Tropismes photographiques

Tu regardes de vieilles photographies en noir et blanc, prises dans les années 80, quand tu avais vingt ans. Elles sont là, devant toi, immobiles, mais toi, tu ressens le mouvement intérieur qu’elles réveillent : ce mal-être que tu n’avais jamais su nommer mais qui t’accompagnait partout. Ce mélange d’enthousiasme dévorant, aussitôt freiné par une déception sourde. Et aujourd’hui, tu le sais, ce mal-être n’a pas disparu. Il n’a fait que prendre racine, au point de devenir ton socle, le noyau dur de ce que tu es. Une impression constante de n’être jamais tout à fait à la bonne place, ni au bon moment.

À vingt ans, tu étais photographe, ou plutôt, tu voulais l’être. Tu avais contacté une école équestre à Chantilly, prétextant un reportage sur le monde du cheval. Pas que les chevaux t’intéressaient réellement, non. Peut-être avais-tu été influencé par le travail d’Agnès Bonnot, ces photographies dont tu avais tiré quelques épreuves chez Sillages, quai de la Gare à Paris. Mais l’évidence est que ce n’était pas le sujet qui comptait. Ce que tu cherchais – et que tu cherches encore aujourd’hui – c’était une sorte d’harmonie, un moment où ton être intérieur, cet amas chaotique, se synchroniserait enfin avec l’extérieur. Une fraction de seconde, figée dans une gamme subtile de gris, où tout ferait sens.

La photographie t’offrait cette illusion. Derrière l’objectif, tu croyais pouvoir tenir le monde entre tes mains, le cadrer, l’organiser. Mais ce n’était qu’une fuite. Tu photographiais beaucoup, presque compulsivement, prétendant que tu avais besoin d’apprendre, de perfectionner une technique. Mais en vérité, tu appuyais sur le déclencheur pour échapper à une question que tu n’osais pas affronter : qu’est-ce qui compte vraiment ?

Tu croisais cette question partout, même dans tes souvenirs d’enfance. Celui qui te revient toujours, c’est cette journée où ton père t’avait emmené dans sa voiture – une Panhard et Levassor, dis-tu, mais tu sais que ce n’est sans doute pas vrai. Ce dont tu es sûr, c’est de l’allume-cigare. Tu te souviens de cet objet comme si tu l’avais encore sous les yeux. Il t’avait fasciné, et ton père t’avait dit : « Pousse-le, attends un moment, puis retire-le et mets ton doigt dessus. » Tu l’avais fait. La douleur avait été fulgurante, une brûlure qui t’avait marqué bien au-delà de la peau. Ton père, impassible, avait claqué des doigts : « Voilà, mon petit bonhomme, ce que dure la vie d’un homme. »

Plus tard, inconsciemment, tu n’as su opposer à ce claquement que ceux que tu produisais toi-même. Le claquement sec des portes que tu refermais derrière toi, pour fuir des lieux où tu te sentais de trop. Celui des fruits rouges que tu transperçais à belles dents, leur jus coulant sur ton menton, sucré et acide à la fois. Et celui des miroirs. Pas n’importe lesquels : les miroirs d’argent des obturateurs mécaniques de tes Nikon, ces clics nets, précis, presque chirurgicaux, puis le balai des lamelles métalliques de ton vieux Leica. Ces claquements, si différents, étaient autant de réponses maladroites, incomplètes, au geste de ton père. Ils étaient ta tentative désespérée de retenir ce qui t’échappait toujours : le temps.

Mais au fond, tu ne trompais personne. Pas même toi. Ce que tu cherchais vraiment, à travers ces images, c’était une forme d’acceptation. Tu voulais que les autres t’acceptent comme tu n’arrivais pas à t’accepter toi-même : ce mélange d’émotions gluantes, de sensiblerie mal assumée, de failles et de contradictions. Et pour masquer cela, tu avais bâti un personnage. Cynique, menteur, louvoyeur. Un petit voyou bien élevé, voilà ce que tu étais devenu.

Le mot "singulier", à cette époque, ne signifiait rien pour toi. Rien d’autre qu’un banal concept grammatical, l’opposé du pluriel. Ce mot était neutre, insignifiant. Aujourd’hui, il résonne avec une puissance inattendue, comme un coup de cymbale. Être singulier. Exister autrement. C’était peut-être ce que tu cherchais sans le savoir, mais à vingt ans, cette quête te semblait trop effrayante. Tu lui tournais le dos, préférant des résolutions absurdes, des petits rituels qui te donnaient l’illusion d’un contrôle : fumer seulement la moitié d’une cigarette, garder le silence lors des repas, éviter les débats politiques – ces terrains explosifs –, ou encore réprimer tes clignements d’yeux et renoncer à faire du pied sous la table, même à la plus séduisante des coquines déguisées en petites filles modèles sorties d’un roman de la comtesse de Ségur.

