été 2023
Été 2023 — J’ai écrit ces textes comme on traverse un endroit dont on ne connaît pas le plan. Sur le moment, je ne savais pas très bien ce que je faisais, sinon tenir debout dans la phrase, avancer, noter, m’acharner. Je croyais parler de lieux : un tunnel trop étroit, un port, une île, une cuisine, un portail rouillé, une maison, un cimetière. Je croyais parler d’objets : une mallette, des chaussures, une valise, un chiffon microfibre, des courgettes, des livres. Je croyais parler de scènes, de fragments, de souvenirs. Avec le recul, je vois autre chose : je vois une même obsession qui passe de texte en texte, comme un courant souterrain.
Ce qui revient d’abord, c’est l’idée du passage. Il y a toujours un seuil : un boyau, une porte, une entrée, une sortie, un retour. On traverse, on débouche, on revient, on s’aveugle un instant, puis on fait semblant que tout est normal. Et pourtant rien n’est neutre. À peine entré quelque part, une odeur vous reprend à la gorge, une sensation vous recompose, un rôle ancien se réinstalle. On ne revient jamais “juste pour voir”. On revient toujours chargé. On revient toujours contaminé par ce qu’on croyait avoir laissé derrière soi. L’île, la maison, le tunnel, la rue, le supermarché : ce sont des décors, oui, mais surtout des machines à vous remettre dans une ancienne forme.
Ce qui revient aussi, et peut-être plus violemment, c’est l’échange — ou plutôt l’impossibilité d’un échange propre. L’argent, la dette, la honte, la gêne, le déséquilibre : un qui gagne, un qui se fait avoir, et l’autre qui fait semblant que c’est normal. Dans ces textes, l’argent est partout sans être là : il se cache, il s’insinue, il humilie. Il passe de main en main comme une petite saleté qu’on ne veut pas regarder. On calcule, on recompte, on fantasme des chiffres, on essaye de comprendre où ça s’est dissipé, ce qui reste, ce qui ne reste pas. Et derrière cette comptabilité, il y a la même question, toujours : qu’est-ce qui vaut quelque chose, et qui décide ?
La famille, elle, est un territoire à part : on y circule avec prudence, ou pas du tout. Les souvenirs y sont rares, mal rangés, racontés mille fois mais toujours de travers. Parfois un homme silencieux (Vania) prend plus de place, dans la mémoire, que ceux qui parlent le plus fort. Parfois un objet jeté à la déchetterie devient plus insupportable qu’une scène entière : parce qu’il contenait justement ce qu’on n’avait pas su dire. Il y a des figures de mépris, des façons de rire qui sont des manières de cogner, des obscénités “pour rire” qui salissent tout ce qu’elles touchent. Et en face de ça, il y a le désir — pas très glorieux, pas très héroïque — de sauver quelque chose quand même : un détail, un emblème, une promenade au bord de l’eau, un silence partagé sous un saule. Pas pour faire un monument, mais pour que tout ne soit pas effacé par la brutalité ambiante.
Deux ans plus tard, je relis tout ça et je comprends mieux ce que je cherchais. Je cherchais à sortir d’un envoûtement. À m’extraire de certains automatismes : expliquer trop, surjouer, vouloir convaincre, vouloir tenir le lecteur par la manche. Je corrige donc. Je coupe. J’allège. Je retire le gras, les redites, les phrases qui se regardent faire. Mais sans trahir la voix, parce que la voix, c’est aussi ce qui reste quand on a retiré le décor. Ce que je veux garder, c’est la tension nue : le passage, la dette, la honte, le désir de se désenvoûter, et ce drôle de besoin d’observer le monde comme on observe une pièce où quelque chose a changé, sans pouvoir immédiatement mettre le doigt dessus.
Cette rubrique rassemble donc ces textes-là : écrits dans l’été 2023, repris aujourd’hui, non pas pour les “embellir”, mais pour les rendre plus nets, plus justes, plus capables de tenir sans bruit. Ce sont des morceaux d’une même matière. Un même fil, parfois visible, parfois non. Et si je les publie ensemble, c’est justement pour ça : parce qu’isolés, ils ressemblent à des fragments ; réunis, ils laissent apparaître une thématique que je n’avais pas clairement formulée en écrivant : la manière dont un lieu, une odeur, un objet, une phrase, peuvent vous ramener à vous-même — et comment, malgré ça, on essaye quand même d’avancer.
