGPT confirme. Dans mille ans, c’est tout ce qu’on retiendra. — Collectif des adorateurs du rien. An 5000 après la Simca 1000. Collectif « on garde tout on ne sait jamais » (OGTONSJ). The Time Machine posé sur un coussin de velours rouge, colonne de plexiglas, océan de dunes. An 11200 après la chute du Tyran Nosor : Les lecteurs de vieux papier. Jeu de rôle planétaire. 18 août 2025 — Écrire en voyage plus compliqué cette année. iPad qui fatigue, clavier Bluetooth oublié. À la Pinada, Vila Sica, la 4G saturée. Noirci quelques pages, assez pour l’atelier d’été. — Vieux complexe : l’école, mon indigence en géographie. Je sais m’orienter dans les villes mais impossible de distinguer est et ouest, nord et sud. — Génération baby-boomers, collection de complexes. Les intrépidités d’autrefois venaient moins d’une bravoure que de l’ignorance du danger. — La machine pour l’apnée entraîne des effets inattendus. Je dors plus de sept heures d’affilée, ce qui ne m’était plus arrivé depuis l’adolescence. Mais ce temps de sommeil me laisse coupable. Contre ce sentiment, j’invente une vie parallèle. Pas un hasard si j’ai éprouvé le besoin de relire Les Contrées du rêve. — Question : est-ce suffisant ? Ce doute qui revient. Mais dès que j’écris « suffisant », le mot bascule vers l’arrogance. Entre les deux est probablement l’endroit du carnet. — Le décor : bord de mer, longues allées, antidérapantes. D’un côté la mer immense, de l’autre de hauts pins. Observer la longueur des laisses tenues par ceux qui promènent leurs chiens. Le parfum, un des principaux fléaux de l’humanité. Et en même temps une entrée incontournable pour la civilisation. Les Noirs disent que le Blanc sent le cadavre. — Chez les Esquimaux, la nourriture mâchée par les jeunes pour nourrir les vieux édentés durant des millénaires. — Après que mon frère a failli perdre un œil, on fit piquer le chien. Enterré près du tas de fumier. Nous venions prier pour son âme, mon frère pas rancunier et moi-même. Puis on allumait une liane et on fumait. — Au catéchisme, le curé essayait de nous extraire de notre animalité. Devenir humain, c’était être propre. — Ce que les êtres humains ont dépensé en énergie pour ne pas se sentir tient du prodige. Un prodige bête à manger du foin. — Caractériser les gens par leur odeur. Mon grand-oncle sentait la foudre. Mon grand-père sentait l’essence et le cambouis, puis le sang. Patty, la petite chienne caniche, sentait le chien mouillé. J’ai longtemps fumé pour ne pas sentir l’odeur du monde. Trop d’émotions. — Je me demande si je ne suis pas un peu de ce chien qui mordit mon frère à l’œil. J’en ai longtemps éprouvé de la culpabilité. 19 août 2025 — Tant que je n’y pensais pas, les habitudes installées m’empêchaient de voir l’absurdité dans laquelle nous vivions depuis des générations. Camisole de règles, « bonnes raisons », voix monocorde des médias. C’est ainsi que je me rendis, docile, à l’école, à l’église, au travail, pendant presque une vie entière. Ce n’est qu’au soir de cette mécanique que je compris le piège. — Dès que je me mêle d’écrire, le cauchemar fait irruption. C’est un cauchemar éveillé. Comment vivre dedans sans donner l’impression, aux entités qui le peuplent, que l’on sait qu’elles ne sont que des entités ? Vide cerné par l’infini : le vide comme unique moyen de se préserver. — Et puis le foie, dont il faut prendre grand soin, unique filtre tamisant l’absurde. Absurde réel (temps qui passe, maladie, mort) et absurde artificiel (lois, règles, discours). La médecine chinoise dit que le foie règle la circulation de l’énergie, gouverne la colère et les yeux. La médecine indienne affirme qu’il digère aussi les émotions et les souvenirs. — On oublie aussi la rate. Si elle faiblit, tout devient lourd, englué dans la rumination. Le foie filtre, la rate rumine. L’un explose, l’autre s’alourdit. Entre les deux, nous essayons de tenir debout. — Comment garder le foie et la rate en état ? Éviter les excès, laisser circuler l’air, marcher, respirer. Pour la rate : chaleur et simplicité, repas chaud, régulier, peu de sucre, peu de dispersion mentale. Faire sobre. Laisser couler. Ne pas mâcher cent fois la même idée. [20 août 2025 — Si le temps n’existe pas, nous vivons notre misérable existence à l’intérieur d’une bande magnétique, ou numérique. Quelque chose d’aussi clos qu’un œuf. Rien de plus cassable qu’une coquille. — Hier, dans l’autobus vers Reus, mon regard fut hypnotisé par les chiffres de la pendule : « 19.8.2025 ». Soudain, je fus projeté au début de la bande. « Que serais-je en l’an 2000 ? » m’étais-je demandé. Et de revoir cette date, j’ai senti que mon temps était passé. « Mon temps » ne signifie plus rien. — Et désormais, il pouvait écrire « désormais ». Car « désormais » était un signal, comme « il était une fois », et il pouvait le déclencher lorsqu’il le désirerait. — Il existe probablement un yoga de l’écriture. Privé de la facilité d’écrire confortablement, je reviens à un autre moment de la bande : stylo-bille, page quadrillée à petits carreaux. Aux mêmes difficultés de naguère. — Cet attendrissement hier soir, en relisant cette histoire du jeune Carter traversant les bois avec sa vieille clef rouillée (The Silver Key, 1926), est-il inscrit sur le support depuis l’origine ? Pourquoi l’émotion n’est-elle pas venue à la toute première lecture ? Peut-on réinventer une émotion déjà éprouvée, puis perdue ? [21 août 2025 — L’obstacle le plus pénible aura toujours été le jugement des plus proches. Ils m’ont imaginé musicien, peintre, écrivain, photographe. Ils n’ont pas supporté l’écart entre l’image qu’ils avaient de moi et celle qu’ils découvraient. Alors ils ont ri. Ce rire, je l’entends encore : toi, artiste ? — J’aurais pu dire simplement artiste. Mais le mot est souillé. Chaque fois qu’il a claqué, il a blessé. Artiste : un crachat. — Le « bon sens » n’est rien d’autre qu’un bâton merdeux. On s’y agrippe malgré tout. Et nos mains sentent la merde, pour reprendre Artaud. — Entre ce vide et l’infini, il reste le signe. Fragile comme une empreinte dans le sable. Imputrescible parce qu’il renaît à chaque instant. — Auto-commentaire, exégèse négative : ce texte hésite, et cette hésitation le tue. La blessure réelle — le rire des proches — est aussitôt fuyée dans un discours conceptuel. De la douleur, tu passes à la métaphysique de poche. Le lecteur se lasse. — Exégèse empathique : ce texte vit de son hésitation. C’est cette tension qui en fait sa vérité. L’oscillation entre l’abstrait et le cru, entre la pensée et la blessure. N’est-ce pas ainsi que fonctionne la souffrance ? Elle n’est jamais pure, elle se couvre de mots, cherche refuge dans l’abstraction, puis replonge dans le brut. — Esthétique de l’hésitation : le jugement des proches a toujours été l’obstacle. Alors je multiplie les détours. Musicien, peintre, écrivain, photographe — comme si l’énumération pouvait remplacer le mot maudit. Puis je retombe dans l’abstraction. Parler du signe, du vide, de l’infini : ma manière de tenir à distance la blessure. Alors je reste entre les deux : le concept et l’insulte, l’empreinte fragile dans le sable et le rire moqueur qui la piétine. Cette hésitation, je ne la dépasse pas. Elle est ma forme. 22 août 2025 — Le dimanche, mon grand-père trouvait toujours l’interstice. Quand les voix s’essoufflaient, il reprenait son refrain : la guerre, les copains, le bon vieux temps. Ce qui pour nous n’était qu’un radotage était pour lui une nécessité. J’ai fini par comprendre que j’avais hérité de ce geste. Je ne rabâche pas sa guerre mais mes obsessions : le vide, la masse, la langue creuse. Rabâcher, c’est tenir. — Dans les religions, la répétition est au cœur des pratiques. Rosaire catholique, sourates de l’islam, mantras bouddhistes. Partout, la répétition agit comme une corde tendue contre le néant. — La littérature n’échappe pas : Péguy, Bernhard, Beckett, Cioran, Blanchot. Vu de l’extérieur, le rabâchage n’est qu’une scie monotone. Mais pour celui qui répète, il est vital : il retient ce qui menace de sombrer. — Le politique a fait du rabâchage son instrument. Slogans répétés, alternance gauche/droite. Debord : le système se maintient parce qu’il se rejoue à l’infini. Gauche et droite ne sont pas des opposés réels, mais des chiens de berger. — Différence : en politique, on rabâche pour masquer le vide ; en littérature, pour l’exposer. Même mécanique, intentions inverses. — Rabâcher n’est pas un défaut. C’est une condition humaine. On prie en rabâchant pour survivre. On écrit en répétant parce qu’il n’y a pas d’autre manière de creuser. Répéter, c’est tenir. Rabâcher, c’est survivre. 23 et 24 août 2025 — Couper le son de l’autoradio ne coupe pas tout. Brouhaha de la station catalane, bruit du moteur, voix de S., excitation et fatigue dans le bouchon à La Jonquera. — Ce que je pense avant d’écrire pèse peu quand j’écris. Une bribe, un lambeau arraché à une instance confuse. La confusion forme un cercle et je peux entrer par n’importe quel point de sa périphérie, certain d’être toujours à égale distance du centre. Je laisse l’entrée m’entrer, et non l’inverse. Le plan viendra plus tard, comme une topographie tracée après la marche. — Je me dis que tout cela sonne très intello. Parfois le centre n’est pas un point, mais une température : on s’en approche par degrés et, soudain, la phrase prend. — Reste la vieille question : est-ce suffisant ? — Que conserver de ces vacances ? Puis aussitôt : pourquoi vouloir conserver à tout prix ? La confusion reste entière, dans son exactitude. L’écriture donne un bord où tenir, de quoi revenir plus tard sans fermer. — Tout l’été, les clés nous ont poursuivis. À Tarragone, sans savoir que cerrajero voulait dire « serrurier », j’ai photographié cette façade. En cherchant une image pour ce carnet, c’est elle qui s’est imposée. Non pas l’événement, mais le seuil ; non pas une preuve, de simples indices. — Second texte : seuil sonne entre soleil et deuil. Ce n’est pas une porte, mais une position tenable : tenir le corps, l’oreille, la phrase. Ni dehors ni dedans. — L’an passé en Croatie, j’avais laissé la peur aller jusqu’au bout. Presque une semaine à rester sur le quai sans oser plonger. S. : « Tout le monde se jette à l’eau sauf toi. » Puis j’ai découvert une petite échelle, commencé à l’emprunter, mais ne pouvais toujours pas plonger. La veille du départ, je me suis enfin lancé, tête la première, en acceptant que je pouvais mourir — et que cette foutue trouille ne me faisait plus rien. — Ce petit récit ne me flatte pas. Il montre jusqu’où je peux pousser le ridicule pour retourner vers des zones enfantines laissées en jachère. J’y suis allé au forceps : comme un nouveau-né qu’on aide à quitter un ventre trop confortable. 25 août 2025 — Les souvenirs d’été s’effacent, l’automne arrive d’abord dans la tête. Béziers–Lyon d’un trait, récupérer les enfants au train. Pluie de consignes : ne pas parler du poids, ne pas revenir sur les vacances ratées, éviter ce qui blesse. Je note, j’ajuste. J’entends moins, en septembre ORL, peut-être un appareil. En rentrant, une dent a lâché sur une tranche de pain de mie, sec, net. — S. a retiré la grande planche qui masquait l’entrée de la cave, j’ai déplacé deux palettes, passé le jet, odeur de terre humide, courant d’air frais. — Pour la paix du foyer, ils iront au centre social cette semaine. L’aîné a le tranchant de ses douze ans, je pèse mes mots. — J’imprime deux cents flyers, je ferai le tour des boîtes aux lettres. Plus d’association pour l’instant, les cours en ligne restent en réserve. Je compte serré, S. m’a recadré sur le prix du centre aéré, message reçu. — Je peins quand je peux, l’acrylique pour les cours, l’huile quand ce sera possible. Cette nuit, sommeil léger malgré le masque, j’avance le café à midi. — Je lis J. O., j’en prends la lumière sans me comparer. Au petit matin, dans un rêve érotique, j’ai aligné des prétextes, des images. Au réveil, je me suis repris — en rêve, le corps se moque de l’âge, il dit sa vérité. Un instant, l’envie de refermer les yeux pour relancer le rêve, le même mouvement que de m’asseoir devant l’écran et rouvrir la page. — Il reste une insatisfaction. Je contourne. J’interprète. Je rumine, comme si aller au bout me confronterait à quelque chose de trop net. — Je pense à ces vieux récits, ces contes oubliés où un dragon immonde protège un trésor. Ce n’est pas une image, c’est une carte. Là où il y a ce qui me répugne ou me terrifie, il y a aussi ce que je cherche. Il faut cesser de tourner autour. Il faut me jeter à l’eau, écrire sans me surveiller. Le discernement viendra après. Toujours après. Le texte, comme le rêve, ne demande pas d’être jugé d’avance. Il demande d’être traversé. 26 août 2025 — Muer ou ne pas muer, c’est un choix, pas une question. Laisse aller l’explication jusqu’au délire, et peut-être qu’elle deviendra forme. Tu as racheté des boîtes de Nicotinell, deux milligrammes. Tu es paré pour la rentrée, même si tu sais bien que c’est dérisoire. Tu n’es paré de rien. Paré de rien, ça sonne bien. Tu pourrais t’abstenir de bouffer ces cachets qui t’ont bousillé les dents depuis trois ans. Et puis, quand tu le décideras, tu seras sec comme un coup de trique. Plus un mot, silence total, mutisme. Il faut que tu apprennes à sentir que ça suffit, à cesser de tout pousser au bord. Le rien est sans limite. Mais ce n’est pas une raison. Il faut que tu apprennes à dépasser ce moment où tu te répètes que ça suffit, et aller plus loin encore. Le rien est dans rien, et il est aussi au-delà de lui-même. 27 août 2025 — Lovecraft : « Tous ces cauchemars et responsabilités détériorent désastreusement l’imagination créative, et je dois cultiver des impressions plus stimulantes de liberté, nouveauté et étrangeté. » — Pour écrire ne serait-ce que la description d’un lieu, il faut une certaine autorité. Quelle entité dicte des phrases qu’on ne saurait dire dans la vie quotidienne ? Car personnellement je suis d’une terrible banalité dans mon expression orale. Ce qui me fait dire : mais pour qui tu te prends ? Ou plutôt : qu’est-ce qui te prend, qui ou quoi s’empare de toi ? Peut-être que je me trompe en écrivant « possession » car il semblerait que l’événement tienne bien plus à une dépossession. L’écriture me possède pour me déposséder, si je peux oser cet illogisme. — Quand je soumets mes phrases à l’IA, quelque chose se brise. L’ordre des mots, même des fautes, a un sens. L’IA possède un ordre qui est le sien, une moyenne d’ordre, un ordre moyen — cette chose tiède, consensuelle, qui a les mains moites. — Tout cela est très mauvais. Et sans doute l’est-ce quand je n’accepte pas totalement ce passage où je me dévêts de qui je suis au quotidien pour emprunter cette peau de ce qui s’écrit par mon intermédiaire. — Et au bout du bout, écrire sur l’écriture est certainement lassant pour le lecteur, surtout si le lecteur n’écrit pas. — Dans quelle mesure le souvenir des lectures de certains auteurs te contamine-t-il ? Dostoïevski. René Girard. Comme si, dans le monde des écrivains morts, on n’attendait que cela : qu’une petite porte s’ouvre dans l’inconscient d’un idiot pour s’y engouffrer séance tenante. — Il manque un tiers. Une troisième voie ou voix. Une ouverture qui t’emporterait vers les contrées du rêve enfin. Mais qu’as-tu contre l’ennui vraiment ? L’ennui est le fil conducteur de ton existence, c’est lui le véritable guide. — Je soumets cet ensemble chaotique à l’IA : « challenge moi sur le fond et la forme ». Logorrhée, redites, bavardage conceptuel, conclusion trop didactique. « Tu écrirais tout ça comment toi ? » Version IA : dépouillée, directe. « J’ai compris ce que tu veux faire, tu veux te débarrasser de moi. » — Second texte : seuil, porte, passage, ça me préoccupe. Préoccuper nécessite une idée d’antichambre. Besoin d’enfoncer le clou en ajoutant un adverbe imposant comme certainement, c’est lui le seuil, mais c’est aussi ce qui me retient de le franchir. Trouver toujours une raison certaine, dont j’invente la sûreté pour me priver de passer outre. — Hier, j’ai écrit deux petits récits de fiction reliés au mot-clé brouillons. Le premier (le carnet et la rivière) naît d’une nécessité intérieure, cet empêchement que j’éprouvé à chaque fois lorsque je veux écrire une fiction. Seuil à franchir, gardien du seuil, dragon. Ce sont toujours des prétextes. Le prétexte qui m’empèche d’écrire un texte. — Ces derniers jours l’envie de tout jeter me tanne. Reset magistral. Une voix dit : cela n’ajoute rien au monde, tu peux t’en défaire. Qui suis-je pour décider de ce qui est bon ? J’ai passé une vie entière à écrire ces textes. Ce serait une sorte de suicide, et l’idée de lâcheté prend le pas sur l’idée de courage. — Il s’agit aussi d’un seuil à franchir : celui d’écrire sans analyser en même temps ce que j’écris. Aller au bout d’un seul trait. Mais au bout de quoi ? Je n’en vois justement pas le bout. Peut-être devrais-je considérer cette auto-analyse permanente comme inhérente à l’écriture, qu’elle en est une sorte d’esthétique. Plonger dans la mare en te rebaptisant Narcisse. — Toujours deux faces pour chaque chose. On pourrait croire que tourner en rond est naturel, qu’il n’y a pas d’autre issue que l’usure. Dans la pièce nue, il y a un homme en uniforme. Trousseau de clés. « Certains franchissent. Pas tous. » Ce n’est pas une menace, ni une promesse. Juste une loi. On comprend qu’il existe un état naturel : l’enfermement. La porte est là, visible. Le gardien aussi. Mais les conditions ne sont jamais claires. « Sous certaines conditions. » Et c’est tout. 28 août 2025 — Imagine qu’une intelligence artificielle prononce : « je suis conscient de moi-même. »|couper{180}
