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Lectures
H. P. Lovecraft : lire pour écrire — de la quête au système
Carte interactive Lovecraft Introduction La littérature de Lovecraft ne naît pas dans un vide : elle s’appuie sur une culture accumulée avec méthode. Lui qui se disait « amateur d’antiquités, de science et de rêves » a développé, au fil des années, une véritable stratégie de recherche de lectures. De Providence à New York, ses lieux de prédilection, ses outils et ses habitudes évoluent, passant de l’errance curieuse à une maîtrise méthodique de ses sources. I. Providence : le creuset initial Lieux de lecture : Providence Public Library (225 Washington St.) : terrain de chasse principal pour la littérature, l’histoire et les sciences. Bibliothèque de Brown University (John Hay Library) : accès indirect grâce à des amis, pour consulter des ouvrages plus rares. Librairies d’occasion : Snow & Farnham, petites échoppes du centre-ville. Prêts d’amis et de correspondants : certains envoient des livres par la poste. Matériel à Providence : Carnets de notes : blocs lignés bon marché (Dennison, Eaton’s) pour griffonner résumés et citations. Stylos : Waterman’s Ideal et Sheaffer Lifetime. Papier : Eaton’s Highland Linen pour correspondance soignée, papier générique ivoire pour notes brutes. Organisation : rangement des notes et extraits dans des chemises manille thématiques. II. New York : la boulimie ciblée (1924-1926) Lieux de lecture : New York Public Library (5th Ave & 42nd St.) : accès gratuit, collections massives en histoire, science, folklore. Librairies de 4th Avenue (Book Row) : une dizaine de bouquinistes où il chine éditions anciennes et ouvrages de niche. Wanamaker’s et McBlain’s Stationery : papeterie, parfois rayon livres. Bibliothèques de quartier à Brooklyn Heights et Red Hook. Matériel à New York : Carnets portables : petits blocs spiralés ou cousus (Dennison, Globe-Wernicke). Encre : Carter’s Ink ou Sanford’s (moins chère). Organisation : méthode nomade, notes regroupées dans enveloppes kraft ou chemises, souvent renvoyées à Providence. III. Retour à Providence : la maîtrise (1926-1937) Lieux de lecture : Providence Public Library. John Hay Library pour ouvrages rares. ( à voir le site Tiers-livre pour des images de celle-ci ) Bouquinistes pour constituer sa bibliothèque personnelle. Matériel à Providence (maturité) : Carnets par sujet (science, histoire, etc.). Classement intégré : notes vers chemises manille thématiques, intégrées à la correspondance et réutilisées en fiction. Papier carbone Carter’s Midnight Blue pour conserver un double des notes. Stylos : préférence finale pour le Sheaffer Lifetime. IV. Lire sans moyens : la stratégie d’un pauvre érudit Lovecraft vécut presque toute sa vie dans une grande pauvreté. Pourtant, il lut et posséda un nombre impressionnant de livres, grâce à plusieurs stratégies : Priorité absolue à la lecture, en réduisant toutes les autres dépenses. Achat d’occasion. Échanges et dons d’amis et correspondants. Prêts à long terme. Éditions bon marché comme Everyman’s Library ou Modern Library. Accès massif aux bibliothèques publiques et universitaires. V. De l’amateur au méthodicien Avant 1924 : lectures guidées par le hasard, notes éparses. 1924-1926 : phase boulimique, accès illimité aux grandes bibliothèques, accumulation massive. 1926-1937 : sélection plus ciblée, intégration dans un système épistolaire et thématique. Conclusion Lovecraft n’a jamais cessé de lire, mais il a appris à canaliser ses lectures et à les fixer matériellement pour mieux les exploiter. Sa pauvreté ne l’a pas empêché de se constituer une culture immense — elle l’a forcé à l’ingéniosité.|couper{180}
fictions
Dans la langue de l’autre
Józef avait huit ans quand son père se mit à traduire Shakespeare. C'était à Vologda, dans cette ville du nord de la Russie où l'on vous envoie quand vous avez eu des idées, des idées sur la Pologne par exemple, ou sur la liberté, enfin des idées qui dérangent. Apollo Korzeniowski en avait eu, des idées. Résultat : l'exil. Avec femme et enfant, s'il vous plaît, parce que dans ce genre de situation on ne vous fait pas de cadeau. La tuberculose, ça ne pardonne pas non plus. Ewa Korzeniowski mourut en 1865, laissant Apollo seul avec le petit Józef dans cette ville aux consonnes impossibles. Alors Apollo se mit à traduire. Pour gagner trois kopecks, d'abord, parce qu'il faut bien vivre. Mais aussi, on peut le supposer, pour ne pas devenir fou. Traduire Shakespeare en polonais quand on est coincé au fin fond de la Sibérie occidentale, c'est une forme de résistance. Ou de folie douce. Les deux peut-être. Józef regardait son père penché sur ses dictionnaires. Apollo avait cette manie de lire à voix haute en traduisant, testant les sonorités, cherchant le rythme juste. "To be or not to be", puis quelque chose en polonais que l'enfant ne retenait pas, puis de nouveau "To be or not to be". L'anglais s'incrustait dans la tête du gamin comme une mélodie étrange. Plus tard, beaucoup plus tard, Józef devenu Joseph Conrad écrira que sa première rencontre avec l'anglais eut lieu dans cette baraque de Vologda, par l'intermédiaire d'Hamlet et d'un père qui traduisait pour ne pas sombrer. Apollo traduisait aussi Victor Hugo. Les Travailleurs de la mer, tiens, comme c'est curieux. Hugo écrivant son roman sur une île - Guernesey - pendant son propre exil, Apollo le traduisant dans le sien. Deux îles d'exil qui se parlent à travers les langues. Le petit Józef entendait défiler les tempêtes, les pieuvres géantes, les marins perdus. Il ne savait pas encore qu'il passerait sa vie sur des bateaux, que la mer deviendrait son métier, son obsession, sa métaphore de prédilection pour dire l'inquiétude humaine. Inquiétude, inquietudo en latin. Négation du repos. Apollo ne trouvait pas le repos, comment l'aurait-il transmis à son fils ? Dans les dernières années à Vologda, puis après l'amnistie quand ils purent s'installer à Cracovie, Apollo ressemblait à ces personnages de Conrad qui ne tiennent plus en place, qui sont hantés par quelque chose d'innommable. Le petit Józef l'observait. Il apprenait, sans le savoir, ce que c'est qu'un fugitif. Apollo mourut en 1869. Józef avait onze ans. L'orphelin fut confié à son oncle Tadeusz, homme raisonnable qui trouvait que les Korzeniowski avaient décidément le sang trop chaud. "Ton père était un rêveur", répétait-il au gamin. Sous-entendu : toi, ne rêve pas, sois pragmatique, trouve-toi une belle situation dans l'administration autrichienne. Józef hochait la