18 février 2019

Se salir amène d’abord à une souillure par ricochet dans les regards alentours, mais ça, je ne le sais pas encore : à huit ans le sale et le propre sont mêlés dans la simple sensation d’être là, de respirer, de jouer. J’ai les genoux écorchés parce que je grimpe aux arbres comme on revient à une maison, les doigts noirs à force de creuser des sillons d’irrigation entre deux flaques, et je regarde sans dégoût les papiers gras longer les berges, les nappes huileuses du sang des bêtes tuées en amont dériver par plaques lentes, déchirées, de tailles diverses ; pour moi ce ne sont que des couleurs, une odeur forte, un air épais dont je m’emplis. Puis arrive l’école, puis les parents, toute l’armada réunie pour m’apprendre que le monde se coupe en deux : propre/sale, bon/mauvais, et qu’il faut choisir son camp. Je revois la main de mon père qui me saisit par le poignet, pas méchante, juste ferme, et l’eau froide qui coule sur mes doigts pendant qu’il dit « va te laver », comme s’il parlait d’une faute. Ma mère, elle, n’a pas besoin de toucher : elle regarde les traces sous mes ongles avec un léger recul du buste, ce recul suffit, et je comprends qu’être sale n’est pas seulement avoir traîné dehors. J’entends bien qu’être sale, être cochon, n’est pas de bon ton, mais je bute longtemps sur le motif. On me sert l’hygiène : ne pas choper de microbes, ne pas tomber malade. J’accepte parce que c’est simple et que ça évite d’aller voir plus loin. Plus loin, justement, je découvre que la saleté n’est pas seulement une histoire de boue ou de mains noires, qu’elle vient après coup, quand un regard se pose. Je me masturbe, ça soulage, ça fait du bien sur le moment, puis la satisfaction retombe d’un coup parce que j’en ai plein les mains et que je ne sais pas où mettre ça ; les draps prennent, la literie se tait, et dans la chambre l’odeur change. Ce n’est pas tout de suite que je me sens sale, pas dans la peau, pas dans l’acte : c’est quand je passe devant le miroir, que je me vois d’un œil qui n’est plus le mien, l’œil retourné de quelqu’un d’autre, et que ce regard-là recouvre tout d’un film gris. Le jeudi matin, juste après ça, je renonce plus d’une fois au catéchisme ; je reste dehors, je compte les minutes en tournant autour du poulailler, et je m’arrange pour que personne ne me demande où j’étais. Même chose quand je mens ou quand je vole un truc sans y mettre de grande noirceur : la pourriture ne naît pas en moi d’abord, elle m’arrive par la face des autres. Je l’entends dans la voix d’un adulte, ce ton qui ne s’adresse pas à toi mais qui te désigne devant les autres : « celui-là, c’est un mauvais sujet ». Au caté, le curé sympa — il avait un cardigan élimé qui sentait la cire froide et la craie — me fait rester à la fin. On est seuls dans la petite salle, les chaises empilées contre le mur. Il me parle bas, pas pour me consoler, plutôt comme s’il épelait une règle : « quand tu fais ça, tu laisses passer le malin ». Il ne crie pas, il soupire, entre deux phrases il passe la main sur sa nuque, et ce geste me fait plus peur que ses mots. Je ne sais pas très bien ce que c’est, le malin, mais je sens qu’on vient de le déposer sur moi comme une étiquette. Alors je file au fond du jardin, je m’enferme dans les cabinets ; là au moins personne ne regarde, et j’imagine que le diable hésite à me suivre jusque-là. À force de bêtises, je me crois proie facile, et dès que l’angoisse remonte je me mets à genoux dans un coin, je prie tout bas. Je récite le Notre Père, et cette phrase revient comme un chiffon humide sur une tache : « pardonne-nous comme nous pardonnons… » À chaque fois le même mécanisme : je me salis, et hop, la prière me rince, tient le diable à distance pour quelque temps. Puis les années passent, la croyance s’effiloche ; j’abandonne le catéchisme, et le curé est mort depuis longtemps. Je repense à lui sans attendrissement : il faisait son travail comme on manie un couteau émoussé, avec bonne volonté, mais en coupant quand même. Sa compassion me dépassait parce qu’elle venait avec la menace, toujours, et qu’un gosse n’a pas de place pour deux choses contraires dans le même mot. Il savait donner le ton, oui, comme un récitant qui croit à sa partition. Je l’écoutais, je hochais la tête, je rentrais chez moi, et je mettais la saleté au même endroit que le reste : dans la peau, dans les draps, dans les yeux des autres. Ensuite j’allais laver mes mains. Pas pour être propre. Pour qu’on me laisse tranquille.