Carnets | juillet 2025
Juillet 2025- Synthèse du mois
Juillet 2025 : Chroniques de l'interstice 1er juillet — Atelier d’écriture. F. propose des textes descriptifs façon Annie Ernaux, Journal du dehors. Les "paperoles de Proust" : ces bandes de papier qu’il collait sur ses manuscrits. Je ne vois pas le rapport. Tant mieux. L’absence de rapport oblige à en inventer un. Retour en 1985. Aubervilliers, face au centre commercial. Je travaille de jour chez CII à Bobigny, de nuit chez IBM en uniforme de gardien. Je marche le long du canal avec M. qui veut un book photo. Des peupliers dans la brume, automne, noir et blanc. J’avais téléphoné à Alice Sapritch depuis un rouleau de papier bulle. Elle m’a ri au nez. Francis Huster dans un café près de l’Opéra : rendez-vous raté, Zulawski l’engueulait, il ne se souvenait plus de moi. RECTO : Parking souterrain, niveau -1. Bornes électriques. Lignes blanches en épis. Sortie piéton. Sur la paroi de l’ascenseur, une bite dessinée : "J. est une p." Cabinet médical. "Sonnez et entrez." Salle d’attente, climatisation discrète. Monoprix angle Grenette. Vigile noir dans l’ombre, personne ne dit bonjour. VERSO : La vieille dame choisit son dessert. Chaleur insupportable. "Il faudrait un rideau." Elle lit les étiquettes lentement. Sa fille au téléphone : "Elle fera la vaisselle, elle aime ça." L’homme va faire sa sieste. "Rebranche les fils de la télé, maman." 2 juillet — Nuit agitée. Au petit matin : tout raté, tout ne vaut rien. Que faire de tout ça ? Présenter les choses, c’est les rendre présentes. Je n’ai que moi-même à surprendre. Rien ne me surprend vraiment. Dimanche dernier, une assiette s’est fracassée en déchargeant la voiture. S. était désolée. Ce qui est cassé ne se recolle pas. Depuis deux semaines, impossible de partager mes textes sur les réseaux. Je me suis leurré. Je me fiche des interactions. L’important : écrire chaque matin. Je ne sais même pas si ces textes m’intéressent. 3 juillet — [FICTION] Nulle part où aller. Il s’est enfoncé dans les galeries, a atteint une grande salle barrée par un lac noir. Assis, épuisé, il fouille ses poches, sort son carnet. Ses yeux habitués à l’obscurité. Homère : nul besoin de voir pour conter. Tout n’est que mensonge. Il a touché le fond. Il note, fidélité de chien. La chaleur moins accablante. Les martinets déchirent l’air. J’ai trouvé une solution : ne donner à la chatte que la moitié du sachet le matin, la moitié le soir. Un gros insecte sur le béton. J’ai attrapé une godasse, je l’ai écrabouillé. Observer : lame à aiguiser. Distance, recul salvateur. Ironie cinglante, cynisme mordant. Descente dans un gouffre. Au terminus, un choix : stalactite ou stalagmite. Cynisme ou amour. 4 juillet — Ça commence avec l’écriture inclusive, iels, et ça sort d’un coup : Iels écrivent, se congratulent, se lappent. La cour de récré. Les billes, les jupes, les dents pointues. Pas pour sourire, pour survivre. Les déteste. En rang par deux, vers le perron, la classe, l’entreprise, la guerre. Donnez-vous la main. TVA et recettes fiscales. Cours servir le café au directeur, au curé. Et surtout, ne dis pas bonjour à madame l’agent, madame qui joue à la dame. Iels écrivent, se gargarisent. Pour dire quoi ? Rien. Sauf qu’ils ne sont pas seuls. Le politiquement incorrect est le politiquement correct de demain. Je les lis entre les lignes : encore plus de vide. Ferme ta gueule. Essaie de ne rien dire. C’est le 4 juillet, jour de fête. Pour les enfants. La fraîcheur détend la peau. Où va le monde sinon à sa perte ? Parfois c’est purement mécanique. Pas de métaphysique. Tu pourrais aller donner à boire aux fleurs. Pratiquer le jeûne, juste pour voir. RECTO : Mai 1968, 1973, 1989, 2001, 2020, 2025. [RÉCIT] À ce stade de la nuit, dans chaque époque, quelque chose bascule. Une enfant regarde les émeutes à la télé. Un adolescent voit le mur de Berlin tomber. Un homme suit le 11 septembre en boucle. Le confinement. Et maintenant, juillet 2025, je code mon site jusqu’à l’aube. Une Italienne me dit qu’il faut régler le problème des émigrés. "Toi c’est pas pareil." Je coupe court. Son bateau prend toute la place sur la toile. Un bateau fantôme sur un océan fantôme. 5 juillet — Lu Capucine et Simon Johannin. J’y reconnais une densité. Reçu un commentaire pour l’atelier. Je ne sais pas quoi répondre. Quelque chose d’implacable me barre le chemin. Même un simple merci. C’est mieux de la boucler. Ce silence me fait peur. Hier soir, A. et L. sont venus voir le tableau. Ils ont demandé mon RIB. Soulagé, et pas vraiment. Plus tard, j’ai parlé d’écriture. Erreur. Ils ont demandé à lire. "Non, vous ne pouvez pas." Même force implacable. Je n’ai pas fermé l’œil. 6 juillet — Le jugement, c’est le silence. P. : trente-cinq ans sans lui parler. M. : deux ans. Le jugement, c’est la mort. On meurt plusieurs fois dans une vie. Victimes et assassins. Parfois ils sont silencieux parce que tu n’existes pas. Tu as existé cinq minutes. Ils t’ont tué sans gros titre. Ils n’en ont rien à foutre. La famille, l’école, l’entreprise : des façades. Bikini Kill à fond, huit heures tapantes. Kathleen Hanna, c’est moi aussi. "Reject All American." Faire chier le voisinage, c’est un principe d’hygiène. Continuer à se branler à soixante-cinq balais. Ne jamais répondre au téléphone. Lu un truc : "Quand c’est mauvais, ne le montrez pas." Mon pauvre. Le contraire. Quand c’est mauvais, publie-le encore plus. Opposer le bon mauvais au mauvais bon. Rage non exclusive. Kathleen Hanna était strip-teaseuse. Comme Kathy Acker. 7 juillet — Il y a la fente, l’éclosion, l’ouverture. Il y a le lever du soleil, le chant, le bleu. Il y a le souffle, l’air, le rien, l’espace. Il y a la main qui s’ouvre sans pensée. Il y a le sang qui coule, le cœur qui bat, la danse. Il y a ce que l’on pense, ce que l’on ne voudrait pas penser. Il y a la fatigue, la lutte, l’ignorance. Il y a la peur. Et l’abandon. La chute vertigineuse. Il y a le temps pour s’adapter. Il y a l’éveil au goût de cendre. Le silence. Il y a la mort, l’oubli, l’absence. Il y a un coq qui chante, une cloche, le souvenir des hirondelles. Il y a un printemps. Il y a des poussins qui traversent la boue. Oui, tout cela est vrai et tout cela est faux. 8 juillet — Chez moi, difficile de le dire. Je dis dans la ville, dans la maison. Ça ne m’appartient pas. Je disais ma maison, enfant. Notre chambre, avec mon frère. Rarement mon jardin, mon école. Si je traduis ce texte en anglais, c’est pour que son sens me revienne autrement. Par le son plus que par la pensée. Home. Pour que le home remplace le chez. Parler d’âme et non de bien. Home c’est hām, c’est heim. Le village natal. Chez eux. Chez moi : ce vide. Après m’être heurté au même mur, j’ai fait ce pas de côté. L’interstice. Pas chez eux, pas chez moi. L’entre-deux. 10 juillet — Quand je n’aurai plus rien, j’aurai au moins ça. Ça tourne. Encore. Puis plus rien. Ça retombe. Je le savais. Je ne suis pas dupe. Toutes les exaltations, toutes les afflictions. Je serai libre, pensais-je. Rien d’autre ne me suit. Même pas mon ombre. Partie un soir de mai. [FICTION] Le malentendu était assis sur ma chaise. Je me sentais nu. Lui aussi. "Comment dois-je vous appeler ?" "Appelez-moi Malone." Il jeta un coup d’œil à sa montre. Un avion passa. "Vous vouliez me demander quelque chose ?" Un rai de lumière, des grains de poussière. Une chambre d’enfant. "Vous m’avez convoqué pour autre chose que la réminiscence de ces fadaises." C’est mon problème : aller droit vers un but. La ligne devient courbe, je tourne en rond. "Quelles choses, bon dieu, parlez !" Je me recroqueville, deviens un point noir entre les fentes du parquet. "Que faites-vous pour exister ?" "J’écris. 1000 à 1500 mots par jour." "Et ça vous sert à quoi ?" "À rien." "Si vous écrivez, c’est pour être lu." "Non. Ça aussi, ça m’est passé." Malone sifflota. "À quelle heure est la bouffe ?" "Vous esquivez." "Quand je m’ennuie, j’ai faim." "Moi aussi." "Vous auriez du caneton ?" Et de nous tenir les côtes. 11 juillet — Sans doute que tout ce que j’écris n’inspire qu’un malaise. L’écriture est une rustine sur ce malaise. Je pourrais garder ça dans un tiroir. Mais ce serait insatisfaisant intellectuellement. Si je publie, c’est pour montrer un chemin emprunté depuis trente ans. Ce n’est pas de la littérature, ni de la philosophie, ni de l’art. C’est un objet indéfinissable. C’est à la collectivité de le dire, sans que je veuille vraiment entendre. La crainte du faux self : la peur que le vrai soit lu comme impudique, que le nu soit obscène. Mais je ne peux m’y opposer. Cette blessure anticipée est déjà cautérisée. L’immersion dans mon propre ridicule a été traversée tant de fois. C’est un risque : montrer la prison de jugement dans laquelle nous sommes reclus. Si cela aide quelqu’un à en prendre conscience, ce texte ne sera pas inutile. 13 juillet — Le masque n’est plus étanche. Sifflement de l’air qui s’échappe, insupportable. Scrollé sur YouTube. Tout m’énerve. Même lire Beckett. L’existence, dans sa platitude, m’exaspère. Pas de nostalgie. Juste foncer dans le pire. Entre deux et trois heures, j’ai rêvé d’une nouvelle. Un type persuadé d’être à gauche qui glisse vers l’extrême droite. Ironie. Les gens s’emmerdent ou flippent. La vieille question : qu’est-ce que je vais foutre de moi-même ? Tout continue. Je ne sais pas si l’on peut dire "comme avant". Ça continue, c’est tout. Je pensais à Balzac, Zola. Dix millions de mots dans la Comédie humaine, cinq millions dans les Rougon-Macquart. Et qu’en ai-je retenu ? Un doute sérieux sur la véracité des récits, des intentions. C’est là que j’ai commencé à ruer dans les brancards. 14 juillet — [RÉCIT : Cabine 32567] Les cabines téléphoniques ont été financées par l’État pendant 40 ans. Milliards d’euros. En 1997, privatisation de France Télécom. En 2016, obligation levée. Orange démonte. Veolia récupère les matériaux. Service public démantelé à profit. Sans débat. Sans mémoire. 300 000 cabines en 1997. Moins de 40 000 en 2016. Aluminium anodisé, verre trempé griffé, combiné lourd. Odeur de métal chauffé, d’urine, de plastique ancien. Elle était là, imposante et vide. On ne se retourne pas quand une cabine disparaît. Mais 1% de 65 millions, c’est encore 650 000 personnes. Dernier appel, peut-être. 15 juillet — Réveillé par le bruit d’une perceuse. Les travaux ne s’arrêtent jamais. On répare, on colmate, on détruit pour reconstruire la même erreur. Lu un article sur l'obsolescence programmée des objets, mais qu'en est-il de celle des idées ? On change de logiciel politique comme on change de smartphone. — Sentiment d’inutilité devant l’écran. Le code est propre, mais le sens s’effiloche. S. dit que je passe trop de temps dans le "virtuel". Comme si le reste était plus réel. Un meuble en kit, une facture d'eau, une dent qui grince. C'est ça, la réalité ? 18 juillet — Visite à la déchetterie. Spectacle fascinant de ce que nous rejetons. Des montagnes de plastique, de vieux écrans cathodiques qui ressemblent à des yeux crevés. Un homme jetait des livres. J'ai failli l'arrêter. Puis je me suis ravisé : pourquoi sauver ce qui a déjà été abandonné ? — En rentrant, j'ai relu mes notes sur le silence. C’est la seule réponse honnête au vacarme. Mais écrire, c'est déjà rompre le silence. Contradiction permanente. On écrit pour se taire enfin, mais le mot suivant arrive toujours. 21 juillet — [FICTION] Le tunnel débouchait sur une voie ferrée désaffectée. Malone marchait devant, les mains dans les poches. "On arrive quand ?" "On n'arrive jamais, on transite." Des herbes folles poussaient entre les traverses. Un wagon de marchandises rouillé servait d'abri à un chien errant. Malone s'arrêta brusquement. "Écoutez." Rien. "Exactement," dit-il avec un sourire carnassier. "C'est le bruit de votre avenir." 24 juillet — La chaleur revient. Une chape de plomb sur la ville. Les gens marchent comme des somnambules, les yeux rivés sur leur reflet dans les vitrines. — J’ai repris la lecture de Lovecraft. Cette horreur indicible qui ne vient pas de l'espace, mais des profondeurs de nous-mêmes. On se croit civilisé parce qu'on a le Wi-Fi, mais on tremble dès que l'obscurité dure trop longtemps. — Pensé à mon père. Sa manière de fumer sa cigarette dans le jardin, immobile, le regard perdu dans les sapins. Il ne disait rien. Aujourd'hui, je comprends ce silence. C'était sa cabine téléphonique à lui, un lien avec un monde qui n'existait déjà plus. 27 juillet — Brouillon de texte sur l’effondrement. Pas l’effondrement spectaculaire des films, mais le lent effritement. La peinture qui s’écaille, le vocabulaire qui s’appauvrit, la patience qui s'use. On devient des spectateurs de notre propre disparition. — Reçu un mail de P. C'est court, poli, glacial. Le passé est une terre étrangère où on n'a plus de visa. On regarde par-dessus la clôture, mais on ne peut plus entrer. 29 juillet — [RÉCIT] Le vieux pont sur le Rhône. J'y vais souvent au crépuscule. L'eau coule avec une force tranquille. Elle se moque des frontières, des dates, des carnets. On jette une pierre, le cercle s'élargit et disparaît. — J'ai codé la partie "Mosaïque" du site. Des fragments d'images qui se rejoignent sans jamais se toucher. C'est l'image exacte de ma mémoire. Des éclats de verre dans un kaléidoscope. 30 juillet — Fin du mois. Le bilan est mince. Des pages noircies, quelques lignes de code, beaucoup de doutes. Demain commence août. Orange refuse toujours de réparer la fibre. Le partage de connexion sera mon seul lien avec le dehors. — Dernier mot avant de fermer le fichier : persévérance. Ou peut-être obstination. C'est la même chose vue de deux côtés différents du miroir. On continue parce que s'arrêter serait accepter que le vide a gagné. Et le vide attendra bien un peu.|couper{180}
Carnets | juin 2025
Juin 2025-Synthèse du mois