Et pourtant, tu continuais à photographier. Tu t’accrochais à cette idée que l’art pourrait te sauver. Non pas en immortalisant le monde, mais en suspendant le temps. Tu cherchais ce moment improbable, cet instant parfait où tu pourrais, enfin, te sentir à ta place. Mais ce que tu ignorais, c’est que ce moment-là, il ne se capture pas. Il ne se fige pas. Il ne fait que te traverser, comme un éclair, et repartir, te laissant avec, tout au plus, le bruit d’un déclencheur pour te rappeler qu’il a existé.

Pour continuer

Photographie

Une femme à la fenêtre

Grande Rambla de Barcelone. Du monde, beaucoup de monde, et du soleil, écrasant. Une fête de toute évidence. Avec toutes les caractéristiques détestables de la fête. Le bruit, l'agitation, une violence joyeuse. Soudain j'entends une voix qui dépasse les autres. Elle vient d'en haut. Je lève la tête. Je fais la photographie. Elle est restée longtemps dans mes disques durs. Je ne l'ai même pas revue depuis que j'ai pris cette image. C'était en 2005. L'été 2005. Je venais de passer une année entière à Remiremont dans les Vosges pour suivre une formation de technicien supérieur en réseaux et télécommunications qui ne me fera jamais payer mon loyer. Des milliers de CV envoyés. Des humiliations reçues, de toutes sortes. Avec votre expérience pensez bien qu'on ne peut pas... qu'on ne peut pas ça. C'était trop bizarre de voir un type de quarante-cinq ans, cadre, qui soudain veut devenir tech. Même s'il demande de démarrer au bas de l'échelle. C'est encore bien plus bizarre. C'est à bout de souffle que j'étais entré dans cette formation, c'est à bout de souffle que je sortirai de Pôle Emploi, de l'APEC. C'est à ce moment-là que j'ai décidé de tout laisser tomber. L'entreprise, la soumission, l'hypocrisie. J'ai ouvert un cours de peinture, j'ai distribué des prospectus, c'était pas Byzance. Quelle importance. Donc j'appuie sur le déclencheur et je suis emporté par la foule, là-bas au loin tout en haut de la grande Rambla. Nous logions dans une rue perpendiculaire. L'image de cette femme qui chantait ne me lâchait pas. J'avais beau avoir tenté de l'enfermer dans un fichier numérique, elle était encore vivace. C'était exactement la même sensation qui revenait encore et encore. Une image de l'hystérie croisée très tôt dans l'enfance. La nuit alors que je me réveillais déjà dans la chambre de l'appartement rue Jobbé Duval. J'écartais le rideau et je la voyais, en chemise de nuit, blafarde, éclairée par la pleine lune peut-être, la folle qui s'époumonait. Elle ne chantait pas. Elle hurlait. Je m'étais étonné d'être le seul à l'entendre la nuit. Rambla in Barcelona. Crowds, heavy crowds, and sun, crushing. A festival, clearly. With all the detestable characteristics of festivals. Noise, agitation, a joyful violence. Suddenly I hear a voice rising above the others. It comes from above. I look up. I make the photograph. It remained for a long time in my hard drives. I haven't even looked at it again since I took this image. It was 2005. Summer 2005. I had just spent an entire year in Remiremont in the Vosges following a training program for senior technician in networks and telecommunications that would never pay my rent. Thousands of CVs sent. Humiliations received, of all kinds. With your experience, surely you understand we can't... we can't do that. It was too strange to see a forty-five-year-old guy, an executive, who suddenly wants to become a tech. Even if he asks to start at the bottom of the ladder. That's even stranger. It was breathless that I had entered this training, it was breathless that I would leave Pôle Emploi, the APEC. It was at that moment that I decided to let everything go. The enterprise, the submission, the hypocrisy. I opened a painting class, I distributed flyers, it wasn't Byzantium. What did it matter. So I press the shutter and I am carried away by the crowd, there in the distance at the top of the great Rambla. We were staying in a perpendicular street. The image of this woman who was singing would not let me go. Even though I had tried to lock her away in a digital file, she remained vivid. It was exactly the same sensation that came back again and again. An image of hysteria encountered very early in childhood. At night when I would wake up already in the bedroom of the apartment on rue Jobbé Duval. I would part the curtain and see her, in her nightgown, pallid, lit by the full moon perhaps, the madwoman who was screaming her lungs out. She wasn't singing. She was howling. I had been surprised to be the only one to hear her at night. (Translation in Teju Cole's style by AI)|couper{180}

