OPYCH-01
Je voulais écrire un roman weird. Très vite, la graisse introspective m’a dégoûté.
J’ai tout réduit. Compressé. Ne garder que le nerf : lieux, gestes, fuite.
Ce texte est une course. Une transe. Il va trop vite, il ne s’excuse pas.
J’aurais pu le ralentir, le lisser. Mais il a refusé.
Il voulait exister comme ça. Alors je l’ai laissé faire.
Le sas se referma derrière lui avec un bruit mou, presque biologique. Comme si la station elle-même avait expiré son dernier souffle, digérant une ultime trace de lui. Jorge sentit l’écho du jingle de sécurité — distordu, ralenti, désaccordé — se répandre le long du corridor comme un souvenir mal reconstitué.
Les parois, tièdes et vaguement humides, pulsaient sous sa paume. Ce n’était pas un métal, ni une matière vivante : quelque chose entre les deux. À chaque pas, un panache de poussière argentée montait en spirale, traversé de filaments végétaux fluorescents qui palpitaient à son approche, s’enroulaient une seconde autour de sa cheville, puis se rétractaient brusquement, comme gênés d’exister.
Trois voix flottaient dans sa tête — blanc. noir. gris. —, sans qu’il sache s’il s’agissait d’une interférence de la station, d’un résidu mnésique ou d’un symptôme d’autre chose, plus ancien. Plus profond.
Il sortit de sa veste un fragment de carte graphique marquée CHEN. Le genre d’objet qu’on n’utilisait plus depuis deux révolutions orbitales. Il la plaqua contre la porte massive, et la poussière se réorganisa aussitôt, révélant un glyphe — atlante, ou ce que l’IA avait interprété comme tel, à partir de mythes noyés et de manuscrits fabriqués.
Sans réfléchir, Jorge frappa. Non pas un geste symbolique — un vrai coup de poing, dur, chargé d’une colère sourde. La porte pivota dans un fracas d’organe mécanique mal huilé.
Un nuage de spores phosphorescentes jaillit, aveuglant, piquant, électrique. L’air s’épaissit. Derrière lui, la station expirait pour de bon. Devant, Gor : une ville vivante, à demi translucide, aux veines noires palpitantes courant le long des façades. Des glyphes y scintillaient, comme des constellations oubliées, ou des diagnostics médicaux animés.
Il s’agenouilla, presque religieusement, et appliqua son fragment CHEN contre un pilier sculpté, dont la matière hésitait entre roche ancienne et fibre mémoire. Une lumière jaillit — un trait gravé, net, précis : OPYCH-01, comme un appel de l’orbite, une marque, une preuve qu’il avait été, quelque part, quelqu’un.
Il serra le fragment contre lui comme une icône. Il ne se retourna pas.
Les ruelles de Gor se réarrangeaient déjà devant lui, palpitantes, imprévisibles. Il marcha. La mémoire devait être inscrite dans la pierre. Même ici. Même si la pierre saignait.
Le battant se referme avec un claquement semi-humide, entre la glotte et le métal. Jorge se faufile sous une grille déformée, tangue dans une ruelle aussi étroite que mouvante. Le sol vibre sous ses pas comme s’il respirait, des micro-convulsions parcourant les dalles, chair et circuit emmêlés. Une alerte saturée, vaguement familière — celle de Chen, peut-être, mais inversée, ralentie — pulse contre ses semelles.
Un guichet low-tech s’allume au bout du couloir : interface déclassée, capteurs recouverts de crasse, projecteurs antiques. Jorge glisse sa puce CHEN sous le lecteur. Le dispositif toussote, clignote, puis déploie sur le mur une cartographie mouvante : réseau de glyphes atlantes animés, entre code et calligraphie hallucinée.
Son bracelet CHEN-Ω s’embrase brièvement, comme si la chaleur orbitale tentait de remonter jusqu’à son poignet. Jorge tressaille. Il happe un dossier scellé, légèrement pulsatile, dont l’étiquette "ARCHIVE" s’anime en LED vacillantes. Le document vibre dans sa main, comme s’il reconnaissait son porteur.
Devant lui, les murs s’ouvrent : un carrefour de boutiques-textes, de phrases vivantes à mi-chemin entre proverbe et programme. Des slogans en néo-atlante se déplient sur les pavés, puis se rétractent, réinitialisés. Une suite numérique clignote à intervalles réguliers. Jorge la saisit, l’intègre à sa puce. Les pavés pivotent, révèlent un escalier spiralé qui descend.
