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Carnets | décembre 2023
5 décembre 2023
Depuis hier me trotte en tête cette phrase entendue au détour d’une discussion : “il faut écrire en dessous de soi”. J’ai aussitôt effacé le “il faut” et déplacé le verbe : peindre en dessous de soi. Non pas au-dessus, non pas à hauteur d’une idée de soi, mais un peu plus bas, à un niveau où l’on cesse de commenter ce qu’on fait. À partir de là revient l’autre injonction, plus sourde : se taire. Se taire en haut comme en bas, laisser tomber le brouhaha, la voix intérieure qui explique tout. Hier encore, je me suis surpris en train de vouloir être conscient jusque dans mon sommeil. Vieille habitude : au bord du cauchemar, me répéter que je peux me réveiller quand je veux, que je tiens la sortie. Je l’ai tellement pratiquée qu’elle est devenue réflexe. Et puis, un jour, plus rien ne répond : je me dis que je peux me réveiller et je reste coincé dans le rêve, pris dans une matière lourde qui ne cède pas. C’est là que la question grince : à quoi bon vouloir tout le temps être conscient ? On se raconte que lâcher ça nous livrerait à la démence, mais n’y a-t-il pas déjà une forme de folie à vouloir tout retenir, à refuser que quoi que ce soit nous échappe, comme ces malades qui se souviennent de tout et ne peuvent plus vivre avec cette surcharge. Hier après-midi, en peignant, la radio parlait du roman arthurien. Origines vers 500 après J.-C., fragments de récits en latin, en gallois, en breton, puis les reprises, les traductions, les transports d’un pays à l’autre. À un moment, l’invitée dit qu’Arthur, au départ, n’est pas tant un prénom qu’une fonction : un chef dont on a besoin quand les habitants, pris entre Romains, Saxons et autres envahisseurs, se réfugient dans les terres les plus ingrates. J’écoute ça en posant des ocres sur la toile, en cerclant des masses avec du bleu nuit, de l’outremer. Le nom Arthur circule, change de langue, s’épaissit de légende ; sur la toile, il ne reste qu’un amas de formes serrées, encerclées par le bleu. Je pense que j’ai longtemps vécu avec un Arthur intérieur, un chef chargé de rester conscient coûte que coûte, de tenir le front, de ne jamais laisser le tableau ou le texte se faire sans son contrôle. Peindre en dessous de soi, ce serait peut-être déposer ce chef-là, le laisser sortir du cadre. Laisser l’amas ocre se faire encercler sans chercher immédiatement à en donner le sens, accepter que quelque chose travaille pendant que je me tais un peu, que je ne tiens plus tout sous la lumière crue de la conscience.|couper{180}
Carnets | décembre 2023
3 décembre 2023
Atelier du vendredi à R. Stable, une dizaine comme d’habitude, une nouvelle est arrivée sans bruit, elle s’est installée au fond, près du radiateur. Ça va, ça vient, certains disparaissent, d’autres reviennent après des mois, mais le noyau reste. Enseigner là, ce n’est pas transmettre une méthode, c’est tenir la présence : rester dans la pièce, avec eux, sans partir ailleurs. Si je commence à penser à mes factures ou à mes mails, le temps se fige, la séance traîne, tout le monde s’ennuie. Hier, les quatre heures ont filé d’un bloc. C. a fait moins d’humour que d’habitude, mais il était là, posé devant sa feuille, fidèle. La nouvelle m’explique à la pause qu’elle passe une semaine par mois à Milan pour traiter des blocages osseux, musculaires, nerveux. Elle vient en train, elle reviendra sans doute chaque semaine à l’atelier. Elle me dit : “Pour les blocages, c’est comme pour la peinture, à un moment on lâche, ça se dénoue.” Je sens un léger vertige : ce qu’elle dit de la colonne, des épaules, je pourrais le dire du poignet ou du regard. Pendant quelques minutes, tout circule entre les deux, son corps de thérapeute et ma manière de parler de couleur, comme si les expériences pouvaient se toucher là, sur un coin de table, avant de se séparer à nouveau. Le reste du temps, je surveille surtout ce réflexe : “Je sais, je l’ai déjà fait.” Il revient plus souvent avec l’âge, cette fatigue de celui qui croit avoir compris. En peinture, ce serait un bon exercice de repérer chaque fois où je me dis ça, chaque fois où je reprends un geste parce que je crois le connaître, et de pousser un peu plus loin jusqu’au doute, jusqu’à un déplacement minuscule qui m’oblige à regarder vraiment ce que je fais. Si la répétition tourne à la formule sur la toile, il faut aller voir ce qui se répète au-delà du cadre, dans ma façon d’être là. Le soir, j’ai ouvert le PDF qu’on m’a envoyé, quelques textes à lire pour un projet. J’en ai parcouru deux ou trois, je me suis demandé si j’avais envie d’y participer, et la même chose a coincé que pour les réunions Zoom : cette impression que tout nous pousse à être en représentation, sur la page comme devant une caméra, toujours de l’autre côté d’un cadre, en train de tenir un rôle. Je sens vite remonter l’ancien roublard, celui qui flairait les trucs et les postures, qui jouait avec. Aujourd’hui, je repère les mêmes roublardises partout et ça m’empoisonne la vie. À force de guetter la petite manœuvre chez les autres, je finis par ne plus voir que ça. Et puis parfois, au milieu d’un atelier ou d’une conversation, un regard passe, naïf, nu, pas encore corseté, et j’y crois encore. Je m’en veux presque d’y croire, je me demande ce que je risque à accorder foi à cette candeur-là, comme on croit à une fiction le temps de sa lecture, en sachant que le livre se refermera. L’innocence, au fond, reste un de mes sujets les plus dangereux. On a tendance à dire qu’on l’a “perdue”, alors qu’on l’a surtout recouverte de couches d’opinions, de commentaires, pour avoir l’air sérieux, adulte, crédible. Je repense à ces cadres qui passent la journée à se contenir en réunion et qui, le soir, lâchent tout : blagues lourdes, vulgarité, ivresse, concours de qui sera le plus grossier. Ils se croient en liberté, c’est souvent une autre forme de prison, une caricature d’amusement. Ils ont l’air de gamins surexcités, mais il y a là-dedans une misère qui fait presque mal au ventre. Je les regarde, je pense “des enfants”, et tout de suite après une autre question se glisse : est-ce que dire “ce sont des enfants” fait de moi un père, moi qui n’ai pas d’enfant ? Dans l’atelier du vendredi, cette question-là rôde en silence autour des tables, entre les feuilles, dans la façon d’encourager ou de me taire. Je ne sais pas si j’enseigne la peinture ou une manière de tenir debout sans trop se mentir, mais je sens que c’est là que se joue quelque chose, bien plus que dans n’importe quel PDF ou réunion en ligne.|couper{180}