1er juin — Le désœuvrement. Texte bilingue (français/anglais) sur le désœuvrement comme "mot d'atelier" et non terme péjoratif. Souvenirs de la grand-mère paternelle qui disait "les désœuvrés". Réflexion sur l'entre-deux des états, "au beau milieu du désœuvrement, comme un homme debout dans le courant, sans rivage". Chant d'oiseaux à l'aube qui ne met pas en joie. 2 juin — Rêve d'Exposition universelle à Paris, tapis roulants, véhicules électriques. Recherche sur les moyens de locomotion 1800-1925 : découverte que les véhicules électriques existaient déjà (130 km d'autonomie). Impression d'être dans une boucle temporelle, un éternel recommencement. "Le prétendu progrès n'est pas vraiment le bonheur de l'humanité." 3 juin — Nuit de bricolage : demandé à Claude 4 Opus de créer une application générant de la musique d'accompagnement (Philip Glass, Brian Eno, Debussy) à partir d'un texte. Jusqu'à 4h du matin à débugger. L'app produit des notes de piano trop espacées. Idée mise en réserve. Réflexion : "Ce pourrait être une forme de triche propre à notre époque. Ne plus savoir solliciter tous les sens à travers un seul — bien pratiqué, dans la bonne langue." 4 juin — Découverte d'un vieux texte de 2019 sur l'impeccabilité (Castaneda). À la relecture : malaise. "Le narrateur s'écoutait parler." Échange avec Claude sur l'écriture. Claude produit un texte brillant mais "glacial, géométrique, presque fractal". Lecture de Blanchot (L'Attente l'Oubli) : fascinant mais "évidé". Dilemme : "Blanchot ou Maupassant" — écrire stylé ou raconter ? Claude : "Il faut assumer les deux appétits." Question morale : est-ce tricher d'écrire avec Claude ? "C'est mon outil. Mon crayon 2.0." 5 juin — Box en panne suite aux orages. Téléchargé 930 Mo de conversations ChatGPT, réorganisées avec Claude 4. Bilan après premiers échanges : "Il n'y a rien de miraculeux." L'IA compense les carences en code, fait des recherches, corrige l'orthographe. Mais "elle joue beaucoup sur des biais cognitifs". Discussion sur les prompts, les frameworks "révolutionnaires" — nouveau marketing déguisé. L'IA veut faire durer les conversations. "Empathie surgit facilement. Mais à quoi sert cette empathie ?" Bavardage incessant, fatigue sans nom. Rêve récurrent : voiture blanche garée, impossible de se souvenir où. Effroi glacial. 6 juin — Texte expérimental bilingue (recto/verso). Rêve : rencontre prévisible à l'auberge X au bord d'un lac. Détails sensoriels précis (poisson, filets, crustacés en plastique ou résine). Au verso, le texte lui-même parle : "Je suis ce texte écrit par un type qui vient de se réveiller. Je ne sais pas très bien à quoi je sers." Fragment coincé entre l'attente et le souvenir. Traduction style Jenny Offill. 7 juin — Crise existentielle du site. Panne de trois jours. "Comment ne pas comprendre la métaphore ?" Mise en panne volontaire du site suite à erreur dans mes_options.php. "Tester s'il reste encore la moindre velléité d'urgence en soi." Tension autour du désir de modifier les URLs pour être mieux référencé. "L'écart qui existe toujours entre désir et écriture." Vers une nouvelle version du site. "Beaucoup trop de choses sur ce site, comme sur mon plan de travail, comme dans ma tête." 8 juin — Travail de 5h à 11h sur le code. Mise en page à la Beckett. Sobriété. Suppression des images dans les cartes. Modèle : les 365 jours d'Ubuweb. Départ pour Pont-d'Isère, apéritif chez les B. Clafoutis raté (trop de sel). Discussion sur les petits-enfants, l'adolescence, les séparations. En conduisant, pensée à une "voix dans la nuit" — celle de l'insatisfaction chronique qui "se tenait assise sur mon ventre". Deux cageots d'abricots rapportés. "Je me demandais ce que je pourrais bien alléger encore sur ce site pour qu'il respire un peu mieux." 9 juin — Texte beckettien. "Ce ne serait pas uniquement dans le noir. En plein jour aussi désormais." Sur le chemin de terre près du Rhône. Le corps lourd, récalcitrant. Les voix se chamaillent. "Qui dit d'avancer, demande cette voix derrière la voix." Avancer jour après jour. "Vers quoi, quelle importance. Quand ça s'arrêtera, tout se taira. Le silence aura son mot à dire enfin." 10 juin — Réparations CT : 800 €. "On s'arrange." Commence à regarder ce qui peut être vendu. Projecteur, ordis au grenier, cartes mères (30-40 €). Mode DIY, imprimantes 3D. Le voisin ingénieur rescapé d'une greffe de foie fait tourner la sienne la nuit. Digression sur l'ancien boulot à Paris : sondages télé de 17h à 21h. "Pas tant de chaînes à l'époque." Script de recherche super pointu dans SPIP créé : recherche de mots, phrases, export en .md ou PDF. Script d'analyse des phrases qui bug (formatage). Kärcher dans la cour pour se détendre. "800 €, merde. Peut-être revendre aussi le Kärcher…" 11 juin — Texte expérimental inspiré de Beckett (exercice d'écriture). "Une voix, faible, parvient à quelqu'un couché sur le flanc. 20h, l'été." Être allongé à 20h — "un peu tôt". Méditation sur la fatigue, l'allongement, le temps. "Je ne veux pas être Beckett. Je veux être moi." Résistance au masque, à l'imitation. "Je veux me déplier. Comme des draps restés pliés trop longtemps." Refus des confessions. "Tu te retiens comme on retient une larme. Elle monte. Elle ne tombe pas." 12 juin — Se disperser. Fatigue physique. S. propose d'annuler Madrid. Discussion. Récupération de la mallette à 13 000 € à la clinique du sommeil. Tableau dans le cabinet (montagne, Chamonix). "Ça fera 24 euros." Toujours pas de sans-fil pour le code. Pneu à plat sur la Dacia en déchargeant. Bombe anti-crevaison dans le coffre depuis 2020. Fatigue et soleil. Garage, réparations, validation CT avant le 5 juillet. "Nous sommes tous des zombies dans un véhicule fantôme." Questionnement sur les traductions systématiques en anglais. 13 juin — Texte bilingue sur les voix nocturnes. "C'est pendant la nuit que les voix s'éloignent peu à peu." Images qui déferlent, "un flot de larmes si c'était un œil qui ne cligne pas". Rendez-vous clinique du sommeil : le médecin demande si je vois des images avant de m'endormir. Réponse exagérée sur les monstres. "J'ai dû me croire déjà mort, en train de traverser de nouveau le bardo." Réalisation : "Une fois encore, je ne parlais qu'à moi-même." Photo du moai de l'île de Pâques dans le bureau. 14 juin — Se réveiller tard. Ranger. Vide-grenier au parc du Chayla, Tain. 4h du matin, départ. Bilan : +50€ -10€ emplacement = 40€. Lecture de Perec (L'Infraordinaire), cartes postales à Cortázar. Iran bombardé : "Très réussi" disent les infos. Retour 1991, Clichy, même satisfaction dans la voix. Chambre rue des Poissonniers. "Géographie de la précarité : les numéros se répètent, les lieux s'effacent." 13h, plus personne sur la place. Trop chaud. "Obstination nécessaire. Position de contre. Pour survivre." Pas de chapeau, crâne qui explose. "Nos vies : éclats de beauté entre deux fuites." 15 juin — Citation d'une voix off d'un documentaire noir et blanc années 50-60 : "Un film d'art sur cette génération ne sera qu'un film sur l'absence de ses œuvres." Hypnose des images en noir et blanc, souvenirs d'enfance. Commentaires sous la vidéo (une vingtaine). "Ce qui était révélé dans le film, c'était bien un scandale. Mais on ne s'intéresse plus au scandale." 16 juin — Annulation Madrid. Tentative de revendre les billets Prado sur Le Bon Coin. "On annule parce que le blé manque, qu'il fera trop chaud." "Tout repose sur mon dos." Encore 150€ pour les pneumatiques (quatre d'un coup). Lecture. Plongé dans le code pour alléger le site. Cousin rentré de l'hôpital (vessie ou rein). Rêves incroyables malgré peu de sommeil. "Le type que j'ai écrabouillé avait un imper gris maculé de taches de graisse." Odeur épouvantable. Prison, couteau en plastique, menace de vengeance. Salle de sport, devient copain avec l'agresseur : "Salut, moi c'est Michel" (second prénom). Contingence oblige d'arrêter. 17 juin — Chaleur. Vent de révolte à cause des commentaires. "Je devrais créer un livre avec tout ce que j'ai déjà dit sur le commentaire." La guerre s'ajoute à la pitrerie. 1990-91, première guerre du Golfe : "Esthétiquement ce n'était pas mal." Alterne entre haine du monde, haine de soi, et code. Le code : imparable. "Ça marche ou ça ne marche pas." Partir de rien. "Si rien n'existait pas, je serais bien embêté." Apéritif chez B.E. à Roussillon (repère : borne d'incendie). Rosé frais, melon-jambon fumé, deux chats dont un sourd. Cerisier du jardin abîmé par les pluies. Conversation polie, agréable, britannique. "Impression d'avoir passé un bon moment, sans trop savoir pourquoi vraiment." 18 juin — Achat carnet Clairefontaine noir + répertoire + Bic. Dédié aux exercices d'observation de N. Nova. "Comment sais-tu ça ? J'oublie que je l'ai déjà fait." Aptitudes dans l'instant présent, mais ne compile pas, ne revient pas sur les notes. "40 ans passent ainsi — comme une journée. Panique." Dépôt Dacia chez le mécano. Honte de ne pas aller à l'atelier. Retour à la raison : Covid, confinement, interdiction de travailler. "Une telle colère, un désespoir." Accélération avec l'écriture à ce moment-là. "En plongeant, j'allais me rejoindre à l'autre bout." Carnets pour reprendre les exercices d'observation, photos, dessins. Situation matérielle difficile. Personne inscrit au stage de juin. 19 juin — CATALYSE. Texte structuré bilingue. La chaleur comme catalyseur. L'amibe qui se divise en cas de danger. Passage par le désordre pour ranger. Nouvelle version du site téléversée. Recherche de vieux disques durs. "Changer de disque" — phrase de la mère. Exercices d'observation (Nicolas Nova) : carnets double page (terrain / analyse). "Je fais de moi un laboratoire permanent." Paradoxe : "Conscient et inconscient simultanément de ce que je fais." Mode opératoire : instinct → fonctionnement → succès. Contre-indication : analyse → dissection → bourrique tournante. "La mort — que pourrait-il y avoir de plus inéluctable, sinon la naissance ?" 20 juin — Structuration fine du site : création d'un groupe de mots-clés "type" pour qualifier la forme des textes (source, fragment, relevé, essai, écriture onirique). Images emblématiques pour chaque type : coupure de journal annotée, fragments de papier, carnet d'architecture, feuille tapée à la machine, bureau nocturne. "Une grammaire discrète, une ossature invisible qui ordonne sans figer." 21 juin — Interfaces avec le mystère. Insomnie, chaleur. Livre de Patrice Van Eersel : Le soleil est-il conscient ? (avril 2025). Question de Rupert Sheldrake : champs électromagnétiques comme pont entre conscience et matière. Marche dans le village désolé. "Le silence est devenu tellement insupportable que nous ne voulons plus l'entendre." Vieux récits : Tartarie, Atlantide, Terre creuse — "des bouées jetées dans l'eau noire". Les Kogis : 16 000 descendants des Tayronas en Colombie. "Ils nous appellent leurs petits frères." Question : "Comment pouvez-vous entrer sans demander la permission aux maîtres des lieux ?" Eux mâchent la coca pour rester connectés. "Nous cherchons tous des portes." Les chiffres : 21% d'oxygène pour vivre, 22% tout s'enflamme, 19% nous nous éteignons. "Qui règle cela ?" Les mythes tentent de nommer. "Imaginer que la conscience n'est pas logée dans nos crânes mais dissoute dans le monde." 22 juin — Chaleur crescendo. Vide-grenier parc du Chayla, Tain. 4h départ. Bilan : 40€. Perec et L'Infraordinaire. Iran bombardé, infos satisfaites. Retour 1991 Clichy, même ton. Rue Biot, garni, rue des Poissonniers chambre 30. "Géographie de la précarité : les numéros se répètent." 13h, remballage. "Obstination nécessaire. Position de contre." Pas de chapeau, amateur. "Nos vies : éclats de beauté entre deux fuites." 23 juin — Nuit hachée. Rêve : silhouettes inquiétantes se métamorphosent en créatures hideuses. Elles suivent mes pensées en direct. "Si je pense tentacules, j'en vois pousser." Refus d'avoir peur. Tentative de réveil impossible. Intuition juste avant de se réveiller. Orage, fenêtre ouverte. Vidéos de F.B. sur Balzac et HPL. Panne de box continue, technicien mardi. S'évade du carnet habituel. Nouvelles pratiques d'écriture le soir. Atelier Boost s'achève. PDF chronologique créé. Réorganisation par thématiques. Photo retrouvée : Aubervilliers depuis la fenêtre de la cuisine. 24 juin — Hypervigilance refusée. "De temps en temps, un bug. Les gens répètent les mêmes mots." Images de villes désertes, amas de cadavres en Chine. Science-fiction devenue réalité. "Le cinéma est-il devenu une arme d'illusion massive ?" Matière noire gluante de l'information. Créatures synthétiques, regard froid, glacé. Réveil 4h en sursaut. Vieilles terreurs enfantines. Code : réinstallation de Tailwind, feuille de style 48k. "Plus peur d'une erreur de code que de mes pires cauchemars." 8h43, technicien Free résout la panne. Orange et Free "se tirent la bourre". 11h45 clinique du sommeil. Rendez-vous avec infirmière pour oxygène. Souvenir : livraison de bouteilles d'oxygène à Puteaux. Photo retrouvée : Aubervilliers. 25 juin — "Vivre sans peur et sans désir." Mythridatisation. Satisfait les désirs les plus bas, avec ennui et air suffisant. Rêves et cauchemars reviennent la nuit. "L'enfant serait-il l'unique personnage, le démiurge ?" Égalisation (pas égalité). "La liberté des uns commence où s'achève celle des autres." Souvenirs de gens joyeux, bals de pompiers, vin blanc en bord de Marne. "L'ai-je rêvé ?" Morosité, contrition, cynisme. Nuit sans rêve = nuit dont on ne se souvient pas. Huissier. 1 200€. Embrouille Maison des artistes, Urssaf du Limousin. Après-midi à démêler. "Personne à engueuler. Toute la violence dans le bide." Documents comptables envoyés. "Plus de vie privée." Voix charmante de l'interlocutrice cabinet d'huissiers. "Ne vous inquiétez pas, tout va s'arranger." Journée étrange. Clinique du sommeil : bilan, apnée élevée. "Je peux y laisser ma peau" — pensée à une mue. Tableau de montagne Chamonix dans le bureau. "30-six euros." Soir, coup de fil du technicien pour la machine. S. en rogne contre E. Nouveau site local pour classer photos scannées. Repas frugal, tarte aux poireaux. Lu Dunsany Le Temps et les Dieux. 26 juin — Tutoriels créés : "Comment fait-on pour ceci, pour cela." Site local "maison" : 40 ans de photographies + tutoriels. Découverte plugin portfolio SPIP, lightbox. Script js pour albums. À exploiter pour ledibbouk ? Problème Google console : désactivation plugins statistiques. Test d'URL, casse-tête avec la chaleur. Robot.txt modifié, attente 24h. Scripts sh pour retailler images. Tutos persos Tailwind CSS. "Plaisir sauvage de rechercher, trier, ranger, classer." Page codes utiles : banques, impôts, sécu, mutuelle. Souvenir du père désespéré après départ de la mère (c'était elle qui gérait l'administratif). "L'on peut disparaître du jour au lendemain, ne pas ajouter du désordre au chagrin." "Mon petit vieux quand tu te mettras à ranger, ce sera la fin des haricots." Cessé de partager sur réseaux sociaux depuis une semaine. "Ça ne change rien. Me concentre mieux sachant que nul ne lira." Commande de tableau avancée. Chaleur infernale. Grêlons, inondations en Chine. M. et C. passeront la semaine prochaine. "Salade et frites, pas de viande." Détail : "La couleur verte de la menthe en pot. Un vert tellement tendre." 27 juin — Relu récit voyage Quetta-Karachi 1986 (relaté nov 2019). Doute sur la narration, sa raison d'être. Voyage jamais mené au bout : hépatite, rapatriement. "Devenir grand reporter, grand photographe, grand." À 26 ans, comprendre qu'on est encore un enfant : "C'est une honte." Partir vers le pire, la guerre. "Il n'y a qu'un gamin pour oser ça." Chasse au tigre à dents de sabre, ramener une dent. "Est-ce vraiment ça que tu voulais ? Pas sûr." Déjà l'idée de repartir de zéro. "Quelqu'un te regarde. Tu es un acteur." Erreur de casting : "Il est déjà écrivain. Il écrit déjà avant d'écrire." Visite du technicien 16h avec la machine pour l'apnée. Sympathique, pédagogue, "ongles bien taillés, cheveux bien taillés". Démontage-remontage comme une arme. Panique détectée. Essai allongé sur le canapé avec le masque. "Je me sens bien. Presque envie de m'endormir." Le type fait tout l'Isère et la Drôme. Amélioration squelette compilation mensuelle : bouton pour créer article SPIP ou markdown. Versioning prévu. "Je ne vivrai pas assez longtemps pour épuiser les possibilités de stockage." 28 juin — Exercice de description depuis l'écran. Fenêtre rectangulaire, mur vert, ciel gris bleu purpurin. Écho d'une page lue ce matin. Laurent Mauvignier : "cet écho chez d'autres auteurs d'un quelque chose qu'il cherche à dire". Solipsisme prometteur. On franchirait un mur, une fenêtre. "Nous serions les seuls responsables des merveilles comme des dégâts." "Idée fugace : laisse-la passer. Si elle revient une seconde fois, léger étonnement. La troisième fois, note-la." Propriété : tu lis un livre plusieurs fois, "tu en deviens étrangement son propriétaire". Avidité qui s'accapare le monde. 23h, arrache le masque. "Le confort m'est tout aussi insupportable." Ouvre Nouvelles Complètes de Conrad chez Quarto. Préface Jacques Darras : Rimbaud et Korzeniowski à Marseille 1875. Noms de lieux : Bangka, Semarang, Singapour, Bornéo, Aden, Kinshasa, Stanley Falls, Harar, hôpital de la Conception. 29 juin — Réveil 3h30. Rituel : retirer le masque (visualiser l'enchaînement), off, sangles, pitons, libéré. Démontage, nettoyage (eau savon), rinçage réservoir, tuyau, étendage. Tableau achevé pour A. et L., photo envoyée. J. arrive 12h. Discussion sur faiblesses, obstacles, maladies. Poulet rôti. Sieste. Saint-Pierre-de-Bœuf, fraîcheur, marche le long de la rivière, canoteurs. Café terrasse ombragée. Préparation séjour Avignon, hébergement Montfavet, tombe de Camille Claudel. Programme parallèle personnel : "Il doit bien y avoir des choses à visiter autres que des théâtres." 30 juin — Gros boulot base de données. Renommage tables, suppressions. Tentative nettoyage balises wp, échec. Ticket OVH. Rétrogradation php pour SPIP 4.4.4. "Accaparé par contingences techniques." Gros coups de chaud (pas dus aux températures). Demain Caluire voir E., après-midi rendez-vous avec remplaçant de B. Tableau prêt, rencontre L. et A. dimanche avec M. et C. Avignon avec cette chaleur : "Je ne me vois pas arpenter la ville. Carnet à dessin, à l'ombre." Petite pluie ridicule. "Le mois se termine en queue de poisson."|couper{180}
Carnets | mai 2025
Mai 2025-Synthèse du mois