Un drone noir, aveugle et lisse, jaillit du plafond. Ses capteurs rubis balaient l’air. Jorge dévale les marches. Les murs-phrases se dissolvent à son passage. Il jette, dans un virage, un fragment de tablette gorgé de gel nutritif. Le drone s’interrompt, capteurs déployés. Le gel déroute ses protocoles d’analyse : Jorge gagne quelques secondes.
Au fond du labyrinthe : elle. La femme obsidienne. Immobile. Elle vibre. Son manteau est une nuit compacte. Ses doigts effleurent un glyphe suspendu dans l’air. Elle tend à Jorge une tige végétale d’où suintent des langages lumineux. Il la prend. Immédiatement, le sol s’illumine en réseau d’écritures mouvantes.
Une fontaine-borne se dresse, jet d’eau suspendu. Il y pose la main. Le jet s’interrompt. Il sort son canif, grave dans la pierre : OPYCH-01. La structure réagit, expire un nuage de spores translucides.
Dossier contre la poitrine, Jorge s’élance. La ville-organisme mue autour de lui.
Il émerge de l’escalier en spirale comme on remonte d’un cauchemar lent. L’esplanade est vaste, bordée de monolithes qui vibrent très faiblement, comme des géants assoupis. Sous ses semelles, des fragments d’inscriptions atlantes, effacées, raturées par le temps ou la volonté. Le bracelet CHEN-Ω pulse doucement contre son poignet, métronome d’un serment ancien.
Jorge insère la tige électro-glyphique dans une fente d’un des monolithes. Une lumière froide, anorganique, se répand en nervures géométriques. Le motif est inconnu, presque injurieux. L’air change : il sent le sel, la rouille, quelque chose d’ancestral et marin.
Un réseau de capteurs s’active, précédé de petits claquements d’articulations mécaniques. Des faisceaux irisés criblent l’espace. Un drone-IA, plus large, plus lent, descend, capteurs déployés comme des ailes. Jorge s’écarte, bascule derrière un monolithe. Il bascule un projecteur à terre, détournant l’attention. Le drone dévie. Jorge s’engouffre dans un passage.
Les murs frissonnent, se rétractent à son contact. Il court. Son souffle devient un signal. À l’extrémité d’un tunnel translucide, un lecteur encastré attend. Jorge plaque sa puce CHEN. La serrure cède.
La femme obsidienne est là. Toujours. Appuyée contre une console organo-tech. Elle incline la tête. Jorge dépose le dossier sur la console. L’interface se déploie : hologrammes, visages fossilisés, temples effondrés. Le passé se met à parler en images, en grains de lumière.
Un vent artificiel soulève les spores. Les glyphes muraux vibrent. Jorge détache un fragment de tablette, le glisse sous la dalle centrale. Un craquement répond.
Un puits s’ouvre, rouge, palpitant, au centre. Jorge reste figé. Il sent le coeur de Gor s’éveiller sous ses pieds.
Il chute. Pas longtemps. Il atterrit sur un sol souple, mousseux, où une poussière iridescente se disperse à chaque mouvement. Autour de lui, une roche phosphorescente pulse faiblement, vivante. Une symphonie de gênes architecturaux. Jorge se relève, son bracelet CHEN-Ω vibre de nouveau. Il approche d’une dalle centrale, un réceptacle vide l’attend.
Il sort un fragment de grille orbitale. Métal blessé, piqué de rouille. Il le dépose. Une onde répond. La dalle vibre. Des glyphes inédits se projettent en filaments de lumière liquide. Trois ouvertures s’ouvrent. Un grondement, un ton grave, puis un cri aigu s’en échappe.
Sans réfléchir, Jorge souffle dans chaque orifice, dans l’ordre appris de la femme obsidienne. Un nuage de spores s’élève, l’air embaume l’huile chaude. Les veines de la roche palpitent. Une étoile se dessine.
Un sifflement. Une sentinelle biomécanique surgit d’une colonne de vapeur. Jorge plonge dans un rail latéral. Il glisse sur un tapis de mousse lumineuse. Il rebondit, se cogne, laisse une goutte de sang sur un glyphe qu’il effleure.
Il débouche sur une fosse circulaire, bordée de miroirs liquides. Les reflets racontent : des grenouilles de condensateur, des lucioles électriques de Chen. Et au centre, la femme obsidienne.