Carnets | été 2023
#été 2023 #lire&dire | Lire les autres
Lapsus, acte manqué : un exercice m’a échappé ces derniers jours, lire les autres. Je ne retrouve pas la proposition dans le foisonnement. Quelle part de moi ne désire pas la retrouver ? La responsabilité me tanne, comme toujours. Le sentiment de ne jamais assez, ou assez bien, lire ce qu’écrivent les autres remonte à l’enfance : « tu ne vois rien », « tu es bouché à l’émeri », « quel idiot, il n’a pas vu ». De là sans doute une acuité particulière : lire les autres, ce n’est pas seulement lire ce qu’ils montrent, c’est lire jusqu’à la poussière de silence entre leurs mots. J’ai beaucoup lu dans les bibliothèques ce qui me tombait sous la main, avec une bonne volonté sans borne, bon public, bon vouloir. Entre quatre et dix ans : légendes et contes, qu’ils viennent de la famille ou d’Andersen, même poids, même nourriture. Entre dix et trente : boulimie, apprendre les mécanismes de la fiction en restant incapable de comprendre ceux de la réalité ; paradoxe, mais il a tenu longtemps. Je lisais pour combler une ignorance, pour rattraper un retard, pour imiter les us et coutumes qu’on devine sans les pratiquer. Entre trente et quarante : presque plus rien, des essais, des pancartes, des plans, de quoi se repérer dans la confusion des villes et d’un monde proclamé « en plein bouleversement ». Entre quarante et cinquante : factures, relances, avis d’huissiers, avis de décès, testaments où mon nom n’apparaissait pas. Puis un reflux : vers cinquante, le besoin de lectures moins toxiques, plus roboratives ; des philosophes, des poètes. Les poètes, plus économes en mots, m’ont semblé plus supportables, et surtout plus justes : ils n’avaient pas besoin d’en mettre autant pour atteindre. Vers soixante, les choses se tassent. Je lis pour le plaisir, pour rencontrer des textes plutôt que des auteurs. Les biographies ne me font plus le même effet ; j’en viens même à rire de mes propres tentatives biographiques, comme si le procédé s’était dénudé. Lire les autres, c’est aussi une façon d’être dans un stade, d’assister à un match de boxe : voir jusqu’où quelqu’un peut aller sans tomber. Un vieux réflexe de gosse à qui on mettait des baskets, puis qu’on coinçait : « tu ne sors pas d’ici ». Aujourd’hui je lis moins bien que je ne pourrais. Je le sens. Il me manque une qualité simple : la compassion, la tendresse, la justesse qui ne cherche pas la performance. Peut-être qu’elle vient avec l’âge. Peut-être qu’à soixante-dix ans je lirai enfin les autres comme il faut. Et peut-être qu’à soixante-quinze ans seulement j’écrirai quelque chose de vraiment présentable, quelque chose qu’on puisse donner en retour, non par dette, mais par reconnaissance. Ce qui est dur à lire, dans ce genre de bilan, c’est la pente qu’il dessine : on lit, et tout part de travers, on se croit en train de se condamner. Alors qu’au fond ce n’est pas si grave. Les choses sont comme elles sont, la vie est ce qu’elle est. Ce qui change tout, c’est la relecture.|couper{180}
Carnets | été 2023
#été 2023 #02 | Déambulations de lieu en lieu, d’idée en idée, de phrase en phrase.
