réflexions sur l’art

Ici, l’art n’est pas un objet figé mais un lieu de pensée en mouvement. Peinture, écriture, regard : tout devient matière à interrogation, parfois ludique, parfois grave. Ces réflexions empruntent autant à la philosophie qu’au souvenir de gestes, à l’anecdote d’atelier, à la mélancolie ironique. Peindre, c’est parfois rater ; dire, c’est souvent déformer ; l’œuvre est résidu de tentatives accumulées. L’artiste-écrivain avance en hésitant, creusant les mots comme la toile. Il ne cherche pas à expliquer l’art, mais à habiter ce qui se dérobe dans l’acte de créer. Chaque texte trace un sentier incertain, où l’intensité prime sur la clarté, où la seule vérité possible est celle de l’élan.

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Carnets | juin 2021

L’œuvre et l’artiste

Hier je me rends chez le médecin pour un petit souci et la consultation ne dure que 5 minutes. Aux murs de son cabinet des toiles magnifiques. Il m'apprend que c'est lui qui peint, et sa joie quasi enfantine d'avoir vendu sa première toile. Lorsqu'il m'examinait quelques instants plus tôt j'avais été frappé par la fatigue que je lisais dans son regard, un œil voilé comme en ont les personnes malades du foie, les alcooliques. Et soudain nous parlons peinture et les traits de son visage se métamorphosent. Vraiment joyeux. J'attends la retraite et là je m'y mets à fond me dit-il. Il me dit qu'il a un compte Instagram et que ça ne marche pas bien fort, du coup je lui donne quelques conseils et le soir je repense à notre conversation je vais voir ce fameux compte. Il poste ses peintures avec quelques mots clefs et presque jamais de légende. Du coup je repense à cela ce matin et au texte que je viens d'écrire sur l'artiste-peintre Christophe Houllier, je m'interroge. Je crois que cela devient de plus en plus une évidence que le public ne peut se satisfaire uniquement de voir des œuvres. Il faut que l'artiste donne de lui-même. Qu'il parle de lui, de son travail, des hauts et des bas qu'il rencontre sur son trajet. En un mot qu'il communique afin de trouver son public. Il y a encore beaucoup d'artistes qui ne le font pas ou le font mal. Moi-même je ne peux pas vraiment dire que je sois un expert en la matière. D'un autre coté je ne souhaite pas non plus devenir cette sorte d'expert non plus. Je ne me formerais pas au copywriting afin d'acquérir tout un attirail de pèche pour hameçonner le chaland. Et ça me fait réfléchir aussi à la façon dont il est possible de communiquer sur son travail, sur la réflexion nécessaire à mener pour ce faire. Cela demande un sacré travail déjà pour mettre en place les outils basiques : un site internet, une page sur les réseaux sociaux mais avec un peu d'acharnement et beaucoup de tutoriels il est assez simple d'y parvenir. C'est autre chose de penser à son image, à cette image que l'on veut donner de soi à un public. Je crois qu'en art plus que dans n'importe quel domaine cette image ne doit absolument pas être factice, frelatée. Il y a eut des précédents où l'on voit qu'il s'agit plus d'un personnage inventé de toutes pièces par l'homme pour propulser l'artiste. Je pense à Gainsbourg, à Dali, Blaise Cendrars, Picasso. En créant un personnage ils posent une sorte de barrière sur laquelle bute l'attention et celle-ci finit par s'y focaliser la plupart du temps. Cela suffira à la plupart des gens pour se satisfaire et ainsi joindre les deux images, celle de l'œuvre et de l'artiste. C'est une sorte d'emballage, du packaging de haute volée parfois. D'un autre coté si l'on communique naïvement avec ses tripes et son cœur, le risque est grand d'être considéré comme naïf, sympathique et neuneu tout à la fois. C'est à dire que la sincérité que l'on croit importante pour dire est presque toujours transformée en autre chose. La plupart des gens se disant lucides ont peine à y croire. Et du coup au lieu d'être le maître de sa propre image comme dans la stratégie précédente, l'artiste est victime en quelque sorte d'une image que peu à peu construit son public. Oh lui c'est un artiste il est ravi. D'où parfois les cris les pleurs et les grincements de dents. Surtout si on attend quoique ce soit du public. La position la plus confortable est de ne rien attendre de personne mais de faire le job malgré tout. La priorité