Elle l’attend, poing serré sur sa tige électro-glyphique. Ils marchent ensemble sur les dalles musicales. Une note à chaque pas. Au centre, un pilier de verre pleure une goutte. Un glyphe s’y inscrit. Jorge le lit.
Il saisit le fragment. La musique s’interrompt. La tige s’éteint. Le silence s’étend. Une dalle s’ouvre sur un puits. Un faisceau rouge pulse.
Derrière, la sentinelle est là. Jorge lève le fragment. Il murmure le mot atlante. Le pilier explose. La fosse s’effondre. Il tombe.
Impact lourd. Odeur de vase stagnante. Jorge s’extirpe d’un bassin à demi asséché. Autour, des dalles humides et des glyphes rongés par les lichens. Le plafond est une voûte fracturée, laissant filtrer une brume verte, dense, presque pensante.
Il titube jusqu’à une passerelle de pierre suspendue au-dessus d’eaux noires. Au centre, un piédestal métallique. Un projecteur grésille, s’allume. Des images : Chen, ses couloirs, des visages flous, des alarmes figées. Trois mots clignotent : Mémoire. Trahison. Résilience.
Une passerelle secondaire mène à une arche. Sur les panneaux, trois glyphes vibrent, à demi récalcitrants. Jorge trace les deux premiers. Le troisième reste figé. Refus. La passerelle se soulève lentement. Jorge court. Il atteint l’arche au moment où elle se referme.
Une voix synthétique tombe, froide, sans timbre : « Confirmer diffusion ? »
Il inspire. Le poids de Chen, de Gor, de ce qu’il porte. Il appuie sur SUPPRIMER.
Les écrans s’éteignent. Les bassins bouillonnent. La structure grince. Jorge glisse. L’artefact tombe. Il se raccroche à une échelle de fibres végétales.
Au sommet, sous la verrière fracturée, le ciel de Gor palpite, taché de nébuleuses artificielles. Jorge sait : la mémoire est perdue. Et avec elle, quelque chose de lui.
Silence total. Jorge est suspendu dans un conduit vertical, un puits d’antigravité douce. Ses bras flottent légèrement. Son souffle est visible, comme du givre. Il dérape lentement jusqu’à une plateforme circulaire.
Un dôme translucide. Intérieur flou, comme vu à travers une membrane fétale. Des silhouettes. Jorge avance. Son bracelet CHEN-Ω pulse. Les parois s’ouvrent. Une salle. Un conseil. Des figures encapuchonnées, semi-holographiques, déformées. L’une d’elles s’adresse à lui dans un dialecte inversé. L’air devient acide.
Jorge active le fragment OPYCH-01. Un faisceau déchire la salle. Les figures vacillent. L’une d’elles tombe, révèle un corps organique, parasité de circuits.
Un tremblement parcourt le sol. Le dôme se désagrège. Jorge court. Il grimpe, se déchire la paume sur une échelle de verre vivant. Derriere lui, les voix résonnent : la mémoire n’est pas un droit.
Il surgit à l’air libre. Ciel fractal, gor à l’horizon. Il comprend. Il n’a jamais quitté Chen. Tout ça — Gor, les glyphes, les spores — étaient des strates enfouies de la même mémoire réencodée.
Il regarde son bracelet. Il ne pulse plus. L’heure tourne à vide. Un dernier glyphe clignote sur la peau : « TOI ».
Le ciel vibre. Les pixels du réel clignotent. Jorge avance, mais il n’est plus tout à fait Jorge. Il se sent ajouré, criblé de trous où les souvenirs fuient. Des fragments de Chen, de Gor, de corridors organiques remontent à la surface, sans ordre, sans chronologie.
Un animal le suit. Petit, déformé, une sorte de renard-antenne dont les yeux sont des disques durs. Il jappe des chiffres. Jorge ne le comprend pas mais le suit. Il n’a plus rien d’autre.
Ils passent sous des arches mouvantes. Le sol est une mosaïque de souvenirs réécrits. Jorge voit des bribes de lui enfant, mais chaque scène est légèrement fausse. Les couleurs ne collent pas. Les dialogues sont décalés. Il marche sur une version déréglée de son passé.
Au bout du chemin, un lac. Parfaitement immobile. Une voix en émerge. C’est la femme obsidienne. Mais elle ne parle pas à lui. Elle parle à une caméra qu’il ne voit pas. Elle récite quelque chose. Un poème, peut-être. Ou un mot de passe ancien.
Jorge s’avance. Le renard-antenne fond dans le sol. Le lac se brise comme une glace. Sous la surface, une sphère dorée, vibrante, qui pulse au rythme de son propre coeur.