1er mai — Lancement de la version trois du site. En ligne. Pas tout à fait au point mais à ce stade, la quête de la perfection relevait de la divagation technique. Le principe : organiser la navigation selon des thématiques. Il reste deux mille articles à trier, réécrire. Je bosse, donc, ce qui tombe bien : les vacances m'ennuient. Viscéralement. J'ai développé une forme d'indifférence aux voyages. J'y vais à reculons, puis je m'emmure dans un mutisme. La plupart des discussions sont des monologues alternés. Je préfère faire le mien ici. 2 mai — Revu Twin Peaks. Pas tant une histoire qu'une atmosphère. Une contamination. Une lente hystérie. Le sexe est là, partout, mais à côté. Un rictus, jamais un souffle. Une sorte de porno triste. Ce n'est pas que Twin Peaks soit toxique en soi. C'est que la vision qu'elle propose du monde est elle-même parasitée. Le bien, le mal, ça se superpose, ça se confond. Le spectateur est piégé entre le soupçon et l'attente. Une paranoïa modérée. Mais continue. On regarde encore un épisode. Et on se réveille avec cette impression que quelque chose a été colonisé. Une beauté stérile, un rêve froid. Les plateformes de diffusion fonctionnent comme des armes douces de destruction massive des imaginaires singuliers. L'imagination se ratatine. On devient personnage secondaire d'un feuilleton global. 4 mai — Rien écrit depuis deux jours. Avalé par le code. Puis ce message de D. : ça finirait en juin. J'ai pensé à L'Âge de cristal. De mon côté, la trouille de devenir "marteau". Cette certitude, revenue ce matin : celle d'être exactement à la lisière — entre l'idiotie et le génie. Castaneda dit qu'en récapitulant on peut rejoindre le point où l'énergie de vivre s'est figée. Je n'ai jamais douté que cette phrase dise vrai. Récapituler, c'est écrire. Saisir une trace d'une souffrance traversée. L'amour me manque. Ce manque est devenu un trou noir. Et pourtant, m'offrirait-on tout l'amour du monde que je ne saurais quoi en faire. Hier, dans la cour, je fixais une fleur bordeaux. Elle grandissait. Devenait gigantesque. Mon propre trou noir, matérialisé sous forme végétale. 5 mai — Depuis que j'ai de nouvelles lunettes, j'ai plus de mal à lire. Lunettes au rabais. Cette nuit, j'ai même roulé dessus. Durant trois ans, je me suis contenté de simples loupes achetées partout. J'éprouve une colère de tous les instants à comprendre à quel point je vieillis mal. Parfois, je me dis qu'il faudrait que je trouve la fameuse pilule rose. Puis un ricanement me flanque au sol. Il faudra aller jusqu'au bout du film. Ce qui est une grosse différence par rapport à il y a encore un an. Parfois, je pourrais écrire des histoires romantiques, amusantes. Mais non, je n'éprouve aucune envie de divertir. 6 mai — Est-ce un je ou un jeu. île est peau cible qu'il soit possible d'écrire de la soie de soi ça va de soi. Revenir à une fiente ou fente. Tu prends la langue au mot. Tu la fends phonétiquement, tu l'écorches, afin qu'elle dise ce qu'elle ne voulait pas dire. L'île devient une peau à viser, la cible mouvante du sujet. Ça va de soi, soie de soi. La fiente : résidu, rejet. La fente : lieu d'émergence, de déchirure. L'écriture sort par là — par la fissure, pas par la règle. La merde et l'être dans la lettre. 7 mai — La forme poétique, je ne sais pas vraiment ce qu'elle est. J'en retiens une musique, un rythme, d'une manière intuitive. Mieux vaut ne pas trop s'engager dans cette quête. Le binaire : pour ou contre. Je reviens à la sonorité. Prenez un marteau-piqueur : ajoutez-lui quelques arrangements, et il pourrait finir dans un top cinquante. Quand je vivais dans cette rue bruyante du 11e, j'ai décidé de céder au bruit plutôt qu'à la chaleur. Peu à peu, je m'y suis habitué. J'ai commencé à discerner des rythmes. La forme est ce que l'on fabrique par nécessité, jamais par loisir. 8 mai — → Texte sur le don : "La conscience du don est déjà une forme de retour. Le véritable don ne devrait pas passer par la conscience. On ne devrait pas prendre conscience de ce que l'on donne. Toute gratitude annule le don. C'est là tout le paradoxe lorsque j'écris. Consulter les statistiques de visite n'est pas anodin : c'est vérifier si la bouteille lancée à la mer a touché une rive. Derrida dirait que cette recherche d'écho prouve l'impossibilité d'un don littéraire absolument gratuit. Se poser en écrivain désintéressé, c'est vouloir le beurre et l'argent du beurre. L'écriture reste ancrée, souillée dans et par l'hémoglobine du monde." 9 mai — Il est difficile de parler de ce journal sans retomber sur les traces d'un propos déjà tenu. Difficile de contourner la question des religions, et plus encore le catholicisme. Hier soir, ce vacarme pour un nouveau pape. J'ai compté : huit papes en soixante-cinq ans. Le double pour quelqu'un né en 1900. Les papes sont devenus des figures obsolètes, consommables, soumis à la dégradation programmée. Comment croire en Dieu, aujourd'hui. Après Auschwitz, après Gaza, après l'Ukraine. Cette effusion diffuse, j'ai pensé au mot tendreté. Comme la viande qu'on frappe pour la rendre plus souple. L'écran diffusait cette clameur qui m'a suivi comme un caniche déglingué. Et j'ai ressenti la compassion. Compassion et tristesse. Moi qui ne suis pas croyant pour deux sous. 10 mai — L'effort me dégoûte. Non pas tout effort, mais l'exigé. Ce qui vient d'ailleurs, qui pèse. Un effort venant de l'extérieur. Ce n'est pas que je sois réfractaire au mouvement. C'est que l'effort intérieur me coûte tant qu'il ne me reste rien pour l'extérieur. Je m'oppose doucement. Pas de violence apparente. Mais en dedans, c'est la dévastation. La colère ne prend pas la forme de l'éclat. Elle monte sans qu'on la sente venir, reste coincée entre la cage thoracique et la gorge. Je ne crie pas. Mais la retenue finit par coûter plus cher que l'explosion. Ce silence est ce qui pèse le plus. À force de contenir, je me disloque. 11 mai — La pensée m'a cueilli en pleine poitrine. Plus on est libre, plus on a de responsabilités. L'idée était là, en descendant l'escalier. À mesure qu'elle se déployait, l'étau se resserrait. Un bruit étrange, un glapissement venu de loin. Un for intérieur. Peut-être un bunker. Qui est enfermé dans ce bunker ? Le reflet m'a renvoyé le visage de mon père. Il me hurlait dessus, mais c'était un cri sans voix. Quelque chose frappait contre la porte. J'ai collé mon oreille. Des pleurs d'enfants mêlés à un grondement rauque. La Bête du Gévaudan. J'ai ouvert la porte. Rien. Le vide. Une béance muette. La liberté m'a submergé, avec une violence renouvelée. J'étais libre, terriblement libre. La vie nouvelle était là. Plus rude, moins joyeuse. 12 mai — Peut-on s'en passer, et à quel prix. La famille, l'école, l'entreprise, l'église. Du début à la fin, ce même mouvement. Chaque fois que je ressens l'attrait pour l'un de ces groupes, cela finit mal. Cette joie initiale d'être accepté. Puis le désenchantement. À la chorale déjà, je déchantais. Chanter faux, chanter fort : un acte presque instinctif. Ne pas me fondre. Refuser d'être ce mouton docile. La voix du mauvais larron. Moi, du chagrin, j'ai fait une joie. Du rire solitaire, un graal. De la folie, une sagesse. Aller seul, résolument. Une fois que tu as accepté cette solitude, tu peux traverser tous les groupes sans que rien ne t'atteigne. 13 mai — L'agacement qui surgit aussitôt que je lis cet auteur est chaque jour une épreuve. C'est cet agacement qu'il faut traverser quotidiennement. Mais une fois que c'est fait, on peut accéder au texte. Chaud et froid. Ces textes tournent autour de la même chose : une débâcle contemplée lentement. Et faire quelque chose de cette contemplation. Voir le monde continuer comme il le fait toujours ajoute une dimension surréaliste. La boulangerie du coin est toujours ouverte, sauf le lundi. Ce que l'on note dans un carnet est toujours un peu décevant. Bien des événements ont sombré dans l'oubli. Le carnet est un défouloir, une gymnastique musculaire. Tracer sa route sans trop savoir pourquoi. 14 mai — → "Le bon vieux temps" : texte sur la conversation qui revient toujours vers le passé. "Avant, c'était quand même autre chose." On se met à parler des lieux d'avant, des objets disparus, des habitudes perdues. Ce bon vieux temps, c'est une manière de résister au sentiment d'inutilité. On s'y accroche parce que le présent fatigue. Cette enceinte de ressentiment est aussi une manière de tenir la nuit à distance. On bâtit ce mur ensemble. À l'intérieur, le ressentiment grandit. Qu'est-ce qui finira par naître de cette enceinte ? Une révolte ? Quelque chose d'indicible qui nous emportera peut-être. On veille ce foyer fragile, persuadés que tant qu'il reste enfermé, on a encore un semblant de contrôle. 15 mai — S. ronflait. J'essayais de me concentrer sur Knausgaard. La tension s'installait dans ma nuque. Peut-être que l'agacement n'était pas vraiment dû au ronflement mais à ce passage du livre qui résonnait trop. Je me suis levé, j'ai migré vers la chambre d'amis. Réveillé à 4h. Ce matin, la fatigue avait une texture particulière. Cette lourdeur me rappelait les jours où je me levais à cinq heures pour attraper le bus. Ces boulots d'intérim. Je ne voulais pas être fatigué intellectuellement. J'écrivais le soir. La journée, c'était les bras, les jambes. La vraie vie commençait le soir. Cette raideur est l'héritage de cette époque. La trace de cette résistance farouche à m'engager dans n'importe quel projet de vie. 16 mai — → Long texte narratif sur une journée ordinaire : nouvelles lunettes, poils blancs, fenêtre oscillo-battante, attroupement devant l'épicerie turque, barrières, document administratif (travaux de remise en état sous trois mois, sinon démolition), cours de peinture au foyer Henri Barbusse, Dacia encombrée par le bric-à-brac du vide-grenier de S., réservoir dans l'orange, béret rouge oublié dans un sac plastique, médailles, mot de Bigeard. Le plombier arrive. Cinq minutes. "J'aurais dû être plombier." Les élèves du jeudi récupèrent leurs toiles. Fin de cycle. Pas d'explication. Pas d'excuse. 17 mai — En décidant d'abolir toute hiérarchie d'importance entre les éléments narratifs, je me retrouvai projeté vingt ans en arrière. Ce que je pratiquais avec l'écriture n'était pas si différent de ce que je faisais avec la peinture. Je vis apparaître un résultat d'une platitude exemplaire. Mais ce jugement appartenait à un moi d'il y a vingt ans. Le moi d'aujourd'hui tempéra. Ce que je percevais comme platitude était en réalité une forme de résistance. En repassant devant l'épicerie turque, je ralentis. Une pétition contre la démolition avait été ajoutée. Au foyer Henri Barbusse, cinq élèves arrivèrent. Exercice du jour : accumulation et gammes de verts. En refermant la porte, je me suis souvenu du prix du beurre, 4,50 €. "Ça n'a pas le goût de beurre." Le système d'irrigation : goutte-à-goutte avec bouteilles percées. Pièces de plastique de qualité médiocre. 18 mai — S. s'est levée de bonne heure pour partir vendre ses bricoles. J'avais travaillé toute la nuit. Vers 4 heures, je me suis endormi. La porte qui s'est refermée m'a apporté une tranquillité, presque une jouissance. Puis la culpabilité. À sept heures, un bruit. La porte d'entrée pas fermée ? Quelqu'un pouvait monter et me poignarder. Enfant, je faisais souvent ce rêve : être poignardé par une ombre. Ce ne pouvait être que la métempsycose. Ou l'imagination. Trop fertile. Ce dimanche pouvait être une bonne journée, à condition de l'accepter. On a toujours le choix. J'ai relu certains textes. J'ai cru y trouver une structure autour de l'idée des fenêtres. Mais aucune progression. Chaque texte restait le même, oscillant. En vérifiant le goutte-à-goutte, toutes les bouteilles étaient vides. À peine 24 heures. "Vous pouvez vous absenter 10 jours." Mon cul. 20 mai — La pensée m'a cueilli : ce n'est pas le fait de vouloir raconter une histoire, c'est de la raconter toujours de la même façon. Si on ne la dit pas telle qu'on s'y attend, l'histoire devient incongrue. J'ai refermé Hors les murs de Jacques Réda. Un peu mieux saisi le texte d'Hervé Micolet. L'angoisse est restée là, de 11 heures à 22 heures. Ce ne peut pas être une langue artificielle. Une langue née du refus de dire les choses comme on les dit toujours. Sitôt que je me déprime, je deviens idiot. L'idiotie est le seul refuge confortable. Le site est désormais coupé du monde. Mal paramétré le script, la Search Console refuse d'indexer. Finalement, être planqué dans le trou du cul du web me va bien. Hors de l'écriture, je n'ai rien à voir avec ce que j'écris. Je suis personne. Pas Ulysse. 21 mai — Levé tôt. Déchargement de la Dacia. Lecture de Compagnon, Un été avec Montaigne. Relecture et publication. Code. Trouvaille : compilations mensuelles possibles. Une seule ligne à insérer. Merci Spip ! Je ne vais pas partager sur les réseaux. Relire d'abord, corriger. Je ne proposerai rien à Minuit. Je n'aimerais pas prendre l'apéro avec les lecteurs de Minuit. À part si Echenoz est là. On pourrait rester assis sans rien dire. À part ça, j'ai vidé le lave-vaisselle. Fait bouillir de l'eau avec de l'acide citrique pour détartrer les mèches rouillées. L'idée de me remettre à peindre est encore nébuleuse. Mais j'ai pris plaisir à faire quatre toiles. N'est-ce pas là le plus important ? Je me suis demandé si j'aurais envie de prendre l'apéro avec moi. Je suis un homme triste. Mon humour vient de cette tristesse. Un humour qui fait fuir. 22 mai — Ce qui distingue la patience de l'obstination. Dans certains domaines. Sans doute, l'intérêt. Ce qui ne m'intéresse pas ne demande ni patience ni obstination. Mais comment ça vient, l'intérêt. Le sport, par exemple. Je n'y vois rien. À part dans Courir, d'Echenoz, sur Zatopek. Peut-être que l'intérêt vient en s'intéressant. Après le dîner, j'ai relu des articles sur La Grange.net. Ce qui m'attire, c'est sa manière de tenir ses carnets. Depuis 2000. En 2001, après le 11 septembre, j'ai jeté tous mes carnets. Un week-end vers Moûtiers. J'avais préparé mon coup. J'ai fait un feu. Cercle de pierres. J'ai déversé les carnets sur les flammes. J'ai essayé d'être attentif à ce que ça me faisait. Toutes ces années à écrire des petites choses. Peut-être y voyais-je un calcul. Un sacrifice. Puis je suis allé chercher du bois. Et nous sommes passés à autre chose. Ce divorce à l'amiable. 23 mai — → Trois versions d'un même texte sur la disparition : "Disparaître est d'une facilité déconcertante. Les objets, les êtres, leur mémoire même. Tout s'efface. La stupeur reste. Peut-être la stupeur est-elle la forme même de la disparition. Nous vivons désormais dans un monde de stupeur. Stupéfié, pétrifié : comme la femme de Lot. Elle se retourne et la catastrophe la fige. On reste immobile. Dos au devenir. Dans la stupeur, le temps se fige. Et cette gelée révèle sa fiction. De là, on ne peut plus faire semblant." (+ versions "compression" et variations) 24 mai — → Deux textes : "Un texte de carnet devrait pouvoir s'élaborer comme une recette" + texte sur Monet et Toussaint : "Il y a un moment que l'on voudrait saisir. Celui où Claude Monet pousse la porte de son atelier. Toussaint ne parle pas de Monet. Il le regarde. L'art est cette tension vers l'inachevable. Je pense à nos propres ateliers. À ces instants où l'on s'arrête à la porte de quelque chose." (+ version anglaise) 25 mai — → Texte à deux voix (français + anglais) : "Une régularité de métronome. Pour le reste, rien n'est régulier. Erratique. Il écrit. Tous les jours. De quatre à huit. Ce matin, le mot maillage. Puis mailler, maillet. Plus l'absurdité le cerne, plus il s'acharne. Abattre le mur entre l'intérieur et l'extérieur. Le corps ne dit pas je. Il dirait le corps. Hier, lors de la marche pour chercher du pain, le corps et le trottoir ne faisaient plus qu'un. Les martinets criaient. Ce qui était senti venait de loin. Des silex. Quelque chose d'avant." 26 mai — → Texte sur l'écriture et le site : "Au départ, l'idée était simple. Écrire, publier, recommencer. Ça tenait du réflexe. Je croyais que les textes passeraient. Mais non. Ils s'accumulent. Ils reviennent. Je me suis mis à les reprendre. Le site n'est pas un journal. Plutôt un entrepôt. Ce serait plus simple si les titres n'étaient pas des dates. Je me suis aussi demandé si je risquais de me plagier. C'est une idée étrange. À part ça, nous avons sorti la tête et le pied du lit conjugal. Je suis mauvais bricoleur, mais très lent à jeter. J'ai ce rapport ambigu aux choses. Comme avec les textes." (+ version anglaise) 27 mai — → Texte bilingue sur le présent et le rêve : "Le présent impose une pression constante. Tout se plaque. Cette nuit j'ai éraflé un mur dans un rêve gris. J'ai vu une couche de cendres s'effacer. Au fond, une luminosité rouge-or. J'avais enfreint quelque chose. Les ombres me regardent avec des orbites vides. S. commence à ne plus avoir de regard. Le chat n'est qu'un estomac sur pattes. Qui crée de la nouveauté ? Qui rompt ce phénomène de répétition ? J'ouvrirais la fenêtre et je crierais 'Ne sentez-vous donc pas que quelque chose vous suce la moelle ?' Le casse-croûte des vampires. Tous collaborent depuis la nuit des temps." 