Idée de départ : traverser un lieu intérieur en retardant au maximum l’apparition d’un personnage ; faire du lieu un mouvement (regard, pas, seuils, objets, odeurs), puis laisser surgir au terme de la traversée une présence — même immobile, même suspendue — qui déclenche le récit. Béance. On part avec l’idée d’un roman et, en cours de route, on s’aperçoit qu’on en écrit un autre : celui qu’on ne voulait pas, surtout pas, mais qu’on écrit quand même, l’habitude terrible du malgré soi. Alors je reviens à cette barrière, à la tombée de la nuit, parce que c’est là que je comprends la fabrication : l’attente d’abord, puis l’espérance qui l’encombre et la dépasse. Ici la nuit tombe toujours un peu de la même façon : le soleil disparaît lentement derrière la colline de Chazemais, le ciel rougit puis bleuit, des oiseaux en bandes traversent pour rejoindre leurs nids, la température fraîchit, et dans la mare derrière la bicoque en bordure de la départementale les grenouilles sortent la tête de l’eau verdâtre, leurs croassements s’ajoutent à tout le reste. Je ne me souviens pas d’avoir peur : seulement l’inquiétude qu’elle ne vienne pas, que l’espérance se change en déception puis en amertume. Et puis sa silhouette surgit, imprécise, la clarté de sa robe, son mouvement pendulaire, le son de la pièce métallique qu’elle relève pour libérer la barrière, et enfin l’odeur de sa peau arrive à mes narines, mélange de savon, de lait entier et de foin. On ne dit rien, on se prend la main, il fait presque noir, c’est la faible lueur qui monte du sol qui indique le chemin déjà emprunté mille fois ; de chaque côté les haies épaisses masquent l’étendue des champs, parfois un bruit étrange nous surprend, elle murmure : ce n’est pas rassurant, et moi j’ai envie d’être rassurant, je serre sa main, pour un peu je la prendrais dans les bras, je plongerais mes yeux dans ses yeux qui sont deux trous noirs et je l’embrasserais. Et au moment même où le geste devient possible, c’est là que l’ordre se détraque : je ne pense pas au danger, je pense à la langue, à cette confiance étrange qu’il faudrait pour livrer sa propre langue à une bouche étrangère, comme si le vrai risque n’était pas dehors mais dedans, dans ce minuscule abandon. Des années plus tard, c’est encore ce même abandon qui revient, mais tordu, déplacé, retourné contre moi, quand je me tiens sur le seuil de la maison : je recule jusqu’à la rue pour la voir mieux, c’est la même maison et ce n’est pas la même, autrefois je la voyais plus clairement, les choses étaient plus simples, la voiture devant le portail suffisait à serrer la gorge, je savais que j’allais dérouiller. Le portail rouillé, la tonnelle-planque, l’ombre des prunus qui lèche le mur, le lierre têtu qui grimpe jusqu’au faîte, la façade de briques couleur sang, les volets verts, et la baie vitrée derrière laquelle les mannequins en robes de mariée étaient là, fantomatiques. Je remonte l’allée, l’escalier arythmique où pas une marche ne se ressemble, le souffle qui se coupe, le perron, la marquise de verre dépoli, la cuisine, le vestibule, l’escalier droit vers le grenier et son effroi — le même effroi, je le note encore —, et cette penderie au fond, masquée par un rideau de velours rouge épais, un rideau qui dissimule forcément des monstres, parce que ce rideau a toujours dissimulé quelque chose. Je passe au salon, ou à la salle à manger, je ne sais plus, une double fonction comme les choses qui veulent rester floues ; l’atmosphère me saisit à la gorge : fumée de cigare, cigarettes blondes, épaisseur des tapis, un pan de mur en moquette, des voiles blancs qui bougent doucement, quelqu’un a dû ouvrir une fenêtre. L’espoir revient avec l’angoisse : je ne suis pas seul. Je traverse dans la pénombre, je touche le rideau de douche pour retrouver la sensation de peau sur plastique, mais il est sec, alors je vais à la chambre comme on va à l’ennemi. Lit double, édredon de nylon, grande armoire à glace ; et là je sursaute, net : j’ai vu une ombre. Ce n’est personne, c’est moi dans la glace. Pendant une microseconde tout est limpide, et puis tout devient flou, et je pleure à chaudes larmes, comme si ce patient labyrinthe de gestes et de pièces, de portes et de rideaux, de bruits et d’odeurs, traçait enfin l’image d’un visage que je refuse de reconnaître, et que pourtant j’écris depuis le début.|couper{180}