est de peindre et de faire tourner l'atelier pour les cours me concernant et j'ai presque instinctivement décliné les propositions de galeries, de salons, d'expositions un peu trop pompeuses afin d'échapper à la kyrielle d'ennuis principalement les mondanités qui s'y attachent dans mon esprit. J'ai choisi naïvement d'être "authentique" et ce blog participe très largement à cet effort d'authenticité. Cependant on peut se dire authentique, y croire et s'apercevoir au bout du compte qu'il ne s'agit que d'une fiction que l'on se raconte à soi-même. Toujours ce fameux phénomène de recul cher au peintre. C'est qu'il y a l'authenticité que l'on nous vend à tour de bras et puis l'autre dont on ne parle guère. Il faut traverser la fiction de la première pour découvrir avec stupeur la seconde. Et mesurer à nouveau la montagne qui se dresse devant soi. Une des solutions que j'ai trouvées pour pallier cette difficulté de l'authenticité c'est d'essayer de ne rien censurer sur ce blog par exemple partant du postulat que de toutes façons tout n'était que fiction, surtout la fameuse authenticité. Même si je mets tout mon cœur, toute mon âme comme on dit parfois à rédiger un texte je sais d'avance que je me leurre en bonne partie sur ces notions. Cependant je le fais malgré tout. Pour voir jusqu'où ça peut aller dans la folie, dans la bêtise, dans le subterfuge, dans l'artifice que je ne suis absolument pas en mesure de voir au moment même ou je m'y engage. Je crois qu'il y a autant d'efforts à faire pour écrire, pour communiquer, pour livrer cette fameuse image de soi au public qu'il en faut pour parvenir à devenir peintre. Les deux sont étroitement liés dans mon esprit aujourd'hui. Il se peut même que ces deux actions à mener de front se nourrissent l'une l'autre et permettent ainsi d'évoluer. Dans le fond cela pose à nouveau l'idée d'une limite raisonnable si je puis dire entre ce qui peut intéresser le public et ce qui intéresse l'artiste de livrer sur lui-même. Les trois quart des choses que l'on imagine importantes pour soi n'intéressent que très peu le public finalement mise à part les voyeurs, les critiques d'art éventuels, les chercheurs. Il faut faire des tests innombrables pour en être certain. Amis artistes j'ai testé pour vous ! Sur les centaines de textes écrits durant ces presque 3 ans de blogging je n'ai fédéré qu'une petite audience et chacun de mes textes ne dépasse que très rarement les 5 ou 6 likes. Mais ce n'était pas un but en soi d'avoir une foule de groupies, de fans de followers. Ce qui était important c'était de comprendre cette notion d'authenticité qui me bassine depuis des années. C'était de parvenir aussi à faire la part des choses entre ce qui m'intéresse moi et ce qui intéresse les autres dans le domaine de la peinture. En fait on ne retient que peu de choses de l' œuvre d'un artiste. Quelques pièces sur des milliers. C'est tout ce dont se rappellera le public. Ce n'est ni bien ni mal c'est comme ça. La satisfaction du peintre ne peut venir que de sa peinture et de ce qu'elle lui apprend sur lui, sur qui il est vraiment. c'est déjà un luxe inoui. ça ne résout pas cependant le problème du repas. Il faut vendre. Dans ce domaine on est souvent tenté de vouloir réinventer la roue. On se voudrait original, différent des autres, parfois méprisant lorsqu'on détecte les stratégies cousues de fil blanc, lorsqu'on se dit :il ou elle y va fort de se mettre presque à poil devant son tableau. C'est que 'l'idée d'avoir absolument à se démarquer est tellement forte qu'elle en devient une obsession. On en revient. Il est nécessaire d'en revenir pour passer au niveau d'après, retrouver des vies, et un bonus non négligeable qui est cette sérénité, ce calme face à toutes les observations que l'on pourrait nous faire sur l'œuvre, comme sur nous mêmes. Comprendre ce que les gens perçoivent de tout ça est fascinant. Ce sont tout autant des fictions qu'ils s'inventent que nous le faisons nous mêmes. Il y a une grande différence cependant entre la fiction et le mot que j'ai pris soin de garder pour la fin , le mensonge. La différence c'est que la fiction aide à mieux comprendre ce que l'on appelle la vérité en tant qu'absence autour de laquelle on tourne de plus en plus étroitement sans pour autant l'atteindre jamais.|couper{180}