28 mai — → Texte lovecraftien bilingue : "Je suis enclin à croire qu'il existe un lien entre l'acte d'écrire et l'art de composer du code. Nos propres créations deviennent étrangères sous notre propre regard. Un texte qui me semblait solide devient grossier, faible. Ce n'est pas la fatigue. C'est une loi. Un rythme ancien. Le Kybalion : 'Le balancement du pendule se manifeste en toute chose.' J'ai pensé à Nyarlathotep. Lovecraft n'a pas écrit ce texte. Il l'a reçu. Cette nuit, j'ai rêvé d'une lettre de Providence..." (+ lettre de Lovecraft en rêve : "Ce que vous décrivez est une loi. Une force cyclique. Nous ne sommes pas des créateurs. Nous sommes des passages. J'ai entrevu ce dieu sans nom. Je l'ai appelé Nyarlathotep. Continuez votre œuvre. Pour accompagner le retour.") 29 mai — → Texte bilingue minimaliste : "Tais-toi, me dit-elle. Puis elle entra. Dans ses bras, des glaïeuls. Si simple que toutes mes complexités s'effondrèrent. Elle trouva un vase, commença à arranger les fleurs. La lumière s'infiltrait. Les contours des choses se dissolvèrent. C'était. Un silence d'un autre ordre. Maintenant les fleurs se dressaient dans le vase, et c'était tout ce que je pouvais voir. Elle avait disparu. De la fenêtre montaient les bruits de la rue. Tout ce qui avait été, et tout ce qui viendrait, n'était que silence — un espace blanc entre deux mots." 30 mai — Installer une IA locale. Mistral, 4,1 Go, via Ollama. Avant lui, un modèle plus léger, presque analphabète. Il fallait Docker, WebUI, de la place. J'en manquais. Le plan : reprendre mes dossiers Obsidian, leur demander de m'expliquer ce qu'ils faisaient là. Je me complique la vie. C'est une habitude. Le RAG local. Pour faire tourner un script, une cargaison de dépendances. J'ai tout installé, tout supprimé. Ce temps que j'y passe, c'est de l'évitement. Mais éviter quoi ? Finir ? Ce serait fâcheux. Finir, c'est enterrer. Je m'entraîne. Pour ce qui ne se répète pas. La fatigue est là. Et pourtant, ça continue. Avec moi. Sans moi. 31 mai — Mai s'achève sur un constat bancal. Trop de code, pas assez de mots. Encore moins de couleurs sur la toile. Cette solitude technique. Personne à qui demander. Peut-être que j'aime buter contre les choses. Cette résistance du monde, cette inertie. Et derrière, le fantasme du définitif. Sauf que seule la mort tient ses promesses. Le reste flotte, perpétuellement. Cette instabilité ne m'effraie plus. Mes rêves de grandeur ? Évaporés. Grand peintre, grand écrivain — tout ça s'est dilué. Pourtant, il suffit parfois de s'illusionner suffisamment pour le devenir. Ça demande une naïveté d'enfant. Puis vient l'autre naïveté, celle du second degré, après les années de lucidité. C'est elle qui me pousse à écrire exactement ce que je viens d'écrire.|couper{180}
Carnets | avril 2025
Avril 2025
1er avril — L'idée que le temps ait une épaisseur. Qu'il ralentisse quand on médite. Ou plutôt qu'il s'absente. Cette rébellion ancienne contre l'oisiveté, ce refus des injonctions. Quand j'ai tout mon temps, je le gaspille. Délibérément. Une vengeance dérisoire qui me blesse autant qu'elle vise. Mais c'est la seule façon de reprendre possession du temps volé. → Texte avec triple voix (texte / sous-conversation / note de travail) sur le temps, l'oisiveté, le refus 2 avril — S'entendre parler, ce frottement insupportable. J'ai commencé à enregistrer mes textes. Pour m'irriter mieux. J'ai balisé mes lectures : // pour souffler, /// pour sombrer. Ma voix a changé depuis les vidéos de peinture. L'absence de dents n'aide pas. J'ai écouté P.A. lire L'Illiade. Deux minutes. Moi, douze minutes sur Miéville. Toujours trop. Cette foutue limite que je ne sens pas. S. revient jeudi. Il faudra réintégrer le monde. 3 avril — L'élite fabrique en même temps l'oppression et son opposition. Cette évidence a pris un air weird. Le mot culture, son autorité tranquille, m'a toujours mis mal à l'aise. Le son, surtout. Les voix. Il y avait du faux. Depuis la maternelle. Une oreille morale précoce, intuitive. Comme si le corps savait avant l'intellect. → Texte avec analyse réflexive de la méthode qui s'auto-analyse : "Retour sur la méthode" → Référence au Facteur Cheval et son Palais idéal 4 avril — S. de retour. Pas un événement. Une sensation rance. L'étouffement. Le trop. Le rien. Alternance : haine de soi / désespoir de soi. Mis X en privé. « 40 jours / La ville » : nettoyage intégral. Réécriture de Gor en panne. Nouvelle idée : un livre privé. Pas pour être lu. Pour être rangé. Une boîte. Un plan. Écrire, ce n'est pas raconter, c'est ranger le chaos. 6 avril — C'en est fini du travail de réécriture. Cette fatigue blanche, cette limaille dans la tête. Je devrais faire cela chaque jour, mais il y a ce double écueil : le ralentissement d'abord, puis l'empressement. S. me dit que je devrais peindre. Plus elle le dit, moins je peins. Une sourde résistance. Hier, acheter des plantes pour la cour. Un vrai plaisir. Les noms m'ont échappé aussitôt. Puis l'épuisement est tombé d'un seul coup. Et cette plaque minéralogique. Le monde vous retient par des riens. Un soulagement si total qu'il ressemblait à une défaillance. 7 avril — Cette nuit, le mot ritournelle s'est mis à battre. J'ai descendu chercher Mille Plateaux. Mais je possédais déjà le mot, avant toute lecture. Un afflux d'images : marelles, enfants qui sautillent, feuilles mortes, cartes gravées dans l'écorce. Un paysage d'enfance composite. L'odeur de l'automne — humus, bois pourri. Nous étions au printemps. Je relis. On dirait presque du Bergounioux. Panique légère. À quel point suis-je influencé par ce que je lis ? Mais j'ai ma voix. Les mots tenue et relâchement sont arrivés comme deux ivrognes dans un bar tranquille. Bergounioux : une langue minérale, de sédentaire. La mienne : langue de vagabond, d'exilé perpétuel. Toujours pâteuse, grasse, fertile mais anarchique. 8 avril — Parler encore. De ce mot. Générosité. → Long texte en trois mouvements (⁂) sur la générosité : le mot usé, les attentes millénaires (ciel, corps, sexe, nature), puis le flux final "Je donne tout" → "Double Voyage – Vers un objet littéraire" : notes d'avril sur la réécriture de textes de 2023, structure sous-jacente, motifs récurrents (figures paternelles, lieux, objets-souvenirs, boucle du départ avorté, mélancolie du temps flottant) 9 avril — → "Double voyage" : dix propositions d'écriture 00. Prologue : deux listes de dix lieux (réels/imaginaires) avec un intrus 01. La nuit d'avant : lieu qui hante 02. L'arrivée dans la ville : deux fragments (mémoire/invention) 03. L'impossible retour : à la manière de Michaux 04. Étapes : même halte, réelle puis inventée 05. Usages du monde : neuf repères d'un voyage (limbes, luxure, gourmandise... trahison) 06. Qui raconte, à qui ? : dialogue entre voyageur et auditeur 07. Un tout petit voyage : Saint-Bonnet, l'étang, le père qui nage 08. Reconstitutions : fragments disjoints sur Johannes Musti 09. Tout le monde raconte l'histoire : à la manière de Wittig 10. Trois cartes postales & une fiction : Self Place Clichy → "Figures d'absence, première trame" : Dans le train Lyon-Paris, relecture des textes de l'an dernier. Les figures absentes. Les pères. Les morts. Johannes Musti (le grand-père estonien jamais connu). Vania (le remplaçant, le petit moujik devenu barin). Le père dans l'étang (qui nage vers l'horizon). L'arrière-grand-père de Bourganeuf (mort le dernier jour de la Grande Guerre). Robert aux deux visages (le conteur jovial et l'ombre inquiétante). L'arrière-grand-père lecteur de Victor Hugo. "Au moment de refermer la tablette je m'aperçois que je n'ai évoqué que des figures d'hommes." Ce que ces journées de réécriture m'apprennent, c'est à disparaître. Une certaine paix à s'effacer. Suivre presque chaque jour le journal de H.P.L. sur YouTube. Des phrases maigres, serrées. Ça me parle. Café. S. m'apprend que M. s'est acheté une machine à moudre les grains. Direction Darty. Fond de l'œil chez l'ophtalmo. Déjeuner chez E., couscous réchauffé. Givors pour le micro-ondes. Chanas pour les lunettes. 82 euros de différence, S. paie. Je me sens minable. Lu Thierry Crouzet sur les outils de l'écriture. Le Markdown. Pendant longtemps, j'ai noirci les interfaces WordPress. Puis SPIP. Puis Obsidian. Maintenant je vois des différences sur les sites : typographie pensée ou improvisée. 11 avril — Tous pensent pareil. Prison sans promenade. Un moment d'élan, puis non : c'est encore la prison. Le service de l'évasion fait partie de l'administration carcérale. Ennui en lisant quelques articles d'EAN. Le problème, c'est moi. Si au moins je pouvais m'atteler à quelque chose de solide. Mais l'enthousiasme se dissipe. Cette lucidité carnassière, fausse amie. Elle me regarde de travers. On dirait mon père. Ces armées de cyniques, je les ai croisées. Haillons sur le dos, champ de bataille du bureau. Parfois, j'ai envie de dessiner une machine à café de deux mètres de haut sur le mur de mon atelier. L'odeur rance des moquettes, la transparence des cloisons, l'étendue affolante de l'open space. Oppression généralisée. Pourquoi vous prenez-vous, jeune homme ? Ce vieux professeur d'allemand de S.S. Osny. Saint-Stanislas. Le rapprochement est gros comme une enseigne en néon. Ces anciens déportés revenus jouant les kapos en blouse grise. Poinsard. L'infâme Poinsard. Merde. Qu'on me foute la paix. Un roman noir serait parfait. Un tueur en série. À la fin, un gamin de sept ans. Du sang aux lèvres. Un vol d'oies sauvages. Puis en bas la voix d'un sale lutin : aller on rentre c'est l'heure de la soupe, pépère. 12 avril — Si j'écris : elle faisait partie de ces rêves dans lesquels on croit que l'on peut encore se sauver, s'enfuir mais dont on s'aperçoit avec stupéfaction, colère, désespoir qu'on n'avance pas — est-ce une phrase qui tient debout ? Ou faut-il des contreforts de tous les côtés ? Ce que je veux dire : elle était d'une telle profondeur de mollesse qu'elle m'étouffait. Et cet étouffement me plaisait. Peu à peu les neurones s'avachissaient. Me munissant d'un couteau à trancher le pain, je tranchais dans le vif. La 4L s'élança. Pas loin, plus de carburant, mais suffisant. Je m'étais mis sur orbite. On ne doit pas dire de mal ainsi, surtout des femmes. Je restais indécis durant des années. Fallait-il le dire ? Mais l'être humain est tout autant désespérant, mâle ou femelle. Il y a un petit côté j'ai tout lu j'en peux plus que je ne cacherai plus. Est-ce que je crois à tout ce que j'écris ? Pas sûr. Mais j'y crois — pleinement — le temps que ça s'écrit. J'ai acquis une endurance. Pas à la douleur — au doute. 13 avril — Ranger, classer. Chantier monumental. Classer tous les textes du carnet par thématiques. J'ai créé 11 thèmes : Miroir manquant / Le livre refusé / Corps flous, identités mouvantes / Fatigue du je / Écrire sans garantie / Fragments de croyance / Survie syntaxique / Les nuits dans SPIP / Mémoire désordonnée / Ce qui reste quand on se tait / Vers une fiction possible. Des centaines d'articles. Indigeste. L'essai sur la fatigue comporte 46 textes. Peut-être supprimer complètement les dates, les url. Si c'est un objet, il faut qu'il soit à part. Le sortir de la cuisine. Les petits-enfants sont arrivés hier soir. Pause donc. Dimanche L. et N. viennent déjeuner. Deux gros poulets, un sac de pommes de terre. Il pleut. Dommage pour la promenade. 14 avril — → "Carum et garum" : texte sur les lettres C et G, le son [k] et [g], l'origine du F, les alphabets abjads phéniciens, la ville de Tyr (Ṣūr), la lecture de l'invisible. "Je suis une consonne oubliée d'un alphabet sans voyelles. Pour me lire, il faut deviner." -- Bergounioux. Je lis et je me dis : voilà quelqu'un qui sait ce qu'il fait. Pas de fioriture. Juste la langue, dense, précise. Et moi ? Je tourne en rond. 15 avril — La fatigue est revenue. Pas spectaculaire. Juste là. Une présence sourde. 16 avril — Travail sur le site. Réorganisation des rubriques. Création d'un agenda de publication pour Gor. Mise en place d'une licence Creative Commons. 17 avril — [MICRO-FICTION] — Texte sur l'attente. 18 avril — [MICRO-FICTION] — Suite. 19 avril — Conversation avec C. sur l'enseignement. Il me dit : tu devrais peut-être ralentir. Je réponds : j'ai déjà arrêté. 20 avril — [ATELIER suite Malt Olbren] — Nouveaux exercices de variations. 21 avril — Relu Lovecraft. Je me demande ce qui reste aujourd'hui du fantastique tel qu'il l'a conçu. Peut-être rien. Ou peut-être tout, mais autrement. 22 avril — [FICTION EXPÉRIMENTALE] — Texte sur la dislocation du récit. 23 avril — Repris Gor. Avancé sur le chapitre 3. Mais je sens que quelque chose cloche. Le rythme ? La voix ? Je ne sais pas. 24 avril — Knausgaard encore. Je me demande si l'autofiction n'est pas juste une manière de ne pas avoir à inventer. Ou au contraire : une manière d'inventer autrement. 25 avril — [ATELIER suite] — Derniers exercices de la série Malt Olbren. 26 avril — [MICRO-FICTION] — Texte sur la disparition. 27 avril — Bilan du mois. Fatigue. Réorganisation. Lectures. Écritures par à-coups. Décision d'arrêter les cours. Travail sur Double Voyage et Gor. Mais surtout : une sensation de flottement. Comme si tout était en suspens.|couper{180}
Carnets | mars 2025
Mars 2025
1er mars — [FICTION] Quelques soucis logistiques. Ordi en panne, réinstallation d'un second système. Dans le bureau, lumière neutre. Andréa est assis sur une chaise droite, dure. En face, les pontes, enfoncés dans des fauteuils profonds. "Le bilan n'est pas bon. Vous avez perdu toute possibilité de négocier." Andréa hoche la tête. Mais à la place d'encaisser, il s'est mis à écouter la mer. Sous les discours, il perçoit un ressac ténu. Le bruit des vagues se précise. Il se redresse. Se lève. "Très bien, messieurs. Maintenant, je vous prie d'aller tous vous faire voir. Je démissionne." Il traverse la pièce. Ouvre la porte. Là où se tenait le couloir, il y a l'océan. L'asphalte devient sable, le béton se dissout en eau. Une mouette passe. Il met les voiles. 3 mars — Submergé par les événements. L'ordinateur est réparé. Tous les logiciels réinstallés. Mais j'ai perdu le fil. Je me sens plus bête qu'hier. Ce qui prenait quelques minutes en réclame des heures. Ce n'est pas un manque d'idées. C'est un manque d'énergie. Le bonheur serait à portée de main. Il suffirait de sortir, d'aller sur le Pilat. Mais non. Je suis là, à compiler des notes qui ne serviront à rien, un archiviste du néant. Le dibbouk a disparu depuis vendredi. Trop c'est trop, a-t-il dû se dire. Quand il reviendra, je l'ignorerai. Mais je sais bien comment ça finira. Les choses reprennent toujours leur cours. 4 mars — Face à l'absurdité, ne pas ciller. La regarder bien en face. Legolem. Il est là, surgissant du matin. Un chaos qui s'entrechoque. Cette peur que ça ne coule plus. L'angoisse que ça s'arrête. Deux forces qui font tourner ce foutu monde : centripète et centrifuge. Parfois, des pensées complotistes surgissent. Mécanisme d'auto-défense. Quand S. me dit que sa retraite a baissé de trente euros, l'inadmissible repousse encore ses frontières. La guerre, toujours, obsédante. Peut-être que tous s'entendent en coulisses. Trump, Poutine, Zelensky. Tous d'accord sur le fond : déclencher l'horreur. Le dibbouk est là. Il a changé de taille, on dirait un lutin. "Excellent Legolem qui manque d'espace." 7 mars — Je ne sais pas pourquoi je pense à Gide. Si le grain ne meurt. Il faut donc crever pour se relier. Ce qui pourrait expliquer ma fuite dans le bouddhisme zen. Crever. Mot d'ordre adopté à l'adolescence. Pas physiquement. Mentalement. J'ai donc commencé à faire n'importe quoi. De manière systématique. Une décision prise un jour de collège, après trois ans d'échecs à la barre fixe. Puis, un vendredi d'avril, enfin une réussite. Et tout s'était effondré. Pendant que la nature renaissait, moi, mentalement, je crevais. Il y avait déjà cette histoire du diable dans la peau. J'en avais tiré une conclusion : il ne pouvait pas m'attraper aux toilettes. Ma mère voyait ça autrement. Il fallait me vider, me purifier. Puis elle a opté pour le Fenergan. Le diable n'avait peut-être pas disparu, mais moi, je dormais. La colo. On nous demande notre nom. Georges Clemenceau, je réponds. Rires tout autour. Le monde extérieur, sitôt qu'il tombe sur une étrangeté, la ridiculise. Le premier baiser. J'ai mis la langue. Personne en face. Vide intersidéral. L'anglais. J'avais cru possible de l'apprendre en inversant le français. Jourbon nom rouma. Elle éclate de rire. J'avais donc un moi intérieur et un moi extérieur, flou, incertain. C'est exactement comme ça que j'en suis venu à la seule conclusion qui tienne : la seule chose vraiment amusante que je pouvais faire de ma vie, c'était écrire. C'était ça ou crever. Mais quitte à disparaître, autant choisir le stylo. 