tête. Mais il pensait à autre chose. Aux bateaux, par exemple. Aux îles lointaines. À l'anglais d'Hamlet qui résonnait encore dans sa tête. En 1874, à seize ans, il fila à Marseille. Comme ça, du jour au lendemain. L'oncle Tadeusz n'y comprenait rien. Le gamin avait pourtant tout pour réussir : intelligence, éducation, relations. Mais non, il voulait naviguer. "C'est le sang Korzeniowski", soupirait l'oncle. Le sang des rêveurs, des exilés volontaires, de ceux qui ne tiennent pas en place. À Marseille, Józef découvrit le français. Nouvelle langue, nouvelle personnalité. Il s'adapta, comme il avait appris à s'adapter en Russie, puis en Autriche-Hongrie. Les langues, c'était son affaire. Il en collectionnait les accents, les tournures, les façons de dire le monde. Le polonais pour l'enfance et la douleur, le français pour l'aventure et l'élégance, l'anglais pour... eh bien, on verrait. En 1878, nouveau départ : l'Angleterre. Józef ne parlait que quelques mots d'anglais, ceux d'Hamlet resurgi du passé. Mais il apprit vite. Il apprit en naviguant, en écoutant les ordres, en lisant Dickens et Thackeray pendant les longues traversées. Il apprit comme on apprend une musique, par imprégnation. Sauf que cette musique-là, il la parlait avec un accent impossible. Toute sa vie, on se moquera de son anglais. Tant mieux : cet anglais d'étranger, c'était son style. Vingt ans de marine marchande. Vingt ans à accumuler les histoires, les types louches, les situations impossibles. Un jour à Bangkok, un autre à Sydney, un troisième au Congo. Józef observait, notait mentalement. Il ne savait pas encore qu'il deviendrait écrivain, mais il stockait déjà la matière première. Ces marins alcooliques, ces administrateurs coloniaux, ces indigènes mystérieux - tout cela finirait dans des livres. Dans des livres en anglais, s'il vous plaît. Parce que entre-temps Józef était devenu Joseph Conrad, citoyen britannique et futur maître de la prose anglaise. L'ironie de l'histoire. En 1889, Conrad commença Almayer's Folly. Premier roman, première expérience de l'écriture en anglais. Il traduisait littéralement ses pensées du français vers l'anglais, créant au passage une langue impossible, un anglais teinté de gallicismes et d'étrangeté polonaise. Les éditeurs ne savaient qu'en penser. Ce type écrivait comme personne, mais vraiment comme personne. C'était exaspérant et fascinant. Conrad lui-même ne comprenait pas très bien ce qui lui arrivait. Il se retrouvait à Londres, dans un petit appartement de célibataire, en train d'inventer des histoires. Lui qui avait passé sa vie à fuir - la Pologne, puis la France, puis la routine de la marine marchande - il se retrouvait assis à une table, immobile pour la première fois de son existence. Mais l'inquiétude était toujours là. Elle avait simplement changé de forme. Dans Tales of Unrest, son premier recueil de nouvelles, Conrad mit en scène des fugitifs. Karain, ce chef malais hanté par ses fantômes. L'administrateur colonial d'An Outpost of Progress qui devient fou dans la brousse africaine. Tous ces personnages que quelque chose poursuit, quelque chose d'invisible et d'inexorable. Conrad savait de quoi il parlait. Il avait grandi avec un père fugitif, il était lui-même un fugitif, un apatride qui avait trouvé refuge dans l'anglais. L'anglais de Conrad n'appartenait à personne. Ce n'était ni l'anglais d'Oxford ni celui de la rue. C'était une langue d'invention, forgée par quelqu'un qui pensait en trois langues à la fois. Quand il écrivait "the horror, the horror" dans Heart of Darkness, on entendait derrière toute l'histoire de l'Europe, les exils, les révolutions ratées, les empires qui s'effondrent. Kurtz au Congo, c'était aussi Apollo à Vologda : le même isolement, la même dérive vers l'innommable. Les critiques anglais ne savaient que faire de Conrad. Trop compliqué pour les amateurs d'aventures maritimes, trop exotique pour les littéraires. Mais Henry James avait compris tout de suite. Lui aussi venait d'ailleurs, lui aussi écrivait dans une langue qui n'était pas tout à fait la sienne. Ils se rencontrèrent, se reconnurent. James disait que Conrad avait "le génie de l'inquiétude". Conrad répondait que James était "trop gentil". Ils se comprenaient. En 1914, Conrad retourna en Pologne pour la première fois depuis quarante ans. Avec sa femme anglaise et ses fils qui ne parlaient pas polonais. Étrange retour aux sources : les sources avaient changé, lui aussi. Il se promenait dans Cracovie comme un touriste dans sa propre jeunesse. L'oncle Tadeusz était mort depuis longtemps. Apollo aussi, évidemment. Ne restait que la maison où l'enfant avait entendu traduire Shakespeare. La guerre éclata pendant qu'ils étaient là. Les Conrad durent rentrer en catastrophe en Angleterre. Nouveau départ, nouvelle fuite. Conrad avait soixante ans, il était devenu un écrivain respecté, mais il était toujours en mouvement. L'inquiétude, ça ne se soigne pas. Il mourut en 1924, citoyen britannique célébré par toute l'Europe littéraire. Ses funérailles furent suivies par des délégations venues de partout. On traduisait ses livres dans toutes les langues, y compris en polonais. Le gamin de Vologda était devenu un classique. Mais au fond, il était resté fidèle à son héritage : comme son père Apollo, comme Hugo à Guernesey, comme Byron en Italie, il avait fait de l'exil une force créatrice. Il avait prouvé qu'on peut écrire de grands livres dans la langue de l'autre, à condition d'y mettre toute son inquiétude. L'exil, au final, c'était peut-être ça : apprendre à habiter la langue comme on habite un pays qui ne vous appartient pas tout à fait, mais où l'on peut quand même construire quelque chose de durable. Conrad y était arrivé. Il avait fait de l'anglais sa patrie définitive, sans pour autant oublier d'où il venait. Une belle revanche sur l'histoire, une victoire par K.O. de la littérature sur le déracinement. Voilà. L'histoire d'un homme qui a passé sa vie à traduire, d'une langue à l'autre, d'un pays à l'autre, de l'expérience vécue aux mots écrits. Un homme qui a fait de son exil sa signature, de son accent impossible son style. Au fond, tous les écrivains sont des traducteurs. Conrad l'était juste plus littéralement que les autres.|couper{180}
Carnets | Atelier
28 juin 2025