réflexions sur l’art

Carnets | janvier

5 janvier 2021

J’habitais une chambre de bonne au septième étage d’un immeuble place de la Bastille. Au troisième vivait la famille Laraison, le père directeur de la Banque de France. Le tapis rouge s’arrêtait à leur étage. Quand je dévalais les escaliers, je les croisais parfois. Monsieur Laraison, vêtu de gris. Sa femme, son ombre. Leurs marmots, joufflus, regard en biais. Le mardi, ils recevaient. À 20h, je remontais. Dans l’escalier : parfums inconnus. J’écoutais à la porte : rires bourgeois. J’en parlais à Pauline après l’amour. Nous riions. Cela nous rassurait. Le jour où j’ai perdu Pauline, j’ai quitté la piaule. Je me suis barré. Je ne les ai jamais revus. Parfois, ça me revient. Je colle mon oreille à la porte des souvenirs. Je revois Pauline. Puis un pet sonore fend l’air du troisième. Et je me mets à rire. Je pensais à tout ça en voyant une œuvre de Chen Wenling : Le taureau qui pète. En fait : Ce que vous voyez pourrait ne pas être réel. Un taureau propulsé par un pet, écrasant Madoff. La critique de la crise financière. Ou autre chose.|couper{180}

Autofiction et Introspection Narration et Expérimentation réflexions sur l’art

Carnets | août 2020

Décoration ou oeuvre d’art ?

Tu aimes l’art. Peut-être sans trop te poser de questions. Acheter un tableau chez Ikéa t’a donné l’impression d’acquérir une œuvre. Elle s’accordait à ton intérieur, évoquait un souvenir, une émotion. Tu l’as choisie. C’était un acte, un plaisir bref, comme acheter une brosse à dents. Rien à juger : c’est devenu normal. Acheter remplit nos besoins, réels ou imaginaires. C’est le monde tel qu’il tourne. Mais si l’on faisait vraiment le point sur nos besoins, une crise de fond éclaterait. Nous n’avons pas besoin de grand-chose. Le vide intérieur pousse à consommer. Et la peur d’être à part. D’où l’efficacité des slogans : “tout le monde rêve de cette montre, de cette maison.” Rassurant. Le collectionneur, lui, pense à l’inverse. Il veut l’unique. Une œuvre d’art devient un signe de réussite sociale. Plus elle est chère, plus elle affirme une position. C’est tout le rôle des galeries, des enchères, des cotes. Le marché de l’art fonctionne comme une banque. L’œuvre devient placement. Mais toi, tu n’en es pas là. Tu n’as pas cette obsession. Un tableau Ikéa te suffit. Tu n’es pas frustré. Pourtant, si tu veux autre chose, que reste-t-il hors des galeries ? Internet. Les plateformes de vente. Justement, j’en ai vu une ce matin. Des œuvres à l’huile, originales, plusieurs formats, moins de 300 euros. Niveau tout à fait correct. Comment est-ce possible ? Sans doute production en Asie, à la chaîne. Peut-être même que ce n’est plus une affaire de salaires. Je me suis demandé si un tel modèle serait viable en France. Peu probable : charges, impôts, fierté. Chez nous, l’artiste ne se voit pas ouvrier. L’idée même choque. Pourtant, pourquoi pas ? Le statut d’artiste reste un refuge. Il place l’œuvre dans un écrin. Fabriquer à la chaîne revient à renoncer à ce cadre. Autant aller bosser à l’usine. Beaucoup pensent ainsi. Et moi aussi, parfois. Mais j’ai des doutes sur ce genre de certitudes. Imaginons un étudiant en art. Fabriquer des toiles pas chères, ça lui permettrait de manger. Ce n’est pas rien. L’art abordable, c’est bien. Mais cela efface la rareté, l’unicité. Une œuvre produite en plusieurs formats, sous dix jours, tue cette idée. On n’achète plus une œuvre. On achète de la déco. Toi, cette confusion ne te dérange peut-être pas. C’est un souci de peintre, d’intello. Peut-être que c’est nous, artistes, qui devons revoir notre rapport à l’orgueil. Et cesser de croire que les classes ont disparu. La banalisation de l’art sert cette illusion. Ce qui m’effraie, c’est l’indigence qui menace ceux qui cherchent dans l’art un mode d’être, pas un revenu. Internet offre un levier énorme, mais aussi le risque d’une aliénation, d’une uniformité. Produire à la chaîne, perdre son nom. Redevenir ouvrier.|couper{180}