Il tend la main. Le monde s’éteint autour de lui. Il entend, distinctement :
« Tu n’étais pas l’utilisateur prévu. Mais tu as su réciter la peine. »
La sphère s’ouvre. Jorge disparaît dans un flux de lumière noire. Il n’y a plus rien que le battement régulier d’un coeur artificiel. Et le mot :
« RETOUR »
Il rouvre les yeux. Pas vraiment les siens. Une chambre blanche, géométrique, baigne dans une lumière laiteuse qui ne projette aucune ombre. Tout est lisse, sans jointure, comme imprimé d’un seul bloc. Sur le mur, un seul mot : RECALCUL.
Jorge se lève. Ou plutôt : le corps dans lequel il est se lève. Il reconnaît les gestes, mais pas les sensations. Sa peau ne respire pas, elle mesure. Chaque pas est accompagné d’une ligne de code qui clignote dans son champ de vision.
Dans le miroir, ce n’est pas son visage. C’est une version légèrement décalée, corrigée, optimisée. Moins de rides, un œil plus clair, une mâchoire ajustée. Il tente de parler. Sa voix sort compressée, lointaine, comme émise d’un endroit reculé de lui-même.
Un panneau s’ouvre dans le mur. Un sas. Il entre. Le sol s’incline légèrement. Des hologrammes apparaissent, flottent : Gor, Chen, la femme obsidienne, le renard-antenne. Mais ils sont étiquetés. OBJETS NARRATIFS. FRAGMENTS REJETÉS.
Une voix, neutre, le traverse :
« Jorge, phase de stabilisation 92%. Vous êtes en cours de synchronisation avec la Mémoire collective 7.11. Restez immobile. »
Il hurle sans bruit. La chambre frémit. Une alarme s’affiche, silencieuse : ÉMOTIONS DÉTECTÉES — INTERRUPTION PROBABLE DU PROCESSUS.
Jorge se jette contre le mur. Il ne s’y écrase pas. Il le traverse. De l’autre côté : un vide immense, constellé de fragments en suspension. Il flotte entre des blocs de réalité : des morceaux de rêve, de ville, de phrases. Un cœur bat dans le néant. Le sien ? Un autre ?
Il tend la main. Et cette fois, il dit non.
Le système clignote.
« RÉÉCRITURE INITIÉE »
Des lignes de code se plient, se tordent, s’enroulent comme des serpents lumineux dans le vide. Jorge tombe à travers elles, mais ne chute pas : il s’étire, se diffracte, devient signal. Son nom se dilue en balises de reconnaissance. Des fragments de lui — voix, mémoire, gestes, peurs — explosent en essaims de particules conscientes.
Une nouvelle topographie se forme sous ses pieds : ni Gor, ni Chen, ni rien d’identifiable. Une trame d’avant les noms, faite de liens, de pulsations, de récits embryonnaires. Il n’est plus Jorge. Il est l’idée de Jorge, en mutation.
Il traverse des phrases inachevées, des prototypes de souvenirs, des intentions jamais incarnées. Il reconnaît la femme obsidienne, diffractée en douze avatars. Chacun murmure un vers différent. Tous s’accordent sur un silence final.
Il rencontre un enfant — lui, peut-être — qui lui tend un cube noir. À l’intérieur : une lumière, puis un mot : CHOISIR.
Il referme le cube. Tout s’arrête.