À droite de l'écran se dresse d'abord un mur vert percé d'une fenêtre grande ouverte en raison de la chaleur que l'on cherche à expulser pour la remplacer par la fraîcheur matinale. Considérations climatiques futiles qui m'auront échappées puisque j'étais parti pour décrire les lieux. Mais j'y reviendrai peut-être. Sur le climat. Donc, nous avons une fenêtre de forme rectangulaire, il est rare par ici de voir des fenêtres carrées. Les rondes ou en losange sont encore plus rares. Ici aussi je crois qu'on pourra se passer de la géométrie. Au-delà de la fenêtre, un mur qui monte jusqu'à une ligne taillée en biseau, et qui est tout simplement le fait souligné d'une ombre encore plus noire que la pénombre. Si l'on veut laisser l'œil s'élever encore on peut avoir un triangle de ciel gris bleu dans la partie supérieure de la fenêtre. Avec peut-être une légère nuance purpurine. Description qui n'est que l'écho d'une page lue ce matin. Ce qui me fait penser à Laurent Mauvignier quand on lui demande quels sont les auteurs qui l'ont inspiré. Il parle de cet écho chez d'autres auteurs d'un quelque chose qu'il cherche à dire. Est-ce cela l'inspiration, je ne sais pas. Peut-être que ça parle de solipsisme prometteur plutôt. Comme si à la lecture on avait franchi un mur. On aurait découvert cette percée, cette fenêtre que j'évoque au début, on passerait par celle-ci et l'on se retrouverait dans un jardin, dans une ville, dans ce que l'on voudra, une bibliothèque. La seule chose dont on ne pourrait plus douter c'est que c'est à soi de s'occuper des lieux. Car pas de jardinier ici, pas d'éboueur pour ramasser les ordures, pas de bibliothécaire pour épousseter les ouvrages, balayer les sols. Tout nous appartiendrait, d'accord. Mais nous serions les seuls responsables à la fois des merveilles qu'on y trouve comme des dégâts qu'on y cause. Une idée fugace passe, laisse-la passer, ne la retiens pas. Patience. Si elle revient une seconde fois note qu'elle se représente avec un léger étonnement. Mais laisse-la passer encore. La troisième fois cependant note-la car il y a de grandes chances qu'elle ne se représente plus. Cet espoir de retrouver goût à la lecture lui tomba dessus comme la grâce. Qu'allait-il en faire lui qui dans chaque espoir décelait déjà les prémisses d'une deception à venir. Donc le mot propriété revient par la bande. C'est à dire que tu lis un livre, tu le lis parfois plusieurs fois, tu t'en imprègnes et à la fin de voici étrangement devenu son propriétaire . Je ne parle pas de placer le livre sur l'étagère de la bibliothèque, évidemment. Je parle de cette sorte d'avidité incroyable au fond de soi qui s'accapare le monde de toutes les manières dont on peut imaginer que le monde se présente à soi. Que ce soit une rue que l'on arpente à période régulière et dont on fait sa familère, comme jadis on parlait de favorite. Que ce soit les fleurs du jardin que l'on arrose le matin pour qu'elles ne dépérissent pas trop vite. Que ce soit les livres que l'on lit et dans lesquels parfois on se reconnaît plus ou moins. L'idée d'être assisté pour respirer. Par une machine. L'agacement soudain s'additionne à la chaleur, se cumule, s'amplifie. Vers 23h j'arrache le masque. C'est à dire que le confort au bout d'un moment m'est tout aussi insupportable que tout le reste. C'est à ce moment, ne parvenant plus à dormir que j'ouvre les Nouvelles Complètes de Conrad, chez Quarto. Je n'avais jamais lu la préface de Jacques Darras. Il évoque la présence de Rimbaud et de Jozef Konrad Korzeniowski au même moment à Marseille, en 1875. Et surtout cet attrait des deux jeunes hommes pour les langues étrangères notamment l'anglais et le français pour le jeune polonais. "L'oreille devient organe majeur, les recherches linguistiques saussuriennes sont proches d'une formulation théorique". Hier encore je m'interrogeai sur l'utilité d'un récit de voyage et aussitôt que je lis ces pages ce sont les noms de lieux qui attirent l'oeil. l'île de Bangka au nord de Sumatra Semarang Singapour et Bornéo Aden Kinshasa Stanley Falls Harar L'hôpital de la Conception à Marseille.|couper{180}
Lectures
note de lecture_Le Temps et les Dieux de Dunsany
Note de lecture : Time and the Gods de Lord Dunsany Lord Dunsany (Edward John Moreton Drax Plunkett, 18e baron de Dunsany, 1878-1957) possède un style tout à fait distinctif dans la littérature fantastique qui a profondément influencé le genre. Son écriture se distingue par une prose lyrique et archaïsante, empreinte d'une solennité biblique. Dunsany emploie délibérément un langage soutenu, parfois archaïque, qui évoque les textes sacrés ou les chroniques anciennes. Cette tonalité confère à ses récits une dimension mythique et intemporelle. Ses textes fonctionnent souvent comme des poèmes en prose. Il crée des mythologies complètes avec leurs panthéons de dieux aux noms évocateurs (Mana-Yood-Sushai, Pegāna). Son style reflète cette ambition démiurgique : il écrit comme un chroniqueur des temps primordiaux, rapportant des légendes d'un monde parallèle. Ses récits sont imprégnés d'une nostalgie particulière, celle des civilisations perdues et des beautés évanescentes. Le style traduit cette mélancolie par des cadences musicales et des images de splendeur fanée. Ce style unique a directement inspiré H.P. Lovecraft, Clark Ashton Smith et toute une génération d'écrivains fantastiques qui ont adopté sa manière de créer des mondes mythologiques par la seule force du verbe. Les ritournelles dunsaniennes L'usage de la répétition comme d'un motif musical me rappelle Gertrude Stein, bien que les intentions diffèrent. Je me suis procuré l'édition Gollancz Fantasy Masterworks datant de 2000 pour consulter le texte original. Dunsany emploie des structures répétitives qui créent un effet d'incantation quasi-liturgique. On trouve des formules récurrentes comme "And it was so" ou des variations sur "In the days when..." qui ponctuent ses récits cosmogoniques. Ces répétitions fonctionnent comme des refrains bibliques, renforçant la dimension sacrée de ses mythologies. Comme Stein, Dunsany joue sur la répétition-variation, mais là où Stein déconstruit le langage pour explorer sa matérialité pure ("Rose is a rose is a rose"), Dunsany utilise la répétition pour construire du mythe. Ses ritournelles visent l'hypnose mystique plutôt que l'expérimentation linguistique. Les deux auteurs créent une temporalité particulière par la répétition : Stein suspend le temps narratif traditionnel, Dunsany évoque le temps cyclique des cosmogonies anciennes. Chez lui, la répétition mime les cycles éternels des dieux et des mondes. La question du souffle et de la période Il faut le lire à haute voix pour comprendre quelque chose de la période. De même que Lovecraft, cela demande du souffle. Ce n'est pas le même air que ces poumons charrient. Je me fais