Autofiction et Introspection Narration et Expérimentation photographie

Photographie

exil au Portugal

Lorsqu’en 1989, gavé de lectures et de solitude, je quittai Paris pour m’installer au Portugal, ce n’était pas tant une fuite qu’un ajustement nécessaire. Mon but, inspiré, sans doute, par mes lectures ethnographiques – notamment Tristes Tropiques de Lévi-Strauss –,était de copier ces Indiens Hopi qui, devenus pères, doivent partir quelques jours dans la jungle pour rétablir l’équilibre du monde. Je n'étais certes pas père mais j'étais l'auteur d'un bon nombre d'inepties qui me renvoyaient une image peu glorieuse de ma vie. Je m’étais installé dans une petite maison à une demi-heure de marche du village de C. C’était une bicoque que l’on me louait à un prix dérisoire. Sans confort, sans électricité, au beau milieu des eucalyptus, essence principale des forêts ici dans la région. Leur parfum entêtant s’infiltrait jusque dans mes pensées, imprégnant mes nuits d’un relent sucré qui semblait dialoguer avec mes rêves. Chaque matin, j’émergeais dans un monde où seul le bruissement du vent dans les feuillages venait troubler le silence profond, un silence qui, loin de m’éloigner de moi-même, me confrontait à mon propre vertige intérieur. Cette maison modeste et inconfortable semblait être la projection parfaite, bien qu'assez proche d'une image d'Epinal de cette rudesse à laquelle m'obligeait l'écriture.Chaque matin, j’allais au village pour boire un café, et j’avais fini par sympathiser avec J. et H., une Française qui était tombée amoureuse du pays et d’un de ses autochtones. Je m’asseyais dans un coin après quelques échanges polis, mais mon but n’était pas d’entretenir une amitié. Au contraire, je désirais à cette époque m’enfoncer dans la plus grande des solitudes, propice, l’imaginais-je, à me permettre de mieux explorer ma propre langue, ma vraie voix, ou ma vraie musique. J’étais encore accroché à ce concept désuet de vérité quand il s’agissait, mais je ne l’appris que des années plus tard, après de nombreuses désillusions et errances, de trouver simplement la justesse. Ce fut à force d’écrire sans cesse, de réécrire même les phrases les plus anodines, que je compris que la vérité était une quête vaine et que seul comptait ce fragile équilibre entre précision et sincérité. Encore que d'autant plus amateur d'en découvrir une solide que je m'étais aperçu de la rapidité avec laquelle chacune que l'on m'avait brandi s'était effritée. L'unique café du village était un lieu modeste, fait de bois fatigué et de chaises dépareillées. Une lumière jaune filtrait à travers les persiennes, tamisant la fumée des cigarettes que les habitués laissaient se consumer lentement. J’y retrouvais, chaque jour, les mêmes visages : l’homme au veston élimé qui buvait son aguardente en silence, les trois compères qui refaisaient le monde en portugais rugueux, et ce serveur chauve qui glissait entre les tables comme un automate bien rodé. Tout ici était immuable, comme suspendu dans un temps que le reste du monde semblait avoir oublié. Je trouvais dans cette immobilité un apaisement rare, un sentiment de détachement presque parfait. Il me fallut des semaines pour comprendre que ce silence apparent n’était pas un vide, mais une densité. Chaque murmure portait un fragment d’histoire, chaque regard pesait d’un passé que je n’aurais jamais la prétention de comprendre. Peu à peu, je cessai d’exiger de moi cette solitude absolue, comprenant qu’elle était une chimère, un concept sans chair que le réel avait tôt fait d’éroder. Cela me parut soudain absurde, sans doute en raison du décor dans lequel j'essayais de la créer... Il ne faut pas beaucoup de temps pour comprendre à quel point tout est interdépendant ici. Le bruissement des eucalyptus, la présence silencieuse des habitués du café, les gestes quotidiens que je finissais par anticiper, tout cela formait un tissu dans lequel je m'étais malgré moi inscrit. Je compris que la solitude absolue était une illusion, une abstraction que je voulais imposer à un monde qui, lui, ne fonctionnait que par liens et résonances. Non pas que je voulusse m’intégrer, mais le simple fait d’exister dans ce café, d’y être reconnu sans être interpellé, me suffisait. Je n’avais pas besoin d’être compris, ni même d’être écouté. Laisser les autres parler autour de moi, c’était déjà être là. Avec le temps, j’appris à discerner les nuances du matin au village : l’heure exacte où la première cigarette s’allumait sur la terrasse, le moment où le facteur déposait son sac sur le comptoir avant de commander un café noir. J’appris aussi que J. et H. n’étaient pas seulement des étrangers tombés amoureux du pays, mais des êtres profondément ancrés dans ce territoire, dans ses habitudes, dans son rythme. J’admirais leur capacité à être là sans chercher à posséder, à comprendre sans toujours questionner. Et moi ? J’étais venu pour me perdre, et finalement, je m’étais juste laissé absorber par une autre cadence, un autre relief du quotidien. Parmi les innombrables jobs que j'avais effectués dans la ville, celui de laborantin dans un studio photographique m'avait fait rencontrer Cartier-Bresson, déjà très âgé à cette époque. Nous avions sympathisé autour de ses dessins qui m'avaient donné un mal de chien pour reproduire leur légèreté, m'échinant sur l'absence presque totale de contraste dont ils paraissaient souffrir. Après m'avoir sermonné gentiment, Henri m'avait dit qu'il ne fallait pas que je développe ses images comme moi je l'entendais mais plutôt que je fasse l'effort de réfléchir à ce que lui avait voulu montrer. Puis nous avions enchaîné sur la lecture et il m'avait suggéré de lire L'art chevaleresque du tir à l'arc et le zen, un petit ouvrage rédigé par un Allemand, Herrigel. Dans cet ouvrage, il est question du moment propice où l'archer doit lâcher la corde. Cela ne peut pas venir du vouloir, mais du moment, exactement comme lorsqu'on est dans un moment photographique et que l'on doit appuyer sur le déclencheur. Depuis lors, je n'ai jamais fait de photographie autrement qu'ainsi, en essayant d'éviter de vouloir obtenir quelque chose. Cette photographie qui illustre mon récit n’a rien d’extraordinaire. Et pourtant, elle est juste. Juste pour moi, sans doute, mais cela suffit. Je ne trouvais donc pas cette vérité que je croyais être venu chercher. Mais quelque part entre le silence des eucalyptus et le brouhaha du café, entre la solitude espérée et la présence muette des autres, je découvris une chose plus précieuse encore : la justesse du moment.|couper{180}