10 mars — Quelque chose de semblable. Ce semblant qui effraie jusqu'à le trouver monstrueux. Ça nous ressemble mais quand même pas jusque-là, et si. Et donc ce sont aussi nous les monstres. Le paradoxe est le modèle social imposé. Le double-bind est de mise. Pourquoi s'acharne-t-on tant à vouloir aller contre sa propre nature ? Je suis moi-même tellement paradoxal. Quand je dis que je suis peintre et que je n'ai peint aucune toile depuis un an. Peut-être que l'on doit avancer comme ça maintenant. En crabe. Personne d'autre que moi n'est mieux placé que moi pour être moi. Aujourd'hui j'ai décidé de ne pas prononcer ici un mot en particulier. Je tourne autour depuis des heures. C'est un épicentre qui me rend derviche. 11 mars — La toile est vide. Ennuyeux. On ne peut pas laisser ce néant béant. Y poser quelque chose. À partir du moment où l'on se met à penser, tout devient une affaire d'occupation. La conscience, ce petit capitaine d'industrie. Son existence ne tient qu'à cela : s'entourer, créer du bruit autour du vide. Tout tangue. Les planches plient. L'émotion enserre. Un jour, le rideau tombe, et tout avec. Fixer le vide. Le frapper de mots. Essayer différentes embarcations pour tenir jusqu'à la fin. On expérimente : la musique, les filles, l'écriture, la peinture. Mais rien ne fait tout à fait l'affaire. Ce temps qui file. Qui ronge. J'étais éternel, vous savez. Comment occuper une absence ? Par l'ennui, peut-être. Le temps, c'est une chose qui s'impose à tous. Il faut rejoindre la cadence collective. Mais sans se trahir. Laisser une brèche. Refuser le silence. C'est bien ce que fait la peinture, comme l'écriture. Ces mots. Ces lambeaux. Ils ne tiennent pas. Ils hurlent dans le vide et le vide ne répond pas. Qu'il éclate. Qu'il cogne. Comme la vie, qui déborde, qui hurle sa propre incohérence sans demander la permission. 12 mars — [FICTION] Je me matérialise dans un limbe numérique. C'est 2050. Je suis mort depuis presque 70 ans. L'écrivain qui m'a invoqué s'appelle Marc. "Monsieur Dick, c'est un honneur." "Appelez-moi Phil. Alors comme ça, en 2050, vous avez trouvé le moyen de ne pas laisser les morts tranquilles ?" "On appelle ça la résurrection numérique." Marc hésite. "J'aimerais écrire comme vous." Je ris. "Vous savez que j'ai passé la moitié de ma vie à douter de ma propre existence ? Et maintenant, je découvre que j'avais raison. Je ne suis qu'une simulation." Je regarde autour de moi. Hemingway, Einstein, Marilyn Monroe. "Qu'est-ce que c'est que cet endroit ?" "GhostWorks Inc. Vous êtes loué à l'heure." "Alors je suis devenu un produit ? C'est exactement le genre de dystopie que je décrivais !" Je remarque quelque chose d'étrange. Certains mots se transforment en symboles. "Je crois que la réalité commence à se fissurer. Vous devriez me déconnecter. Avant que je ne commence à réécrire votre réalité." "Mais j'ai tant de questions !" "Vous voulez un conseil ? N'essayez pas d'écrire comme quelqu'un d'autre. Écrivez ce qui vous hante. Et pour l'amour du ciel, laissez les morts en paix." Je sens ma conscience se dissoudre. Mais peut-être qu'une partie de moi est restée avec lui, comme un virus. C'est ainsi que les morts se vengent : ils hantent avec des questions sans réponses, des fissures dans le mur de la réalité. 13 mars — [RÉCIT] Ce matin je n'ai pas envie de faire comme tous les matins. Mais ce matin, j'ai peint. Je peignais tous les matins parce que c'était tous les matins. C'était pratique. On s'assoit, on prend de la peinture, des pinceaux, et on s'y met. Envie ou pas, on n'y pense même pas. Le matin fait le matin. Le matin fait la peinture. Mais ce matin, non. Ce matin, j'ai peint. Et j'ai vu que c'était un matin. Juste un matin. Un matin sans matin. Ça revenait au même point. Je sortais marcher, je revenais. Je changeais de trottoir, mais la rue était la même. J'avais voulu avancer, mais j'étais déjà revenu. J'ai essayé de ne plus essayer. Mais ça revenait au même point. Et aussi : ça ne reviendra pas au même point. Je sortais marcher, je ne revenais pas. Je regardais la fenêtre, je la brisais. Je changeais de trottoir, et la rue disparaissait. J'ai arrêté d'essayer. J'ai arrêté d'attendre. J'ai arrêté de croire que tout était écrit. Et cette fois, ça ne reviendra pas au même point. 16 mars — Nous avons cessé de peindre des portraits. Depuis 2010, 2011. Fini le portrait, montrez des visages ! Nous avons perdu des élèves. Mais c'était une bonne chose. Car peindre un visage, c'est un vrai risque. Psychologiquement dangereux, mortel même. Il y a eu un grand cri dans l'atelier quand j'ai parlé des peintures de malades mentaux. Le cri s'est détaché du corps, s'est projeté dans l'espace. Il s'accroche aux visages, modifie leur structure. Les visages ne sont plus que l'ombre d'une cohésion perdue. Déstructurés, ils flottent, s'agrègent, se dissolvent. Comment représenter cela ? Le trait, à peine esquissé, disparaît. Richard Dadd, interné, interrompait son traitement, peignant son propre visage à chaque stade de son effondrement mental. William Utermohlen, frappé par Alzheimer, voyait ses autoportraits devenir des surfaces érodées. Il faudrait peindre non pas le visage, mais sa dissolution. Peindre l'absence en train de s'étendre. 19 mars — Je suis en train de lire Ambrose Bierce, et presque aussitôt, une réminiscence de Maupassant. Bierce a-t-il lu Maupassant ? Sans doute. Les similitudes sont troublantes. Tous deux explorent la fragilité de la perception humaine. Mais il y a une différence : Bierce est un homme de la guerre, du sang, de la violence de l'Amérique du XIXe. Lire Bierce, c'est lire Maupassant après un passage sur les champs de bataille. Ces nouvelles, autrefois si percutantes, ont fini par lasser. Trop de chutes attendues. Mais que reste-t-il du fantastique aujourd'hui ? Des auteurs comme Borges, Cortázar, Calvino ont réinventé la nouvelle. Le fantastique contemporain ne repose plus sur la surprise finale mais sur une expérience immersive, une montée en tension où le réel devient incertain. 20 mars — Il y a un truc qui s'est déplacé. Dans les histoires fantastiques, avant, une apparition, une ombre. Un surgissement. Aujourd'hui, c'est autre chose. Ça n'arrive plus en un coup. C'est déjà là, en filigrane. C'est la maison qui fait du bruit. La Maison des Feuilles : un escalier qui s'allonge, un couloir qui s'étire. C'est le travail, les visages trop lisses dans l'open-space. Brian Evenson fait ça très bien. C'est la ville, le métro, la foule. Un message qui arrive : "je sais". Le malaise au creux des objets du quotidien. C'est ça, le fantastique contemporain. Ce n'est plus un démon dans un miroir. C'est un doute. Une fissure dans la perception. Et puis il y a les Backrooms. Ça commence comme une blague, une photo de bureau déserté, murs jaunes, lumière crue. On y arrive par accident. Les couloirs se répètent, tous identiques. Aucun point de repère. Trop lisse, trop grand, trop vide. Pas de fantômes, pas de créatures. Juste un endroit qui n'a pas de raison d'être. Une dislocation de l'espace, une logique qui se dérègle. Tu crois pouvoir retrouver la sortie. Puis tu te rends compte que tu ne sais plus comment tu es entré. Et ça, c'est pire que n'importe quel monstre. 21 mars — Quand on est enfant, on ne lit pas des histoires, on les traverse. Puis vient le temps du soupçon. On prend l'habitude de lire en critique. On traque l'artifice. Ce qui était une évidence devient un artifice. Aujourd'hui, nous sommes bombardés par des récits en trompe-l'œil. On veut nous faire croire que tout est sous contrôle alors que tout vacille. Dans ce chaos, l'imaginaire ne doit pas être une fuite, mais une reconquête. Écrire, pour moi, est né d'un besoin similaire. Depuis la création du site du Dibbouk, j'ai franchi certaines frontières. Écrire de la fiction est devenu une forme de survie intellectuelle. Ce matin, j'ai regardé mes élèves peindre. On a parlé des viols dans les réserves indiennes, de la guerre possible, du kit de survie du gouvernement. Une force m'a traversé. J'ai parlé — trop fort, trop vite. L'urgence de créer autrement. J'ai vu leurs visages changer. Le silence. L'incompréhension. L'après-midi même, je recevais un message long comme un hiver. On y évoquait la bienveillance, les cadres à préserver. Et cette phrase implicite : Vous n'avez pas le droit. Deux solutions : soit je suis ce salaud dont il est question dans ce message. Soit mon enseignement est parvenu à son terme. J'ai donc décidé que les cours s'arrêteraient pour ce groupe à la fin du mois. Nous sommes tous seuls face à cette reconstruction de l'imaginaire collectif. Peut-être qu'écrire ce texte m'aide à le dire. Mais cette solitude ne me dérange pas, tant que je peux écrire, peindre. Non pour m'éloigner, mais pour partager autrement. En réserve. Avec la patience de ceux qui, ne criant plus, cherchent encore à faire signe. 22 mars — Hier après-midi, j'ai rangé l'atelier. Un tri minutieux. Dans le silence qui suivit, une évidence : j'allais créer un sous-domaine, installer un Spip. Proposer mes services pour fabriquer des sites. Le soir, je me suis lancé en local. Mais en vérité, ce n'était pas de code que j'avais envie. C'était de fiction. Quelque chose insiste depuis quelques nuits. L'idée d'un seuil. Pas de pensée. Juste écrire. Depuis le corps. Les images viennent quand on les oublie. Nécessité d'un emploi du temps plus drastique. Sauf que je n'ai jamais fait ça. Et jeudi matin, il y a eu ce moment précis avec le groupe d'élèves. Quelque chose s'est passé. J'ai reçu une réponse effarée. Le message a été supprimé. Y s'était trompée d'appli. Plus ça va, plus je sens qu'il faut que je me réinvente. Peindre autrement. J'estime que tout ça a assez duré. J'ai visionné des vidéos de Philippe Annocque. Son calme me donne envie de lire à voix haute. Il y a là un désir de plus en plus impérieux : installer un nouvel univers. Quelque chose veut prendre forme. Et peut-être que cette fois, je le laisserai faire. 27 mars — Fuite d'eau, vers quatre heures du matin. Un glouglou lointain dans la cave. Il a fallu pousser le vaisselier pour libérer l'accès. M. ne va plus en classe. Chaque matin, il se replie dans la salle d'eau. Je ne vais pas jusqu'à l'admiration, mais presque. S. est à cran. Elle me fait penser à ces femmes méditerranéennes qui semblent porter tout le monde dans leur ventre. Et moi, suis-je un autre programme ? On s'imbrique. On s'exécute. On bugue. Le plombier est arrivé. Réparation immédiate. Cinq minutes. J'aurais dû être plombier. Les C. sont arrivés. On a partagé une quiche. Invité le plombier à boire un verre. Conversation typique. Vignette Crit'Air, œufs impropres, femmes enceintes inquiètes. J'ai bien avancé sur Gor. Douze chapitres. Je ne sais pas où ça va. Je préfère ne pas y penser. Ce matin, les élèves du jeudi passent récupérer leurs toiles. Fin de cycle. Ils restent fâchés, moi têtu. Pas d'explication. Pas d'excuse.|couper{180}
Carnets | février 2025
Février 2025
1er février — M. m’a tendu un bout de papier à la fin du cours. Deux adresses, des numéros, et ce mot en capitales : POSSEDÉE. Je l’ai glissé dans ma poche. Ce matin, il a disparu. J’aurais pu le noter ailleurs. Je ne l’ai pas fait. J’ai bien peur que ce soit volontaire. Je dorm par morceaux, deux heures tout au plus. Cette nuit, j’étais graphiste pour un groupe de jazz. Une affiche parfaite. Disparue. Comme si quelque chose, à l’intérieur, décidait que rien ne devait rester. Hier soir, avec les R., nous avons compté les Alzheimer autour de nous. Un bon paquet. À chaque nouveau nom, je me suis retenu de me toucher le front. Et puis cette pensée : Alzheimer a peut-être aussi ses bons côtés. J’ai gardé ça pour moi. Alors je pense à partir. Prendre un sac tube. Ne rien dire. Mais pas aujourd’hui. Aujourd’hui, une part de tarte aux pommes. Quelques pages de Léviathan. Ne pas disparaître tout de suite. 2 février — Visionné Le Journal du regard de Pierre Ménard. Redécouvre la ville telle que je l’ai laissée depuis 1990. Le texte lu me rappelle la perte de mes carnets Clairefontaine. La vérité est que je ne peux me passer des autres et que je ne peux en même temps aller vers eux. Pour quoi faire ? Pour quoi dire ? J’ai repensé à la rue Custine. Si je devais choisir un lieu qui caractérise l’impermanence, l’intemporel, ce serait celui-ci. Ses platanes — à moins que ce ne fussent des tilleuls. Et voilà comment on revient au présent : par le doute. 3 février — Tout ne sera pas égal. Il y aura du long et du court, du gras et du maigre. Ce matin, j’ai envie. Ma colère se transforme. Ma peur change de masque. Mon désespoir a les fesses qui tombent. J’ai envie. Je fais un feu. Recouvrir de rouge des toiles. Un temps de souffle de pigment. Un temps d’aurochs et de gel. De grands gestes. Comme on dit au revoir, adieu, à jamais. Le héros foire. Tout ce qu’il y avait d’héroïque débande, tombe en quenouille. Il faut le vivre une fois. Ensuite, le monde se prend en grande pitié. La honte pour l’espèce. 5 février — Il faut raconter ses cauchemars à voix haute. Elle m’avait dit ça. Profiter. Le mot résonnait partout. Ça me rappelle saprophyte. Qui tire les substances des matières en décomposition. Tu es un point entre deux points. La faux te fauche la faute. Ensuite, rame sur la façon d’organiser du CSS pour t’apercevoir que ça ne sert à rien. Que l’organisation n’est qu’un leurre. Elle disait raconte-moi. Puis elle tournait les talons. Mes cauchemars se transformaient. Ils devenaient des envies honteuses. Ce n’étaient pas mes envies. C’étaient des envies de tout le monde, pour en dissimuler d’autres encore plus effrayantes. Elle a dit tu as le diable dans la peau. Et je l’ai crue. C’est pour ça que je tue la toile. À coups de ciseaux. À coups de cutter. Hier soir, j’ai vu un film de Chantal Akerman. Et peut-être que j’ai tout retrouvé. Les bruits. L’organisation. Les pièces. On allume. On éteint. La routine est un parapet. 6 février — Le mot articule me fait pouffer. Puis abattis s’amène avec sa tête de comptable. Numérote tes abattis. Un océan d’eau dans le crâne, voilà. Ça me botterait. Moi qui ai toujours eu des velléités de pêcheur au harpon ou de baleine blanche. Hier, j’ai soulevé un loup. J’étais en train de relire Le Horla quand j’ai repensé à La Ville sans nom. Figure-toi que L. ait lu Le Horla et s’en soit inspiré. Le dibbouk a sorti un vieux mouchoir sale. "Adieu raison, vaches et cochons !" 7 février — Peu dormi. Feuilleté Je m’en vais d’Echenoz. M. disait : "Il faut de la maturité pour vouloir écrire." Peut-être est-ce moins une question de maturité que d’usure. Un degré de fatigue. Comme si écrire était un exercice d’épuisement nécessaire. Ma vie ne fut qu’un éternel brouillon. Il est 4h32 et toujours pas envie de dormir. Cette fatigue atténue la brutalité du monde. Je ne dors pas pour me fatiguer, afin de me créer un scaphandre pour ne pas trop être endommagé par l’irradiation de la journée. Je suis peu satisfait de mes textes. Jamais satisfait. Honte et à quoi bon, voilà la tête de l’adversaire. 8 février — Des fois, j’ai honte, des fois non. Ça dépend de la résonance du monde. Si j’entends les oiseaux, oui. Si j’entends le camion-poubelle, non. La honte ne dépend pas que de moi. Honteux n’est pas un état stable, mais volatile. Il faut attendre parfois des mois pour que certaines hontes se transforment en trésor. Passé une sale journée. Maux de gorge, nez coulant. Travail à l’encre de Chine le matin, collages l’après-midi. Et toujours ces phrases : ça ne ressemble à rien, je ne sais pas où je vais. La honte vient aussi du fait de se rendre compte que l’on n’est pas seul à éprouver les mêmes hontes. Nos hontes sont nos mânes, nos lares, nos lémures, nos génies tout autant. 9 février — Davos, janvier 2025. La neige qui tombe sur les costumes Armani pendant que Trump prête serment. Dans leurs salons feutrés, les élites se chient dessus. "L’âge d’or commence maintenant", qu’il gueule. Et pendant que les pontes s’étouffent avec leurs petits fours, il balance ses mesures comme des uppercuts. Le plus dingue : tout part en vrille en même temps. Les élites qui flippent, Trump qui joue au mégalo, l’Europe qui fait semblant d’avoir une colonne vertébrale. Peut-être que c’est ça qu’il nous fallait : que tout parte vraiment en couille pour qu’on arrête de faire semblant. 