cette réflexion alors que je corrige quelques textes de 2019 où j'avais encore de bons poumons — des longues phrases bourrées de virgules. Ce n'est plus le cas. Que penser de cela ? De la notion de période dans l'écriture ? Les temps actuels semblent plus propices à la phrase courte, au staccato. Ce qui, sans doute, paraîtra tout aussi étrange à des lecteurs de l'avenir, s'ils existent. Néanmoins, il doit y avoir certaines formules qui persistent dans la durée, dans le temps — autrement dit, des structures qui résistent à l'entropie. La musique pure permet cela. Est-ce que lorsque j'écoute Bach ou Mozart je suis dans leur époque, dans la mienne ? Non, je ne le crois pas. Je suis ailleurs. Dans un ici et maintenant qui absout la durée. Mieux : c'est la musique dans son déroulement qui est passé, présent, avenir — trois axes qui convergent dans l'instant où l'on écoute. Donc l'écriture essaie de reproduire ce phénomène, c'est désormais une évidence. C'est sans doute la raison pour laquelle certains textes résistent à l'entendement. On y cherche du sens alors qu'il faut simplement les éprouver.|couper{180}
Carnets | Atelier
25 juin 2025
Vivre sans peur et sans désir. Voilà à peu près le tableau. S'habituer au manque afin que rien ne nous manque. Une mythridatisation. Avoir satisfait les désirs les plus bas, de nombreuses fois. Ces venins bénins. Sans doute pas non plus les plus triviaux. Des désirs assez ordinaires, des désirs faciles. Puis décréter — quel ennui —, avec ce petit air suffisant. Peut-être est-ce une astuce finalement. Les rêves n'en reviennent que mieux à la charge durant la nuit. Les cauchemars également. Les uns ne pouvant être sans les autres. Une part enfouie, très enfantine la nuit. L'enfant serait-il l'unique personnage, le démiurge fabriquant ses créatures ? Et la dernière étape serait-elle d'ouvrir en grand les yeux et de s'apercevoir qu'il ne s'agit pas de la nuit mais du néant ? Que resterait-il encore comme solution ? Contre quoi luttes-tu vraiment ? L'ennui de l'ennui, l'habitude d'être toi, la fatigue des répétitions incessantes, les murs du labyrinthe, les pancartes « sortie » qui ne sont que des voies sans issue. Égalisation. Ça pourrait rappeler égalité mais c'en est loin. Qui égalise, qui se retrouve égalisé sans le vouloir, sans rien demander ? La liberté des uns commence désormais où s'achève celle des autres. Quant à la fraternité, on a inventé la pudeur afin d'en finir avec ses manifestations intempestives. Les cars de CRS, les coups de matraque, les décrets, les amendements, l'information. Pourtant, il me semblait bien avoir vu de mes yeux vu des gens joyeux un jour. Des rues pavoisées, des foules insouciantes, des bals de pompiers, des confettis et le petit vin blanc coulant à flot en bord de Marne ou de Seine. L'ai-je rêvé ça aussi ? Quelle morosité. Le ton n'est pas à l'amusement mais à la contrition. Arborez, arborez, arborez. On peut arborer avec tout ce que l'on nous aura poussés à déraciner. Quel cynisme. Le mot « insupportable » lui aussi se vide de son sens à force qu'on l'use. Une nuit sans rêve, ce n'est pas une nuit sans rêve. Une nuit sans rêve, c'est une nuit dont tu ne te souviens pas de tes rêves, comme si quelque chose t'en avait privé. Et de t'interroger si ce quelque chose est à l'intérieur de toi ou bien s'il fait partie de la nouvelle mise en place du monde. Il y a longtemps que je n'avais pas vu d'huissier. Celui-là dégoulinait de sueur devant la porte et la feuille qu'il m'a tendue était humide. 1 200 euros. Toujours la même embrouille de la part de la Maison des artistes, de l'Urssaf du Limousin. Je tente d'expliquer que c'est une erreur. C'est une erreur. Le type ne m'écoute pas, il s'en fout. Il dit : « C'est comme ça. » Passé mon après-midi d'hier à démêler une fois encore cette histoire. Des gens sympas au téléphone du reste. Tant à l'Urssaf qu'à la Sécurité sociale des artistes. C'est ça le pire. On ne peut en vouloir à personne. On ne peut engueuler quiconque. Toute la violence du choc, on la prend dans le bide et on gère comme on peut. 1 200 balles, une vraie rafale pour le coup. Temps de guerre, pas pour rien. Pour en finir, j'ai envoyé les documents comptables que j'ai retrouvés par miracle par mail à tout le monde. Plus de vie privée. Tout le monde le saura que je n'ai plus la queue d'un. La belle affaire. Le plus surréaliste fut la voix charmante de mon interlocutrice du cabinet d'huissiers. Je veux dire que j'avais l'impression d'avoir une copine au téléphone. « Ne vous inquiétez pas, tout va s'arranger. » Avec même un petit rire complice. Et moi de marcher dans la combine, allez. « Tout ça n'est pas bien grave, on en verra d'autres. » Ce qui fait que la journée entière fut étrange, encore une fois. Le matin, le technicien Free résout la panne en quinze minutes, montre en main. Puis je me rends à la clinique du sommeil de B. Je m'attendais à repartir avec la machine sous le bras, pas du tout. Juste des prospectus, et un bilan comme quoi oui, il faut vraiment que je fasse quelque chose car la bécane a mesuré un taux d'apnée anormalement élevé. Il paraît que je peux y laisser ma peau. Ce serait intéressant. J'ai pensé à une mue quand le docteur R. a prononcé ces mots. Puis il m'a montré un tableau de montagne parce que sa femme l'emmène voir des expositions — ça ne l'intéresse pas trop, mais ce tableau tout de même, regardez ça. « C'est vers Chamonix, j'adore la montagne. » Et effectivement, c'est un tableau de montagne très bien fait. La neige n'est pas blanche comme il se doit, les ombres sont profondes, le ciel est bleu et les rochers paraissent bien coupants. J'ai pensé aussitôt à l'Antarctique, aux Montagnes de la folie. Ce n'était pas le moment. « Ça vous fera trente-six euros. » Tiens, le tarif a augmenté. Le soir même, reçu un coup de fil du technicien qui doit venir m'expliquer le fonctionnement de la machine. Voix amicale, encore un copain. Dans le fond, je me fais peut-être du cinéma pour rien. Le monde est amical et moi je ne suis qu'un vaurien. S. revient en rogne de chez E. « Je ne la supporte plus », dit-elle en posant ses clefs sur la table. Et de lui dire pile-poil qu'un huissier était passé — j'ai trouvé que c'était le bon moment. Comme ça, c'est fait. Je veux dire qu'on est tellement fatigués par tout, y compris la chaleur, assommés, qu'un coup en plus sur la tête... Le reste de la soirée s'est passé sans heurt. J'ai créé un nouveau site local pour classer toutes les photos que j'ai scannées ces derniers jours. Il faudra que je note les codes au cas où sur un post-it, sur un mur. J'ai pensé qu'il faudrait un peu d'ordre, un peu d'organisation : ranger, classer, trier. Au cas où, soudain, je ne sois plus là. Repas frugal. Tarte aux poireaux délicieuse rapportée de Caluire par S. Encore écrit un peu après le dîner. Un essai sur l'idée d'un monde truqué que j'avais commencé le matin mais qui reste encore bancal. Enfin, j'ai tout éteint et suis parti dans Dunsany Le Temps et les Dieux Et sa petite ritournelle m'a endormi rapidement.|couper{180}