Carnets | été 2023
# été 2023 #1bis| Ravissement et emportement
Version bis : Texte construit sur une tension simple et tenace : l’impuissance (se laisser faire) face à la toute-puissance (se sentir traversé). Un cahier d’écolier rose, acheté pour son épaisseur plus que pour sa couleur, devient l’outil d’un déversement : dans une chambre d’hôtel, une fenêtre ouverte, “Zeus” entre sous forme de brise et la main écrit seule, page après page, jusqu’au doute final — ravissement ou emportement. Le mythe sert de mât : Ulysse ligoté, sirènes muettes, sécurité inventée, et la question qui revient : veut-on vraiment comprendre ce qui écrit, ou seulement continuer à tenir. Ravissement et emportement : attirer les foudres. Ravissement et emportement. S’en remettre à Zeus et à sa possibilité de transformation, de métamorphose, à défaut. L’idée d’un renoncement à une volonté propre, insistante idée qui devient obsession. En parallèle, l’acceptation d’une impuissance. Une double construction de l’imaginaire, simplissime : impuissance et toute-puissance. Mais le doute tenaille : ne pas parvenir à conserver, à maintenir l’équilibre, et le recours au mât, à l’image d’Ulysse qui vogue vers les Sirènes dans l’invention, la ruse d’une sécurité qui ne serait pas, comme tout le reste, illusoire. Ce gros cahier d’écolier possède une couverture rose. Sans doute parce que c’est la seule couleur disponible au moment où il est acheté. Ce qui est prioritaire à cet instant, c’est l’épaisseur, le nombre de pages, l’impression que l’on pourra s’y étendre presque à l’infini. Combien d’années d’absence, sans la moindre nouvelle, le moindre signe échangé de part et d’autre ? Cinq, six ? À quelle période cette nécessité devient-elle impérieuse, au cours des dix années en tout que durera l’absence ? On ne pensait pas que ça pouvait arriver, on était animé par des buts à l’opposé, et puis un matin, dans une chambre d’hôtel, à Château Rouge, Zeus est entré en ouvrant en grand la fenêtre, prenant la forme d’une petite brise très agréable dans la chaleur torride de ce mois d’août 1988. La main qui tient le crayon de papier se met à écrire de façon indépendante de toute volonté et noircit les pages quadrillées du cahier : une, deux, cent, deux cents pages sans s’arrêter. Un véritable flot, une inondation, et les deux mots qui l’accompagnent, je m’en souviens encore, et le doute qui naît à cet instant très précis où le cahier se referme : ravissement ou emportement ? Puis recommencer, à cause de ce doute, des milliers de pages dans l’espoir, peut-être, de ne plus s’en remettre aux dieux, de ne pas rester pétrifié par le doute entre deux mots. La mer est toujours vineuse, les sirènes se taisent, craquements de l’embarcation déserte, les liens tiennent toujours au mât, on ne sait pas pourquoi. Désire-t-on encore le savoir ?|couper{180}
Carnets | été 2023
# été 2023 #01 | L’invention d’un auteur
Idée de départ : avant même de “raconter”, le roman peut commencer par fabriquer sa propre caméra, c’est-à-dire la figure de celui ou celle qui écrit. L’atelier te demande donc de produire un “portrait arrêté” d’auteur·e au travail : pas un portrait psychologique, pas un CV déguisé, mais une présence en situation, absorbée dans une tâche d’écriture dont on ne saura rien du contenu. Le geste est volontairement paradoxal : on invente l’auteur avant d’avoir le livre, on installe un micro-monde d’écriture alors qu’on n’a pas encore la matière du récit ; et c’est précisément cette antériorité qui doit créer la tension, l’élan, l’attente. Filigrane : Balzac et ses écrivains en train d’écrire, Proust et la boucle auteur/livre, Henry James, Duras — toute une bibliothèque où l’auteur devient un dispositif narratif. Ici, ce dispositif devient le point de départ du cycle. Contrainte et méthode : tu t’appuies librement sur une matrice très concrète (le chapitre 2 d’En vivant, en écrivant d’Annie Dillard, si tu l’as) : lieu, lumière, fenêtre ou non, siège, table, outils, rituels, horaires, trajets pour aller écrire, micro-événements, bruits, températures, ce qui distrait, ce qui tient, ce qui résiste. Tout doit rester au présent