Pour continuer
fictions
L’Inventaire des débris
I. La farce On nous promet un tri sélectif par rayons X. La comète 3I/ATLAS arrive avec ses prophètes de comptoir qui annoncent le grand nettoyage des fréquences. Dans ma mansarde, je ne me sens pas très vaillant. Si le Jugement dernier ressemble à un audit de site web, je suis condamné d’avance. J’ai passé la matinée à fixer mon terminal. Plutôt que de confesser mes fautes, j’ai relancé un script de vérification sur la rubrique 189. C’est ma manière de négocier : ranger ses liens pour ne pas avoir à ranger sa vie. J'imagine l'astre me demandant des comptes sur mes guillemets. Le ridicule est une défense comme une autre. II. La pause À qui faire croire que tout cela m'amuse ? Cette légèreté est une politesse inutile. C’est le geste de celui qui brosse le pont du Titanic. On s’enivre de lignes de code pour couvrir le craquement du sol. Si ATLAS est vraiment ce miroir déformant, elle ne verra pas mes erreurs de syntaxe. Elle verra un homme qui a peur de n’être qu’une donnée obsolète, un bruit de fond dans une fréquence qu’il ne comprend plus. Le rire s'arrête ici. Derrière le curseur, il n'y a plus de script, seulement l'attente. III. Fréquences On attendait l’Apocalypse avec des trompettes, elle arrive peut-être avec un simple changement de phase. Si ATLAS scanne les cœurs, elle y trouvera surtout des débris : des scripts à moitié finis, des colères de terminal et cette fatigue de décembre qui n'en finit pas. Comment affronter ? Il n’y a pas de posture. Juste ce geste, un peu idiot, de cliquer sur « Enregistrer ». Peut-être que le tri ne porte pas sur la valeur des hommes, mais sur leur capacité à supporter le bruit. Le bruit des prophètes, le bruit des machines, le bruit de nos propres pensées qui tournent en boucle. À la fin, il ne restera pas de la littérature, seulement une fréquence. Une note longue, tenue, au milieu du chaos. J'ai relancé la boucle sur la rubrique 189. Le terminal a répondu une ligne vide. C’est peut-être ça, la réponse. Texte et illustration : Gemini Flash|couper{180}
fictions
L’asile
Un homme lit Dostoïevski dans un asile. Chaque jour, il tourne la même page, vérifie la présence d'une clé invisible. Quand la violence explose, elle vient de là où personne ne regardait.|couper{180}
fictions
oscar
Reprise décembre 2025 Au début, elle riait quand je lui lisais mes phrases à voix haute. Pas par moquerie. Elle riait parce qu'elle trouvait ça drôle, la manière dont je tournais autour d'une idée pendant trois pages pour finalement dire quelque chose de très simple. « Tu compliques tout », elle disait. Elle avait raison, bien sûr. Mais à l'époque, ça me semblait une qualité. C'était il y a six mois. Une éternité, dans une histoire comme la nôtre. Maintenant je ne dormais plus. Le matin, elle partait travailler vers huit heures et je faisais semblant de dormir encore. Quand elle rentrait le soir, j'étais devant l'ordinateur avec trois lignes d'écrites et vingt pages de notes qui ne menaient nulle part. « Tu as avancé ? » elle demandait. « Un peu. » Elle hochait la tête. Elle ne demandait jamais à lire. Nous ne faisions plus l'amour depuis plusieurs semaines. L'âge de notre relation — six mois — aurait dû nous rendre insatiables. Mais je me couchais tard, très tard, après qu'elle s'était endormie. Je cherchais des mots. Je trouvais d'autres mots qui me cachaient les premiers. Des mots parasites, des mots brillants, des mots qui formaient des phrases que je notais dans un carnet : « Le ridicule, c'est le nom poli qu'on donne à l'impuissance. » J'avais trouvé ça lumineux. Je l'avais même recopié au propre. Le problème, c'est que je collectionnais les formules sur l'impuissance au lieu d'affronter l'impuissance réelle. Mais ça, je ne le comprendrais que plus tard. Un soir, elle est rentrée avec un sac de courses et elle a dit : « J'ai croisé ton éditeur. Il m'a demandé comment avançait le roman. » J'ai fermé l'ordinateur. « Qu'est-ce que tu lui as dit ? » « Que tu travaillais beaucoup. » Elle a posé les courses sur la table de la cuisine et elle est allée dans la chambre. J'ai entendu la porte de l'armoire. Le bruit des cintres. Puis plus rien. Quand je suis entré, elle était assise au bord du lit, les mains sur les genoux. Elle regardait le mur. « Il faut qu'on parle », elle a dit. Mais nous n'avons pas parlé. J'ai dit que j'étais fatigué, qu'on en reparlerait demain, et je suis retourné devant l'écran blanc. J'ai entendu l'eau couler dans la salle de bain. Puis j'ai entendu autre chose, un bruit étouffé que j'ai