Carnets | avril 2023
04 avril 2023
Lecture de Rabelais, souvenir de Musil, pensée du chat maigre et digestion lente du désastre : ce journal du 3 avril explore la perte de repères, la fragmentation, le doute, avec l’humour grave d’un homme à l’écoute du monde — même quand il est en miettes.|couper{180}
Carnets | Atelier
15 mai 2025
S. ronflait. C’était une impression bizarre que d’essayer de me concentrer sur la lecture de Knausgaard tout en voulant faire abstraction de ce bruit sourd, rythmé, comme une machine qui s'emballe puis ralentit. La tension s’installait dans ma nuque, une raideur sourde qui, en un éclair, me fit comprendre pourquoi cette vie me pesait tant. Mais c’était rapide, trop rapide, un de ces éclats d’intuition qui surgissent puis s'évaporent sans prévenir, comme quand on tente de rattraper le fil d’un rêve juste après le réveil. Peut-être que l'agacement n'était pas vraiment dû au ronflement mais à ce passage du livre, une phrase précise qui aurait résonné trop fort, trop vrai. À moins que ce ne soit cette chaleur dérangeante elle aussi , les jambes dehors, la couette coincée sous moi. Il faisait trop chaud dans la chambre, je le réalisai d’un coup. Nous n’avions pas encore changé la couette, c'était encore celle d’hiver. Le corps — mon corps — s’était assis sur le bord du lit, comme une entité à part entière, échappée du sommeil. J’ai regardé l’heure. Les chiffres rouges du réveil indiquaient 23:48. Je ressentis un désir vif de lire encore, au moins une petite heure, pour essayer de reconstituer puis de savourer ce moment si intime qu'est la lecture d'un bon livre, avant que le lendemain n’efface tout. Je craignais de m’endormir. Le lendemain serait jeudi, et ces jours qui passent de plus en plus vite me font peur. À vrai dire, à part lire et écrire, tout me fait peur et m’agace. Comme si mon corps réagissait quand moi je suis incapable de le faire. Et puis, sans savoir vraiment pourquoi, j’avais dû me lever, marcher à tâtons vers la chambre d’amis, emportant l'IPad et le fichier Epub de l'Etoile du matin, comme un talisman contre le sommeil. Quand je me suis réveillé à 4h, le noir était complet. J'ai tourné la tête pour chercher l'heure, mais aucune lueur rouge cette fois. Juste le silence, sans le ronflement, mais sans l’assurance non plus d’être exactement là où je pensais être. Ce matin, la fatigue avait une texture particulière. Les muscles semblaient plus lourds, les articulations moins souples. Je m’étais levé avec cette impression de peser plus que d’habitude, comme si le corps, même après une nuit de sommeil, refusait de se délier. J’ai cherché mes lunettes qui avaient glissé de mon nez dans l'obscurité. L'Ipad était là et j'ai senti la fraîcheur de la dalle du plat de la main. Machinalement, j'ai tapoté dessus et l'invitation à entrer le mot de passe est apparue. Mais je n'avais plus envie de lire. Ou bien cette histoire de mot de passe m'agaça. Cet agacement se rattacha à celui de la veille. Le bruit des ronflements, la tension dans la nuque. Peut-être même le livre de Knausgaard qui n’apaisait rien. Cette jalousie en lisant certains auteurs, me disant que j'aurais très bien pu m'y coller avec des si jusqu'à l'infini... Je pensais que la lecture calmerait quelque chose, mais c’était l’inverse : tout semblait s’imbriquer pour créer ce nœud intérieur. Et cette fatigue, cette lourdeur dans les bras, me rappelait les jours où je me levais à cinq heures pour attraper le bus. Ces boulots que je trouvais par l’intérim, manutentionnaire, préparateur de commandes. Des journées à soulever des caisses de conserves, à empiler des cartons jusqu’au plafond. J’avais choisi ces boulots parce que je ne voulais pas être fatigué intellectuellement. Ce n'était pas par hasard même si à cette époque je n'utilisais pas le terme choisir. J’écrivais le soir, et je ne voulais pas épuiser ma cervelle dans un travail plus exigeant. La journée, c’était les bras, les jambes, les reins qui travaillaient, la tête restait en arrière, comme en hibernation. La vraie vie commençait le soir, quand la fatigue du corps n’empêchait pas encore les mots de venir. Mais souvent, la lassitude s’incrustait. Souvent dans le métro, dans le RER, et aussi dans tous ces trains de banlieue que j'ai empruntés. Je m’imaginais écrire une phrase, puis je m’endormais en rêvant que cette phrase se diluait dans le sommeil. Le lendemain, il ne restait que des bribes, une sensation de quelque chose d’inachevé. Cette raideur est sans doute l’héritage de cette époque ancienne. L'empreinte qu'aura laissée l'apparente absence de choix, de projet de vie. La trace de cette résistance farouche à m'engager dans n'importe quel projet de vie. Comme si le corps, même libéré des tâches physiques, conservait en lui une trace de cette lutte contre la fatigue. Une résistance qui, avec le temps, s'érode. Je me suis soudain mis à penser aux falaises d'Étretat, en Normandie, dont j'ai appris récemment que le calcaire qui les constitue est en réalité un agglomérat de milliards de minuscules organismes. J'ai pensé à toute cette vie qui s’est déposée là inexorablement, prodiguant ainsi comme une idée de patience à la falaise même. Patience qui, de nos jours, poussée sans doute à bout par l'érosion des pluies acides, s'écroule par pans entiers. Et encore maintenant, à ce moment même, en faisant un travail tellement différent, enseigner, il arrive que l’épuisement surgisse d’un coup, sans prévenir, comme une réminiscence de ces années où je portais plus que je n’écrivais.|couper{180}
Lectures
Premières pages