réflexions sur l’art

Carnets | janvier 2020

Le sas de l’écriture, le mur de Dubuffet

Depuis quelque temps, j’écris tous les matins. C’est devenu une nécessité. Un passage obligé. Ce que je nomme un sas. Il faut que j’écrive avant de faire quoi que ce soit d’autre. Avant d’entrer dans la matière du monde. Avant de peindre. Avant même de penser. WordPress m’y a aidé, d’une certaine façon. De façon puérile sans doute, mais efficace. Ces petites médailles distribuées automatiquement : "Vous avez publié dix jours de suite. Bravo. Continuez." Cela amuse. Cela conditionne. Cela installe. Après trente jours, l’habitude est là. L’habitude a pris. L’écriture est devenue le socle. Ce que je dois faire. Ce que je fais. Quand j’ai écrit, j’ai tenu ma part. Ensuite, le jour peut venir. Ce matin, après le texte, je tombe sur une lithographie de Jean Dubuffet. Au musée. Un mur. Une surface noire, râpeuse, griffée. Une procession de figures. Humaines sans l’être. Alignées. Debout. Les bras ouverts ou levés. Le regard vide. Les membres à peine ébauchés. Je reste longtemps devant. Je ne lis pas. Je regarde. Je ne cherche pas le titre. Je m’en tiens à ce que je vois. À ce que cela provoque. L’impression d’un monde cuit, figé, rongé. Des corps dans la suie. Des cris collés au silence. Aucun espace. Aucune parole. Dubuffet appelait cela Art Brut. C’est un nom, mais ce n’est pas une explication. Ce que je vois, ce sont des empreintes. Des restes. Comme si l’image avait absorbé ceux qui la regardaient. Ou peut-être ceux qui l’ont faite. On ne sait pas d’où ces formes viennent. Elles ne racontent pas. Elles ne désignent pas. Elles sont là. Elles se tiennent là, et elles ne bougent pas. Elles témoignent. Je pense à l’après-guerre. À ce moment où l’art ne peut plus prétendre représenter l’humain comme avant. Trop de morts. Trop de silence. Dubuffet gratte, blesse, attaque la surface. Il refuse la beauté, la narration, la culture. Il cherche ailleurs. Dans l’oubli. Dans la marge. Dans les gestes perdus. Cette lithographie ne cherche pas à séduire. Elle ne déploie rien. Elle expose. Elle oppose. Elle oblige. Je la regarde encore. J’ai le sentiment que l’écriture du matin, le besoin de passer par elle, vient du même endroit. D’un endroit sans forme. D’un mouvement intérieur qu’il faut faire apparaître, sans forcément comprendre. Je quitte la salle. Mais l’image reste. Elle m’accompagne. Comme le texte. Comme la nécessité.|couper{180}