illustration huile sur papier pb 2019

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Carnets | Atelier

28 février 2019

Il avait longtemps tourné autour de ces mots-là : « beau », « déco », comme si la peinture se décidait dans un débat. Puis il avait laissé tomber. Il avait refait le chemin jusqu’au pont : la toile nue, la main d’enfant qui hésite au bord du pinceau. Ce qui le mettait en route, maintenant, ce n’était plus l’idée brillante ni la fulgurance, mais l’écoute. Le cœur qui bat, le sang qui circule, le feulement d’un chat en quête sur le toit voisin, le petit ploc d’une goutte d’eau : ces signes minuscules lui donnaient une direction plus sûre que ses images d’autrefois, celles où il se perdait en croyant avancer. Il sentait qu’il pourrait presque peindre les yeux fermés, non par virtuosité, mais parce que quelque chose en lui avait cessé de forcer. Son œil aussi avait changé : un trait trop fragile, une couleur trop vive le faisait vaciller, alors il allait plus loin dans la concentration, sans juger, et laissait la main faire ce qu’elle savait faire quand elle n’était pas surveillée. Quand il recula enfin de quelques pas, comme il le faisait toujours pour voir, il fut arrêté net. Le tableau tenait. Il était beau au sens le plus simple : comme un olivier bien taillé, traversable, respirant. Un oiseau aurait pu y passer sans se cogner. Il se sentit passeur, c’est-à-dire capable de laisser passer quelque chose sans le déformer. La beauté était là, dans cette fragilité acceptée, dans cette souplesse trouvée pour la laisser sourdre et la partager. Demain, sans doute, il faudrait recommencer. Mais ce jour-là, c’était arrivé. illustration huile sur toile pb 2019|couper{180}

fictions brèves

Carnets | Atelier

27 février 2019

Où les choix mènent-ils vraiment ? Il fit la liste, mentalement, de ceux des dernières semaines — les prix retirés, les expositions réduites, la décision de ne plus vendre — et sentit le chemin dans son corps avant de le comprendre dans sa tête. Il avait quitté des habitudes, coupé des protections, et maintenant la moindre brise le prenait de face. Un oiseau qui chante au loin suffisait à lui faire mal. Il eut cette pensée un peu absurde et exacte : avec une oreille bouchée, au moins la douleur n’entrait que d’un côté. Il s’était tenu comme on tient en apnée, jour après jour, en descendant plus bas que ce qu’il croyait possible. Au fond, très loin, il lui avait semblé voir une forme connue, un bout de paysage intérieur qu’il pensait perdu. Illusion peut-être. Il allait encore douter quand la suffocation vint : le corps rappelait qu’il fallait remonter, respirer autrement, revenir à la surface des choses sans confondre légèreté et mensonge. Il avait eu des haut-le-cœur en pensant à ce qui l’attendait encore, aux engagements pris autrefois comme on jette des bouteilles à la mer et qui reviennent toujours, un matin, sur le seuil. Les projets s’accumulaient derrière lui. Il les sentait revenir, non pas en théorie, mais en poids : dates, rendez-vous, courriers, dettes, attentes des autres. Et pourtant il tenait. Pas par volonté héroïque, plutôt par une poussée sourde qui le gardait debout quand tout le reste cédait. Dans cette douleur, il recommençait à entendre quelque chose de simple : une zone calme, nue, où il respirait mieux. Ce calme n’était pas un trou. Il était une réserve. Il donnait envie de peindre, tout de suite, de saisir une toile, de prendre les pinceaux pour attraper ce que cette réserve ouvrait en lui. Il se méfia une seconde : et si c’était encore une ruse de l’imagination, une façon de se raconter une sortie ? C’est à ce moment que le bourdon entra dans l’atelier. Il le suivit des yeux : l’insecte tournait vite, cognait contre une poutre, contre un mur, repartait, puis venait se fracasser obstinément sur les vitres donnant sur la cour. Il alla ouvrir la porte. Encore deux ou trois chocs, puis le bourdon trouva la brèche et disparut d’un coup dans l’air. Il referma. Quelque chose se mit en place, d’un seul tenant. Il esquissa un sourire, pas joyeux, mais juste. Il remercia en silence ce qui, malgré tout, l’avait maintenu là. Puis il se mit au travail. illustration Décomposition, détail huile sur toile, pb 2019|couper{180}