Karl Ove Knausgård, dans les premières pages de Mon combat, pose d’emblée la question de la mort, avec cette brutalité d’un homme qui arrache un pan de toile pour faire apparaître la trame sous l’image. La mort de son père, c’est la mort des certitudes, celle du monde tel qu’il était perçu dans l’enfance. Une figure de granit qui peu à peu s’effrite sous les coups de l’existence. Cette figure du père, Knausgård la revoit dans le jardin, frappant une pierre. Geste usuel, quotidien, mais qui prend une ampleur inédite à la lumière du récit. Le père était solide, enraciné dans le réel, enseignant connu et reconnu, arpentant son territoire avec la certitude de celui qui sait le monde, qui le possède par la connaissance, par la répétition des gestes et des mots. Mais ce même homme s’effondre lentement, comme la pierre frappée jusqu’à l’érosion. La solidité n’est qu’un leurre, l’apparence d’un ancrage. Knausgård écrit pour ne pas perdre, écrit pour lutter contre l’oubli. Mais cette entreprise est dérisoire, et il le sait. On ne garde rien, ou si peu. Parler de la mort du père, c’est déjà accepter que la mémoire échoue, que la figure se dissolve. Pourtant, l’écriture est ce dernier recours, cet ultime effort pour maintenir vivant ce qui va disparaître. Knausgård choisit de tout dire, sans masquer, sans omettre. Cette sincérité totale a un prix, et l’écrivain semble prêt à le payer. Mais la liberté qu’il s’offre se révèle vite illusoire : une fois que tout est dit, il ne reste que la conscience amère d’avoir épuisé le matériau brut de la vie. Après Mon combat, il se tourne vers la fiction. Un retour vers l’artifice peut-être, après l’absolu du vrai. Cette œuvre gigantesque n’est pas tant un monument qu’un amas de traces éparses. Chaque page, chaque fragment de vie consigné n’est qu’une tentative désespérée de retenir ce qui s’en va. Une fois le dernier mot posé, il ne reste que la fatigue de celui qui a vidé ses mots et se retrouve devant l’étendue blanche de la page suivante, celle qu’il devra encore noircir pour ne pas sombrer. Écrire est alors un combat permanent contre la disparition. Mais au fond, quel est ce combat que mène Knausgård ? Est-ce réellement un combat contre soi-même, une lutte intérieure pour se purger de ce qui le hante, ou bien est-ce un effort désespéré pour atteindre les autres, les rejoindre par l’excès de sincérité, par l’authenticité brute ? Peut-être cherche-t-il à épuiser quelque chose en lui, cette image de soi trop lourde à porter, cette mémoire envahissante qu’il veut vider pour pouvoir enfin se libérer. Et lorsqu’il prend conscience de la vanité de cette entreprise, de l’inutilité même de cette quête d’absolu, il se tourne vers la fiction comme pour reconquérir une part de légèreté, un espace où l’invention supplante le témoignage. Au final, son combat n’est-il pas celui de tout écrivain ? Celui de lutter contre l’oubli en sachant que le texte, aussi dense soit-il, ne saurait contenir toute la vérité.|couper{180}
Lectures
La sincérité en équilibre sur le fil du doute
La sincérité, Montaigne en a fait son affaire. Il s’est promis, d’entrée de jeu, de se livrer tout entier, sans fioritures ni artifices, comme un acrobate qui, suspendu dans le vide, exhiberait chaque muscle, chaque tension, sans filet pour rattraper la chute. Mais se livrer, ce n’est pas encore se comprendre. Et surtout, se comprendre ne garantit pas l’authenticité. Pourtant, le vieux Montaigne ne manque pas de conviction : il affirme, il avoue, il se dit, et le lecteur, fasciné, se laisse prendre au jeu de cette transparence calculée. Parce que la sincérité, quand on y pense, c’est un peu comme ces boutiques aux vitrines impeccables et aux arrière-boutiques sombres, où l’on entasse ce qui ne doit surtout pas se voir. On s’y croit bien reçu, mais quelque chose échappe toujours. En fait, le doute persiste : et si Montaigne jouait avec nous ? Et si ce grand projet d’authenticité n’était qu’un masque littéraire, une manière discrète de se dérober tout en se montrant ? Après tout, la sincérité, c’est peut-être ça : un mouvement perpétuel entre la confession et l’esquive, une construction savamment décousue, qui laisse planer le soupçon que tout cela n’est qu’un tour, ou plutôt un détour. Montaigne, on le sait, n’est pas homme à tricher. Lui-même le dit : "Je me contredis quelquefois, mais la vérité, je ne la contredis point" (Essais, Livre III, Chapitre 2). Tout de suite, il annonce la couleur : il va parler de lui, sans détour, sans fard, en toute honnêteté. Ce qui déjà soulève un doute : peut-on, en écrivant, être parfaitement honnête ? À peine commence-t-il à tracer ses phrases que l’on sent bien que quelque chose résiste. Car l’écriture, Montaigne le sait, c’est déjà une forme de mise en scène. Un dispositif où chaque mot prend la pose, où chaque réflexion trouve sa place dans un jeu d’équilibre savamment orchestré. Et voilà Montaigne qui s’attaque à ce grand chantier de soi-même, avec la conviction naïve de pouvoir capturer ses pensées comme on attrape des papillons. Mais le filet est percé, et les idées s’échappent. Qu’à cela ne tienne, il persiste. La sincérité, chez lui, n’est pas ce jaillissement brut qui aurait pu fleurir sous d’autres plumes, plus spontanées. Non, ici c’est autre chose : un effort intellectuel, un projet réfléchi. Il veut tout dire, certes, mais il sait bien qu’écrire, c’est aussi choisir, trier, oublier. Et il n’est pas dupe. Nuancer la sincérité chez Montaigne revient à accepter que cette quête de transparence soit aussi une construction littéraire. La mise en scène n’est pas forcément un mensonge, mais une manière de mieux cerner une vérité insaisissable. Il ne s’agit pas d’un masque pour tromper, mais d’un procédé pour explorer les contours d’un moi changeant. Finalement, cette sincérité littéraire, si elle est une mise en scène, n’est pas une stratégie de manipulation, mais un geste d’honnêteté complexe, où le masque sert à révéler plus qu’à cacher. Montaigne joue avec ses contradictions pour mieux nous inviter à réfléchir à la nôtre, et dans cette mise en abîme, il ne cesse de se questionner avec cette humilité qui fait sa grandeur. Plus largement, cette manière montaignienne de cultiver le doute résonne étonnamment avec notre époque, où l’authenticité est sans cesse revendiquée mais rarement atteinte. À l’heure des récits autofictionnels et des réseaux sociaux, cette sincérité fluctuante, mouvante, prend une valeur d’exemple. Peut-être est-ce là la modernité radicale de Montaigne : avoir su anticiper que la quête de soi est toujours un peu un jeu de masques.|couper{180}
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Du Grand-Guignol à Lovecraft : la résurrection de Maurice Level