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Carnets | Atelier

À travers le sang et la couleur : Soutine

Tout pourrait venir, à première vue, d’une scène mythique, d’une origine sanglante qui, malgré toute l’épaisseur de peinture que l’on pourrait poser pour à la fois la retrouver et l’oublier, ne pourra jamais échapper — ni au peintre, ni au spectateur hébété contemplant l’œuvre de Chaïm Soutine. Soutine évoque un souvenir d’enfance dans une lettre : la lame d’un couteau tranchant, avec précision, avec netteté, la gorge d’une oie. Il voit encore le sang jaillir en flots épais, rouge rubis. Et l’on pourrait s’arrêter là. Tout est déjà là. Mais non. Car, au beau milieu de cette boucherie, l’œil du peintre est attiré par autre chose : la joie qu’il lit sur le visage du boucher, en pleine action. La joie, l’horreur, la violence, la stupeur. Voilà ce que contient chaque tableau de Soutine. Il y a ce petit livre d’Élie Faure sur Soutine que je devrais relire, ou piller sans vergogne, tant je ne me souviens de rien d’aussi juste écrit sur cet immigré juif-lituanien venu à Paris, qui fut un temps protégé par ce grand homme, ce médecin humaniste. Un temps seulement. L’affection du peintre pour la fille de Faure mit fin, brusquement, à leur relation. J’aurais pu commencer par le début, par la naissance de Soutine à Vilna. Une approche calme, chronologique. Mais il me fallait un déclencheur. Une raison d’écrire maintenant. Cette raison, c’est un souvenir vif de 2013, une visite au Musée de l’Orangerie, à Paris. L’exposition s’intitulait : Soutine, l’Ordre du chaos. C’était la première fois que je voyais ses tableaux en vrai. Avant cela, seulement des reproductions pâles et glacées. J’ai découvert un frère. Pas un combat, mais une harmonie née du chaos. Une magnifique harmonie disloquée. La peinture était liquéfiée, coagulée. Dure et molle à la fois. Les rouges et les turquoises entraient en collision. Les blancs craquelés comme du plâtre sec. Comment expliquer une émotion sans la trahir ? J’essaie. J’essaie toujours. Je cherche par les mots à atteindre ce qui ne se touche qu’en silence. Mais puisque j’ai commencé, continuons. Alors que l’avant-garde parisienne s’éparpillait dans toutes les directions — comme toujours —, Soutine s’enfermait. Il peignait. Il ne voulait pas être dérangé. Marc Chagall, peut-être, était pareil. Peut-être Soutine espérait-il hériter de l’atelier de Chagall. Absorber la solitude, l’obstination que Chagall avait laissées derrière lui. Il ne l’a pas fait. Il a raté le moment. Alors, il s’est tourné vers Rembrandt. Il a peint de la viande. De la chair. Mais plus que de la chair. Il faut traverser le dégoût pour atteindre la grâce. Les quartiers de bœuf de Soutine l’exigent. J’imagine que, si j’avais eu la chance de le rencontrer, l’odeur m’aurait d’abord repoussé. Et pourtant, à travers cette odeur, peut-être aurais-je atteint le parfum du miracle. La peinture de Soutine me rappelle quelqu’un d’autre. Quelqu’un dont j’ai déjà parlé. Chomo. Un autre reclus. Plus récent. Tout aussi mort. Ils ne négocient pas. Ils sont repliés. Affamés. Indifférents. En contact direct avec le feu, la grâce, la vie, la terreur, le sublime. Leur seul axe est celui qui les relie à ces forces. Ils ont abandonné l’illusion des liens sociaux. Oui, quelque chose en eux me parle. Je t’écris cela rapidement ce matin. Parce qu’au fond, comme je l’ai dit, penser et écrire ne servent peut-être pas à grand-chose. Mieux vaut peindre. Everything could stem, at first glance, from a mythical scene, a bloody origin that, no matter how much paint one might apply to try to both recover it and forget it, will never escape either the painter or the stunned viewer contemplating the work of Chaïm Soutine. Soutine recalls a childhood memory in a letter : the knife's blade slicing expertly, cleanly, across the throat of a goose. He still sees the blood spurting out in thick, ruby-red jets. And it could stop there. Already, everything is there. But no. Because in the middle of the carnage, the painter's eye is caught by something else : the joy he sees on the butcher's face. In the act. Joy, horror, violence, and awe. That’s what you get in every Soutine painting. There’s that little book by Elie Faure about Soutine, which I should reread, or shamelessly pillage, because I remember nothing comparable being written about this Jewish-Lithuanian immigrant who came to Paris and who, for a while, found himself under the wing of that great man, the humanist doctor. Only for a while. The painter's affection for Faure’s daughter put an end to their relationship. Suddenly. I could have started at the beginning, with Soutine’s birth in Vilna. A calm, chronological approach. But I needed a trigger. A reason to write now. That reason is a vivid memory from 2013, a visit to the Musée de l’Orangerie in Paris. The exhibition was titled "Soutine, the Order of Chaos." It was the first time I saw his paintings in person. Before that, only pale, glossy reproductions. I discovered a brother. Not a battle, but a harmony made from chaos. A magnificent, disjointed harmony. The paint was liquefied, coagulated. Hard and soft at once. Reds and turquoises colliding. Whites cracked like dried plaster. How do you explain an emotion without betraying it ? I try. I do this all the time. I use words to reach what can only be touched in silence. But since I’ve begun, let’s keep going. When the Parisian avant-garde was tearing off in every direction, as it always does, Soutine locked himself away. He painted. He didn’t want to be disturbed. Marc Chagall might have been the same. Maybe Soutine hoped to inherit Chagall’s studio. To absorb the solitude and stubbornness Chagall had left behind. He didn’t. He missed the moment. So he turned to Rembrandt. He painted meat. Flesh. But more than flesh. You have to pass through disgust to reach grace. Soutine’s slabs of beef demand it. I imagine if I’d had the chance to meet him, the smell alone would have repelled me. And yet, through that smell, maybe I would have reached the miracle’s scent. Soutine’s painting reminds me of someone else. Someone I’ve written about before. Chomo. Another recluse. More recent. Just as dead. They don’t negotiate. They are curled inward. Starving. Unconcerned. In direct contact with fire, grace, life, terror, the sublime. Their only axis is the one that connects them to these forces. They have discarded illusions of social ties. Yes, something in them speaks to me. I write it to you quickly this morning. Because, in the end, as I said, thinking and writing may not be very useful. Better to paint.|couper{180}