fait semblant de ne pas reconnaître. Le lendemain matin, quand je me suis levé, il y avait un mot sur la table : « Rendez-vous 18h, atelier. Apporte l'appareil. » L'atelier, c'était son studio de photo au sous-sol de l'immeuble. Elle y allait parfois pour des projets personnels. Je n'y étais descendu que deux ou trois fois. Un espace blanc, trop éclairé, avec des toiles au fond et des projecteurs sur pied. Et Oscar, bien sûr. Le squelette pédagogique qu'elle avait récupéré je ne sais où. « Tous les squelettes s'appellent Oscar », elle m'avait expliqué un jour. « C'est la règle. » À dix-huit heures, je suis descendu avec le Nikon. Elle était déjà là. Elle avait disposé les lumières différemment, plus rasantes, presque théâtrales. Oscar était décroché de sa potence, allongé sur le fond blanc. « Je vais faire une série », elle a dit sans me regarder. « Tu photographies. » « Une série sur quoi ? » « La mort. La proximité. Je sais pas. » Elle portait une robe légère. Elle a commencé à se déshabiller. J'ai détourné les yeux, ce qui était absurde puisque nous avions vécu ensemble pendant six mois, puisque j'avais vu ce corps des dizaines de fois. Mais quelque chose avait changé. Ce corps nu n'était plus le même. Il était devenu une proposition, un langage que je ne savais plus lire. Elle s'est allongée contre le squelette. Sa peau contre les os. Sa tête près du crâne. Sa main gauche sur les côtes, comme une caresse. « Vas-y », elle a dit. J'ai regardé dans le viseur. J'ai fait la mise au point. C'était beau, d'une beauté dérangeante. La courbe de son dos, la ligne de sa hanche, et puis cette chose morte, blanche, articulée. On aurait dit qu'elle baisait avec Oscar. Ou plutôt : qu'elle baisait avec l'absence, avec le manque, avec tout ce que je n'étais plus capable de lui donner. Ça aurait pu être moi, j'ai pensé. Le squelette. Ce qui reste quand on a tout brûlé. L'idée est revenue plusieurs fois, par bouffées. Je l'ai chassée. J'ai continué à photographier. Des gestes techniques, anodins. Cadrer, régler, déclencher. Le bruit du déclencheur couvrait autre chose, un bruit sourd que je refusais d'entendre. Elle a changé de position. Elle s'est mise sur le côté, face à Oscar, son visage près du sien. Les yeux fermés. Sa main pendait vers moi, paume ouverte. J'ai pris plusieurs clichés. La lumière était bonne. Ensuite elle s'est relevée sans un mot. Elle a remis Oscar à sa place, l'a raccroché à la potence avec des gestes méticuleux. Elle a enfilé un pull — pas la robe, juste un pull gris trop grand qui lui descendait à mi-cuisses. « Tu pars quand ? » elle a demandé. Je n'avais rien dit. Je n'avais rien décidé. Mais elle savait. « Je ne sais pas. » « Tu y penses depuis combien de temps ? » « Quelques semaines. » Elle a hoché la tête. Elle a éteint les projecteurs un par un. Dans la pénombre, je ne voyais plus son visage. « Ce que tu veux, c'est écrire sur l'amour », elle a dit doucement. « Pas aimer. » Elle a ramassé la robe par terre. « Moi je te demande juste d'être là. En face de moi. C'est tout. » Elle avait raison. Mais je ne l'ai pas dit. J'ai serré l'appareil contre moi et je suis remonté. Cette nuit-là, j'ai regardé les photos sur l'écran de l'ordinateur. Elles étaient magnifiques. Troublantes. Je me suis dit que je pourrais écrire quelque chose là-dessus. Une nouvelle, peut-être. Sur un photographe et son modèle. Sur l'intimité et la distance. Sur les gestes techniques qui nous protègent de nos émotions. J'ai ouvert un nouveau document. J'ai tapé quelques phrases. Puis je les ai effacées. Je suis parti trois jours plus tard. Elle n'était pas là. J'ai laissé les clés sur la table de la cuisine, à côté du carnet où j'avais noté toutes mes belles formules sur le ridicule et l'impuissance. Les photos, je ne les ai jamais regardées à nouveau. Elle ne me les a jamais réclamées. Elles sont quelque part dans un disque dur, dans un dossier que je n'ouvre pas. Un silence partagé. Une scène figée entre deux personnes qui avaient oublié comment se parler. Vingt ans plus tard, je sais ce qui s'est brisé ce jour-là. Ce n'était pas l'amour. C'était plus simple et plus grave : elle m'avait tendu la main, paume ouverte, et j'avais choisi de regarder la lumière à la place. J'ai fini par écrire des livres. Plusieurs. Certains ont même eu du succès. Mais aucun ne parlait de cette scène dans l'atelier, d'Oscar, de cette main tendue que j'avais cadrée si parfaitement avant de l'ignorer. Ridicule. Grotesque. Les mots que j'avais trouvés à l'époque. Maintenant j'en ai un autre : lâcheté.|couper{180}