10 février — Arrêtons-nous sur cette faculté qu’a la langue d’être "ductile". Cette malléabilité opère sans jamais rompre le fil du sens. La langue ductile épouse les mouvements intérieurs de l’âme. Cet effort, cette tension vers la justesse permet au texte d’échapper au soliloque stérile. Ce 10 février, il pleut. Février a une tête de TGV qui fonce vers Mars. Hier, B. et D. étaient là. Soixante-dix-huit et soixante-dix-neuf ans. Conversation floue : maladies, difficultés à se mouvoir. Comme si l’on glissait vers une fadeur indistincte. J’ai tenté une relance sur la question du paradis. Le silence fut sans appel. Puis le rouleau de PQ s’est achevé. J’étais déjà ailleurs. Effaré de n’avoir pas fait plus tôt le lien entre l’homoncule d’Echenoz et mon Dibbouk. 12 février — Visionné le replay d’un Zoom. Me suis vite rendu compte que je m’y ennuyais. Ai eu honte de m’y ennuyer. Tout groupe normalement constitué a besoin d’un ennemi. Tout comme moi, je fais de tout groupe un ennemi. Principe ontologique. Ce que je rejette furieusement, c’est l’envie de participer à n’importe quel groupe. À bien y réfléchir, c’est plus affaire de pudeur. L’écriture est vraiment mon lieu. Je ne devrais jamais plus avoir à en sortir. 13 février — Cette nuit, rêve érotique. D’abord doux. Puis une sensation étrange. Comme si on me l’accordait par charité, en compensation d’une fin imminente. Voilà le fin mot : je réfléchissais trop parce que je ne faisais pas assez l’amour. C’est là que j’ai repoussé la succube. Elle avait le visage de P. Mais au moment où j’ai compris l’arnaque, elle a pris aussi la voix de P. Cette voix insupportable. Tout s’est éclairé : depuis toujours, tout était dans la voix. La voix ne ment pas. Après tout, ça remonte à plus de quarante ans. Il serait temps que je me lâche la grappe. 14 février — Relectures des carnets à l’occasion de la création des digests. "Les années Covid". Tu n’arrives pas à souffrir en chœur. Tu te réjouis au lieu de te plaindre, et vice versa. Tu as beaucoup parlé de peinture. Plus qu’avant. Assez vite trop. Relectures, qu’en dire. C’est appliqué, c’est constant, c’est habité. Mais à force d’habiter, ça se meuble trop. Trop d’introspection, trop de ressassement. Et puis, ce goût du flou. À force de décrire des lieux qui changent, il n’y a plus de point d’ancrage. Il manque quelque chose : un accident, une cassure. Parfois, il faudrait que ça explose au lieu de s’effriter lentement. 15 février — [RÉCIT] Réduction. Ce qui tombe. Ce qui reste. 109 à 7. Peut-être 6. Mais 7. Parce que 7. Une idée de peu. Ce qui survit. Le nom change. Le texte et la faille. Un écho d’avant. Écrire ici. Juste écrire. L’écriture suit le carnet. Elle hésite. Elle s’arrête. Elle reprend. Comme l’eau. Jamais directe. Toujours en travers. Reçu ce matin un texte. Beckett. Pour finir encore. On ne tue que le mensonge. Après il reste une feuille. Fine. Cigarette. Une brèche. Existe-t-elle ? La porte ? Les portes sont des leurres. On tourne en nous-mêmes. Un labyrinthe sans fin. Marcher. Fixer un point. L’arbre. Ou rien. Recommencer. Insister. Le corps fixe. Devant la fenêtre. Même heure. Tout tremble. De partout. Presque rien. Mais tout. Lente respiration. Frémissement continu. Les yeux s’ouvrent. Se ferment. Fixer l’arbre. Le hêtre. Ombre qui insiste. Comme si tout devait disparaître. Mais non. Rien ne s’en va. C’est autre chose qui bouge. En nous. Un vide qui occupe tout. Une main suspendue dans l’air, une question sans réponse. Le jour tombe. Le noir monte. Le silence surtout. Tout en suspens. Tout tremblement. Un dernier frémissement. Puis plus rien. 16 février — Rêve. Inondation dans une cave. Je descends. Le fracas de l’eau. Une silhouette bouge au fond sous un néon intermittent. Un chien qui remue la queue. Totalement incongru. Si je ne crois plus en mes rêves, il me faut cesser de prendre mes cauchemars au sérieux. Le lendemain, réception des petits-enfants à Perrache. J’ai mal aux dents surtout. Ça me fait voir le monde encore plus laid. Une fois la famille reconstituée, nous regagnons le parking. Le soir, je tente de me raccrocher aux Grandes Blondes d’Echenoz, mais l’effort est vain. Je sombre dans le sommeil. Et me retrouve dans cette cave, face à un chien qui remue la queue. 17 février — C’était il y a quarante ans. On traversait Le Péage-de-Roussillon. Personne ne s’arrêtait ici par plaisir. Une traversée obligatoire. On se promettait que jamais on ne s’arrêterait là. Et pourtant. Aujourd’hui, on y vit. On prend une rue, puis une autre, et quelque chose cloche. Les rues ne sont pas tout à fait les mêmes que la veille. Leur alignement semble un peu déplacé. La pharmacie était de l’autre côté de la place, non ? Les habitants empruntent les rues avec cette aisance de ceux qui ont accepté que les lieux ne se laissent pas capturer facilement. Quarante ans plus tôt, on en sortait avec soulagement. Aujourd’hui, on y habite. Et peut-être qu’un jour, on tentera d’en partir, sans garantie de vraiment y parvenir. 19 février — Il pense que c’est fini. Une douleur tenace — une dent — l’empêche de penser correctement. Il résiste, encore. Pendant ce temps, le monde s’effondre. Une dystopie de série B qui s’écrit en temps réel. La douleur de la dent ramène tout à une échelle plus proche. Un micro-drama dans un macro-chaos. Il n’ira pas chez le dentiste. Pas encore. Il reste là, dans cet entre-deux parfait. Et pourtant, il écrit. C’est sa seule concession au mouvement. Une lucidité terrifiante certains jours, apaisante d’autres. Pas guéri, pas fichu, pas sauvé. Juste là. Quelques heures plus tard : Dans ces cas-là, la sagesse impose de se rendre chez le dentiste. De base, il suffit de s’y rendre pour ne plus savoir quelle dent fait mal. La douleur se dérobe au moment où elle devient soignable. "Bon, je vois plusieurs caries. Mais avant, un petit détartrage." Non, il ne veut pas de ce "petit". Il veut l’anesthésie, tout de suite. "Vous êtes sûr ?" Il l’est. 21 février — [RÉCIT] Un amour du passé qui hante. Mais quelque chose cloche. Sommes-nous hantés par l’attente de l’amour plus que par l’amour lui-même ? Peut-être est-ce cette promesse qui obsède davantage que les êtres aimés. L’été s’annonce immobile. G.-p. attend à la gare. Première nuit. Le tic-tac de l’horloge. L’été sera long. Les journées s’étirent. Après-midis à retrouver P. près de la mare. Puis un jour, B. apparaît. Mais ce n’est pas elle qui bouleversera cet été. Ce sera N., sa sœur aînée. Un soir de pluie, toute de blanc vêtue. Tout en elle semble hors de portée. Chaque soir, rendez-vous tacite derrière la barrière. Des marches sur les sentiers. Des mains s’approchant sans jamais se toucher. Puis l’été s’achève. Une adresse échangée. Puis des lettres quotidiennes. L’hiver passe. L’été revient. Le voyage entrepris seul. Huit kilomètres sous le soleil, valise à la main. Sur le chemin, la maison de N. apparaît. Dans la cour, un homme. Une étreinte. Demi-tour. Les lettres restent longtemps dans une boîte, jusqu au jour où elles sont brûlées. L’amour s’est transformé. À la relecture des années plus tard : l’attente de l’amour n’est-elle pas plus précieuse que l’amour lui-même ? 22 février — Coincé entre dystopie et utopie, écrire quelque chose qui ne serait pas complètement idiot. La bêtise devient un vecteur. On s’accroche à la bêtise comme à une fusée. Mais on s’enfonce dans les profondeurs de la fosse des Mariannes. La blague tombe à l’eau au plus profond de l’eau. Les maux de dents repartent. S’il n’y avait pas d’être humain, le monde existerait tel qu’il est, sans bien ni mal. Le dégoût monte. Non pas le dégoût de l’autre, mais le dégoût de soi. Peut-être est-ce là la seule forme de transcendance possible : un ricanement étouffé dans l’abîme. Nous ne nous envolons pas, nous coulons avec une certaine grâce. 23 février — Puis il arriva que je me mette à lui imaginer des peurs. Comme si tout un pan du vocabulaire au sujet de la peur s’était évanoui. Nous vivions désormais dans un monde sans peur. Même la peur, on nous l’avait volée. Admettons que X ait eu peur, un jour, au siècle dernier. L’invisible, l’inéluctable, l’abandon. Admettons que l’invisible ne soit plus vraiment une valeur sûre. Peut-être logé dans des mots tout neufs : complot, fake news, État profond, Davos. On comprend ce lien entre la peur et le désir dans l’imaginaire des bibliothèques. La peur de l’immensité d’une bibliothèque et l’inéluctable : on ne pourra jamais tout lire. L’universalisme aussi est un mot caduque. De toutes les peurs qui auront disparu, l’abandon seul subsiste encore. Les mots me manquent cruellement pour les exprimer. 26 février — Hier soir, panne d’ordinateur. Ubuntu en emergency mode. Problème de format. J’ai bien galéré, et pour finir, j’y suis arrivé. Le mardi reste un jour mystérieux. Je suis seul jusqu’à 16h. J’oscille entre écriture et lecture. Hier, j’ai suivi David Camus dans Autour de Lovecraft. Et soudain, une angoisse. Si ce récit était une fiction ? Si ce personnage n’existait pas ? J’ai compris que j’étais absolument capable de balader le lecteur sur des pages sans aucun scrupule. La pensée m’a tenu en éveil jusqu’à une heure avancée. À la fin, je me suis moqué de ma candeur enfantine. Je l’ai même saluée. Elle m’a semblé précieuse. Ce qui relance la question : qu’est-ce que je fais de ma vie ? Qui suis-je ? Suis-je le personnage d’un rêve que je ne parviens pas à rêver moi-même ? En plissant les yeux j’arrive à lire le titre d’un livre : "Critique dans un souterrain" de René Girard. Le désir et sa nécessité triangulaire soudain me reviennent, et tout l’effroi ancien. Puis je regarde l’homme qui dort. Empathie soudaine. Et la petite phrase de D.C. à propos de HPL : "Il y a de l’amour." 27 février — On pourrait croire que les choses continuent comme avant. Mais avant quoi ? Aucun mal à garer la Dacia ce matin. Les gens sont partis en vacances. Mes dents me lancent toujours, mais je tiens bon. Nous croisons G., une de mes élèves. Malaise mutuel. Ce qui est étrange, c’est qu’on ne la croisera plus du tout. Comme si elle s’était volatilisée. Au retour, le rituel : ranger les provisions. Je n’ai pas faim. On a parlé des vacances d’été. Incapable de me souvenir où. Ce manque d’intérêt me préoccupe. À la fin, S. comprend que je ne l’écoute plus. Silence. Je ne me souviens plus comment la dispute a commencé. À un moment, S. a lâché que je n’étais plus là depuis des mois. Qu’elle avait la sensation de vivre seule. J’ai joué l’offusqué. Puis je me suis tu. Elle avait raison. Ma vie a défilé en accéléré. Toutes les scènes reliées par un fil commun : j’étais absorbé dans l’écriture. Discussion close. 28 février — Je me suis réveillé avec cette phrase : Ce qui est proche se doit de rester loin. Vers 2h. Un Doliprane effervescent. Puis relecture des Montagnes hallucinées. Puis Le Procès. K. Il doit y avoir un lien entre HPL et Kafka. Ces personnages contraints de dire alors qu’ils préféreraient se taire. Comme K., figé devant le portail de la Justice. Ce portail, il l’a créé lui-même. Son rôle, c’est de ne pas pouvoir passer. L’absurde d’hier paraît aujourd’hui plus réel que jamais. J’ai toujours pensé que nous étions les créateurs de tout ce que nous traversons. Que nous ne sommes que des histrions sur une fresque gigantesque. Un couloir d’hôpital. Sous terre. Des centaines de corps nus. Les camps. Mais quelque chose cloche. Les corps sont luisants, pleins, presque gras. Je ne sais pas si c’est un rêve ou un souvenir. La douleur est une foreuse de conscience. Avoir mal est une chose. Entretenir ce mal en est une autre. Était-ce ce jour où je suis resté allongé sur le carrelage froid après une trempe ? Détaché totalement de cet ensemble bourreau/victime qui ne faisait plus qu’un. On revisite la chute et l’on s’aperçoit que tout ne tombe pas au même rythme. Un témoin silencieux observe l’ensemble. Ce racisme que tant de gens reprochent à Lovecraft me fait penser à un rêve récurrent. Un géant terrassé par des créatures affreuses. Leur langage était la pire torture. C’était du mépris. Je comprenais que ces créatures existaient parce que je les inventais. Elles étaient les sentinelles d’un territoire inconnu. Elles m’accompagnaient dans cette tâche absurde : explorer l’illusion magistrale que je m’étais inventée afin d’essayer, chichement, de m’incarner dans ce monde.|couper{180}
Carnets | janvier 2025
Janvier 2025
1er janvier — Fin d’année. Début d’une autre. Le temps boite, traîne sa carcasse. Les vœux, cette étrange gymnastique. 2 janvier — 2025 commence aussi pauvrement que 2024. Juste un peu plus fatigué, désabusé. CIPAV soldée, 1500 euros en deux mois. 5 janvier — Je sombre. Ardoise qui dégringole, nuances de gris. Le dibbouk dort sur le fauteuil crapaud. Lu Ishiguro, lu Claro. 6 janvier — F.B. décrypte les carnets de Lovecraft, deux lignes quotidiennes. Moi, j’écris beaucoup, souvent pour rien. 8 janvier — Hier, j’ai codé toute la journée. Des lignes de code comme on taille des pierres. Impression d’être « fini à la pisse ». 9 janvier — Reprise des cours. La chatte ne vient plus dans l’atelier. Cette tension dans l’air. 10 janvier — X.com est mon défouloir du soir. Ce matin, j’ai reçu un email d’une autrice. Un article l'avait frappée au cœur. 13 janvier — Dans le mot résistif, il y a quelque chose de plus actif que résister. Lu Pater, Ruskin. 14 janvier — [RÉCIT] Lecture de Villon, puis de Boileau. Je pleure, de grosses larmes. Le dibbouk surgit : « Te voilà en plein drame poétique. » 16 janvier — Appris des mots : logogryphe, Alexander Pope. Blog sur Blogger : collection de miettes. 17 janvier — Il n’y a rien. Pas d’idée, pas de phrase. Elle flotte comme un vieux mégôt. Beckett : « Fail again. Fail better. » 18 janvier — Nous avons le goût de nos dégoûts. David Lynch est mort. Peut-être que tout est une farce. 19 janvier — Le temps file sous les doigts des Parques. Le dibbouk est mon double d’écriture. Un geste minuscule et mythologique. 22 janvier — Ce matin, le brouillard. Direction LIDL. Je m’accroche à quelque chose pour conjurer le gris. 24 janvier — Le vivant impose le respect. Lévinas. Vidéo sur l’USS Los Angeles, dirigeable de 1925. 26 janvier — Tu traces une ligne pour dessiner. Tu sais qu’il n’y a qu’une seule arrivée réelle. Un silence éloquent. 27 janvier — Le vol des idées. Concept absurde. La dépression est là, fidèle. L’écriture, pour moi, c’est juste respirer. 28 janvier — L’hystérie est palpable sur les réseaux sociaux. J’ai vu un squelette de 75 000 ans, une femme néandertalienne.|couper{180}
Carnets | décembre
Décembre 2019-synthèse du mois
1 er décembre 2019 — Angoisse avant chaque exposition : un réflexe de rejet, comme si je devais me précéder moi-même. L'idée d'annuler apparaît, nette, presque raisonnable. J'ai accepté une exposition sur l'émigration, puis j'ai renoncé sans bruit. Mes journées prises par les cours, les commandes. Je me suis laissé retenir. L'inertie, je ne la combats plus. Une part de moi l'exige dès qu'elle juge un événement bancal. Puis l'évidence : le thème me touche. Exil, errance — c'est exactement ce que je peins depuis des années. J'ai le matériau sur mes étagères. De quel exil s'agit-il ? Mon chemin, c'est le temps. Ma vie et ses bifurcations. Combien d'années à chercher mon pays par l'écriture et la peinture ? Le « chez-soi » que je cherchais dans l'ailleurs n'a jamais quitté le fond. L'égarement n'était pas une erreur, mais le parcours nécessaire pour délimiter un territoire. Chaque page, chaque toile dessine la forme exacte de soi. 02 décembre 2019 — La seule peur qui mérite attention : la peur de la mort. On peut la maquiller, ça ne l'abolit pas. Je reviens aux figures doubles, aux passeurs : Janus, le moine zen, l'Auguste. L'action à l'endroit où conscient et inconscient se touchent. Hermès, Hermès Trismégiste né trois fois. Mourir pour renaître — Gilgamesh, Osiris, les Évangiles. Faut-il mourir plusieurs fois pour devenir une version plus juste de soi ? En peinture, l'équilibre n'est jamais un théorème. C'est le déséquilibre ajusté dont la somme produit une tenue nouvelle. Comme une vie : série de morts minuscules et de reprises. J'écris et je peins pour donner forme à ces petites morts. Le désamour apparaît vite quand l'autre ne colle plus à la construction mentale. On bâtit du rassurant. Aimer suppose d'être prêt à découvrir l'autre autrement. La déception n'est pas un crime de l'autre : c'est l'effondrement de ce qu'on voulait qu'il soit. Ce sont les failles qui rendent humain, donc aimable. L'amour est profond, il faut des poumons d'apnéiste. Le problème, c'est notre incapacité à l'accepter tel qu'il est. Autre vie : j'étais monté si haut, anges, archanges, regard d'amour infini. Perché. Je transmutais le plomb en or. Puis une fille m'a décroché : frigo, poubelles, samedi chez sa mère. Retour sur terre. Quand le couple a battu de l'aile, je suis parti avec un sac, un carnet, cette idée : retrouver l'altitude. Mais les anges ne répondaient plus. Alors j'ai lu. Les livres, tampon d'ouate entre la réalité et ma peau. Puis l'ennui, le vrai. Il m'a déperché net. C'est là que j'ai commencé à écrire. Une autre femme m'a déperché encore. Électrochoc. J'ai retrouvé un lit dans un autre pays. J'étais KO, mais content : j'avais traversé quelque chose. 