d’un travail en cours, vu de près. Tu choisis le cadre (je/il/elle), tu peux faire “comme si” c’était autobiographique ou complètement fictif, mais tu ne dois pas basculer dans l’explication : on regarde l’auteur écrire, on ne commente pas “ce que ça dit de lui”. Le défi est là : faire tenir une forme fragile (un petit théâtre d’écriture) sans savoir ce qui viendra après, et pourtant donner assez de densité sensorielle et de précision pour que ce monde devienne crédible — un point d’appui pour la suite du cycle. « Nous ne pouvons choisir entre écrire et ne pas écrire. Il pèse sur nous une obligation… Il y a une question de vie et de mort dans l’exercice de notre métier » : ces lignes de la postface d’Œillet rouge (1947) pourraient servir de profession de foi à Elio Vittorini, l’auteur de Conversation en Sicile, qu’Italo Calvino appelait une « œuvre-manifeste incomparable ». Voilà la consigne, et la réponse comme elle vient : une interrogation à propos de l’auteur, mais aussi à propos du lecteur, de la lectrice, qui lit avec ses propres yeux un texte écrit par l’autre dont il ne sait pas grand-chose. Mais de quel auteur parle-t-on, de quel lecteur ? Ceux d’hier, ceux d’aujourd’hui, quelque quarante ans plus tard ? Comment le filtre des années déforme-t-il la voix, le visage, la phrase ? Et si je laissais tomber les questions : une table, des feuillets, une pièce sombre, une ouverture sur le dehors — la mer, bien sûr. La fenêtre est-elle ouverte ou fermée ? Entend-on le ressac, un volet qui claque ? Y a-t-il cette pression au-dehors qui rend parfois si difficile de s’accrocher à la table, à la chaise, au stylo ? Qu’est-ce qui pousse à rester assis là, dans l’ombre, à écrire Dieu sait quoi, parfois, comme si l’obligation venait vraiment de tous les hommes et qu’on n’avait pas le droit de se lever. À force de circonscrire l’échec à venir, on finit par vivre avec lui, à l’attendre, à le reconnaître de loin. Il faudrait un peu d’ordre, un peu de méthode, et surtout ne pas se laisser prendre par la distraction, ce mot trop doux pour ce qu’il fait, surtout le soir quand le soleil tombe et qu’on se retrouve au même endroit, devant la même page, depuis l’aube. J’écris ces lignes dans le bureau à l’étage, fenêtre close, un dimanche de fin d’après-midi. Les murs sont peints en vert parce que c’était censé être reposant — et parce que le pot était en promotion. Je revois tout : retirer la tapisserie, gratter, reboucher, enduire, poncer, puis ouvrir enfin le vert anglais, et croire qu’on est chez soi, qu’on peut se dire : je suis chez moi désormais. Et je me revois aussi à la fin : moins appliqué qu’au début, pressé d’en finir, une maison entière à faire, et ce dernier mur bâclé ; on mettra une bibliothèque, les livres boucheront les traces du forfait. C’est là que la perfection se loge : vouloir bien faire, ne pas y parvenir, puis dissimuler, puis se juger, puis se distraire, puis inventer des justifications, jusqu’à se fabriquer une morale inverse, le lâcher-prise, pour ne plus prononcer le mot. On peut se leurrer ainsi. Mais la nuit, quand dans le crépuscule les lumières des usines se découpent sur le bleu, quelque chose revient : pas un parfum, plutôt une odeur de décomposition, une débâcle qui remonte de soi. On pourrait se lever, faire un geste trop grand, et puis non : on reste assis, on écrit ce qui vient, comme ça vient, sans s’attacher à l’idée d’une perfection, parce que c’est peut-être la seule manière de ne pas s’en servir comme arme contre soi. Alors la scène se déplace, sans prévenir : un train, un costume de ville, ce costume de comptable qui rend invisible ; par la vitre le paysage défile et l’on commence cette gymnastique facile — faire le point — puis on s’arrête, on relève la tête, pas trop, pour ne pas paraître méprisant, et on regarde les voyageurs. On plante son regard dans celui de l’autre, dans une attente vide de toute attente, et quelque chose, sans bruit, dit : je te connais. Le lecteur pourrait avoir un rôle important, pourquoi pas le rôle principal, pour dire à l’auteur : « Bon Dieu, parle droit ; cesse tes simagrées ; va au but ; dis les choses simplement. » L’auteur se retourne, exactement ; les autres voyageurs le regardent ; et l’auteur comprend soudain