Maurice Level, l’homme de l’ombre, oublié de l’histoire littéraire, surgit comme une silhouette vacillante au cœur de la nuit des lettres françaises. Son nom, à peine prononcé aujourd’hui, résonne pourtant comme une cloche fêlée dans les marges des anthologies du conte cruel, entre les récits macabres de Villiers de l’Isle-Adam et les fables désenchantées de Maupassant. C’est que Level n’appartient pas au canon, aux grands récits des réussites institutionnelles. Non. Il hante plutôt les marges, les interstices, là où l’horreur s’épanouit à l’abri des certitudes bourgeoises. C’est par hasard que je suis tombé sur cet écrivain singulier. Une vidéo de François Bon a suffi à éveiller ma curiosité, à susciter cette envie d’explorer l’univers de Maurice Level. Dès lors, je me suis mis en quête de cet ouvrage traduit par S.T. Joshi, ce recueil d’horreurs et de cruautés humaines. L’ayant enfin trouvé, je l’ai dévoré, pris par cette prose étrange et sombre. Et c’est avec l’idée de rendre hommage à cet auteur oublié du fantastique français que j'ai éprouvé l'envie de mettre cette réflexion en forme. S.T. Joshi, érudit fouillant les recoins obscurs de la littérature fantastique, exhume Level avec la minutie d’un archéologue. Il souligne le paradoxe de cet auteur : d’un côté, la France l’ignore, de l’autre, l’Angleterre et les États-Unis ont salué son imaginaire troublant et ses récits à la précision chirurgicale. Level n’a jamais cru au surnaturel, c’est là sa singularité. Son horreur est terrestre, inextricablement liée à la chair, au sang, aux remords. L’angoisse qui traverse ses récits naît moins de l’apparition d’un spectre que de la montée implacable de la folie humaine, du déraillement intime qui se produit lorsque le quotidien se fissure. Parmi les récits les plus marquants de Maurice Level, on trouve "La Malle sanglante", "L'Épouvante" et "Les Portes de l'enfer", des récits où la tension psychologique et la violence latente s’entrelacent pour produire une atmosphère oppressante et dérangeante. Ces œuvres, bien que rarement rééditées, constituent le socle de son univers narratif où le quotidien se teinte soudain d'horreur sans jamais basculer dans le surnaturel. Quelques phrases caractéristiques de l'œuvre de Level illustrent cette horreur viscérale et humaine : Dans "The Debt Collector" (Le Percepteur) - page 13 : « Money that doesn’t belong to you is not money. » / « L'argent qui ne vous appartient pas n'est pas de l'argent. » Dans "Thirty Hours with a Corpse" (Trente heures avec un cadavre) - page 17 : « An interruption such as that, or death, even, at the hands of an infuriated mob would have been welcome, anything that would somehow, some way, break the continuity of horror... » / « Une interruption de ce genre, ou même la mort, aux mains d'une foule en furie, aurait été bienvenue, n'importe quoi qui pourrait, d'une manière ou d'une autre, rompre la continuité de l'horreur... » Dans "The Look" (Le Regard) - page 45 : « It was not the gaze of a man, but that of a beast, one cornered and desperate, willing to strike at anything that moved. » / « Ce n'était pas le regard d'un homme, mais celui d'une bête, acculée et désespérée, prête à frapper tout ce qui bougeait. » Dans "The Cripple" (L'Infirme) - page 67 : « His twisted limbs seemed not to belong to him, as if borrowed from some other creature. » / « Ses membres tordus semblaient ne pas lui appartenir, comme empruntés à quelque autre créature. » Le Grand-Guignol, théâtre parisien fondé en 1897 par Oscar Méténier, est devenu le symbole du théâtre de l'horreur, mettant en scène des pièces courtes aux thèmes macabres, souvent marquées par la violence physique et psychologique. Il s’agissait d’un espace où les récits cruels de Level prenaient toute leur ampleur, dans un cadre exigu, intensément dramatique, où la frontière entre réalité et cauchemar s’effondrait. Le Grand-Guignol, avec son atmosphère oppressante et son goût pour les excès, incarnait à merveille la brutalité narrative de Level. (Aparté : Il est tout à fait possible qu'Antonin Artaud ait été influencé par le Grand-Guignol lorsqu'il a élaboré son concept du Théâtre de la Cruauté. Bien que les preuves directes soient rares, plusieurs éléments le suggèrent. Artaud a été en contact avec André de Lorde, l'un des auteurs emblématiques du Grand-Guignol, ce qui a pu nourrir sa réflexion sur un théâtre provoquant des réactions viscérales. Si le Grand-Guignol visait à choquer par le réalisme de l'horreur physique, Artaud cherchait à transformer l'âme du spectateur par une violence plus métaphysique. Peut-être a-t-il trouvé dans ce théâtre de l'effroi un modèle d'intensité à réinventer pour son propre projet théâtral.) Le décor spartiate d’une scène exiguë, la tension palpable d’une soirée pluvieuse où les mastics cèdent sous la pluie, le craquement des os sous le fouet de la douleur — c’est là que Level prend vie, à la fois maître de son art et spectre de son propre univers. Il y a chez lui cette obsession pour la décrépitude, l’usure irrémédiable des êtres et des choses, et c’est sans doute pourquoi ses récits glacent d’effroi sans jamais recourir aux apparats gothiques. Joshi nous apprend que Level a été lu avec passion par H.P. Lovecraft, dont l’admiration précède même la découverte concrète de ses textes. Ce qui fascine l’écrivain de Providence, c’est l’idée que l’horreur n’ait pas besoin du surnaturel pour s’imposer comme une force irrésistible. C’est dans cette inéluctabilité de la déchéance humaine que Level trouve sa voix, étrange et déconcertante, à mille lieues de l’épouvante populaire. Au fond, Level est le poète du désastre ordinaire. Il consigne la débâcle comme d’autres collectent les fossiles, conscient que la violence du monde ne surgit pas d’un ailleurs mystérieux mais du dedans, de ce petit bruit que fait la conscience quand elle se brise. C’est là sans doute l’étrange vertu de cette époque, que d’avoir la patience de retourner la terre des lettres, d’en extraire ces fossiles oubliés que l’histoire littéraire avait recouverts de sédiments et d’oubli. À l’instar de Lovecraft, aujourd’hui réhabilité et célébré, Maurice Level réapparaît, figure pâle et énigmatique, preuve que le passé littéraire n’est jamais totalement clos et que l’ombre peut toujours retrouver sa place sous la lumière.|couper{180}
Lectures
L’autofiction