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Carnets | Atelier

Chomo

À l’origine, il s’appelle Roger Chomeaux. Né le 28 janvier 1907 quelque part dans le Nord de la France, il meurt en 1999 à Achères-la-Forêt, en région parisienne. On décidera finalement de le qualifier de "sculpteur", puisqu’il faut bien ranger les choses quelque part. Je suis né un jour après lui — mais en 1960. Cette année-là, il expose pour la première fois à la galerie Jean Camion, rue des Beaux-Arts à Paris. C’est à la suite de cette exposition qu’il décide de quitter définitivement Paris pour la forêt de Fontainebleau. Son épouse a acheté là quelques hectares. Ils s’y installent. Chomo s’y retirera pour vivre, et peu à peu abandonner tout ce qui faisait, à l’époque, un "artiste reconnu". Écologiste avant la mode, il récolte le miel de ses abeilles — jusqu’à vingt ruches à cette époque. Il commence par détruire la forme conventionnelle du langage pour inventer une langue nouvelle, presque enfantine, fondée sur la phonétique. Une langue qui évoque, si l’on veut, la fameuse langue des oiseaux chère aux alchimistes. Quant aux matériaux, il délaisse le bronze, trop coûteux, ainsi que la terre cuite et le marbre qu’il pratiquait auparavant. Il s’oriente vers la récupération, cherchant ce qu’il appelle des "matériaux qui respirent". Il travaille alors le bois (ses fameux bois brûlés), les matières plastiques, la tôle, le béton cellulaire. Il dit sculpter ce dernier "comme on écrit un poème". Dans ce qu’il nomme son "village d’art préludien", il installe partout des pancartes, un peu à la manière de Cheval sur les murs de son Palais idéal. « Qèl anprint ora tu lésé sur la tèr pour qe ton Die soi qontan ? » Cette question de l’empreinte, du devenir de l’homme, le hante. Elle se répète, d’écriteau en écriteau, dans tous les recoins de son domaine. De bric et de broc aussi, les trois hangars qu’il construit pour abriter ses œuvres : le Sanctuaire des bois brûlés, l’Église des Pauvres, avec sa rosace spectaculaire faite de bouteilles de couleur, et le Refuge, recouvert de capots de voitures. C’est Clara Malraux qui attire l’attention du ministère des Affaires culturelles sur lui. Après une incursion dans la musique concrète, entre synthétiseur et poésie, Chomo devient cinéaste expérimental avec Le Débarquement spirituel, film réalisé avec Clovis Prévost et Jean-Pierre Nadau, dans lequel il se met en scène au milieu de ses œuvres. Il meurt en 1999, entouré de ses créations, veillé par sa seconde épouse. Dix ans plus tard, la Halle Saint-Pierre organise sa première grande rétrospective. Aujourd’hui, seuls les bâtiments subsistent dans la forêt. Ses œuvres transportables, elles, ont été déplacées — conservées ailleurs ou vendues. (Un Christ en croix, image torturée, est visible dans l’église de Milly-la-Forêt.) En revoyant les vidéos de Chomo sur YouTube, j’ai de nouveau été frappé par cette obsession que je retrouve chez les artistes que j’admire, et qui, de leur vivant, les fait souvent passer pour des fous. Amaigri, émacié, affûté comme une lame, son regard me traverse encore l’écran. Et chaque fois, je l’entends me répéter : "Arete de panser povre kon taka seulmant bausser" En 2013, une vente aux enchères sera organisée autour de son œuvre. illustration Chomo entre ses peintures et ses sculptures, devant l’Église des pauvres en construction, c. 1965|couper{180}

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La bonne fréquence

Peindre est toujours un voyage dans l'inconnu. Sur la feuille de papier de format modeste, j'étale des lavis de brou de noix en écoutant de la musique tandis qu'au dehors la pluie tambourine sur la verrière de l'atelier. Je n'ai pas d'idée préalable, juste cette envie de peindre et de commencer avec presque rien juste pour voir où les événements, les accidents, me mèneront. J'ai bien sur encore à l'esprit cette volonté d'égarement qui ne me lâche pas, elle se sera encore renforcée ces derniers mois après toutes ces tentatives avortées de chercher un sens en amont à ma peinture. Cette entrave j'ai fini par la considérer utile et j'ai aussi renoncé à m'en culpabiliser. J'en suis presque parvenu à me dire qu'il fallait que je passe par là, par cette obsession du sens pour parvenir à la limite de l'épuisement. Curieusement cette limite correspond à la limite de l'année, bientôt nous passerons la frontière de 2020, un nouveau monde s'ouvre comme à chaque fois. Dans cet interstice qui permet à la fois de regarder des deux cotés la figure de Janus prend tout son sens. Je mesure tous les efforts de 2019 et j'entrevois l'abandon probable comme seule piste valable de 2020. Abandonner comme jeter du lest et se désentraver sans remord ni regret. Mais je ne tomberai pas dans le piège des fameuses "bonnes résolutions". Non je préfère plutôt me dire après tant de tempêtes, de naufrages, d'errances vaines, que je suis aguerri au mauvais temps, que j'ai appris à faire avec et qu'il ne peut me déranger plus désormais qu'il ne l'a déjà fait. Ce que j'abandonne ce sont mes dernières résistances, celles qui m’empêchaient encore hier à obtenir une pleine confiance dans le peintre que je suis. J'abandonne sans doute aussi les frontières du mental tout en les remerciant de m'avoir tant aidé par la fatigue, l'éreintement dans lequel je me suis enfermé par peur d'accepter cette évidence d'être peintre. Le rouge s'est tout de suite imposé après le brou de noix. Une envie de saturation proche de l'idée de surdité. J'ai posé couches sur couches dans l'attente de la fréquence exacte qui déclencherait l'émotion. Pour la sublimer, lui servir d'écrin la complémentaire verte la borde presque noire par endroit. Une fois le tableau sec je l'ai regardé dans tous les sens pour voir dans quelle orientation un sens pourrait éventuellement faire écho à la fréquence et à l'émotion. C'est à la verticale qu'il me parle le plus. Etrangement j'y vois une façade rouge dans la nuit presque noire avec une petite porte noire tout en bas. C'est par cette petite porte noire dans mon enfance que je fuyais le monde en me réfugiant tout au fond des combles de la maison près d'un trou qui communiquait avec la cave. J'étais capable de rester là durant des heures, à ne penser à rien, recroquevillé sur moi-même à écouter battre simplement le cœur du monde à la fois effrayé et paisible, tiraillé gentiment entre ces deux manières d'interpréter les choses.|couper{180}