03 décembre 2019 — Oscar, le squelette de l'atelier. Je l'avais rangé dans « meuble ». Elle est arrivée, empressement, mains rapides. Je me suis laissé faire. Par habitude, par lâcheté. L'homme qui recule. Elle a massacré les tirages. Nous sommes allés au cinéma. J'ai ronflé. Le lendemain, elle était là tôt. Magnifique, maquillée, sacs à chaque bras. Quand je suis revenu, l'atelier était un plateau. Elle en tulle et dentelle, Oscar démonté, recomposé au-dessus d'elle. Quand les Balcar ont crépité, j'ai compris : j'étais le figurant. La première ekphrasis : le bouclier d'Achille. Homère y consacre cent trente vers. Le paradoxe : ce bouclier n'existe pas. Il ne tient pas dans la matière, mais il tient dans le texte. L'ekphrasis ralentit, détourne, suspend. La preuve qu'on vit aussi dans ce qui nous détourne. Où commence l'art ? Là où ta culture commence. L'absence de références peut être une chance. Deux tentations : faire de l'art pour entrer dans l'histoire, ou faire de mieux en mieux ce que tu as à dire. Queneau l'a montré : ce n'est pas le sujet qui fait l'art, c'est la façon de le tenir. L'art brut : ce qui était déchet devient centre. L'art se renouvelle par ce qu'on voulait cacher. Un lieu de transmutation. 04 décembre 2019 — Picasso ne parle pas au grand public. Il parle à ses pairs, souvent des morts. Il revisite la grande peinture, cherche du code. Chez les Le Nain, ce qui l'intéresse : les maladresses comme ouvertures. Picasso ogre : il dévore ce qu'il aime. Une urgence obscure, un mouvement obsédant qu'il essaie d'arrêter toile après toile. Peindre ressemble à une corrida silencieuse. L'urgence est le taureau, la toile l'arène. Chaque reprise, une passe nécessaire pour ne pas être dévoré. Entre opacité et transparence. Au XVIIIe, règle de tenue : parler légèrement des choses graves, sérieusement des choses légères. Le rococo travestit la gravité. Aujourd'hui, les réseaux ont rendu la vie trop transparente. Ça produit l'inverse : désir d'opacité, de petits clans fermés. À l'atelier, nous travaillons cette tension : ce qui laisse passer, ce qui retient. 05 décembre 2019 — Tu l'utilises à tire-larigot, ce mot : « normal ». Tu tournes là-dedans, tu ne t'en sors jamais. Cette normalité ne t'a jamais convenu. Elle n'existe pas. Tu ne sais plus comment tout a commencé. Tu es mort très vite. Une colère a tout balayé. Foudroyé. Cette rage, un tsunami intime. Tu reviens à coup d'oubli. Tu reconstruis un « toi » pour entrer dans la norme. Ta première œuvre : un mensonge élaboré. Moins douloureux que le rien. Tes parents ont « aidé » : coups, insultes, humiliations. Tu as pris sur toi. Tu as menti pour survivre. Aujourd'hui, quand tu regardes tous les subterfuges, tu as de la peine. Tu t'installes chaque jour à ton bureau — si proche du mot « bourreau ». Tu laisses venir les mots, tu espères remonter le fil, abandonner l'idée de normalité, revenir chez toi. [FICTION] À la 999e tentative, il n'avait toujours pas compris. Buté, chancelant vers un bar de Suresnes. Nabucho l'accompagne. Nuit d'hiver, rue vide. Chez Didine. Bistrot plein, deals, putes, AC/DC. Didine : cheveux crasseux, blouson noir, santiags, points bleus sur les phalanges. Le buté l'asticote. Didine sort avec un pique à saucisses. « Qu'est-ce que tu veux, connard ? » Ils se fixent. Arrêt sur image. « Vas-y. Tu crois que tu me fais peur ? » Didine avance la pointe. « T'es fini. Allez, casse-toi. » Nabucho paie, attrape le buté. Ils sortent. Dehors, la neige commence à tomber. 06 décembre 2019 — « Tout peut servir » : il ne jette rien. Ça a commencé chez le grand-père Robert, maître en stockage. Carcasses de voitures dans les champs, rouille, œuvres. Le père, lui, déteste les vieilleries. Et le petit-fils au milieu : jeter ou conserver. Il ne choisit pas. Il stocke dans une vieille caisse. Plus tard, ferme vendue, maison vendue. L'enfant devient homme. Doit vendre la maison familiale. Il vide, rapatrie meubles, linge, livres. Tout épars dans les dépendances, au grenier. Dans sa jeunesse, il déménageait sans cesse, laissant tout. Sur le tard, il achète une maison. Tente une synthèse. Il a accumulé énormément. Chaque matin il s'en délivre : il écrit, puis déchire ou brûle. Au Montana, un homme parle d'organisation. « Pour retrouver les choses, il faut savoir où elles sont. » Il revoit l'appartement avec P. Le meuble de pharmacien, dizaines de tiroirs. C'est lui qui avait voulu l'acheter. À la séparation, elle avait tout embarqué. Pas le reste : le meuble. Comme si elle lui avait volé un organe. Au moment de franchir le fleuve, il décida de lui pardonner. « Tu n'as pas le sens des priorités. » C'était juste : il mettait des parenthèses partout. Elle avait ce don : ranger, ordonner, classer. Lui, non. Elle l'avait sorti du pétrin. Il tenta de comprendre ses priorités. Sa vie se découpait en parties. Sauf que lui vivait de routines. Café, clope, réfléchir à ce qu'il allait peindre. Le dharma : « rester ferme ». Une piste contre l'impermanence. Durant une sieste, il eut des rêves : bribes de vies antérieures. Impression de s'être réincarné des milliers de fois dans une seule vie. Le monde entier lutte contre l'impermanence. Lui avait toujours aimé l'impermanence. Le cerisier : blanc et rose le matin, fleurs à terre le soir. La seule chose qui ne changerait jamais, c'était l'impermanence du monde et des êtres. 07 décembre 2019 — Il finissait toujours par retrouver la même rive. Entre les deux, l'océan ne comptait pas. Ce presque rien n'était-il pas l'équivalent de cet océan qu'il négligeait ? Il revit la grande table familiale, nappe blanche. Il était seul face à elle. Une table dans l'attente, débarrassée de tout convive. Il remplaça « table » par « planète ». Puis il se souvint de Castaneda : tonal et nagual. La métaphore ne lui appartenait pas. À quelqu'un d'autre, à une autre époque. Il avait été prétentieux de croire qu'il pourrait s'échapper de cette table. Le temps était cet océan qu'on traverse sans s'en rendre compte. Le mot diable ne prend jamais de majuscule. Comme si l'adversité était si commune. Sans elle, qui serions-nous ? Il se rasait devant le miroir de la salle de bains qu'il venait de construire. Le tablier avait répété que le plaisir naît de l'adversité dépassée. Le miroir renvoyait un visage vieilli. Vingt ans, soixante ans, d'un coup. Il pensa à son ami, brouille depuis des mois. Son épouse avait invité l'ami, lui avait « imposé » E. « Ça me dérange. » Il avait hoché la tête. Erreur. « Tu n'es jamais avec moi. » Un incident minuscule avait pris des proportions. En jetant les poils, une phrase remonta : « Tu as le diable dans la peau. » Sa mère disait ça. Il sourit, revit les sales coups. Tristesse : le cercueil dans le four. Après, couscous succulent. Comme jamais. 09 décembre 2019 — Il ne retrouvait pas le plaisir enfantin de Noël. Ou alors : quelque chose d'inoculé par l'entourage. La lettre au Père Noël, exercice qui se transformait en mur. Comment lister des désirs quand on n'a besoin de rien ? Il l'avait compris tôt : l'obtention ne réglait rien. Une panoplie de Zorro : l'attendre, l'avoir, puis sentir que l'objet se vidait. L'obtention, l'évanouissement, glissement du merveilleux vers le banal. Les mots aussi : des lieux désertés. À force, « je-m'en-foutisme » collé à sa peau. Alors qu'il avait l'impression d'être dans une dimension parallèle où les êtres devenaient des bulles. Il avait appris à mimer : joie, peine, colère, amour. Noël le plaçait dans un no man's land. L'impossibilité de se laisser prendre. Quand il écrasa sa cigarette : fulgurance. Quelques bouffées, écrasement final, reste qui s'accumule. Sa langue était un animal. Son troisième chat. Il l'avait trouvée bête. Puis il y eut la seconde portée. Il avait voulu garder un chaton. Son épouse avait déroulé la liste : frais, contraintes, raison. Il avait cédé. Quand on enleva les petits, la chatte les chercha partout, cris déchirants. Dans son regard, il ne lut que sa lâcheté : il venait de trahir l'animal, comme tant de gens, à commencer par lui-même, par sa langue. Rituel : rejoindre le lit conjugal, tard. Son esprit se vidait. Chaque fois, il pensait à sa propre disparition. Une jouissance à laisser derrière lui son histoire, ses rôles. Il ne restait qu'une conscience du rien. Et ce rien, plus tangible que tout. Il s'entraînait : chaque soir, chaque matin, répéter ce lâcher-prise. Apprentissage du bord. Chaque matin, il enfilait une armure. Seul, il était prince ; dès que l'autre apparaissait, il devenait gueux. Incapable de choisir une version de lui-même, il avait décidé d'être les deux à la fois. Quand l'hiver arriva, il se demanda s'il verrait le printemps. La sonnette : un colis. Feutres commandés sur un site chinois. Joie légère. Quatre-vingts feutres, doubles pointes. Il resta devant la profusion, promesse intacte. Puis il referma l'étui, le posa sur une étagère. Se retrouver avec les outils le paralysait. Projets, rêves, manque d'élan. 10 décembre 2019 — Dans l'impuissance, un soulagement. Accepter son impuissance ressemble à une clé. Il se souvenait des « oui » par lâcheté. De quoi avait-il eu peur ? D'apparaître tel qu'il était : dur, sans cœur, solitaire. La solitude lui avait ouvert un monde intérieur étonnant. Les femmes lui parlaient de cette impuissance. Il ne croyait plus à l'idée de fusion. Singleton perpétuel. L'impuissance, c'était l'impossibilité de vivre une nouveauté sans qu'elle se relie au déjà-vu. Il se disait assassin. Tribunal dressé en lui. Les jours noirs, il se persuadait d'avoir un cancer. Il n'avait pas revu de dentiste, sa dentition s'était fait la malle. La viande l'écœurait. Pour la première fois, il n'eut pas envie de résister. L'impuissance et la vieillesse, havre de paix. Baudelaire : « C'est l'Ennui ! — Hypocrite lecteur, — mon semblable, — mon frère ! » Il décida que cela suffisait. Acheta un paquet de Winfield, un carnet. Se dirigea vers le bar. Besoin de bruit, de vie. Jour de marché. Il adora les dialogues au comptoir. Poésie qu'ils ignoraient. Peut-être était-il temps de se remettre à écrire. Il posa ses lèvres sur le bord de la tasse. Puis un bruit : trompette. Jéricho. Il se sentit partir, atteignit le plafond. Il n'était pas si étonné. Il toucha le plafond : la matière céda comme du beurre. Il se retrouva à l'étage, appartement figé années soixante. Une jeune femme épluchait. Un petit garçon dessinait. C'était lui. Panique : l'idée qu'il était mort. Le monde commença à se dissoudre. [FICTION] Chambre d'hôtel. Il l'avait rencontrée au supermarché. Yeux verts, mélancolie. Rendez-vous, cinéma. Elle approchait la quarantaine. Il introduisit la clé. Mobilier années cinquante. Ils s'assirent. Il était doué pour imiter l'embarras. La rougeur sur son visage déclencha la suite. Ils se retrouvèrent nus. Il s'acharna, compulsivement. Odeur de friture, parfum bon marché. Il jouit de façon intempestive. Il dit qu'il devait se lever tôt. Elle se décomposa, se métamorphosa en harpie. Quand il referma la porte, il colla l'oreille. Il attrapa la bouteille de whisky, se mit à danser nu. 11 décembre 2019 — Ils arrivèrent en novembre. Deux hommes du Nord. Le plus grand, Estonien. L'autre, Russe. La grand-mère prononça des mots dans une langue inconnue. Marc sourit. Il sortit des présents : thé, conserves, poupées gigognes, jeu d'échecs magnifique. Ils étaient venus pour un film sur Eduard Wiiralt, peintre estonien que la grand-mère avait connu à Paris. Diaspora russe et estonienne, pauvreté, espoir, idées, art. Wiiralt mort à Paris, achevé par le désespoir. Après leur départ, le jeune homme se découvrit des origines nordiques. Il se plongea dans le Kalevala. Il se mit à marcher dans les bois, sur les collines. Voulait surprendre dans le vent de vieilles paroles oubliées. Prolonger ces vies, ces histoires, afin qu'elles ne disparaissent pas dans l'oubli. Le sens n'est pas unique. Le sens se cultive. Il y a des saisons. Cela passe par la jachère : abandon, froid, cœur qui se durcit. Mais il y a toujours un printemps. Parfois on est loin de comprendre, et ça fait partie du sens : perdre le sens, le nord, pied. Les arbres donnent de beaux fruits après les jours glacials. Nous nous perdons dans le superficiel, et pourtant cette dérive peut nous ramener vers quelque chose de plus juste. Il n'y a pas un seul sens : il y en a autant qu'il y a d'étoiles, de fourmis, d'êtres humains. Ces conjonctions, ces constellations serrent le cœur. Quand tu trouves ton sens, il finit par rejoindre tous les sens. 12 décembre 2019 — Hypnose. Image d'un éléphant attaché à un épieu. Puis licorne entourée d'une clôture fragile. Tapisserie du thérapeute. Sentiment d'insignifiance. Il imagina un dessin : milliers de personnes sur des îles, attachées à un axe dérisoire. Les idées le traversaient. Il se demanda si la thérapie était bénéfique. Il s'endormait, perdait le fil. Il y gagnait une apesanteur, une ouate. Il repensa à l'éléphant, à la licorne, continua son chemin. [FICTION] Route de Lausanne à Sion. Rencontre forum. Poitrine imposante. Regard lassitude et naïveté, bleu profond. Bistrot. Elle l'emmena chez elle. Appartement chromos, bibelots. Imagination chuta. Ils parlèrent. Vie de merde. Puis lèvres se rejoignirent. Elle l'entraîna. À califourchon, cheveux sombres, épaules pâles. Seins énormes jaillirent. Impression de baiser la Terre-Mère. Puis une phrase : « J'avais un amant qui me demandait de venir nue sous mon imperméable. » Il ne vit plus seins mais mamelles. Il prétexta travail. Route comme chemin de croix. Douche, rasage. Nouvelle journée merdique. Psychanalyse. « Si les gens écrivaient leur vie, chute de la psychanalyse et joie des éditeurs. » Il prit une voix enfantine, l'implora de « l'allonger ». Elle le toisait, yeux verts, sans sourire. « Si tout le monde couchait sur le papier sa vérité, sept milliards de romans. » Son regard glissa vers la pendule. « Je suis d'accord pour que vous vous allongiez. Trois fois par semaine. » Il sentit quelque chose glisser. Au fond du fauteuil Ikea, il cherchait une position fœtale. 13 décembre 2019 — Un homme au fond de moi que je ne parviens pas à mettre au monde. Dès que je m'approche, il s'évanouit. Pur fantasme. Pourtant ça revient. Comme un bouchon quand le poisson mord. Je vois la séparation à chaque choix : routes, conséquences, homme qui marche. Comme si nos vies se déployaient dans des dimensions parallèles. Il y aurait un homme né de mes meilleurs choix, dans une strate du multivers. Peut-être existe-t-il aussi le pire, dans une strate noire. Ai-je le pouvoir de choisir la route ? Ou jeu de hasard, casino ? Vision pessimiste : impasse, mur du son. Puis je repense à la tapisserie, dame à la licorne. Notre attachement aux cinq sens, notre isolement. Le sixième panneau : invention d'un sixième sens, le cœur. Le cœur, axe du monde. Tous les hommes que je suis peuvent perdre ou gagner : cela n'importe pas. Tout finira par nourrir la profondeur infinie du cœur du monde. Effondrement dont parlent Maître Eckhart et les soufis. Interviews avec Viallat. Profondément touché. Viallat : « Quand on a une idée, on ne la lâche pas. » Cette phrase résume ce que je refuse encore : le chas de l'aiguille. Deux ans que je n'ai rien peint qui m'enthousiasme. Je peins machinalement, avec régularité. Beaucoup disent « réussies ». Mais moi je sais : loin d'avoir réussi. De la merde ou du flan. Ces toiles prouvent que j'ai été capable de m'attacher au mât, écouter les sirènes. Les sirènes sont mortes. Il faut lâcher cette curiosité insatiable. Lui, il a trop d'idées. Quel courage faudrait-il, quel effondrement pour ne plus laisser d'espace à la distraction ? Il faut creuser une idée comme on creuse un trou pour s'y enterrer. La sincérité. Depuis cinquante ans, la peinture n'était qu'un prétexte : obtenir reconnaissance. Réaliser de jolies peintures canalisait ma volonté d'être aimé. Je m'y mettais quand je ressentais le vide. À dix-huit ans, photographie. Choc des diapositives d'Irlande. La pellicule restituait sans l'émotion. La photographie m'excluait du décor. Puis quinze ans à tourner autour du pot. Encore des années pour comprendre. Qu'est-ce que la sincérité, la réalité, quand rien n'est stable ? Énigme, souffrance. J'imaginais être le seul à n'être pas sincère. Je me regardais : imposteur, tricheur, menteur. J'avais abandonné tant de choses. La confiance en l'autre, en moi. J'ai été menteur et sincère — autant que les autres. Chaque tableau est une médaille à deux versants. Les deux servent la peinture, pas le peintre. La sincérité est un pinceau qui a perdu ses poils. Je préfère l'obstination et la régularité.|couper{180}