fictions brèves

Carnets | Atelier

27 février 2019

Il y avait ce pont qui enjambait le Cher et qui séparait, dans la tête de l’enfant, deux moitiés du chemin qu’il faisait matin et soir. En contrebas, sur la rive, les abattoirs du village avaient été construits et, certains jours, des flaques de sang grasses s’échappaient d’une conduite pour rejoindre le fleuve. Alors une odeur acre flottait dans l’air, une odeur de fer, la même que lorsqu’il suçait un clou ou posait la langue sur le tournevis froid de son père. Le sang sur l’eau, il le regardait sans dégoût ; il savait ce que c’était, et il trouvait que ce rouge allait étrangement bien avec le vert des herbes sous la surface. Les herbes ondulaient comme des cheveux longs dans le courant ; le sang dérivait en nappes épaisses, se déchirait, disparaissait vers l’amont, du côté de l’Allée des soupirs, ce lieu-dit où il allait souvent pêcher. Le pont était un point névralgique : il savait qu’à cet endroit il était à mi-parcours, et que la route, dans un sens ou dans l’autre, pesait pareil. Il avait inventé une balance invisible pour ça ; il y posait ses peurs et ses joies comme deux poids qu’il essayait d’équilibrer. Ce matin-là il s’arrêta au-dessus du parapet, juste avant l’abattoir. Aucun bruit ne montait des bâtiments. Le brouillard se levait mal, lourd, comme s’il ne voulait pas lâcher l’horizon. Il posa sur sa balance une idée plus grave : la douleur, représentée par la perte hypothétique de ses deux parents. Il imagina le père d’un côté, la mère de l’autre. Le père lui parut plus lourd, d’abord, mais les plateaux ne bougèrent pas. Ils restèrent là, immobiles, muets. Il ne sut pas choisir. Il repartit, en retard. À l’école la matinée traîna, et la division le prit par surprise : encore plus dure que la multiplication, surtout quand la virgule entrait dans l’histoire, comme si le nombre refusait de tomber juste. L’après-midi, la directrice fit jouer Pierre et le Loup sur un vieux électrophone. Le diamant crachotait dans les sillons, et l’enfant compta les craquements plutôt que d’écouter le loup. Quand il reprit le chemin du retour, le soleil était bas et le pont réapparut au loin. Le brouillard avait disparu, l’horizon était net. En se penchant il ne vit plus de sang, seulement l’eau et les herbes qui prenaient la lumière du soir en éclats rapides. Les hêtres de l’autre rive frémissaient doucement. Il pensa qu’il aurait aimé pêcher là, maintenant, mais les devoirs l’attendaient. Cette pensée lui mit de l’ombre sur le visage et le cartable lui sembla d’un coup plus lourd. À force de changer de main pour le porter, il sentit monter une idée simple, brutale. Arrivé au pont, il prit son élan et jeta le cartable dans le Cher. Le soir, quand sa mère demanda où il était passé, il dit qu’il l’avait oublié à l’école. Pendant quelques jours il fit le trajet d’un pas plus léger, libre de ses expériences de pesée. Puis on découvrit le pot aux roses. Il fut puni par la mère, puis par la directrice. Les larmes, les reproches, la honte passèrent. Ce qui resta, sous tout ça, c’était autre chose : une joie sauvage, celle de refuser le poids qu’on lui mettait sur le dos, et de sentir que ça ouvrait, quelque part, un espace à lui. illustration Pont sur le Cher, Vallon en Sully|couper{180}

fictions brèves