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Hopper, ou l’élégance de l’insignifiant

Il y a cette station-service. Seule. Presque vide. "Gas", dit le tableau. Un mot. Court. Brut. Et pourtant, tout y est. Une lumière diffuse, en bout de journée peut-être. Rien ne bouge. Ou si peu. L’homme, silhouette penchée, affairée à quelque chose. Un geste quotidien. Répété mille fois. Sans intérêt. Mais regardez mieux. "Mobilegas", lit-on sur la pancarte. On pense à Pégase. On ne sait pas pourquoi. Peut-être à cause du cheval. Ou de l’envol. Une image qui se dérobe. Hopper ne montre rien, il suggère. C’est sa manière. La scène, prise trop tôt. Ou trop tard. Un peu comme une photo manquée. Mais volontairement. C’est là tout l’art. Il y a chez Hopper un refus. Subtil. Élégant. De raconter. De donner un sens. Il peint l’interstice. Le battement vide entre deux actions. Ce qu’on ignore, d’ordinaire. Ce qu’on oublie. Et c’est précisément ce qui inquiète. L’« inquiétante étrangeté », disait Freud. Das Unheimliche. Hitchcock, lui aussi, connaissait ça. L’homme qui regarde par la fenêtre. Et rien ne se passe. Pas encore. Mais on reste. On attend. Parce qu’on sait. Que quelque chose va arriver. Chez Hopper, c’est pareil. L’événement est suspendu. Juste hors champ. La tension est dans la lumière. Dans la fixité. Dans l’ordinaire trop scruté. Un bureau. Une femme. Un homme. C’est "La nuit au bureau". La scène pourrait être banale. Mais elle ne l’est pas. La femme regarde l’homme. Ou bien c’est l’inverse. Cela dépend des esquisses. Hopper hésite. Puis tranche. Mais laisse le doute. Comme dans un flip-book silencieux, les regards s’animent. L’un vers l’autre. L’un contre l’autre. Et rien ne se dit. Hopper n’est pas réaliste. Il est au-delà. Il peint ce que nous n’osons plus voir. Ce que nous fuyons : le banal. L’ennui. L’attente. Il peint notre vie. Celle que nous ne regardons jamais.|couper{180}