Autofiction et Introspection

Photographie

Une rue dans Paris

Une image trouvée quelque part, au fond d'un carton, surgie d’on ne sait où, peut-être d’un vieux négatif on dira d’un album oublié. J’ai joué avec le contraste, histoire de voir ce qu’il en restait, ce qu’on pouvait en tirer. Rien de bien net, juste une affaire de lumières et d’ombres, de noirs et de blancs enchevêtrés. Un vieux Leica M42, sans doute. Avec un objectif fatigué, un zoom paresseux. Un appareil pas très coopératif qui donne ce genre de point de vue flottant, distant, légèrement flou, comme si le photographe hésitait lui-même sur ce qu’il était en train de faire. Mais quoi, justement ? Il y a ces silhouettes qui passent, un trottoir mouillé, des immeubles en fond de décor. Rien de spectaculaire. Pourtant, quelque chose a fait que le photographe a appuyé sur le déclencheur. Une intuition, un frisson, un écho. Il faudrait pouvoir le lui demander. Pourquoi là, pourquoi maintenant ? Mais il ne sait probablement pas, lui non plus. Il a dû sentir quelque chose, sans trop savoir quoi, et c’est déjà bien assez. C’est une note rapide, griffonnée sur le vif, un instant volé qu’on essaie de fixer en douce. Peut-être même un geste réflexe. Comme si la photographie tenait moins à ce qu’on veut montrer qu’à ce qui nous échappe au moment où on prend la peine d’appuyer. Et après, on regarde l’image, on essaie d’y trouver une raison, un sens, une justification. Mais parfois, il n’y a rien. Rien d’autre que le mouvement, un frémissement à peine perceptible, un équilibre fragile entre ce qui était là et ce qui, déjà, a disparu.|couper{180}

Espaces lieux