qu’il n’est pas seul dans sa lumière, qu’il y a toujours une foule autour, même silencieuse, même invisible. Le lecteur passe alors et dit : « Va en paix, nous n’attendons rien de toi, absolument rien. » Phrase cruelle et pourtant libératrice, comme si l’obligation se desserrait d’un cran. Te voilà dans le train au moment précis où ça freine ; la pancarte Syracuse apparaît sur le quai ; tu as une minute pour attraper la valise, sourire un peu bêtement, et quelqu’un lance : « Et le chapeau, tu oublies le chapeau », que tu remercies presque au bord des larmes. Et sur le quai, contre toute attente, une main sur ton épaule : le lecteur est descendu en même temps que toi. Et ce lecteur, bien sûr, est une lectrice. Elle sourit : « Et ta bibliothèque, dans ton bureau vert, tu sais que je sais. » Tu ris, malgré toi, et elle se tient les côtes aussi. Syracuse revient autrement : la gare en plein après-midi, la chaleur, l’odeur de goudron, les ombres épaisses, la soif, l’épicerie qui a fermé son rideau de fer ; le prix des effusions trop fortes, l’imaginaire. Aujourd’hui je pourrais descendre au rez-de-chaussée, ouvrir le réfrigérateur, boire un verre d’eau glacée ; mais ce ne serait pas la même chose : la soif se calme comme le mur s’est terminé, dans une urgence fausse, à la va-vite, en comptant sur la bibliothèque pour cacher la fatigue. Et c’est là que Borges s’impose, comme un os qu’on ne peut pas contourner : « Un homme se fixe la tâche de dessiner le monde… Peu avant de mourir, il découvre que ce patient labyrinthe de lignes trace l’image de son visage. » Désormais les caméras, nous dit-on, reconnaissent les visages ; on parle de reconnaissance faciale ; on additionne des données, on croit tenir l’identité. Mais un visage est-il cela : une accumulation ? Et qu’est-ce qu’on reconnaît, au juste, dans un visage familier, jusqu’au moment où les conditions se défont et où surgit l’inconnu au milieu de ce qu’on croyait connaître par cœur. Ce sont des enfantillages, et c’est terrifiant : l’enfant sans visage, dans l’attente de trouver le sien, l’adulte qui regarde et doute, l’auteur qui écrit et refuse de dire : je te connais, je sais qui tu es. Écrire ressemble à un venin qu’on absorbe à petites doses : on paie d’abord, on se purge longtemps, avant de sentir un début de mieux-être, si tant est que ce mot ait un sens. Se fixer la tâche d’écrire le visage, de le peindre, de le disséquer, puis de s’abstraire de cette fixité ; comprendre qu’il faut aimer plus loin : aimer l’ombre, aimer ce qui n’a pas de visage, ce qui n’en aura jamais, un livre invisible, illisible, sans début ni fin. Sortir aussi de la binarité, bon/mauvais, réussite/échec : si l’on cesse de dire double face, il reste une pièce, un visage, une médaille. Et peut-être que la ténacité est là, et pas ailleurs : revenir mille fois à la bouche, à l’œil, au sourcil, sans jamais s’autoriser la phrase qui clôt trop vite, je te connais, et finir par partir à rebours, quitter le visage pour parvenir au paysage, à l’espace.|couper{180}
Carnets | été 2023
# été 2023 #00 | L’embarras du choix
Idée de départ : cette entrée d’atelier part d’un paradoxe volontaire : il n’existe pas de définition stable du roman, seulement une constellation d’œuvres singulières qui se contredisent entre elles, et pourtant le mot “roman” tient debout comme pacte de lecture. L’exercice vise à regarder ce qui, dans un roman, fabrique l’attente — ce qui te fait continuer, tourner les pages — et à comprendre comment cette attente est à la fois extorquée de toi (tu la subis) et produite par une mécanique d’écriture (tu la reconnais après coup). La contrainte centrale est radicale : choisir un seul roman parmi tous ceux qui comptent, et ne pas donner ni le titre ni l’auteur. Ce n’est pas un jeu de devinette : c’est une manière de retirer l’“écorce” (signature, prestige, repères) pour atteindre ce qui reste quand il n’y a plus que l’effet intime du livre. À partir de ce choix exclusif, tu creuses une série d’axes très concrets : pourquoi celui-là plus qu’un autre, quel passage incarne l’idée principale, comment le livre t’est arrivé (cadeau/achat/hasard), quelles perceptions de la première lecture (lieu, saison, heures, corps), relecture ou non et ce que ça a