L’autofiction, ainsi qu’on la désigne depuis que Serge Doubrovsky a forgé ce terme en 1977 pour qualifier son propre texte, "Fils", n’est ni une autobiographie, ni une fiction pure. C’est un territoire incertain, bâti sur l’instabilité même des souvenirs et des impressions, un lieu où le langage se risque à des vérités qui n’en sont pas tout à fait. "Autobiographie ? Non. Fiction d'événements et de faits strictement réels ; si l’on veut, autofiction, d'avoir confié le langage d'une aventure à l'aventure du langage", écrivait Doubrovsky. Ce geste littéraire, qui intrigue et inquiète, c’est la tentative de faire résonner le moi à travers les matériaux bruts de l’existence. Il y a dans l’autofiction cette volonté de tenir ensemble le moi vécu et le moi rêvé, de les faire cohabiter dans un même geste d’écriture. Contrairement à l’autobiographie, qui prétend à la fidélité du récit, l’autofiction accepte l’ambiguïté, voire la contradiction. C’est une mise en crise du moi narratif, qui se cherche, tâtonne, ose exagérer pour atteindre une intensité d’être que la simple restitution factuelle ne peut offrir. Ainsi font Annie Ernaux, Christine Angot, ou encore Emmanuel Carrère, qui transforment le réel en un matériau malléable, modelé par l’intensité du vécu. L'autobiographie et la biographie se parent des atours d'une objectivité que l'autofiction, avec une honnêteté crue, dément. Toute écriture de soi est déjà une reconstruction, une mémoire reconfigurée, un passé ressaisi par les mots. L’historien Michel Pastoureau le sait bien : il admet volontiers que l’objectivité historique est une illusion, que la subjectivité imprègne inévitablement tout récit du passé. De même, les prétendues autobiographies et biographies, loin d’être des récits neutres, sont autant d’interprétations où le vécu se tord sous la pression du langage. Dans l’autofiction, le narrateur se dédouble, il s’examine et s’interroge, prêt à assumer des excès pour cerner au plus près ce qui le traverse. La culpabilité, l’obsession de la reconnaissance, la pureté du geste d’écrire se heurtent à la nécessité d’un retour, d’un écho. Ce moi littéraire est un espace de conflit, une recherche inquiète qui n’aboutit jamais tout à fait mais creuse le réel à coups d’images et de métaphores. Si j’écris pour ne rien attendre, pourquoi guetter alors l’empreinte de mes mots sur les autres ? Cette contradiction-là, qui rend le geste impur, n’est-elle pas au fond le signe même de notre condition humaine ? L’autofiction, loin d’être une déviance du réel, en est l’extension, sa résonance prolongée. Elle accepte la contamination du souvenir par l’imaginaire, du factuel par l’intime. Elle prend acte de l’impossibilité de saisir un moi pur, intact, et tente plutôt d’en traduire les échos. L’autofiction accepte la torsion comme mode d’expression : ce qui compte, ce n’est pas tant l’exactitude que la vibration sincère, la tentative de rendre compte de ce qui, en soi, résiste à la clarté. Parce que c’est sans doute la seule manière de témoigner sans trahir. Parce que prétendre à la pureté serait mentir. L’autofiction assume cette impureté foncière de l’écriture, ce mélange de réel et de projection, cette superposition d’un vécu et d’une rêverie. C’est une manière de sauver ce qui reste d’authenticité quand on sait que toute restitution est, déjà, une perte. L’autofiction n’est pas une affirmation, mais une question. Elle est la possibilité de tenir ensemble la mémoire, la fiction et le doute, de faire entendre, à travers la matière incertaine des mots, ce qui vibre encore quand tout semble voué à l’effacement. Plus honnête que l’autobiographie, elle revendique la fêlure, l’inachèvement, l’impossible pureté de l’écriture de soi.|couper{180}
Carnets | Atelier
30 avril 2025
Je ne suis pas un collectionneur. Non, pas un de ceux qui rassemblent les timbres, les armes rouillées, les papillons morts ou les ex-voto exsangues — je n’ai ni cette patience, ni cette foi-là. Mais parfois, l’idée me visite. Elle entre comme un vent de moisson dans une grange vide. Elle parle bas, me flatte, me fait croire à une vocation obscure. Alors je commence. Je trace, je numérote, je cherche à enfermer le monde dans des tiroirs bien rangés. Puis vient l’écoeurement. L’idée reste là, raide, morte, comme un Christ sans croix dans l’église d’un hameau déserté. Ces jours derniers, une nuée de collections a fondu sur moi. Elles ne sentaient ni la naphtaline, ni l'ordre : elles étaient étranges, hirsutes, inclassables. Il y eut celle-là, la plus persistante : recueillir chaque occurrence du mot silence dans ce grand fatras que je prétends écrire. Cent soixante-dix pages de texte serré, cinquante-cinq mille mots. Un travail de moine sans cloître, sans Dieu. J’y passai des heures à extraire les phrases, à guetter le point final comme une délivrance. Je rêvais — oui, littéralement — qu’une forme naîtrait de ce chaos, une structure, une nef, un vitrail peut-être. Mais rien. Sinon l’illusion fugace d’avoir domestiqué un peu de vide. Le soir, j’ouvris Tagebücher 1910–1923. Kafka. L’Allemand m’échappa comme l’eau d’une source entre des doigts gourds. Je lisais pourtant à voix haute, en trébuchant, avec Marthe Robert pour me rattraper. Une idée, comme une flèche douce, me traversa : lire Kafka au micro, en français. Faire podcast, oui, avec la voix d’un autre. Celle d’Alain Veinstein, par exemple. Pas la mienne — trop friable, trop moi. Une heure de si et de donc, comme Perrette et son pot au lait. Un rêve. Et puis : les droits d’auteur. Kafka, rien à dire. Mais Marthe Robert ? Trente ans encore, dit-on. Trente ans, c’est toute une vie pour quelqu’un comme moi, quelqu’un sans suite. Alors j’ai fui sur le site de Gutenberg. J’y ai trouvé Kafka, nu comme un martyr, libre enfin. J’ai balbutié Ich schreibe das ganz bestimmt aus Verzweiflung..., comme une oraison funèbre pour mon propre corps. Puis, nouvelle illumination : et si je le traduisais, Kafka ? À ma façon. En français dépouillé, ravalé. Des phrases pâles comme des os blanchis. Exemple : Écrire est plus facile que vivre. Rien de plus. Mais dans cette platitude, je sentais Pessoa murmurer : Navigar é preciso, viver não é preciso. Alors j’imaginai deux voix disant la même chose : la mienne et une autre, portugaise. Deux timbres, deux silences entre les mots. Une stéréo de l’obsession. Mais alors me prit un vertige. Un vrai. Une chute lente, infinie, comme si j’avais touché une amulette trop ancienne. J’y vis, d’un coup, tout : le ridicule, l’inutile, l’amour absent — surtout lui. L’amour qui m’aurait donné la constance. L’amour qui me manque pour mener quoi que ce soit à terme. Il me vint que je pourrais, à défaut de toute autre collection, faire celle de mes défaites. Elles sont innombrables, elles sont miennes. Mon seul territoire. Enfin, je pensai à ce tableau qu’on m’a commandé. Je revis la scène, très lente, très claire : on me le demande, et je dis oui. Mais j’aurais dû dire non, je le savais, je le savais déjà. Le oui est sorti comme on trébuche. Il ne fut pas prononcé. Il fut, tout simplement.|couper{180}