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Carnets | Atelier

28 octobre 2019

La plupart des gens pensent qu’il faut savoir dessiner, et que ça s’apprend. Mais souviens-toi : enfant, tu ne te souciais pas de savoir dessiner ; tu dessinais, tout simplement. Et puis, que veut dire « bien dessiner » ? Par rapport à qui, par rapport à quoi ? Si « bien dessiner » existe, cela implique aussi « mal dessiner »… Mon crayon oscille entre les deux : j’ai les chocottes, maman ! D’accord, si tu feuillettes les carnets de croquis de Léonard de Vinci et que tu rêves de dessiner comme lui, il va falloir bosser un peu. Mais pourquoi voudrais-tu dessiner comme Léonard, puisque c’est déjà fait, plié, terminé ? Il n’y a qu’un seul Léonard, et voilà. À son époque, il n’y avait ni smartphones ni appareils photo numériques pour capturer portraits ou paysages sans bavure. Aujourd’hui, c’est différent. Tu peux bien sûr prendre ça comme un défi de dessiner aussi bien que lui, mais est-ce vraiment cela qui t’apprendra à dessiner ? Je ne le crois pas. Pour moi, dessiner, c’est d’abord s’exprimer avec justesse, montrer qui l’on est. La seule chose que tu puisses faire, c’est dessiner comme tu le ressens. Et pour ça, il te faudra du temps, chaque jour, pour t’y mettre et réfléchir à ce que tu as produit. Au début, ton œil sera presque aveugle : tu ne verras pas grand-chose et tu te diras peut-être « bof, c’est pas terrible, à la corbeille… ». Erreur. Garde tout. Mets tes dessins dans une pochette, note la date et ta signature à chaque fois. Tout ce que tu fais en dessin compte, tout est précieux. Jeter tes dessins, c’est dire que tu as perdu ton temps, que ton effort n’a aucune valeur. L’estime de soi est importante (sans en abuser, bien sûr). Chéris ce que tu produis et, dans quelques années, ton œil plus aiguisé te montrera que ces premières esquisses portaient déjà la trace, les prémices d’un talent à venir. Quant à « bien dessiner », c’est souvent l’avis des autres : c’est facile de « bien dessiner » quand tes dessins ressemblent à ce que la plupart attendent d’un visage ou d’un paysage. Mais au fond, « bien dessiner » est souvent un mensonge qu’on se raconte à soi-même. Peut-être que « savoir bien dessiner » n’est qu’un faux problème, une excuse pour ne pas se lancer vraiment. Dessiner, c’est avant tout dessiner comme tu es, sans chercher à imiter qui que ce soit. Et c’est exactement ce que martèle McDonald’s quand il répète « venez comme vous êtes ».|couper{180}

réflexions sur l’art

Carnets | Atelier

17 octobre 2019

Et si les dieux grecs n’étaient que des conspirateurs s’ennuyant ? Une idée qui traverse l’esprit en contemplant la légende de Pandore et d’Ulysse. Deux figures de curiosité opposée, l’une punie, l’autre exaltée. Mais que se passe-t-il lorsqu'on unit ces deux facettes ?|couper{180}

réflexions sur l’art

Carnets | Atelier

16 septembre 2019

Il y a quelques années, une rétrospective des frères peintres Bram et Geer Van Velde se tenait à Lyon. À travers l’histoire de ces deux artistes, l’auteur explore la force du déracinement, l’influence de l’exil et la naissance d’un langage pictural unique. Ce parcours témoigne de la nécessité de la faim créatrice et du travail acharné, indispensables à la révélation artistique.|couper{180}

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Carnets | Atelier

11 septembre 2019

Reprise du texte en 2025. À relecture tout me paraît grandiloquent, pas faux complètement mais reconstruit naïvement. Je reviens donc en arrière pour réexaminer la scène et j'écris un tout autre texte. Je me souviens de cette journée où j’ai rendu visite à Thierry Lambert. Aujourd’hui, je vois clairement ce que je cherchais : moins à rencontrer un homme qu’à trouver un miroir qui me renvoie l’image d’un artiste. J’étais fatigué. J’avais enchaîné les ateliers pour enfants, le déjeuner rapide. J’arrivais avec l’espoir confus qu’un « grand » me reconnaisse, me donne une clé, ou simplement me regarde comme un égal. Sa maison était pleine d’œuvres. Des piles de toiles, des sculptures. Je me suis perdu dans les noms, les références. Je voulais tout retenir, prouver que j’étais digne de comprendre. Puis j’ai lâché prise — ou j’ai cru lâcher prise. En réalité, je jouais au disciple émerveillé. Je me suis mis à parler de chamanisme, d’art sacré, de transmission ancestrale. De Luis Hansa que j'avais connu lorsque j'habitais Paris. Des mots trop grands pour une simple rencontre. Je crois que j’avais peur que ce moment soit banal. Alors je l’ai enrobé de mystère. J’ai fait de Thierry un chamane, de sa maison une forêt, de sa collection un chemin initiatique. Nous avons bu du thé. Parlé peinture, marché de l’art, parcours. C’était concret, simple. Mais dans ma tête, je dramatise déjà. Je me voyais en train de vivre quelque chose d’important. Aujourd’hui, je sais ce qui était vrai : sa générosité, le partage d’un gâteau, la lumière dans la cuisine, les chats derrière la vitre. Le reste — le vocabulaire initiatique, l’insistance sur le caractère unique — était de la construction. Une tentative de me grandir par procuration. Parfois, on se raconte des histoires pour traverser le doute. Ce jour-là, j’avais besoin de croire que l’art était une voie sacrée, et moi, un pèlerin. J’avais besoin de Thierry comme guide. Je ne suis plus ce pèlerin. Je n’ai plus besoin de chamanes.|couper{180}

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