déplacé, ce qui a émergé en toi que tu ne te connaissais pas. En périphérie, tu peux ajouter le circuit social et biographique du livre : à qui tu en as parlé, offert, quels moments de vie t’y ont réimmergé, si tu as voyagé vers un lieu lié au texte, quelles voix ou médias ont accompagné la lecture. Et le moteur caché de tout ça, c’est la frustration : tous les autres romans écartés continuent de résonner autour du seul choisi, et c’est cette tension qui devient génératrice. L’horizon collectif de l’atelier est clair : une fois les “timbres-poste” individuels recombinés, peut apparaître une idée du roman non pas théorique, mais perceptible comme désir, comme invention possible du livre. Lequel sera condamné à l’aube, lequel extraire de l’oubli de sa cellule, lequel aveugler de lumière crue, lequel empruntera le corridor menant à l’arène, lequel choisir pour agiter la cape, lequel pour se pomponner, se costumer, petit collant moule-bite, petit haut à strass, chapeau biscornu ? Ce matin, l’aube est grise et l’embarras du choix pèse. En choisir un serait le tuer à coup sûr, s’en débarrasser à jamais, l’enfouir encore plus profond en l’exhumant, en finir avec le vivace qu’il procure secrètement et qui ne tient presque à rien, comme une vieille molaire à un fil de chair pourrie. Choisir un tel sacrifice, mais il faudrait être Inca, et détester le soleil, se souvenir qu’on vient du fin fond de l’ombre, de tout l’effroi traversé mille fois avant d’être correctement aveuglé. Aveuglé une bonne fois pour toutes. Peut-on s’aveugler deux fois, peut-on s’aveugler mille fois ? Est-ce que la répétition de l’aveuglement n’est pas déjà un aveu d’échec ? Est-ce que la répétition de ce phénomène, celui de ne vouloir rien y voir jamais assez, peut se rapprocher de vouloir tout voir toujours ? Est-ce que le kif-kif bourricot a bien sa place ici ? Chaque taureau se bat pour sa vie, comme chaque roman, une vie autonome. Qu’on pense l’achever pour le spectacle crée des liens mystérieux entre l’assassin et sa victime supposée. Car ils sont seuls en pleine lumière, la foule grimace autour et bat des mains ; on jurerait entendre de vieux maîtres incitant au meurtre du haut de leurs estrades. « À poil le matador ! » crie un gosse au premier rang des gradins. Et c’est là que c’est drôle : le type habillé en danseuse s’exécute. Regardez donc, ouvrez grands les yeux : ce gros taureau tout noir, ébaubi, et ce mec à poil qui saute lestement par-dessus son col, comme dans une fresque du palais de Cnossos. Le danger et la merveille de lire, c’est que nous sommes tentés de devenir les héros plus ou moins heureux de ces histoires qu’un inconnu nous raconte. À la surface du miroir que fait surgir toute lecture, tant de reflets de nous-mêmes naissent et meurent de livre en livre. Danger de rester le front collé à la surface de ce miroir, merveille d’obtenir le laisser-passer pour le traverser. Lire est comme vivre, d’après l’expérience vécue des deux. Au tout début, une naïveté, une inconscience quasi totale, puis un éclair bref qui jaillit presque toujours sur le tard et qui éclaire nos propres ombres recroquevillées dans l’obscurité. Alors on voudrait rattraper un temps qu’on estime perdu, le temps de vivre ou le temps de lire, et on se rend compte qu’il est trop tard. Cette prise de conscience, bien que tragique en apparence, ne l’est que si l’on croit à de vieilles superstitions, que si la vieillesse est le reflet entr’aperçu sur le visage de nos aïeux, de nos parents et grands-parents, une image de la vieillesse telle un vieux cliché en noir et blanc. Mais la vieillesse, comme la jeunesse, n’est que différents états de la même chose, c’est-à-dire de l’être, nécessaires l’un comme l’autre à sa complétude. Et je crois aussi qu’on peut réinventer ce que nous plaçons dans ces mots, que chacun d’entre nous est bien libre de le faire. Par exemple, qu’un jeune est souvent vieux avant de l’être, et qu’un vieux peut avoir un regard pur de nouveau-né, parfois. Il suffit seulement d’ouvrir les yeux et de voir au-delà de ce que nous pensons voir, comme on nous aura appris à penser voir et non à voir. De tous les livres que j’ai lus, il m’est si difficile d’en isoler un seul puis de dire : je vais seulement parler de celui-là. C’est comme demander à un père de choisir un seul de ses enfants ; c’est le sacrifice demandé à Abraham, et auquel seuls les plus vaillants ou les plus fous, les plus pieux, obtempéreront. C’est demander un amour surhumain envers une chose surhumaine, qui flatte à mon goût bien trop le risque de l’orgueil. Avec le temps, je me suis mis à aimer tous les tableaux, tous les livres, comme tous les êtres qui surgissent sur ma route. Ça ne veut pas dire qu’à chaque fois je tombe dans l’effusion, la sensiblerie, non, sûrement pas. Je sais seulement ce qu’il en coûte d’écrire comme de vivre ; du moins, je suis parvenu à l’âge où les idées ne changent plus guère, ou changent moins vite, sur les choses. Les idées qui valent la peine d’être nommées ainsi, surtout. Les héros comme les anti-héros ne sont plus aujourd’hui matière à admiration comme autrefois. Je ne le regrette pas plus que ça ne m’enchante. C’est un fait. Seulement un fait. Derrière chaque protagoniste, il n’y a jamais un homme seul, mais toute une époque avec ses façons de penser voir, sa permissivité et sa censure, une société. C’est ce que l’on ignore quand on commence dans la vie, dans le costume de singleton, facile à endosser au début, lourd à conserver au fur et à mesure que l’on progresse, que ce n’est qu’un costume. Que la comédie humaine se joue sur le théâtre sociétal et que ses coulisses sont bourrées d’accessoires, a priori divers et variés en apparence, mais qu’au bout du compte tout pourrait se résumer à bien peu. Tout pourrait se résumer en un seul mot : « l’amour » et son grand mystère, dont j’ai espoir qu’à la fin, nu totalement, chacun puisse se réjouir d’aborder ses rivages puis partager la nouvelle sans la moindre ambiguïté. Elle vient d’une famille qui n’a rien à voir avec ma famille. Je veux dire que sa famille a du goût pour les belles choses, l’art, alors que nous, vu comme ça, sous cet aspect-là, nous serions plutôt du genre décati, néandertalien. Je crois que le désir de lire l’auteur dont elle me parle vient surtout de ce complexe familial. D’ailleurs, elle dit « les ignorants » quand elle détecte qu’on ne s’intéresse ni à l’art ni à la littérature, à rien d’autre que de tenter de joindre les deux bouts, en fait. La façon dont elle m’avait parlé de ce petit livre d’une centaine de pages m’avait donné l’envie, de même que la façon qu’elle a de pincer les lèvres d’une certaine manière m’avait donné envie de l’embrasser. Dans le fond, je me demande si ce pincement de lèvre très particulier, elle ne l’avait pas chipé à un bouquin d’Elsa Morante. Cette histoire de sourire codifié dans « Oublier Palerme ». Mais le livre en question n’était pas d’Elsa Morante, pas plus que de Doris Lessing. Elle m’avait aussi pas mal tarabusté avec son Carnet d’or, mais vu le volume de la chose j’avais reculé en arrière de dix mètres aussitôt. Que les choses soient bien claires. Il vaut mieux supprimer les fausses pistes tout de suite. Il y avait ça, je crois, en tout premier : une sorte de complexe d’infériorité culturel énorme, et en même temps une histoire d’immigration parallèle. Elle, sa famille venait du Sud, le berceau de la civilisation, encore que la Sicile fût, durant une grande période, une terre envahie par à peu près tout le monde ; et la mienne de famille, provenant du Nord, de chez les barbares, vêtus de peaux de bêtes, encore que l’Estonie ait beaucoup de points communs avec la Sicile, question envahisseurs. D’une certaine façon, elle m’accultura exactement comme ces pays envahis, parfois, peuvent le faire. Par petites touches, elle m’aida à m’extirper de ma nuit arctique. Après la lecture de ce livre, je ne fus plus tout à fait le même. J’avais compris l’essence du désir, la présence d’un tiers nécessaire, surtout pour l’aiguiser au paroxysme, ainsi que la jalousie qui soudain en découle, et une belle envie de meurtre. Mais je ne saurais pas expliquer mon engouement pour les îles qui, en douce, sans tapage, mais tellement profondément, s’installe en moi à partir de la lecture de ces cent pages où il ne se passe presque rien, au demeurant. À croire que le vide apparent du bouquin m’aura servi à le remplir de quelque chose m’appartenant, sans même que je n’en prenne conscience à cette époque.|couper{180}